Nous, lecteurs assidus de bande dessinée, avons souvent un rapport à nos lectures qui remontent à l’enfance. D’abord parce que la bande dessinée fait partie des lectures enfantines traditionnelles sans être liée à l’école et à l’apprentissage scolaire de la lecture, ce qui lui donne une saveur bien différente. Ensuite parce que, contrairement au cinéma ou à la littérature, les œuvres de bande dessinée lues pendant l’enfance sont souvent celles qui ont influencé des auteurs de bande dessinée adulte, sans compter le fait que des albums d’Astérix ou de Gaston se relisent volontiers (alors que j’ai quelque doute sur la qualité de revisionnage de Casper le gentil fantôme !). Une familiarité se crée, avec l’impression d’être dans un même univers de lecture, et le passage de la bande dessinée pour enfants à la bande dessinée pour adultes est sans doute un choc moins grand que le passage du Roi Lion à Reservoir Dogs. En cela, les lectures d’enfance sont sans doute fondatrices de la façon dont on continue, après l’enfance, à lire et apprécier la bande dessinée… On avance un peu dans le temps avec ma découverte précoce de bandes dessinées d’adolescents et d’adultes.
Épisode précédent : au pays de Walt Disney
Potacheries gotlibiennes
Parmi les bandes dessinées de la bibliothèque familiale, celles qui se trouvaient là avant que je ne me lance moi-même dans d’incroyables collections de séries ou de revues, il y avait une catégorie que je n’ai pas encore évoquée et qui a joué un grand rôle dans l’évolution de mes lectures de l’enfance à l’adolescence. Certains albums (toujours des albums!) différaient beaucoup des séries que j’avais l’habitude de lire et leur spécificité même me faisait sentir qu’ils appartenaient à une toute autre dimension que les classiques franco-belges et que les amusements disneyens : il s’agissait des deux tomes des Dingodossiers dans leur réédition des années 1980.
J’ignorais alors précisément qui était Gotlib et qui était René Goscinny et, pour ce dernier, je crois pouvoir dire que ce n’est que tardivement dans mon enfance que j’ai fait le lien avec Astérix, Lucky Luke, ou même Le Petit Nicolas que je lisais volontiers. Incontestablement, Les Dingodossiers étaient à part : pas de héros récurrents, des histoires courtes de deux pages, pas d’aventures extraordinaires mais des allusions au quotidien ébauchée sur un ton comique mais aussi presque documentaire, du noir et blanc parfois réhaussé de rouge, et ces couvertures dessinant en trompe l’oeil les rabats d’un grand dossier vert qui leur donnait (trompe-l’oeil également) un air presque sérieux… En plus, il n’y avait que deux tomes, ce qui me paraissait grandement incongru et empêchait toute tentation à la collection. D’accord, Les Dingodossiers étaient à part, et je crois me souvenir que je mis du temps à réellement les apprivoiser.
Une fois l’appréhension passée, ces deux albums prirent rapidement place parmi mes lectures préférées. Je me familiarisais avec leurs codes : j’apprenais à reconnaître l’élève Chaprot et son ami Raffray, les figures familières et régulières qu’étaient Tarzan ou Prince Valiant, et je m’amusais de ce curieux procédés qui consistait à faire intervenir le dessinateur et la rédaction du journal dans l’histoire. Bien sûr, un certain nombre de références me manquaient : je ne savais pas ce que contenait vraiment Pilote dont le slogan (Mâtin ! Quel journal!) ne faisait aucun sens pour moi, je n’avais ni lu ni vu la plupart des films ou bandes dessinées dont il était question et mon quotidien scolaire était bien différent de celui de l’élève Chaprot, qui était plus celui de mes parents. Et pourtant, la magie opérait. Les gags sur les vacances, sur le doublage, sur les animaux et le bricolage me parlait et me faisait hurler de rire. L’ambiance potache devait y être pour quelque chose, et les cours de récré n’avaient sans doute pas tant évolué en trente ans. L’avantage était que, avec l’âge, je lisais dans Les Dingodossiers de nouvelles allusions et pénétrait un peu plus les subtilités de la série.
Je me dis toujours que les lecteurs de Pilote, en 1965, n’ont pas non plus dû bien comprendre où voulaient en venir Goscinny et Gotlib avec leurs Dingodossiers. L’objet était si différent de tout ce qui paraissait alors… Surmonter cette différence était déjà, pour eux comme pour moi, un pas de plus vers le monde adulte.
Le bureau avunculaire
Mais après tout, Les Dingodossiers était bien une série pour enfants, avec ses allusions scolaires et la retenue dont faisait preuve Gotlib. Les choses se compliquèrent le jour où je voulus en savoir plus sur le bonhomme… Et pour vous en parler, il me faut faire un détour hors de la maison familiale, dans le bureau de mon oncle.
Mon oncle, chez qui nous nous rendions quatre ou cinq fois l’an, avait dans sa maison un bureau au dernier étage, sous les toits, qui avait un côté douillet et vieillot. Des étagères de bibliothèques jusqu’au plafond, des canapés en toile grossière, des instruments de musique dont un très beau violoncelle, un vasistas qui donnait sur la campagne environnante, et une odeur de poussière et de tabac à pipe. J’aimais bien, quand j’en avais l’occasion, me faufiler à l’étage et y rester quelques instants, cachés de tous et tranquille. Ce qui me plaisait était les livres, mais, contrairement aux livres de chez mes parents, ceux de mon oncle m’impressionnaient. Il y avait des gros tomes encyclopédiques, des rangées de livres de poche d’ouvrages historiques, des romans dont les noms ne me disaient rien et, à l’étage du bas, quelques bandes dessinées. Il m’arrivait de venir en récupérer avant d’aller me coucher. Certes, mes cousins avaient eux aussi dans leur chambre quelques albums mais, déjà, beaucoup moins que moi, et ma boulimie d’images réclama vite d’autres sources d’approvisionnement. Or, les bandes dessinées du bureau de mon oncle étaient pour l’essentiel des bandes dessinées « d’adultes ». Qu’on se comprenne : je ne parle bien sûr pas ici de production érotique mais simplement, dans mon esprit d’enfant, toutes ces séries qui ne me disaient rien et dont les héros étaient des adultes, avec des tas de problèmes contemporains, je les rangeais d’office dans une catégorie de lecture qui ne m’était pas destinée. En réalité, je ne les aimais pas trop et je les approchais avec méfiance, mais en même temps ils me fascinaient. Je me souviens très bien, par exemple, de cet album d’une aventure de Bernard Lermite de Martin Veyron, L’éternel féminin dure, dont je trouvais le dessin pataud, illisible, et dont je ne comprenais pas la moitié des allusions, avec ces filles à moitié nues entre les pages qui, sous le trait ironique de Veyron, me dérangeaient par leur laideur. À cause de cet album, je n’ai jamais vraiment aimé cet auteur… Mais ce n’est pas de lui dont je veux parler.
Parmi ces albums d’adultes il y en avait un dont il me semblait reconnaître le trait, qui était le même que celui des Dingodossiers. J’espérais une suite de ma série aimée mais si rare et c’est ainsi que je découvris Les Trucs-en-vrac.
Dans mon souvenir, peut-être déformé, je m’y pris à plusieurs fois pour lire l’album en entier. Il n’y avait plus guère d’allusions potaches mais un contenu plus débridée, moins normalisé, et un dessin libéré mais qui, à mes yeux, ne convenait pas. Ce dont je me souviens, c’est que je mis du temps à admettre qu’il s’agissait du même auteur. Surtout, il y avait des pages étranges, pleines de références obscènes et de personnages déformés aux paroles absurdes qui me mettaient mal à l’aise. À la fin des années 1960, dans sa Rubrique-à-brac, Gotlib commençait à se lâcher en profitant de la liberté que lui accordait Goscinny. Ce n’était pas Fluide Glacial mais il y avait ici ou là des passages salés et du nonsense, et je pense là encore aux jeunes lecteurs de Pilote qui, à cette époque, devaient sentir eux aussi leurs limites éprouvées par le délire gotlibien. Le Trucs-en-vrac reprenait des pages de Gotlib non-publiées dans les recueils des Rubrique-à-brac. S’il n’y avait pas eu Les Dingodossiers pour servir de lien sans doute aurais-je refermé Trucs-en-vrac avec le même sentiment d’effroi que Bernard Lermite. Et pourtant, je lus l’album.
Cette lecture dut me fasciner car plusieurs années après, à la fin de mon adolescence, j’achetais pour moi un ou deux tomes de La Rubrique-à-brac pour raviver quelques souvenirs. En les relisant, je me demandais encore ce qui m’avait tant perturbé…
Être ou ne pas être adulte
Le choc peut-être vient de ce que je lisais pour la première fois un album qui ne m’était pas réellement destiné, même si Trucs-en-vrac s’adressait à des adolescents, le décalage était suffisant, et il n’y avait pas réellement de bandes dessinées pour adultes chez mes parents.
Quoique.
Dans les étagères du haut se trouvait quatre albums que je mis du temps avant d’ouvrir, comme si je sentais instinctivement qu’ils ne m’étaient pas adressés. Il s’agissait d’albums de Carlos Gimenez édités chez Fluide Glacial, Paracuellos 1 et 2, sa suite directe Barrio et Les Professionnels. Outre le côté exotique de l’histoire qui se passait en Espagne, la lecture, quand elle advint, me fit le même effet que La Rubrique-à-brac. Mais en un sens ces albums étaient presque plus pervers, et en cela révélateur des façons détournées dont certains auteurs évoquaient des sujets adultes sous le déguisement de l’enfance. Les héros de Paracuellos était des enfants de mon âge. Certes, ils étaient dans un internat catholique rigoriste, certes ils vivaient en Espagne sous la dictature franquiste, mais tous ces détails circonstanciels s’effaçaient et l’identification jouait à plein. C’était des enfants, avec des préoccupations d’enfants, et eux aussi lisaient des bandes dessinées.
Me forcer à lire Paracuellos, avec ses scènes de sévices corporels cruels, ses allusions masquées à la dictature et à la politique, ses passages d’effleurement coupables de la sexualité par des yeux d’enfants, son désespoir latent mais régulièrement contrebalancé par l’innocence des héros fut certainement une excellente école pour découvrir que la bande dessinée pouvait évoquer des thèmes beaucoup plus adultes. Certainement, je ne sortais pas indemne de cette lecture.
Gotlib et Gimenez auraient pu me montrer la voie vers la découverte de Fluide Glacial, et j’aurais alors suivi un chemin strictement identique à celui de certains enfants de la génération de mes parents qui grandirent en passant de Tintin à Pilote pour arriver ensuite, une fois adolescents, et avec l’oeil en coin, aux transgressions libertaires du Fluide Glacial de Gotlib qui collait si bien avec l’air du temps soixante-huitard. Mais ce ne fut pas le cas. Il me fallut d’abord me perdre dans d’autres sentiers…