En pleine parution de ma série sur « exposer la bande dessinée », je ne pouvais décemment pas passer à côté de la nouvelle qui circule depuis quelque jours : un don d’Albert Uderzo à la Bibliothèque nationale de France fait « entrer Astérix à la Bibliothèque nationale de France », pour reprendre l’expression consacrée, relayée par différents médias comme par exemple dans actualitté, ou encore sur artclair, qui met en parallèle le don du dessinateur et le procès qui oppose actuellement Uderzo à sa fille Sylvie sur la question des droits de succession. Petite mise en contexte de l’évènement, assortie de réflexions personnelles…
Le communiqué de la BnF
De quoi s’agit-il exactement ? La transaction entre Uderzo et la BnF était connue depuis quelques temps, elle s’officialise en ce début de mois d’avril et se médiatise dans un communiqué de la BnF. Le communiqué s’intitule « Astérix entre à la BnF ! ». Sur la rhétorique de « l’invasion des lieux de la culture traditionnelle par la BD », je vous renvoie à mon article précédent, mais le titre du communiqué, avec son point d’exclamation, est dans la droite ligne d’un discours qui se veut pseudo-transgressif, et vise à démontrer par l’exemple l’ouverture d’esprit d’un grand établissement qui n’hésite pas s’intéresser à la bande dessinée. Le communiqué nous apprend d’autre part que cette transaction est un don de la part d’Albert Uderzo, non un simple dépôt, et qu’une exposition est prochainement prévue à la BnF pour présenter lesdites planches. Enfin, sur la nature des objets, il s’agit de 120 planches des épisodes Astérix le Gaulois, La Serpe d’or, Astérix chez les Belges. Les deux premiers sont respectivement parus en 1959, 1960 dans la revue Pilote, puis en album chez Dargaud (1961, 1962), le troisième directement en album en 1977 (c’est là le premier album a n’avoir connu aucune prépublication). Quelles types de planches ? « État antérieur à la mise en couleurs, ces planches encrées avec lettrage, de grand format, donnent à voir le dessin à nu, la subtilité du trait, la force du mouvement, la verve caricaturiste, autant d’ingrédients qui caractérisent le grand talent de dessinateur d’Albert Uderzo. Elles permettent également d’apprécier l’évolution du style qui s’élabore, s’expérimente dans le premier album pour parvenir à une parfaite maîtrise dont témoigne le vingt-quatrième titre de la série. ». Par cette précision, nous apprenons qu’il s’agit des sempiternelles « planches originales encrées », dans ce noir et blanc qui, dans les premières années de la bédéphilie, était conçu comme « originelle » et idéalisé, la couleur, généralement réalisée par un tiers, étant une trahison du trait du dessinateur. Malheureusement, ce ne sont pas des documents de travail, des croquis, des crayonnés, qui auraient eu un véritable intérêt historique, mais aurait certes été beaucoup moins présentables et lisibles. En revanche, le choix des titres est plutôt judicieux, et sans doute a-t-il fait l’objet d’une réflexion : Astérix le Gaulois est le premier épisode, témoin de la première manière de l’auteur, plus expressive et caricaturale, celle, encore, de Jehan Pistolet et Oumpah-pah ; La Serpe d’or est le second et, déjà, Uderzo « apprend » à dessiner Astérix ; enfin, Astérix chez les Belges est le dernier épisode, où le trait est désormais figé dans la maturité acquise en une quinzaine d’années à dessiner des petits gaulois. Bon… Il manquerait un des albums centraux, peut-être Astérix chez les Bretons, ou Le Domaine des Dieux, pour que l’évolution soit réellement saisissante. Mais déjà, on peut « apprécier l’évolution du style », en effet.
Je passe sur les louanges superlatives qui accompagnent le communiqué : « don exceptionnel », « célèbre bande dessinée », « oeuvre phénomènale » et, cerise sur le gâteau : « « Quoiqu’il s’en défende, Uderzo est un très grand artiste. Avec René Goscinny, il est l’inventeur de personnages mythiques qui ont fait le tour du monde. » déclare Bruno Racine, président de la BnF, en exprimant sa gratitude pour ce don si généreux. ». Ce sont des formules de politesse qui n’ont guère d’autre intérêt que de remercier Albert Uderzo et d’encourager aux dons. Par ses artifics rhétoriques, le communiqué s’inscrit dans la nouvelle manière de communication de la BnF qui « évènementialise » certains dons et acquisitions susceptibles de parler au grand public. Une mise en scène semblable, et encore plus considérable, avait été déployée lors de l’arrivée dans les collections des manuscrits inédits de Casanova. Peut-être que certains de mes lecteurs se souviennent du « mystérieux donateur » et des péripéties jamesbondesque de la remise de l’oeuvre. Il ne s’agit là que d’enrobage, pour une époque qui préfère l’enrobage au gâteau, mais les faits peuvent se résumer en : « Uderzo fait don à la BnF de 120 planches originales avant mise en couleur. ».
Les forces en présence
Voilà pour les données factuelles. La plupart des articles de presse rappellent au passage qu’Albert Uderzo et sa fille Sylvie sont actuellement en procès, l’un accusant sa fille de harcèlement, et l’une portant plainte contre l’entourage de son père pour abus de faiblesse ; le noeud du problème est l’argent, ou plus spécialement les droits d’exploitation d’Astérix sous la forme de l’entreprise détentrice de ces droits, les éditions Albert-René, détenue actuellement par les éditions Hachette, intégralement depuis mars 2011. L’enjeu, on le devine, est la suite d’Astérix. Hachette continuera-t-il à faire d’infinis bénéfices grâce à la marque « Astérix » ? La série sera-t-elle reprise après la mort d’Uderzo ? Après tout, au vu de la qualité des derniers albums, peut-être vaudrait-il mieux qu’un repreneur redonne du souffle au si fameux « phénomène » Astérix. Je m’arrête sur la question du procès Uderzo, affaire plus sordide qu’intéressante : des vautours se disputant autour d’une vieille carcasse en survie artificielle. Elle montre simplement que la série est à une étape clé de son évolution, où elle devient d’une façon de plus en plus affirmée une parcelle de l’Histoire de la bande dessinée, et non plus une série « vivante ». Astérix est en effet une des dernières séries à succès de la « bande dessinée franco-belge » mythifiée des années 1950-1960 dont le créateur soit encore en vie, après la mort de Jacques Martin et de Tibet en 2010. Uderzo essaye, entre Hachette et la BnF, de gérer la transmission mémorielle de sa série.
Revenons-en au don Uderzo à la BnF. Sans doute convient-il de mieux présenter les forces en présence, à l’adresse soit des fans de bande dessinée peu au fait du fonctionnement de la BnF, soit des bibliothécomanes peu au fait de la nature du « phénomène Astérix ».
Commençons par Astérix. La série créée par René Goscinny et Albert Uderzo en 1959 fait partie des quelques « phénomènes » de la bande dessinée dont les journalistes raffolent, pensant que parler chiffre leur évite d’avoir à lire les albums (avec Tintin, et maintenant Titeuf, Largo Winch, Lanfeust). Astérix ne dépasse sans doute pas l’ampleur du « phénomène Tintin » mais présente l’avantage de ne pas mettre en scène des héritiers tatillons sur l’image de leur héros (et autre avantage : c’est un héros national, et non belge). D’autre part, Astérix a été élevé très tôt à ce statut, notamment par une fameuse une de L’Express en septembre 1966 justement intitulée « Le phénomène Astérix : la coqueluche des français ». De fait, la série est bel et bien un succès commercial : comme le rappelle Patrick Gaumer dans son Dictionnaire de la bande dessinée, l’article de L’Express paraît alors que Astérix chez les Belges vient de se vendre à 600 000 exemplaires en deux semaines. Les albums suivants dépasseront le million d’exemplaire, suivant une courbe exponentielle. Dans la tradition de la bande dessinée pour enfants des années 1950-1960 (celle du trio Tintin, Spirou, Pilote), sa médiatisation a été amplifiée par une exploitation commerciale savamment déclinée en plusieurs produits, dont des dessins animés (certains réalisés par Goscinny et Uderzo eux-mêmes dans le cadre des « studios Idéfix » dédiés : Les douze travaux d’Astérix, sorti en 1976 présente en plus l’avantage d’être inédit en album avant sa sortie), afin de globaliser l’univers d’Astérix dans un univers multimédia qui dépasse largement la seule bande dessinée. La réussite d’Astérix a permis, en partie, le décollage de la revue Pilote elle-même mythifiée par toute une génération comme celle du « passage à l’âge adulte ». Enfin, Astérix, par sa richesse, mais aussi par son succès, est une des rares séries de bande dessinée a avoir fait l’objet d’études nombreuses hors du cercle des revues spécialisées, et notamment dans le milieu universitaire dès les années 1990. Il est certain que la série, terrain de jeu idéal de René Goscinny, mort en 1977 avant la fin d’Astérix chez les Belges, a permis de renouveler l’humour graphique et de le rendre plus intergénérationnel qu’il ne pouvait l’être avant. La principale innovation de Goscinny a été de ne pas se limiter à un seul type d’humour, mais de mêler une grande part de la gamme de l’humour français : jeux sur les mots, comique de situation, double lecture, jeux sur les stéréotypes, allusion à l’actualité, parodie, le tout étant souligné par le style caricatural et expressif d’Uderzo.
La notion de « phénomène », ou de « mythe » est essentiel : dans le grand concert unanimiste qui est souvent de mise dans le domaine de la bande dessinée, il s’applique à une série qui vaut désormais plus pour sa valeur symbolique que pour ses qualités réelles. D’où un certain aveuglement à chaque nouvel album d’Astérix, où les journalistes s’empêchent de dire qu’il est mauvais. L’entrée d’Astérix à la BnF obéit indirectement à ce même diktat du « phénomène », de la même manière que, en 2005, le centre Pompidou avait fait entrer dans ses collections une planche d’Hergé. Ce qui rentre à la BnF, c’est autant un dessinateur talentueux qu’un symbole du succès de la bande dessinée depuis une cinquantaine d’années.
Quant à la Bibliothèque nationale de France, elle s’est toujours montrée relativement timide vis à vis de la bande dessinée (jamais foncièrement hostile, toutefois ; je vous renvoie à un article de mon collègue Antoine Torrens), laissant le soin de conserver le patrimoine du médium au musée de la bande dessinée d’Angoulême, dans un partage des tâches et des compétences plutôt réussi puisque, depuis 1983, l’institution angoumoisine reçoit le second exemplaire de chaque album déposé au titre du dépôt légal auprès de la BnF (le CIBDI est « pôle associé » de la BnF, pour reprendre le terme exact). Toutefois, un effort assez important a été fait par la BnF pour numériser ses collections de bande dessinée de presse au sein de la bibliothèque numérique Gallica (http://gallica.bnf.fr/), comme nous l’expliquait la lettre d’information de février dernier. On peut notamment y consulter en ligne des exemplaires du Petit journal illustré (qui publiait Christophe dans les années 1890) ou de Ouest-Eclair (qui publiait Le professeur Nimbus d’André Daix dans les années 1930). Ainsi se constitue doucement le patrimoine numérique de la bande dessinée française, le CIBDI numérisant activement de son côté ses collections anciennes (http://collections.citebd.org/). De même que la BnF commence à mettre en valeur ses collections de dessins de presse, elle poursuit le mouvement en direction de la bande dessinée. Le don d’Uderzo se lit dans ce contexte plutôt encourageant. A voir l’exposition « Astérix » qui sortira des cartons.
Une donnée essentielle toutefois : le don d’Uderzo ne s’est pas fait n’importe où dans la noble institution. Les planches d’Astérix sont données à la « Réserve des livres rares ». Contrairement aux autres départements thématiques de la BnF (droit, lettres, sciences et techniques, manuscrits, cartes et plans, etc.), la Réserve se veut transversale. Son autre particularité tient aux conditions de consultation des documents qu’elle conserve, nécessairement soumise à une autorisation spécifique et individuelle, là où les autres collections du rez-de-jardin sont accessibles à tout chercheur accrédité. Une présentation des pièces de la Réserve est faite aux simples visiteurs soit dans un espace dédié à Tolbiac, soit lors d’évènements précis. Elle conserve des imprimés et des documents jugés « exceptionnels », sans qu’il y ait de règles ni de systématisme au processus de « mise en réserve », commencé en 1792 et poursuivi depuis lors. La Réserve ne se contente pas d’aller choisir dans les fonds existant, elle mène une politique d’acquisition directe, comme dans le cas des planches d’Astérix. Dans le domaine du dessin pour enfants, elle conserve déjà des planches originales de Babar de Jean de Brunhoff.
En d’autres termes, la Réserve est, à la BnF, le dernier carré où est défendue la vision traditionnelle de la BnF, que l’on pourrait qualifier de « poussiéreuse » si l’on voulait faire du mauvais esprit, celle que le public applique parfois à tort à l’ensemble de l’institution, de la primauté d’une mission de préservation d’un patrimoine national sélectionné selon des critères de prestige, au détriment de sa consultation. Une mission qui se justifie assez souvent par la rareté de certains documents, ou simplement par des besoins de conservation nécessaires pour éviter la détérioriation. Les documents qu’on garde dans la Réserve sont d’abord destinés à d’hypothétiques générations futures, pour garder la mémoire de ce qu’était le patrimoine de la France. Le terme « prestige » est ici essentiel (et Dieu sait s’il est important en France !) : la Réserve est un espace arbitrairement grandiloquent à l’intérieur d’une BnF qui s’ouvre de plus en plus à un large public. Elle contrebalance les hordes de lycéens qui viennent travailler en Haut-de-Jardin, à la recherche de tables et de chaises.
Avec l’entrée d’Astérix à la BnF, on assiste donc à la rencontre entre un « phénomène » de société et un lieu de prestige, deux mythifications irrationnelles de la culture, la première témoignant de l’amusante puérilité de la société de consommation, l’autre du charme suranné de la hiérarchisation culturelle. La notoriété de la série est un critère déterminant dans le choix du lieu de conservation (les planches d’Astérix auraient pu être déposées soit au CIBDI, soit à la BnF aux Estampes ou dans le département Littérature et Arts). On entérine une situation clamée haut et fort : Astérix fait partie du « patrimoine national », c’est une bande dessinée « digne », en quelque sorte, à côté de tas d’autres bande dessinée « indignes ». A cet égard, l’avant-dernière phrase du communiqué est maladroitement éloquente : « Ce remarquable don est un évènement pour la Bibliothèque nationale de France et un évènement pour la bande dessinée qui intègre les collections de la Réserve des livres rares rejoignant ainsi l’Apocalypse de Dürer et le Buffon orné par Picasso. ». La morgue de la dernière expression (« un événement pour la bande dessinée »), qui sous-entendrait que, ça y est, la bande dessinée est digne du patrimoine mondial, à l’égal de Dürer et Picasso, est sans aucun doute une maladresse plus qu’autre chose. Mais une maladresse amusante quand on connaît la qualité et la diversité atteinte par la bande dessinée dans les vingt dernières années.
Conclusion subjective
Je vous rassure tout de suite : moi aussi, quand j’étais petit, j’ai adoré Astérix, et même maintenant, j’aime en relire quelques uns, en particulier Astérix chez les Goths et Astérix légionnaire. Et puis, que la BnF s’intéresse à la bande dessinée ne peut être qu’une bonne chose, qu’un bon signe, même si elle le fait avec une maladresse tout à fait pardonnable. Le plus curieux est de constater à quel point la BnF peut être très en avance sur certains domaines (pour exemple : son investissement dans le dépôt légal et l’archivage du Web et ses réflexions poussées sur la politique de numérisation nationale) et en retard sur d’autres. Le communiqué de la BnF sur le don d’Uderzo a un petit quelque chose d’anachronique, l’impression d’avoir été rédigé dans les années 1970 ou 1980, au moment où, par divers subterfuges, la bande dessinée finissait par casser son image de médium infantile et uniquement commercial, en même temps que le polar et la science-fiction.
Ce qui m’interpelle, c’est que, si on m’avait demandé de choisir une bande dessinée à conserver en priorité, je n’aurais pas choisi Astérix, qui est certes une excellente bande dessinée… des années 1960. Avec toutes ses incontestables qualités, elle est surtout une des bandes dessinées les plus surévaluées, de même que Tintin. Sa vénération relève d’une vision encore marquée par la nostalgie et le collectionnisme, par l’idée que la bande dessinée est un art populaire et fédérateur, comme au temps de la bédéphilie militante des années 1960-1970. Par son anachronisme, ce choix correspond à la nature même de la Réserve des livres rares. Qui aurais-je choisi ? Le choix est difficile ; de Crécy, Hislaire, comme l’a fait le Louvre ces dernières années, Baudouin, Davodeau, Gotlib, Rochette, Blutch, ou encore, pour être plus consensuel, Moebius ou Bilal. Tout choix est fortement subjectif, le mien y compris, et, dans la transaction entre la BnF et Uderzo, le prestige joue un rôle plus important que l’intérêt patrimonial et esthétique. Si, dans le domaine de la bande dessinée, la Réserve se focalise sur Astérix, quand il s’agit de graphisme et d’art de l’affiche, elle n’hésite pas à acquérir des oeuvres de jeunes graphistes peu connus du grand public.
Puisqu’on parle de bande dessinée et de bibliothèques, j’en profite pour faire un peu de publicité pour un événement qu’Antoine Torrens et moi-même organisons le 12 mai dans les locaux de l’Ecole nationale supérieure des sciences et de l’information et des bibliothèques, à Villeurbanne, sur le thème de la bande dessinée numérique. Vous trouverez plus d’informations sur le site internet de l’enssib et dans les semaines qui viennent.