Archives pour la catégorie Bande dessinée numérique

Cap vers l’expérimentation numérique !

J’ai pu écrire dans un billet précédent sur Professeur Cyclope que « le temps de l’expérimentation était terminé » pour la bande dessinée numérique. Je regrette déjà ces paroles qui avaient surtout pour but de souligner que la bande dessinée numérique devait être appropriée par des auteurs non-spécialistes dont les compétences narratives et graphiques surpassaient leurs compétences techniques. Loin de moins l’idée qu’il fallait arrêter d’expérimenter ! Pour le prouver, je vais justement m’intéresser dans ce billet à de récentes expérimentations numériques ayant eu lieu en 2014…

Avec les œuvres présentées ci-dessous, nous nous situons davantage dans une forme d’avant-garde technophile que dans la constitution d’une bande dessinée numérique standardisée et facilement diffusable et reproductible. En 2014 ont eu lieu trois expérimentations, dans des contextes différents, qui ont incités des auteurs, professionnels et non-professionnels, à créer des œuvres numériques. Il s’agit de l’atelier Pierre-Feuille-Ciseaux n°3 qui a eu lieu en 2011 mais dont les réalisations ont été rendues publiques en septembre 2014, le Hackhaton #Bd numérique (juin 2014), et le récent Concours Challenge Digital organisé dans le cadre du FIBD 2015. Quelles sont les œuvres qui en sont ressorties et qui témoignent de l’innovation narrativo-numérique de l’année passée ?

Pierre-Feuille-Ciseaux : atelier 2011

L’association Chifoumi organise régulièrement des résidences d’auteurs pour susciter des créations originales ou, comme ils le disent eux-mêmes, « stimuler la création collective en bande dessinée ». Ce sont les ateliers « Pierre-Feuille-Ciseaux », quatre à ce jour. Pour le troisième, en 2011, ils avaient fait appel à Anthony Rageul, théoricien et plasticien majeur du récit numérique d’avant-garde, dont la thèse est d’ailleurs, depuis peu, en ligne (courez-y !). L’occasion pour eux d’inviter leurs auteurs à se lancer dans des créations numériques, qui ont été mises en ligne en septembre 2014.

Le principe de cette résidence est celui de la contrainte : les auteurs se voient imposer une contrainte de création bien spécifique, cette fois en rapport avec les potentialités de l’outil numérique. On se situe bien dans une logique d’expérimentation pure qui n’a d’autre but que la création et l’invention, en-dehors de chemins pré-établis. Un exercice de style pleinement assumé qui donne lieu à des œuvres qui, pour ne pas être époustouflante, n’en sont pas moins étonnantes.

Quatre contraintes avaient été proposées :

  • un strip-un clic : réaliser un strip proposant une zone cliquable modifiant le strip
  • la toile infinie : interprétation du principe de la toile infinie de McCloud
  • fenêtres aléatoires : les cases sont transformés en fenêtres que le lecteur peut déplacer, supprimer, etc…
  • lanterne numérique : principe du Turbomédia

Si les contraintes 2 et 4 s’inspiraient directement de travaux antérieurs (ceux de Scott McCloud et Balak), les contraintes 1 et 3 étaient des exercices qui, pour ne pas être totalement inédits (on se souvient du superbe Duel à Pixville de Yassine sur @fluidz qui jouait déjà de la génération spontanées de fenêtres), étaient susceptibles d’inventer une nouvelle narration. Car bien sûr, derrière la contrainte technique, finalement peu présente, la véritable contrainte était de créer en fonction de modalités narratives bien spécifiques, le numérique n’étant que l’outil servant à imposer ces contraintes. C’est, à mon sens, une façon saine de concevoir le numérique, non dans sa complexité technique mais dans son rôle de renouvellement narratif.

 

Parmi les différentes créations, je dois dire que j’ai bien apprécié la chaîne alimentaire de Benoit Preteseille et Oriane Lassus qui utilise la contrainte de la toile infinie. On y suit le parcours d’un pélican, du ciel à la mer, et au-delà… Le lecteur est obligé d’ajuster la fenêtre de lecture au cheminement de l’animal par un système de double scrolling vertical/horizontal et cela participe bien évidemment de la lecture, en plus de nous interroger sur nos habitudes de lecteur ainsi que sur la temporalité de lecture, puisqu’une surprise attend celui qui s’aventurerait hors de la piste naturelle. La qualité de cette œuvre réside moins dans son contenu, qui relève surtout du gag ponctuel et aurait peu d’intérêt hors de l’exercice, que dans la fluidité trouvée par les deux auteurs pour nous la faire lire. Ils offrent une vraie proposition sur la gestion de l’espace dans l’univers de la « toile infinie », cette possibilité d’extension infinie de la lecture sur écran.

Dans les réalisations courantes de bande dessinée numérique, l’utilisation de la toile infinie est sans doute parmi les procédés les moins courants, à côté du Turbomédia ayant détrôné tout autre procédé depuis un ou deux ans. L’un de ses avatars, le scrolling, vertical ou horizontal, est parfois utilisé, mais ici les deux auteurs exploitent les deux dimensions, vers la droite et vers le bas, et sortent d’une lecture linéaire.

À noter que sur la page du bilan, les outils qui ont servis à faire les œuvres sont téléchargeables et réutilisables.

Hackhaton BD numérique : la BD au pays de la programmation

Par certains aspects, l’expérience du Hackhaton BD numérique qui a eu lieu en juin 2014 ressemble à la résidence PFC#3 : c’est l’idée que la réunion d’auteurs dans un espace et un temps clos va donner lieu à des créations collectives originales. Seulement, il me semble que là où PFC#3 mettait l’accent sur une certaine simplicité d’exécution, avec des œuvres au final simples et très lisibles, souvent en quelques cases, le but du Hackhaton a été au contraire de se colleter avec la technique.

Pour rappel, un Hackhaton est, initialement, un événement qui réunit des développeurs pour 48h de programmation informatique collaborative et de codage effrené dans une logique qui reproduit les principes de la conduite de projets, mais dans un temps très réduit. La plupart du temps, le hackhaton vise à se saisir d’un logiciel ou d’un format libre pour le triturer et démontrer son utilisabilité. Ici, c’était le format epub 3 qui était mis à l’honneur, un format peu utilisé dans la bande dessinée numérique qui lui préfère souvent le format flash ou simplement le html. La journée était organisée par Sequencity et le Labo de l’édition. On ne compte plus les partenaires : Hadopi, Livreshebdo, Mollat, la fonderie… Les réalisations ne sont pas directement visibles mais on peut avoir un aperçu de la journée sur ce tumblr. Elles réunissaient des développeurs et des auteurs de bande dessinée, d’où cette impression de l’irruption de la bd dans un univers d’informaticiens.

En l’état, il n’est pas évident de juger des réalisations, mais l’impression que j’en ai est, par rapport à PFC#3, par exemple, la recherche d’une certaine complexité, à la fois technique et dans les thèmes et contraintes choisies. L’idée des participants semble avant tout d’avoir cherché à créer des objets uniques, sans équivalents. On trouve par exemple Prophecy, un « comic trick » permettant de piéger un ami en lui faisant lire une bande dessinée dont il est le héros. Ou encore 7 jours pour survivre, sans doute le plus malin des projets, une bd temporalisée dont le contenu change en fonction de l’heure à laquelle on la lit. L’une des créations, par Claire Grimond, Hülya Guç, Jean-Sébastien Bordas et Sarah Pardon, Au-delà, (aussi appelée La suite) malheureusement seulement lisible à l’état d’ébauche http://au-dela.site50.net/, propose une idée que je trouve séduisante parce que son point de départ est narratif et non technique : des fantômes de Parisiens se promènent dans le métro. Le principe du scrolling horizontal fait défiler la rame pendant que nous faisons connaissance avec les voyageurs. Ce que je trouve intéressant ici, c’est qu’au-delà de la prousse technique, il y a la volonté de raconter une histoire et, en quelque sorte, de masquer la technique derrière une forme de lisibilité.

L’autre objectif de ce hackhaton était de promouvoir le format epub 3 dans la création de bandes dessinées, en partant du constat que la plupart des bandes dessinées numériques actuelles ne sont pas nomades et se lisent essentiellement sur des navigateurs web ou des applications. C’est donc aussi une expérience visant à faire prendre conscience aux développeurs des attentes potentielles d’une communauté créative.

Le Challenge Digital : la BD numérique à Angoulême

Dernier exemple en date, le Challenge Digital lancé dans le cadre de la section Jeunes Talents du FIBD 2015 en partenariat avec EspritBD, la plateforme d’hébergement de bandes dessinées numériques sponsorisée par la Caisse d’Epargne. Je passe ici rapidement sur ce constat qui m’attriste toujours un peu que la bande dessinée numérique à Angoulême soit cantonnée au Pavillon Jeunes Talents dont les efforts sont tout à fait utiles et louables, mais dont la position aussi contribue aussi à ne voir dans la création numérique qu’un champ pour les amateurs et les expérimentateurs. Bref.

Contrairement aux deux évènements précédemment commentés, le Challenge Digital a vu participer essentiellement des auteurs non-professionnels, qui est le public du Pavillon Jeunes Talents. Le niveau graphique des œuvres n’est donc pas toujours extraordinaire, mais il est toujours intéressant de constater comment de jeunes dessinateurs s’emparent de l’outil numérique.

Ce qu’on constate c’est que beaucoup en restent à l’exercice de style et qu’il semble que, dans le cadre de ce Challenge, le numérique ne vaut que s’il est visible, ce qui est toujours un peu dommage. J’ai aussi remarqué que le Turbomédia est un art difficile qui n’est pas toujours maîtrisé par ses utilisateurs. Ce qui pèche le plus souvent est le rythme, soit trop saccadé, donnant lieu à des créations trop longues où le clic devient fastidieux, soit trop impromptu, jouant trop sur des effets de surprise malvenus.

Mais pour revenir à des propos plus positifs, je dois dire aussi que certaines créations sont très stimulantes. Par exemple Night Shift de Pauline Lecerf qui fait appel à une musique en boucle et rappelle par moment Le portail que Thomas Mathieu avait publié dans Professeur Cyclope. Il s’agit d’un scrolling vertical qui nous plonge dans un univers curieux, en noir et blanc, au style un peu naïf, où les « interférences » se matérialisent en de curieuses vagues déformant l’image à la façon d’essaim d’insectes. C’est très élégant dans le style, très frais dans l’histoire qui ne paie pas de mine, et surtout, c’est une des rares fois où j’ai lu une bande dessinée numérique qui pose vraiment une ambiance, entre la musique, le dessin souple, l’impression constante de descente imposée par le scrolling et la progression bien gérée vers un psychédélisme qui parvient à se passer de couleurs et joue sur les nuances de gris et le mouvement sous-jacent. Tout concorde pour une bonne expérience de lecture.

Parmi les autres réalisations marquantes, on peut noter Invisible de Javi de Castro qui reprend en partie l’idée des fantômes du métro dans un faux diaporama à travers une rame et ses habitants, A WTF story d’Emrad qui utilise le principe de la toile infinie pour une bande dessinée à choix multiples, à la façon de McCloud et de Shiga mais dans un style bien différent ou encore Cactus Boy de Tandapants qui présente l’avantage de n’insérer des animations que ponctuellement, pour servir une histoire amusante et au dessin agréable.

Un petit bilan ?

Voilà pour les trois évènements les plus marquants de cette année 2014 en matière d’expérimentation. Ils m’inspirent quelques réflexions…

La première est que la grammaire visuelle numérique s’est étoffée même si certaines tendances dominent : le Turbomédia a conquis une place de choix, et le scrolling a toujours un bon succès. La toile infinie, l’utilisation de sons et de vidéos, l’interactivité, sont moins présentes. Mais quand même, on est loin des scans de planches faites à la main qui dominaient il y a une dizaine d’années la publication en ligne. Et cela y compris chez des auteurs amateurs qui font l’effort, pour la plupart, de s’interroger sur les spécificités de la diffusion numérique. Ces trois évènements prouvent qu’en dix ans, le langage de la bande dessinée numérique a essaimé et ses procédés ne sont plus seulement de l’ordre de l’exceptionnel et permettent vraiment de concevoir d’autres façons de raconter des histoires, pour reprendre un credo de Julien Falgas.

La seconde observation est la question de la technique. Elle est posée en particulier par le hackhaton, mais aussi indirectement par les deux auters évènements : quelle place donner aux questionnements purement techniques qui interviennent dans la réalisation d’une bande dessinée numérique ? Faut-il se concentrer sur des standards (epub 3, flash…), faut-il créer des outils spécifiques ? comment doit se passer le dialogue entre informaticiens et créateurs pour que la création suivent les évolutions de la technique et des usages ? Ce sont là de vraies questions, jamais vraiment résolues au vu des réalisations ci-dessus.

Une troisième observation est la formation d’un pool de « spécialistes » de la bande dessinée numérique, invités des différents évènements. Là où, il y a deux ou trois ans, peu nombreux étaient les créateurs pouvant parler en détail de la création numérique, ils semblent à présent légèrement plus nombreux. Ainsi, on retrouve dans ces différents événements, dans les jurys ou à la coordination, quelques têtes connues : Anthony Rageul, Olivier Jouvray, Fabien Velhmann, Joël « Klaim » Lamotte… Il est intéressant de voir s’étendre la communauté.

La dernière réflexion est que l’expérimentation numérique souffre toujours de la tension entre une tendance à se montrer et montrer ses effets, en cherchant des concepts originaux, des pitchs attractifs, et la volonté toute simple de raconter une histoire. On expérimente finalement plus sur la technique que sur la narration. C’est ce que je trouve de plus frappants dans certaines réalisations qui semblent chercher avant tout la prouesse, et les œuvres que j’ai mises en avant sot justement celles où ce qui compte avant tout est l’histoire racontée, les sentiments transmis au lecteur, plus que la volonté de l’épater. Ce qui n’empêche l’expérimentation pure d’avoir son importance : elle permet d’inventer de nouvelles techniques et a aussi son utilité… Le tout est de garder un équilibre utile entre le plaisir créatif de l’auteur et le plaisir du lecteur !

On trouve par exemple sur la plateforme EspritBD une production de Thomas Mathieu intitulée Mais oui, mais oui. Si on la décortique sur le plan de la narration, elle est complexe : on est face à une histoire à choix multiples qui se présente d’abord comme un jeu vidéo (on doit choisir un personnage au départ, ce qui revient à choisir une focalisation) et mêle ensuite un type de lecture proche du Turbomédia. Chaque personnage permet de découvrir les multiples pans de l’intrigue. Mais cette complexité est masquée pour le lecteur grâce à l’univers très fort de Thomas Mathieu (qui décidément assure dans ses réalisations numériques!), peuplé de zombies et inspiré par les films de série B qui allège le propos. C’est pour moi un bon exemple, simple mais efficace, de ce que permet maintenant la grammaire de la bande dessinée numérique.

Révélation blog 2014 : retour sur la blogosphère

Comme tous les ans à la même date a lieu le concours Révélation blog, dit aussi « prix du blog », organisé depuis 2008 par le Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême dans le cadre de son stand « Jeunes Talents », en partenariat de longue date avec les éditions Vraoum, mais aussi le Festiblog et blogsbd.fr ; bref, trois acteurs particulièrement impliqués dans l’essor des blogs bd, le premier pour avoir édité un certain nombre de blogueurs, le deuxième pour les réunir tous deux jours par an pour des rencontres et dédicaces, le troisième pour les réunir tous sur une blogroll devenu la référence en matière de référencement des blogs bd (et je ne dis pas seulement ça parce que j’en fais partie…). Le concours Révélation blog est ce qui se rapproche le plus, à l’heure actuelle, d’un prix de la bande dessinée numérique, même si le blog bd exploite plus les caractéristiques communicationnelles du média qu’il n’apporte des innovations techniques.

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L’expérience Professeur Cyclope : quelles leçons esthétiques ?

Pour développer certains des points évoqués dans mon bilan de deux ans de bande dessinée numérique, je vais commencer par mon bilan de lecteur de Professeur Cyclope. Le moment est opportun puisque les responsables ont annoncé il y a peu l’arrêt de la revue sous sa forme actuelle, laissant une inconnue quant à son avenir. L’annonce pourrait laisser à penser que l’expérience, après un peu plus de deux ans d’existence, est un échec. A mes yeux, il n’en est rien, et c’est ce que je vais essayer de démontrer dans cet article…

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Deux ans de bande dessinée numérique (2/2)

L’un des sujets de prédilection de Phylacterium ayant toujours été la bande dessinée numérique, c’est ce sujet qui sera celui de mon premier article : un petit bilan de deux ans de bande dessinée numérique française. Que s’est-il passé entre l’automne 2012 et l’automne 2014 ?

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Deux ans de bande dessinée numérique (1/2)

L’un des sujets de prédilection de Phylacterium ayant toujours été la bande dessinée numérique, c’est ce sujet qui sera celui de mon premier article : un petit bilan de deux ans de bande dessinée numérique française. Que s’est-il passé entre l’automne 2012 et l’automne 2014 ?

Rappelez-vous, revenons deux années en arrière : nous avions laissé la sphère du récit numérique dans un état d’ébullition, tant sur le plan de la construction esthétique du média que sur le plan de sa construction comme industrie culturelle et comme pratique de lecture. En trois ans, entre 2009 et 2012, un nombre de projet novateurs avaient vu le jour ou avaient gagné en visibilité dans des directions très différentes : plateformes Izneo et Manolosanctis, multiples applications mobiles dont celles d’Ave!Comics, avec Bludzee, lancement des Autres gens de Thomas Cadène et son équipe de dessinateurs et scénaristes, œuvres novatrices financées par des éditeurs traditionnels comme 3 secondes de Marc-Antoine Matthieu chez Casterman, théorisation et mise en pratique du turbomédia comme nouveau paradigme esthétique, prix remis à Angoulême dans le cadre du pavillon Jeunes Talents…

La multitude des pistes ouvertes me faisait alors écrire dans mon Histoire de la bande dessinée numérique française en juin 2012 que la bande dessinée numérique en était arrivée au stade de « l’autonomisation » vis à vis de la bande dessinée papier dans la mesure où elle se construisait une nouvelle grammaire et que des essais de financement sans le soutien du papier naissaient peu à peu pour en faire une industrie culturelle autonome.

Deux ans après, le constat est plutôt mitigé : l’autonomisation dont je pouvais lire les premiers signes à l’été 2012 n’a pas débouché sur une véritable révolution et sur l’apparition d’un média à part entière… C’est ce phénomène que j’étudierais dans cet article en deux parties : d’abord le constat, ensuite une réflexion sur les raisons d’un ralentissement du rythme d’expansion de la bande dessinée numérique française.

BD numérisée : restructuration du marché et questionnement autour d’un piratage légal

Début 2012 la principale plateforme de diffusion de bd numérisées est Izneo, créée en 2010 comme un regroupement d’éditeurs mettant en commun leurs moyens pour prendre en charge la diffusion numérique de leur catalogue papier. Face à cette concurrence organisée, les plateformes historiques comme AveComics ! et Digibdi restent toutefois en jeu, même si Izneo a l’avantage de regrouper les éditeurs les plus imposants(1) en terme de production, en particulier les maisons du groupe Medias Participations (Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Kana, Flammarion, notamment) qui forment le cœur de la plateforme. Toutefois, l’unité d’Izneo tend à se fissurer à partir de 2012 à la suite de plusieurs mouvements : Delcourt (ayant racheté Soleil l’année précédente) et Glénat prennent leur distance avec le groupe et annoncent leur départ.

Le principal changement est l’arrivée d’un nouvel acteur de poids pour le marché français de la diffusion de bandes dessinées numérisées, Comixology. D’abord communauté de fans, cette compagnie américaine se lance à partir de 2009 dans la vente de bandes dessinées numériques ; elle lance la version française de son application à l’été 2013. On y retrouvera notamment, pour les titres français, Delcourt et Glénat.

Comme le souligne Xavier Guilbert dans sa numérologie 2014, l’arrivée de Comixology entraîne une augmentation du nombre de titres disponibles puisqu’en réaction le catalogue d’Izneo passe, entre avril 2013 et juin 2014, de 3 300 titres à 8 300, et le consortium lance une collection manga spécifique. Une des explications à cette augmentation est l’arrivée de nouveaux éditeurs dans le regroupement, des nouveaux éditeurs qui, pour ne pas être de gros producteurs, n’en sont pas moins des maisons historiquement installées : les Humanoïdes Associés (qui dispose de sa propre application depuis septembre), Futuropolis, Kazé manga, Ankama et, pour quelques titres de Lewis Trondheim, L’Association. Pour renforcer encore sa stratégie, Izneo s’associe à Numilog pour fusionner leurs catalogues (et la plateforme récupère au passage quelques titres de Delcourt et Glénat, mais aussi Hachette, détenant les droits d‘Astérix) et lance, au printemps 2014, une offre d’abonnement pour lecture « illimitée » sur une partie du catalogue.

Outre cette restructuration, trois débats importants agitent le marché de la bande dessinée numérisée entre 2012 et 2014 : la question du piratage, celle de la censure et celle de la rémunération des auteurs. Ce dernier débat est sans doute le plus important, l’existence même de la profession de dessinateur se trouve mise en question. Je la traiterai plus amplement dans la seconde partie pour me limiter aujourd’hui aux deux autres enjeux.

Le piratage en bande dessinée touche particulièrement le manga : depuis plus de quinze ans se sont constituées des équipes de scantrad assurant traduction, numérisation et mise en ligne. Le phénomène est donc ancien, mais le débat a été relancé par l’équipe de BDZ mag qui lance en octobre 2012 l’opération « Pirate ta BD » dont le but est d’encourager des auteurs à diffuser leur œuvre sur le Web en Creative Commons pour se faire connaître. La BDZthèque (http://www.bdzmag.com/-BDz-pirate-ta-BD-) propose ainsi quelques titres gratuits, dont des œuvres du domaine public. Si l’ampleur du phénomène est limité par rapport aux milliers de titres des grandes plateformes et que l’on ne retrouve pas dans la BDZthèque des auteurs à grand tirage, ce qui m’intéresse est que l’équipe de BDZmag a le mérite de considérer le partage/piratage d’albums comme un pan de l’économie de l’offre numérique historiquement installé avec lequel il faut compter, plutôt que de le traiter comme un phénomène marginal dont il faut à tout prix se débarrasser. Dans son dossier de janvier 2014, le magazine revient ainsi sur l’histoire et les données technques du piratage. Loin d’encourager ou de justifier des actions illégales, il prône une légalisation des scans pour « tirer profit de la pratique du piratage à des fins légales ».

La question de la censure, quant à elle, a émergé lorsqu’en avril 2013 Apple a demandé à Izneo de nettoyer son catalogue du contenu jugé pornographique pour leur diffusion sur iBookstore. Ont été supprimé des séries populaires comme Largo Winch, XIII, et Blake et Mortimer dont on peut mettre en doute la nature licencieuse. Au-delà de la question morale qui demeure, selon moi, relativement insoluble (Apple est une société privée et elle est tout à fait libre d’appliquer ses propres règles aux contenus qu’elle diffuse, ses clients en sont informés par les CGI), il faut relier cette question aux enjeux plus larges de la neutralité du réseau Internet et de la centralisation de l’accès aux contenus, comme l’explique cet article de Numerama. La bande dessinée se trouve elle aussi touchée par les mutations récentes d’Internet qui voient croîter le nombre de contenus diffusé par un nombre réduit d’entreprises privées (Google, Amazon, Apple, Facebook), dont certaines cultivent, dans leurs CGI, des conditions d’accès restrictives (suppression sans préavis de contenu, DRM, non cession des droits d’accès après la mort…). La création d’une zone de l’Internet « bridée » va à l’encontre de l’idéal de partage propre au réseau. Mis en relation avec le débat sur la légalisation du piratage, on constate donc que, comme les médias audiovisuels dans les années 2000, la bande dessinée se retrouve elle aussi confrontée, dans son pan numérique, à un écartèlement complexe entre deux logiques, celle d’éditeurs s’appliquant à profiter au maximum de l’économie de l’accès et celle d’utilisateurs défendant une égalité d’accès à la culture parfois au mépris . Dans les deux cas, ce sont les auteurs, c’est-à-dire la création même, qui se retrouvent piégés : ils peuvent difficilement faire l’impasse sur une diffusion numérique susceptible d’aider à leur publicité mais doivent en même temps compter sur des structures d’édition et de diffusion frileuses et incapables de donner à leurs œuvres un accès aussi large que pourrait le permettre la diffusion en ligne. La question se pose d’autant plus après le rachat de Comixology par Amazon début 2014 : auteurs et éditeurs ont le choix entre un consortium français en voie de stabilisation et un géant du commerce en ligne qui est aussi le concurrent des libraires faisant vivre l’industrie papier.

Bilan économique des revues d’auteur : pas de modèle économique fiable ?

Je me rejouissais début 2012 du développement d’une offre de contenus à la fois légale, originale et surtout cherchant à faire naître un modèle économique autonome pour la bande dessinée numérique. Cette offre était composée par la création de multiples revues numériques. Rappelez-vous : en 2012, quatre revues numériques s’annonçaient. BD Nag (dès mars 2012), Professeur Cyclope et Mauvais esprit (automne 2012) et La Revue Dessinée (annoncée dès Angoulême 2012 comme un projet numérique). Il fallait y ajouter des initiatives d’éditeurs : Casterman accompagne Yslaire dans la création de l’application-feuilleton Uropa à partir d’avril 2012, Dupuis lance l’application Spirou Z en avril 2013 comme pendant numérique de la plus ancienne revue pour enfants pleine de contenu inédit. Deux modèles économiques avaient été choisis : celui des applications à payer au numéro, classique pour le numérique (BDNag, Uropa, Spirou Z) et celui de l’abonnement, inspiré du modèle de la presse papier. Dans ce dernier cas, le lecteur était invité à payer un abonnement qui permettait de financer pour 6 mois ou un an de création originale. S’y ajoutait parfois l’aide de sponsors, comme arte pour Professeur Cyclope.

Quelles évolutions pour ces projets ? Le bilan est plutôt mitigé.

Tout d’abord, à l’automne 2013 sort le premier numéro de La Revue Dessinée, une revue… papier. Le modèle de diffusion numérique a été abandonné assez vit par les auteurs qui préfèrent un modèle mixte ou l’abonnement papier est le pivot de la diffusion de contenus, complétés par un site web et une application. La Revue Dessinée a énormément de qualités, et est une étape essentielle dans l’évolution de la bande dessinée en général, mais une étape plus limitée que prévue dans celui de la bande dessinée numérique(2). Son modèle économique est celui d’une revue papier avec contenu numérique ajouté. On constatera qu’après un an La Revue Dessinée existe toujours et en est à son cinquième numéro. J’en reparlerai plus loin.

Le modèle de l’application(3) est sans doute celui qui résiste le moins bien au temps : BDNag n’aura connu que trois numéros et le projet est en suspend depuis 2013, Uropa aura dû lui aussi retarder son calendrier de mise à jour dès le numéro 2 et Spirou Z n’a pas connu de second numéro plus d’un an après son lancement.

Le modèle de l’abonnement semble plus durable, mais à ses limites. Avant tout, il faut rappeler qu’en juin 2012 le projet des Autres gens, pionnier dans l’usage de l’abonnement comme modèle économique de la bande dessinée numérique, s’achevait sur ces mots de Thomas Cadène (http://www.lesautresgens.com/) : « Une aventure. Une aventure numérique mais une aventure quand même. Y a pas de raison. Une aventure dans laquelle je ne regrette pas une seule seconde de m’être lancé. ». A cette date la première expérience payante de bande dessinée numérique de création en France sur abonnement aura donc duré juste deux ans. On pouvait espérer que les suivantes durent plus longtemps.

En avril 2013, Mauvais esprit change son modèle économique : l’éditeur Ottoprod, représenté par le dessinateur James, abandonne l’abonnement (il annonçait seulement une centaine d’abonnés réguliers) pour un modèle de diffusion gratuite financée par une régie publicitaire. Comme le dit James : « Le bilan est forcément contrasté d’un point de vue économique, mais on savait qu’on défrichait un domaine assez vierge avec forcément un risque. (…) Ca ne nous a pas empêché de maintenir notre rythme hebdomadaire, et d’être présent tous les mardis pour nos lecteurs depuis un an. ». La revue cessera définitivement en avril 2014.

Professeur Cyclope est certainement l’expérience la plus réussie. Cependant, en octobre 2014, il est annoncé que la parution mensuelle va cesser à partir de janvier 2015, sans davantage de précision toutefois sur l’avenir. L’expérience, essentielle sur le plan esthétique aura donc duré à peine plus longtemps que Les Autres gens. Tout comme Les Autres gens était paru sous forme d’albums chez Dupuis, l’expérience Professeur Cyclope s’est aussi financée par la publication d’ouvrages papier sous le « label » Professeur Cyclope, co-édité par Casterman et Arte Editions.

Une fois de plus, l’économie de la bande dessinée numérique n’est pas parvenue à s’autonomiser. Tous les projets évoqués plus haut ne sont pas en cause, bien au contraire : face à une offre payante inondée par des albums papier numérisées, ils ont été, pendant un moment trop court, des îlots de création originale pouvant rémunérer les auteurs de la même façon que l’industrie papier.

Autonomisation esthétique : le triomphe de l’intermédialité

Et j’en viens maintenant à la troisième ligne de force de l’évolution de la bande dessinée numérique en deux ans : l’évolution esthétique. A mes yeux, c’est là que se situe la véritable évolution, en particulier sur deux plans : l’intégration et la généralisation par les auteurs du langage spécifique de la bande dessinée numérique, et particulièrement celui du « Turbomédia » ; la poursuite d’une réflexion en action sur l’intermédialité.

Avant 2012, des créateurs comme Anthony Rageul et Balak avaient proposé des modèles de création numérique pour encourager les auteurs à réaliser de véritables bandes dessinées numériques, et non de simples scans de création papier qui était la norme dans les années 2000. Le « TurboMedia » théorisé par Balak est devenu un modèle de création avec sa grammaire. Il est admirable de constater comment les auteurs de Professeur Cyclope, pour la plupart des auteurs « installés » de bande dessinée papier, se sont emparés de ce modèle pour créer des œuvres originales et transformer cette expérience éditoriale en expérience esthétique, plus encore que Mauvais esprit dont les créations sont demeurées techniquement plus traditionnelles (ce qui ne retire en rien à leur qualité de bande dessinée !). Je citerais ici simplement quelques exemples de choix intéressants dans Professeur Cyclope :

  • à partir du numéro 6 de septembre 2013, Philippe Dupuy commence sa série Une Histoire de l’art comme un lent scrolling vertical sur-dimensionné et agrémenté de vidéos et de sons pour présenter sa vision de l’histoire des Beaux Arts comme une balade pour le regard du lecteur à travers les oeuvres
  • dans le numéro 10 de janvier 2014, Stéphane Blanquet utilise de façon magistrale les atouts du numérique dans Les cris sous la peau où chaque planche se remplit progressivement d’un récitatif à la première personne qui rythme l’immersion du lecteur dans son univers graphique oppressant

    Stéphane Blanquet, Les cris sous la peau dans Professeur Cyclope, 2014

    Stéphane Blanquet, Les cris sous la peau dans Professeur Cyclope, 2014

  • dans le dernier numéro, gratuitement accessible en ligne pendant le mois de novembre (http://www.professeurcyclope.fr), je vous invite à lire les œuvres de Glen Chapron, Loïc Secheresse, Pierre Maurel qui, chacun dans un style et au service d’histoires très différentes, proposent un usage des procédés désormais récurrents du Turbomedia : jeu sur l’image fixe et l’apparition des cases, insertion d’animations…

Il me faudra sans doute revenir plus longuement sur les conséquences esthétiques des productions de Professeur Cyclope. Je retiens surtout pour l’instant qu’en deux ans les modalités d’expression propres à la bande dessinée numérique, qui étaient jusqu’ici l’apanage de certains jeunes créateurs et blogueurs ou de dessinateurs expérimentateurs (Lewis Trondheim, Yslaire…), ont été transmises à d’autres auteurs professionnels qui ont osé tenter l’aventure sans garantie financière. Ils ont contribué à généraliser ce langage, et, d’une certaine façon, à le sortir de l’étape expérimentale. Par ailleurs, l’organisation du « hackhaton bd numérique » en juin 2014, par le Labo de l’édition et Sequencity, a constitué une autre étape dans la diffusion d’une idée essentielle : la création numérique de bande dessinée n’est pas si complexe qu’il n’y paraît, et l’obstacle technique n’en est pas un.

A côté des évolutions esthétiques de la bande dessinée numérique, la période a aussi vu le développement d’une réelle « intermédialité » pour la bande dessinée en général, pour reprendre le thème d’un récent colloque tenu à Poitiers. En d’autres termes, la bande dessinée dialogue de plus en plus avec les arts audiovisuels et la bande dessinée numérique est un facteur important dans l’accélération de ce phénomène.

Ainsi, si l’expérience de La Revue Dessinée n’a pas proposé une véritable réflexion sur le modèle économique, elle a grandement contribué a rapproché la bande dessinée avec des médias audiovisuels, éditorialement et esthétiquement. Elle a noué un partenariat avec France Info qui a donné lieu sur son site web à l’expérience Traits d’info, des créations graphiques numériques accompagnant des reportages en ligne employant des outils propres au média : interactivité, scrolling, ajout de sons, animation… Le numéro 5 sur la villa Yourcenar, réalisé par Alain Kokor avec l’outil Djehouti, est un très bon exemple de bande dessinée numérique simple mais immersive permettant d’aboutir à un reportage dessiné intéressant.

Alain Kokor, La villa Yourcenar pour Traits d'Info (La Revue dessinée/France Info), 2014

Alain Kokor, La villa Yourcenar pour Traits d’Info (La Revue dessinée/France Info), 2014

D’autres œuvres ont, durant la période, utilisé le dialogue avec d’autres médias comme principe de création : MediaEntity de Simon et Emilie, bande dessinée interactive jouant sur l’usage des réseaux sociaux, Je vous ai compris, un webdocumentaire en bande dessinée diffusé à la télévision et disponible comme application pour tablette. Cette dernière œuvre est produite par arte, qui finance également Professeur Cyclope. Il est intéressant de constater que le financement vient d’autres acteurs que des éditeurs traditionnels de la bande dessinée papier dont les initiatives en matière de création, réelles mais inabouties, demeurent encore timides.

(1) Si l’on se base sur le très utile rapport de l’ACBD pour 2013, le quatuor de tête des éditeurs en nombre d’albums produits est delcourt, Médias Participations, Glénat et Madrigall (Gallimard-Flammarion). En part de marché, le premier est Médias-Participation. (retour au texte)

(2) Olivier Jouvray s’en explique dans une interview donnée à du9 en janvier 2014 : « Au début, c’est un projet exclusivement numérique, et puis on est quelques-uns dans le groupe à s’être dit : on n’a pas envie de se couper du papier, on a envie de travailler avec les libraires. Parce que finalement, les seuls qui soutiennent la bande dessinée vraiment, aujourd’hui, au niveau commercial, ce sont les libraires. On a donc réfléchi à la question papier, et plus on avançait dans les discussions, plus on se disait : on va faire un magazine papier, et le numérique sera en parallèle — ce n’est pas un projet numérique d’abord, parce que le numérique… moi, j’ai fait dix ans de création de site Internet, j’ai travaillé sur des sites comme 8comix, j’ai travaillé pour le syndicat sur la question des droits numériques, donc je savais que le marché du numérique, c’était un truc de l’ordre de la recherche et développement, mais pas du projet industriel. Donc c’était dangereux. » (http://www.du9.org/entretien/la-revue-dessinee/) retour au texte)

(3) Rappelons qu’il fut celui de la première bande dessinée numérique française payante, Bludzee, de Lewis Trondheim, édité par AvecComics !.(retour au texte)