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Parcours de blogueurs : Davy Mourier

C’est incidemment que Davy Mourier, bien connu du monde des geeks (les vrais, pas ceux qui le sont devenus avec la mode), se transforme en dessinateur de bande dessinée. Le temps de quelques webcomics et de quelques albums. Et pourtant, s’il mérite une place dans nos « Parcours de blogueurs », c’est bien que son travail n’est pas si anodin que ça…

Davy Mourier l’homme orchestre du XXIe siècle

Davy Mourier joue Régis-Robert dans Nerdz : le troisième en partant de la gauche


Il était une époque (les années 1970-1980) où la bande dessinée flirtait allègrement avec la musique, et tout particulièrement avec le rock. Et de nombreux spécialistes du rock en devenaient spécialistes de bande dessinée voire scénaristes quand le coeur leur en disait, tels que Jean-Pierre Dionnet ou Philippe Manoeuvre. S’il y a un phénomène clairement parallèle à l’émergence de la bande dessinée numérique, c’est sa collusion avec les univers du jeu vidéo et de l’informatique, qui a amené des spécialistes du jeu vidéo, des amateurs de culture web, des informaticiens, à s’intéresser de près à la bande dessinée, comme auteur, critique ou éditeur (Kek, Julien Falgas…). Cette rencontre a notamment pu se faire par une certaine culture « geek » qui mêle bande dessinée et création numérique. Vous voyez où je veux en venir : Davy Mourier fait partie de ses spécialistes hommes-orchestres, aussi bien passionné de bande dessinée que de jeux vidéo, et également de production vidéo.
C’est d’abord dans ce domaine que Davy Mourier se fait connaître sur la scène culturelle. En 2000 il fonde avec Didier Richard et Rémy Argaud le collectif « Une case en moins » dont les activités se partagent entre la vidéo, la vente de bandes dessinées et l’animation dans des salons de manga. Au milieu des années 2000, lorsque Sébastien Ruchet et Alexandre Pilot décide de créer une chaîne dédiée aux passions variées de la culture « geek », le collectif de Davy Mourier apparaît comme l’interlocuteur idéal. C’est la création de Nolife en 2007, chaîne du cable dont Davy Mourier va devenir un des principaux animateurs, réalisateurs et producteurs, et ce dès son lancement. Il anime en particulier 101%, émission quotidienne, et, dès 2008, il décide de se consacrer entièrement à la chaîne. Le collectif « Une case en moins » est en tremplin idéal : c’est à travers lui qu’il imagine en 2007 pour Nolife une série qui va vite devenir culte : Nerdz. Il y détourne les codes habituels des sitcoms télévisés (la vie quotidienne d’une bande de colocataires) en les transposant dans le monde des geeks, avec des personnages de « nolife » rivés sur leur console de jeu et refusant toute vie sociale. Série habile et hilarante, composée d’épisodes courts d’environ cinq minutes, elle est, à partir de 2008, diffusée en ligne en même temps que sur la chaîne Nolife. Davy Mourier y joue lui-même un personnage de crétin appelé Régis-Robert. Les trois autres personnages principaux sont incarnés par d’autres complices récurrents : Mr Poulpe, Didier Richard et Maelys Ricordeau (http://nerdz.over-blog.net/).
Il conçoit et anime d’autres émissions qui sont, pour la plupart, diffusés à la fois sur son blog et à la télévision, sur Nolife et sur GONG. J’irais loler sur vos tombes est un magazine culturel sur la création en matière de jeu vidéo, de bande dessinée, de culture numérique. Roadstrip est une émission spécialisée dans la bande dessinée, faites d’interviews et de chroniques d’albums. N’oublions pas qu’elle est, avec Un monde de bulles sur PublicSénat une des rares émissions consacrées à la bande dessinée. Toutes ses émissions reprennent en effet les canons de la télévision, mais s’en éloignent par les modes de diffusion.
Enfin, on retrouve Davy Mourier chez le principal représentant de la culture japonaise en France, l’entreprise Ankama, fondée en 2001 à Roubaix, qui mêle services web, jeu vidéo (Dofus en 2004), animation et bande dessinée. Davy Mourier scénarise plusieurs épisodes de la série animée Wakfu, déclinaison de l’univers du célèbre MMORPG Dofus. En matière de bande dessinée, Ankama est l’éditeur du webcomics Maliki du dessinateur Souillon, ainsi que des productions sortis du forum de graphistes CaféSalé. Son lien avec la production de bande dessinée en ligne est dont très fort.

Par ses diverses activités de producteur, animateur et acteur télé, Davy Mourier s’est affirmé comme un des piliers de la culture « geek » qui connaît une traduction en matière de création et une médiatisation de plus en plus en importante à la fin des années 2000. Cette culture, riche par ses thèmes et variée dans ses supports, dont la définition demeure tout de même très fluctuante, met en avant tout un pan de la production artistique, qui croise la bande dessinée, l’animation, la télévision et la vidéo, le jeu vidéo, l’informatique, le jeu de rôle, le cinéma de genre et la culture japonaise. Cette culture à ses codes, ses références, et est portée par toute une génération d’adultes dont l’enfance et l’adolescence se sont déroulées pendant les deux dernières décennies du XXe siècle. La culture japonaise, très marquée par la convergence entre les supports modernes (vidéo, animation, jeu vidéo, bande dessinée), est un des moteurs, mais pas le seul, de la culture geek. Ce dernier point explique le tropisme générationnel : la culture japonaise fait son apparition en France dans les années 1980 et marque profondément des générations de spectateurs. La chaîne Nolife est un des principaux espaces d’expression et de dialogue de la culture geek, mais la libre diffusion en ligne en est également une caractéristique. Le potentiel de création et de distribution d’Internet est parfaitement investi par Davy Mourier qui a conquis un public avec son blog « Badstrip », mais aussi par ses collègues. Ainsi, la série Nerdz possède une extension uniquement disponible sur Internet par un vidéoblog du personnage principal, Darkangel64, qui complète les épisodes principaux.

Strips et dessins d’un « geek dépressif »


Même si on aurait tort de les réduire à cet aspect, les strips dessinés de Davy Mourier sont une des incarnations possibles de la culture geek, dont on retrouve quelques thèmes. Celui que Davy préfère est sans doute la nostalgie de l’enfance, mais j’y reviendrai à propos de son dernier album, 41 euros pour une poignée de psychotropes. Davy commence à publier des dessins sur Badstrip en 2006. Les histoires qu’il réalise déclinent l’usage fréquent des blogs bd : le journal personnel mettant en scène un avatar dessiné. Pour Davy, le blog est une manière de défouloir par lequel il peut exprimer ses névroses personnelles, et ses états d’âmes les plus sombres.
Il est inattendu mais agréable et juste de constater ce que donne la fusion entre l’esprit geek, trop souvent cantonné à son côté bouffon et farcesque, et une émotivité à fleur de peau. Les strips de Davy Mourier, loin des préoccupations superficielles d’autres blogs bd, s’enfoncent profondément dans l’inconscient et la psychologie de leur auteur, l’interaction avec le public, via les commentaires, établissant un rapport spécifique à la mise à nu d’inspiration autobiographique. La culture geek n’est pas abandonnée à cette occasion ; au contraire, l’impossibilité à grandir, la difficulté des relations amoureuses sont des thèmes qui en font tout autant partie.

Trois séries sont développées sur Badstrip par des épisodes réguliers. Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois est diffusée à partir de 2006. Elle mêle plusieurs techniques graphiques et raconte une histoire d’amitié et d’amour entre l’avatar graphique de Davy Mourier et une fille qu’il a rencontrée sur Internet à l’époque lointaine des premiers chats. Pour son auteur, Il était une fois… exploite, tant par son thème principal (les amitiés nourries par Internet) que par les techniques utilisés (photo numérique, dessin par ordinateur) et bien sûr par sa diffusion, une création entièrement fille de l’ère Internet et des émotions qui peuvent y naître et s’y développer. Il a ainsi déclaré lors d’une interview donnée au Festiblog 2009 : « Cette bande-dessinée est là pour contredire les gens arriérés  qui ont peur du virtuel… ».
Avec Papa, maman, une maladie et moi, Davy Mourier rentre plus précisément dans l’autobiographie (2007). Il s’intéresse cette fois à son rapport aux parents, et plus précisément à la maladie de son père. Enfin, Mouarf, journal intime d’un geek depressif est un étrange objet graphique : sous couvert d’illustrer les mésaventures d’un personnage de bande dessinée minimaliste, Davy Mourier explore plus avant les possibilités de la veine introspective. Il y mène quelques expérimentations graphiques, quelques amusantes mises en abyme qui montre ses progrès en matière d’expression graphique.
Les deux premières séries de strips seront publiées dans un même album aux éditions Adalie en 2009, et la troisième séparement, toujours chez Adalie. Il s’agit des premiers albums publiés par Davy Mourier. On peut lire certaines de ses créations ailleurs : il scénarise des histoires pour la dessinatrice et blogueuse Mélaka dans le célèbre et inusable Psikopat. Quelques unes de ses bandes dessinées sont aussi éditées et lisibles gratuitement sur le site de l’éditeur en ligne Manolosanctis : Préhistogeek, dessiné, justement, par Mélaka, Humour de geek et Histoire(s) de fille(s).

Dans ses vidéos comme dans ses bandes dessinées, Davy Mourier oscille toujours doucement entre et humour franc et une élégante émotion face à la vie. J’aurais même tendance à dire pompeusement qu’il incarne la face névrosée de la culture geek, celle qui revient sur ses défauts, sur son inadaptation au monde et à la vie. Une constante que l’on retrouve dans un chouette dernier album lui aussi venu du blog, 41 euros pour une poignée de psychotropes.

Nostalgie et psychanalyse


41 euros est édité en association entre Adalie, éditeur traditionnel de Davy Mourier, et Ankama, pour qui il travaille par ailleurs. Une fois de plus, l’origine de l’album se trouve par des dessins publiés sur le blog : des strips courts et percutants dans lesquels Davy Mourier se dessine dans des séances de psychanalyse. Si l’humour domine dans la série, il la réutilise dans un aboutissement du travail introspectif commencé en 2007.
Le récit de base qui est à l’origine de l’album pourrait ressembler à n’importe quelle histoire d’amour classiquement narrée sur un blog bd à tendance sentimentale. Après avoir rompu avec « elle » (on ne saura jamais son prénom), Davy Mourier rentre dans une profonde phase de dépression et entreprend de revenir sur « ce qui a merdé » et d’entamer une psychanalyse chez un spécialiste. Histoire banale, certes, mais il n’entreprend pas de nous la raconter selon un fil suivi et chronologique, ce qui serait par trop banal et attendu. Là est le premier effort de Davy Mourier qui, d’emblée, par la forme de son récit, se situe au-delà du simple témoignage autobiographique. 41 euros est principalement constitué de séquences successives tournant toutes autour du même sujet : qu’est-ce qui a merdé dans la tête de Davy Mourier, mais y répondant selon des biais différents et, surtout, selon des formes différentes. L’auto-apitoiement, qui reste un critère dominant de l’album et de sa gestation, s’en trouve en quelque sorte embelli, l’album se définissant d’emblée comme les traces d’une recherche sur « les origines du mal ».
L’une des séquences est la suite de stripŝ qui, publiée sur le blog, donne son titre à l’album. Dans ces strips se retrouvent quelques unes des caractéristiques d’autres travaux de Davy Mourier : le minimalisme graphique (les strips jouent sur une suite de plans identiques), l’emploi de photos retouchées, l’équilibre permanent et indécis entre l’humour et le drame. Ces séquences sont encore très traditionnelles : de simples strips courts comme on en voit tant. Mais autour d’eux, le long des pages de l’album, vont graviter une multitude d’autres séquences : des collages, des polaroïds, du texte illustré, des images qui se suffisent à elles-mêmes. Les collages et photos deviennent l’expression la plus directe des souvenirs, la trace laissée quelque part. Elles expriment le malaise de l’auteur : les difficultés d’une rupture qui transforme l’être aimé en obsession, les questionnements sans fin du dépressif, la remontée vers l’enfance… L’originalité formelle parvient à être généralement autre chose qu’un simple artifice : il faut la considérer comme le travail d’un auteur qui, dans son métier, est déjà un homme-orchestre habitué à passer d’une forme d’expression à une autre. Dans ce dernier album, Davy assume plus qu’ailleurs cet aspect multisupport en produisant un album de bande dessinée d’allure peu ordinaire.
Peut-être parce qu’il utilise des formes directes d’expression plutôt qu’une narration construite et logique, Davy Mourier rend très présent son mal-être psychologique au lecteur de 41 euros. Il touche là où ça fait mal, pour lui et pour le lecteur qui reconnaîtra, au détour de certaines pages, des moments et des pensées qu’il a lui-même vécu et conçu. On retrouve chez lui une manière d’entrer dans les profondeurs de ses pensées et la violence de sa relation à l’autre qui, avec des moyens et des thèmes totalement différents, peut faire penser au travail autobiographique de Fabrice Neaud ou de Mattt Konture dont je parlais récemment. A côté de ça, Davy Mourier maîtrise de mieux en mieux le trait simple mais nerveux qu’il s’est approprié au fil du blog.

L’une des réponses apportées par 41 euros aux questionnements métaphysiques de Davy Mourier est l’impossibilité à atteindre l’âge adulte. Elle nous intéresserait bien peu si l’auteur n’en profitait pas pour déranger un peu quelques codes graphiques et narratifs propre au récit d’enfance dessiné. C’est dans les premières pages qu’il nous présente son enfance et son adolescence : celles d’un gamin somme toute ordinaire des années 1980 : Récré A2, BD, jeu vidéo, Ulysse 31, Goldorak… L’effet de réel est donné par des collages de « vrais objets » de l’enfance, comme des stickers, des cartes scolaires, des emballages de malabars. Davy Mourier s’engage dans une sorte de fouille archéologique de laquelle il ressort ses vieilleries. 41 euros est lui-même pensé dans cette idée d’ancrage dans l’enfance puisqu’il prend l’apparence d’un carnet d’écolier à spirales. Le style graphique de Davy imite même parfois des dessins de marge, entre les cours, par l’emploi du stylo bille et son côté inachevé.
L’obsession de l’enfance n’est pas un élément innocent dans la culture geek qu’incarne Davy Mourier. Il y a bien, à la base, une forme de nostalgie de toute une culture de l’enfance que l’on cherche à redéplacer et réexploiter dans le monde adulte : les jeux vidéos, la télévision. Ainsi Davy se présente-t-il comme un petit garçon qui voulait faire « de la TV et des BD » et qui y est parvenu… mais qui trouve maintenant que « le monde des adultes ne me convient pas ! ».
Là où Davy prend le contrepied des clichés habituellement accolés à la culture geek, c’est dans l’usage qu’il donne de cette nostalgie de l’enfance. Elle n’est pas une simple régression comique, un cliché de « l’adulscent » atteint du « syndrôme de Peter Pan ». Elle se présente à la fois en positif et en négatif. Positif en tant qu’incroyable réservoir à imaginaire : les images de Davy Mourier sont nourries de références très générationnelles qu’il transforme dans le cours du récit. Négatif car la contrepartie de rester un enfant semble être de se laisser poursuivre par de multiples fantômes, et de ne jamais vivre comme tout le monde.

Pour en savoir plus :
Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois / Maman, Papa, une maladie et moi, Éditions Adalie, 2009
Mouarf – Journal Intime d’un Geek dépressif, Éditions Adalie, 2009
41 euros, pour une poignée de psychotropes, Éditions Adalie, Ankama Éditions, 2011
Le blog de Davy Mourier, Badstrip
Le site de Nerdz, et un vieil article, mais complet, du Culture’s pub sur le sujet.
Sur la culture geek, que je n’ai pas vraiment détaillé ici alors que j’aurais pu, il ne faut pas manquer le blog « Culture de masse, culture de genre, culture geek » de David Peyron, un doctorant en sociologie qui travaille sur la culture geek et qui donne sur le sujet de très enrichissantes réflexions.

Bouquet de bandes dessinées en ligne (2)

Depuis mon dernier article où je proposais à mon lectorat curieux et insatiable quelques trésors glanés ça et là sur la toile, le paysage de la bande dessinée numérique a quelque peu changé. Souvenez-vous, c’était il y a presque un an, en mars 2010. Izneo n’était pas encore arrivé avec ses gros sabots et ses bandes dessinées au kilo, la bédénovela Les autres gens venait tout juste de démarrer et Manolosanctis passait encore pour un petit éditeur.
L’idée d’un petit guide sélectif, tout subjectif soit-il, est on ne peut plus nécessaire dans le foisonnement actuel, certes encore bien maigre face au marché papier. Je vous propose donc un parcours à travers trois sites proposant des webcomics en lecture gratuite, à vous d’y trouver ce que vous cherchez. Et j’en profiterai pour signaler les quelques changements chez certains acteurs du domaine.

Les pionniers de Webcomics.fr toujours en lice (http://www.webcomics.fr/)
Le site Webcomics existe depuis 2007 (ce qui est déjà vieux à l’échelle de la bande dessinée numérique !), mais trouve ses origines dès 2002 avec Abdel-INN, un projet d’annuaires de bandes dessinées numériques lancé par Julien Falgas, qui sera donc à l’origine de Webcomics.fr, rejoint ensuite par Julien Portalier, Marc Lataste et Pierre Matterne. Il s’agit d’un portail d’hébergement de webcomics qui mise sur l’auto-édition. Pas de ligne éditoriale, donc, mais plutôt une liberté donné aux auteurs, aussi amateurs soit-il, puisque n’importe qui est libre d’y publier son travail, dès lors protégé par une licence Creative Commons. Le site sert souvent de plate-forme publique pour diffuser plus largement des webcomics à la diffusion confidentielle, sur blogs et autres supports privés. Il s’est affirmé, à l’instar de GrandPapier, du portail Lapin ou de 30joursdebd, comme l’une des plate-formes d’hébergement les plus dynamiques, incluant un forum et un système de commentaires.
Depuis sa création, quelques changements sont intervenus. Un partenariat a été mis en place avec TheBookEdition pour permettre aux auteurs du site d’auto-éditer, sur une collection dédiée, leur album papier (TheBookEdition étant un organisme d’auto-édition à la demande se chargeant de l’impression, de la vente en ligne et de la gestion des droits d’auteur). De plus, une refonte du site est prévue pour les mois à venir (une opération que je tâcherais de suivre avec attention !) pour lui ajouter des évolutions techniques. Un appel aux dons a été lancé il y a peu pour faciliter cette opération et permettre au site de continuer à aider la création en ligne.
Modèle économique du don, gratuité d’accès, liberté de diffusion, encouragement à l’auto-édition, Webcomics.fr se situe bien loin d’un modèle de diffusion standard et applique à la bande dessinée numérique certain codes éthiques et économiques de l’esprit du logiciel libre qui se développe au moins depuis la fin des années 1990. Système basé sur la libre circulation des idées, l’affranchissement partiel de la loi du marché et une interprétation très souple du droit d’auteur comme contrat de confiance entre le créateur et l’utilisateur, l’idéal du « libre » se distingue nettement des modes traditionnels de consommation de la culture. Webcomics.fr vient reconnaître et favoriser l’existence d’une pratique amateure de bande dessinée en ligne par un outil de publication simple à utiliser, parfois comme un premier pas vers une pratique professionnelle. Il ne se situe pas contre la pratique professionnelle ou l’édition papier, mais « à côté ».

Venons-en au vif du sujet : les bandes dessinées. Une petite sélection personnelle que je soumets à votre temps libre :
– Wayne, créateur très actif de bande dessinée numérique humoristique (ayant publié un album aux Editions Lapin), est l’auteur du strip Cadavre et cadavre. Un dialogue fort drôle entre deux macchabés frères jumeaux, qui fait suite à un autre strip du même auteur, Foetus et foetus. On ne dira jamais assez combien la bande dessinée numérique a encouragé le format du strip régulier. Pour lire encore plus de récits par Wayne, un détour par son blog, « Bière, BD et maladies mentales » est la meilleure des idées.
– Eusèbe est un auteur au trait virtuose, coutumier d’un réalisme du détail et amateur, parfois, d’un registre animalier hyperréaliste qui peut rappeler Blacksad ou De cape et de crocs. Outre la mise en ligne d’extraits de certains de ses albums papier, comme La Rose et l’Aigle, avec Bruno Césard au scénario, on s’arrêtera avec plaisir sur Hot Dog, un récit complet scénarisé par Frédéric Mercier dans un univers d’anticipation où des animaux doués d’intelligences traquent le « dernier homme ».
– Gedaye n’a publié qu’un seul webcomic sur le site, Company Victory, mais celui-ci détonne tant par son style que par son rythme narratif rapide et efficace. Un récit de guerre froide totale, élégamment violent et suffisamment original ; encore en cours de parution.
– Le prolixe Monsieur To, habitué de Webcomics.fr, mais aussi de Manolosanctis (voire plus bas) est l’auteur, entre autre chose, d’Etat des lieux, qui s’inscrit dans la tendance forte de l’autofiction de la dernière décennie, avec plus de nuances et de recherches que d’autres productions identiques que l’on trouve sur Internet (ou ailleurs), et un trait des plus élégants.
Le paradoxe de Fermi de Jean-Baptiste Crocodile vaut surtout par sa technique étonnante : l’auteur utilise un logiciel d’animation en images de synthèse qui lui autorise un hypperéalisme photographique vraiment surprenant, proche de l’esthétique des jeux vidéos. Proche aussi par son thème de certains jeux vidéos de ces dernières années, puisqu’il s’agit d’un récit post-apocalyptique qui réunit quatre femmes (à la plastique inévitablement avantageuse) luttant contre « une théocratie obscurantiste ». Ce n’est pas dénué de clichés et de retournements téléphonés, mais les fans du genre ne manqueront pas. Là aussi, un récit complet.

Agora, le nouveau projet de Manolosanctis

Ce qui passait, il y a un an, pour une petite maison d’édition en ligne à tendance communautaire est en train de prendre une ampleur nouvelle. Mon interprétation personnelle est que Manolosanctis s’écarte progressivement de la voie amateure jusque là largement majoritaire dans la création en ligne pour se donner une image résolument professionnelle et une solidité commerciale. Les albums papier se multiplient, et par conséquent la présence en librairie. Les éditeurs de Manolosanctis ont parfaitement compris la logique marketing qu’il y a à ne jamais cesser de faire des « coups » commerciaux pour entretenir la publicité et accroître sa visibilité. D’où, récemment, la mise en ligne d’une bande dessinée d’après le film True grit des frères Coen, avant même la sortie de ce dernier (et « en association avec Paramount », s’il vous plait) qui est déjà annoncé partout comme un succès en salles. Bon, l’essentiel est qu’on trouve encore sur Manolosanctis d’excellentes bandes dessinées et qu’elle continue de faire découvrir des auteurs de qualité, comme Thomas Gilbert qui en est au second volume de sa série Oklahoma Boy, ou encore Renart, autre habitué du site.
Le dernier grand projet de création lancé par Manolosanctis est Agora. Les éditeurs réitèrent ici le principe des « concours » avec parrainage qu’ils ont déjà expérimentés à deux reprises : à l’hiver 2009 avec Phantasmes, parrainés par Pénélope Jolicoeur et durant l’année 2010 avec 13m28, parrainé par Raphaël B. Signe des temps, ce n’est plus un blogueur bd qui prend le relais pour le troisième concours mais Thomas Cadène, créateur et scénariste de la bédénovela numérique Les autres gens. (Au passage, pour ceux qui ne le sauraient pas : Les autres gens a cédé à l’appel du papier et publie un recueil des premiers épisodes chez Dupuis prochainement.) Paradoxalement, cela signifie que Thomas Cadène a réussi son pari de rendre viable et intéressant financièrement un projet entièrement numérique payant. Bref.
Je rappelle ici le principe du concours Agora, qui est le même que pour 13m28. Thomas Cadène a dessiné seize pages d’une histoire alléchante où il exploite son goût pour le croisement du fantastique et du quotidien. Dans un futur proche, la planète Terre est recouverte à un cinquième de sa surface par une étrange et informe masse rouge qui semble vivante. Elle provoque chez les populations des paniques et change définitivement, quoiqu’imperceptiblement, la vie des êtres humains. 16 pages de Thomas Cadène, dont on connaît l’art d’invention de profils psychologiques de personnages variés, fixent les lignes principales d’une intrigue dont les auteurs de Manolosanctis et autres participants sont invités à s’emparer. La caractéristique de Manolosanctis est d’être un éditeur « communautaire », c’est-à-dire qui utilise les forces vives d’une communauté d’internautes, du dessinateur au lecteur en passant par le scénariste (tant au niveau de la création qu’au niveau de la ligne éditoriale). Le tout étant sous-tendu par un système de forum, d’activation des réseaux sociaux, et de commentaires. Plusieurs épisodes se sont donc mis à naître spontanément à partir de l’intrigue principale de Thomas Cadène, pour l’essentiel par des auteurs débutants. Il n’y a pas de règles fixes tant qu’un rapport est établi avec l’épisode-mère : les épisodes-filles peuvent se dérouler après ou avant, emprunter les personnages existant ou en inventer des nouveaux, et bien sûr, aucune contrainte stylistique n’existe véritablement. D’autre part, les auteurs sont encouragés à faire correspondre leurs épisodes (s’emprunter des personnages, des situations, etc.) pour obtenir, au final, une trame cohérente et un album prévu pour septembre 2011. La proposition de Thomas Cadène appelle toute sorte de scénarios, du contemplatif au plus aventuresque, voire à l’humoristique. Déjà, 13m28, qui utilisait les mêmes principes, avait démontré la variété des idées qui pouvait naître de ce type de projet collaboratif. Les projets individuels d’épisodes sont mis en ligne au fur et à mesure de leur réalisation et le lecteur a parfois accès à de délicieux étapes de croquis préparatoires, ainsi qu’aux discussions sur le scénario via le forum, par exemple.
Pour lire les épisodes du projet Agora : http://www.manolosanctis.com/contests/vivre-dessous
L’intérêt esthétique de ce concours est d’exploiter le potentiel créatif d’une communauté web dans son ensemble, afin d’exploser les possibilités scénaristiques et narratives de la bande dessinée. On en revient à la définition de « toile infinie » qui caractérise la bande dessinée numérique selon Scott McCloud. Internet démultiplierait les possibilités de la bande dessinée. Pas forcément individuellemment : la plupart des épisodes sont bons, mais sans trop d’originalités, mais plutôt sur la longueur. Agora concrétise et amplifie des principes scénaristiques jouant sur la gestion parallèles d’intrigues variées au sein d’une « série » aux ramifications potentiellement infinies, principes mis en oeuvre par exemple dans la série Donjon et ses multiples époques, ses multiples intrigues, ses multiples personnages. Internet devient alors une caisse de résonance très efficace. Le concours Agora, lancé lors du festival d’Angoulême, prend fin à la fin du mois de mars.

8comix, ou le plaisir du feuilleton

L’un des effets les plus généralisés de l’émergence du numérique sur la lecture de bande dessinée a été le grand retour d’un plaisir feuilletonnesque que la perte de vitesse des périodiques de bande dessinée avait quelque peu fait oublier dans les décennies précédentes. Je ne vais pas revenir là-dessus dans le détail, mais les années 1990 avaient été caractérisées par un net retournement de situation éditoriale, où le support de base pour lire de la bande dessinée n’était plus la revue mais l’album, et que, corrolairement, le rythme de lecture dominant n’étant plus la périodicité (avec ses suspens et ses aventures à suivre) mais le récit complet.
Que le numérique ait permis le retour de la lecture feuilletonnesque en bande dessinée est une évidence : tant les dessinateurs de webcomics que ceux de blogs bd ne livrent pas à leurs lecteurs un produit fini et entier, mais des épisodes à suivre, parfois sur le fil de l’improvisation, recréant ce lien particulier du « rendez-vous » de lecture qui avait fait le succès des périodiques de bande dessinée dès les années 1930. Déjà, début 2010, le projet de Thomas Cadène Les autres gens avait repris cette idée que la diffusion de contenus sur Internet fonctionnant selon le principe de la mise à jour (favorisé, entre autre, par la généralisation des flux RSS qui informent l’internaute des parutions au fur et à mesure), l’une des richesses que le numérique pouvait apporter à la bande dessinée était ce fameux retour à une pratique de lecture quelque peu oublié et qui avait pourtant fleuri dans les années 1950-1970 en France et dominait la narration des séries télé : l’épisode quotidien. 8comix se base sur une idée semblable. Contrairement à beaucoup d’expériences de lecture numérique, la proximité avec le papier a été nettement privilégiée par l’utilisation d’un format « blog » : une succession verticale de planches/épisodes sans logiciel de lecture case par case, sans clics de la part du lecteur comme on trouve chez Manolosanctis sus-cité, ou encore Les autres gens.
8comix est avant tout un projet d’auteurs professionnels « papier ». Il s’agit au départ de l’initiative de 8 auteurs (rejoint depuis par trois autres) ayant créé fin janvier une plate-forme de diffusion en ligne gratuitement accessible. Chacun des auteurs l’utilise comme bon lui semble. Certains s’en serve comme d’une plate-forme de pré ou post-publication pour des albums prévus pour le papier, déjà sortis ou encore à sortir. D’autres y menent des expériences de créations inédites.
– C’est le cas de Efix qui profite de 8comix pour livrer une histoire plus personnelle que ses albums papier puisqu’il se lance dans une auto-psychanalyse délirante intitulée Anarchie dans la colle. Si le propos reste relativement classique, parfois un peu trop décousu, on sent bien que le numérique a libéré l’auteur du format de la page et lui a permis de faire exploser quelques codes : enchaînements rapides et très libres, ajouts de photographies, mélange de dessin et de texte typographié… Reste à voir les méandres que va prendre ce récit personnel.
– C’est le cas aussi d’Alfred et Cyril Pedrosa qui travaillent sur un strip hebdomadaire, José, l’histoire d’un petit extraterrestre complétement débile qui a pour mission de diffuser l’amour sur Terre.
– Et donc je vous parlais d’auteurs qui utilisent 8comix pour pré ou post-publier leurs albums papier. Si j’étais d’abord sceptique face à cette idée, je l’ai testée avec L’île au cent milles morts de Fabien Vehlmann, dessiné par Jason (sorti ce mois-ci chez Glénat). Le résultat est tout à fait probant, en réalité. Outre l’argument financier (l’accès gratuit et illimité sur le site), lire cet album en ligne permet de revenir à ce plaisir feuilletonnesque que j’évoquais au début. C’est un nouvel épisode de six pages qui est publié chaque semaine, et le « rendez-vous » fonctionne.bien. Il faut dire qu l’histoire de Vehlmann s’y prête bien. Il nous propose une sorte de remake onirique de L’île au trésor de Stevenson : une jeune fille, Gweny, trouve un jour une bouteille contenant la carte menant à un trésor. Or, il s’agit de la même carte que son père a suivi il y a cinq ans ; il n’est jamais revenu. Gweny décide de faire appel à une bande de pirates pour atteindre l’île. Le scénario est plein de surprises, car on découvre bien vite que cette bouteille à la mer n’est qu’un piège fomenté par une étrange confrérie. Le feuilleton, évidemment, se nourrit très bien de l’aventure façon récit de pirate. Et le style de Jason, posé et méditatif, s’avère finalement être un très bon moteur à suspens, tout en amplifiant les côtés surréalistes du scénario.
– Dernière bonne pioche dans 8comix : Babel de Gess. Une histoire de tueur à gages de la Belle Epoque siècle avec une esthétique de gravure à l’ancienne et une belle densité littéraire. La publication n’est que bimensuelle, mais toutes les semaines est publié un « intermède » amusant aux allures de faits divers fantastique, ou de légende gothique, dans l’esprit de la série. Une façon de ne pas perdre le contact avec le lecteur, et de s’évader un peu hors de l’intrigue principale.
On suivra le blog d’8comix pour rester informé des nouveautés (http://blog.8comix.fr/). 8comix essaye ainsi, par la diffusion en ligne, de créer des rapports de lecture différents. On est plus ici dans une réflexion sur le potentiel de diffusion ouvert par Internet pour la bande dessinée que sur son potentiel de création. Mais, déjà, les mentalités changent, les idées progressent, les expériences se multiplient, et le numérique trouve sa place face, ou en complémentarité avec le papier.

Parcours de blogueurs : Tanxxx

Dans le foisonnement que furent les années 2004-2005 en matière de blogs bd, j’ai toujours regretté de passer à côté d’une blogueuse qui a su démontrer par la suite au public que son blog n’était qu’une partie de son talent : Tanxxx. Faisant mon pain quotidien de Frantico, Boulet, Ga, Cha, Lovely Goretta, Laurel, Miss Gally, Mélaka, Pénélope Jolicoeur, la discrète niche dans laquelle se situait Tanxxx est passée dans mon angle mort. Cette petite introduction pour expliquer deux choses : le temps que j’ai mis avant de consacrer un « parcours de blogueurs » à Tanxxx, et les éventuelles imperfections de cet article, écrit par quelqu’un qui ne découvre que maintenant le blog de Tanxxx (mais qui, fort heureusement, avait déjà su s’enquérir de ses autres travaux).

Tanxxx dans la foule des premiers blogueurs bd


Le parcours de Tanxxx ne commence pas directement par la bande dessinée, partie de son travail qui émerge au moment de la création de son blog vers 2005 (indépendamment de ce même blog, d’ailleurs). Tanxxx, née en 1975, étudie aux Beaux-Arts d’Angoulême en section Art, période pendant laquelle elle dit n’avoir que très peu dessiné, et commence véritablement une carrière de dessinatrice vers 2003, se spécialisant tout particulièrement dans l’affiche rock. Elle collabore notamment avec le sérigraphiste Brazo Negro pour réaliser de belles affiches de concerts, ou de films de série B. Cette activité reste d’ailleurs l’activité professionnelle principale de Tanxxx, et je vous laisse admirer sur son site, http://www.tanxx.com/, le reste de ses réalisations dans le domaine de l’affiche.
Avant tout illustratrice, Tanxxx ne se destine pas d’abord à la bande dessinée. Mais, en lançant son blog autour de 2004, elle se risque à quelques trips. Même si j’ai quelques doutes sur la date, il est certain que Tanxxx fait partie de la première vague de blogs bd, celle qui voit commencer, dès 2003-2004, de futurs « célèbres blogueurs » tels que Pénélope Jolicoeur, Boulet, Laurel, Miss Gally ou Cha, c’est-à-dire avant l’apparition éclair du blog de Frantico, puis la création du Festiblog, deux évènements qui, en 2005, lanceront définitivement le phénomène auprès d’un public de plus en plus large. Et comme la grande majorité des blogueurs de la première génération, elle est d’abord une dessinatrice investissant la toile comme espace d’expression. D’abord sur un site free, à présent fermé, puis sur un blog appelé « Des croûtes au coin des yeux » ; http://tanxx.com/bloug/.
En feuilletant les archives du blog de Tanxxx, on retrouve le plaisir encore naïf des temps où la « blogosphère bd » ne se composait que de quelques dessinateurs discrets, se connaissant tous entre eux, et dont il était facile, en tant que lecteur, de faire le tour. Quelques strips qui semblent griffonnés sur un coin de table, des anecdotes personnels, de brefs textes lors des temps de disettes graphiques. Le blog lui permet aussi de s’affranchir du format serré de l’illustration, qui impose un dessin unique, pour aller vers la narration et utiliser son crayon d’une autre manière, peut-être plus décontracté et plus prolixe.

BD rock, affiche rock


L’une des composantes du mouvement des blogs bd a été une forme de résurgence de ce qu’on appelle parfois la « BD rock », notion très vague plus que réel projet esthétique, mais qui permet de replacer Tanxxx au sein d’une communauté de blogueurs partageant les mêmes passions. La blogosphère a compté plusieurs blogs bd dont les auteurs revendiquaient un intérêt pour le rock, en particulier dans ses formes punk et hardcore, particulièrement propices, par leur marginalité, à l’apparition d’une fan-culture underground : Cha (Ma vie est une bande dessinée), Slo (Sombrebizarre), Louna (Au donjon joyeux), qui font tous trois partie du collectif Humungus (http://collectifhumungus.free.fr/), rassemblant actuellement neuf dessinateurs autour d’un fanzine (Speedball, depuis 2007) et de réalisations de fresques lors de festivals ou concerts (les blogs n’ont bien sûr pas été le moteur de leur rassemblement, mais servent au moins de caisse de résonnance pour leurs réalisations). Tanxxx, sans faire partie du collectif, a participé au premier numéro de Speedball. Quelques blogs bd incarnent une déclinaison de la « BD rock » sur la toile.
Un petit point sur ce que j’entends par « BD rock », notion éminemment floue (et même moi, je ne suis pas bien sûr de comment l’utiliser). J’y pense par comparaison avec un mouvement analogue qui a amené à la fondation de Métal Hurlant dans les années 1970 et qui a porté, dans les décennies suivantes, une partie du monde du fanzinat (Guillaume Bouzard, Pierre Druilhe, Jean-Christophe Menu, Mattt Konture, Max, Luz, font partie des auteurs récents qui ont su mêler dans leur oeuvre souvenir du fanzinat et amour de la scène rock). Ce sont des dessinateurs dont l’un des moteurs du rassemblement (autour d’un fanzine, d’une association, d’une maison d’édition, d’une communauté sur le net) est un goût pour le rock qu’ils cherchent en plus à exprimer dans leurs travaux. Ce qui passe le plus souvent non par une uniformisation des styles, mais par des références à des thèmes communs : les concert et la musique, évidemment, mais aussi d’autres aspects périphériques de la culture rock, comme le lien avec le cinéma de série B et les films d’horreur dans le cas du punk qu’affectionne Tanxxx. On passera bien sûr sur le jeune label KSTR de Casterman où la notion revendiquée « d’esprit rock » est plus un concept commercial qu’une réalité, puisqu’il ne s’établit sur aucune communauté de dessinateurs fidèles. Mais au fil de revues, d’albums, d’auteurs particulièrement efficaces, on voit resurgir occasionnellement ce qui pourrait être une « BD rock », réunissant à la fois un public de fan de BD et de fan de rock. La puissance communautaire (rassembler un public de fans fidèles qui se reconnaissent et s’apprécient autour de références communes) de certains courants du rock comme le métal ou le punk joue ici un rôle fédérateur important.

Il est souvent difficile de trouver des artistes qui revendiquent jusqu’au bout le concept de BD rock, c’est-à-dire qui non seulement traitent dans leurs albums ou travaux de thématiques précises, mais en plus s’intègrent au monde du rock, ou cherchent à traduite, dans leurs dessins, les émotions transmises par la musique. Si bien qu’il s’agit le plus souvent d’une mode passagère et que les dessinateurs passionnés de rock prouvent, fort heureusement, qu’ils sont capables de produire autre chose et d’évoluer. Dans le cas de Tanxxx, pourtant, l’idée semble alléchante de tisser un lien solide entre la culture rock et son travail de dessinatrice. Même si, là encore, il ne se réduit pas à cela.
Son travail de graphiste rocken est un bon exemple, où dessin et musique se trouvent concrètement mêlés, puisque l’affiche doit exprimer le contenu du concert, pour attirer un public qui sache s’y reconnaître. Plus, peut-être, que dans d’autres domaines de l’illustration, l’affiche rock s’est affirmée comme un art autonome, avec ses codes et ses maîtres ; parce qu’il réalise les affiches, les pochettes de disques, les flyers, le graphiste est l’un des acteurs incontournable de la culture rock. Le festival Rock en Seine propose d’ailleurs depuis 2009, en marge des concerts, des expositions de dessinateurs. Tanxxx explique à propos de sa collaboration avec le sérigraphe Brazo Negro : « Nous aimions la musique et la sérigraphie, et il n’y avait pas meilleur moyen de combiner les deux. ». Elle s’est aussi formée auprès de Guy Burwell (http://www.guyburwell.com/) et s’est intégrée à la communautés des affichistes rock dont elle cite de nombreux artistes dans une interview donnée sur le blog Crewkoos (pour ceux que le sujet du graphisme rock intéresse, le blog de Crewkoos fourmille d’informations sur le sujet). Elle décrit ainsi la manière dont elle voit les spécificités de l’affiche rock : « Pour le poster rock en particulier, bien évidemment l’inspiration vient du groupe lui même, il peut avoir une identité visuelle forte, ce qui est soit une facilité soit un piège monumental, mais la plupart du temps j’écoute le groupe et j’essaie de retranscrire l’ambiance générale de sa musique. ». Tanxxx réalise les affiches pour les concerts en France du groupe canadien NomeansNo, qu’elle fait apparaître dans son album Rock, Zombie.

Tanxxx et la bande dessinée

Si Tanxxx reste avant tout une illustratrice, plus à l’aise dans les dessins uniques, les amateurs de bande dessinée peuvent également apprécier son travail dans plusieurs ouvrages. Tout d’abord dans des artbooks, mode classique de diffusion des illustrateurs : deux ont parus aux éditions Charrette en 2006-2008 (http://editions.charrette.free.fr/). Elle a d’ailleurs participé, chez ce même éditeur, à un album collectif en hommage à Popeye en 2010. Plus récemment, un autre éditeur, le Potager moderne, a édité un portfolio au tirage limité intitulé Tanxxx girls.
C’est en réalité dès 2005 que Tanxxx se lance dans la bande dessinée en publiant chez les Requins Marteaux Rock, Zombie. Court album, il part d’un principe très simple : Tanxxx se rend à un concert de son groupe préféré dont elle vient de dessiner l’affiche, NomeansNo, lorsque le public du concert se transforme progressivement en une armada de zombies affamés. Sorte d’hommage personnel au cinéma bis, qui regorge de ce type de scénario zombiesque qui n’ont d’autre intérêt que de voir des humains massacrer des morts-vivants, et inversement, Rock, Zombie, pour être le premier album de Tanxxx, multiplie les clins d’oeil à sa double expérience de graphiste et de public rock. On peut lire la suite de cet album, réédité depuis, sur le site de Tanxxx sous le titre Faire danser les morts. (Au passage, je signale aux fans de cinéma bis que Hard rock zombies est aussi le titre d’une comédie musicale de 1984 dont je vous invite à lire la critique sur Nanarland, ou même à le voir pour les plus curieux/téméraires d’entre vous). Il suffit de regarder les pochettes des disques des groupes de hard rock Iron Maiden ou Black Sabatth pour comprendre que rock et film d’horreur ont fait partie d’une culture commune, dont le graphisme était la meilleure expression. Par la suite, Tanxxx continue de nourrir ses albums des mêmes références croisés au rock et aux films d’horreur, comme le montre la couverture Double Trouble sorti en 2007 aux Enfants Rouges, qui reprend en partie des strips retravaillés du blog Des croûtes aux coins des yeux, et d’autres illustrations inédites mettant en scène Tanxxx elle-même et certains de ses personnages récurrents : le chat Burzum, Tom de NomeansNo, ou l’inimitable madame Putois que l’on retrouve dans El Coyote. Enfin, Tanxxx se prête parfois au jeu que lui suggère un scénariste : dans Neuf pieds sous terre, paru fin 2010 aux éditions Six pieds sous terre, elle cosigne avec Loïc Dauvillier un délicieux et malin petit conte macabre qui raconte les mésaventures d’un chat suicidaire qui meurt à la fin de chaque chapitre avant de ressusciter au début du suivant. Plusieurs revues accueillent aussi les histoires de Tanxxx : notamment Le Psikopat, L’Echo des savanes et Sierra Nueva des Requins Marteaux. Elle y développe ce même univers à la fois drôle et macabre, inspiré par un certain cinéma d’horreur.
A entendre évoquer les maisons d’éditions sus-cités, l’amateur averti de bandes dessinées remarque de la part de Tanxxx un certain tropisme vers l’édition alternative : Charrette, le Potager Moderne, les Enfants Rouges, sont de petits éditeurs. Six pieds sous terre et les Requins Marteaux le sont certes un peu moins, mais n’en sont pas pour autant des éditeurs grand public. Les Requins Marteaux, même, représente tout un héritage du fanzinat underground (et se montre finalement assez proche de l’esprit décadent, non-conformiste et ironique du mouvement musical punk par sa ligne éditoriale) dans lequel on ne s’étonne pas de trouver Tanxxx. Plus récemment, elle s’est liée à plusieurs projets d’édition alternative situées bien à l’écart des grandes machines de l’édition de BD, comme la jeune maison d’édition Même pas mal, par laquelle elle édite plusieurs illustrations (http://meme-pas-mal.fr/). Même pas mal accueille dans son catalogue de nombreux autres blogueurs amateurs d’humour noir (Goupil Acnéique, Pixel Vengeur, Abraham Kadabra) ou de rock (Cha). Certains de ces projets se développent d’ailleurs uniquement en ligne. Tanxxx participe ainsi au webzine El Coyote (dans lequel on retrouve ses collègues Cromwell, Rica et d’autres encore) et à la bédénovela de Thomas Cadène Les autres gens dont je vous donne régulièrement des nouvelles sur ce blog. Vous l’aurez compris : les occasions de lire Tanxxx ne manquent pas.

A côté de ses nombreux projets dans l’édition alternative et la diffusion en ligne, Tanxxx s’est fait connaître d’un public plus large lors de la publication d’Esthétiques et filatures, scénarisé par Lisa Mandel, dont je vous parlais dans un ancien Parcours de blogueur. L’album, paru en 2008 dans le label KSTR de Casterman, a fait partie de la sélection officielle d’Angoulême lors du FIBD 2009, sans pour autant recevoir de prix à cette occasion. Cette nomination a pu servir de tremplin à l’album qui reçut, cette même année 2009, le prix Artémisia (pour la promotion des femmes auteurs de bande dessinée).
Tanxxx n’est pas elle-même scénariste au long cours et il me semble que c’est bien dans cet album qu’elle a pu développer au maximum ses compétences de dessinatrice de bande dessinée, tout au long d’une histoire longue et complexe qu’elle n’aurait pas su mener seule (les histoires qu’elle a scénarisé jusque là s’aventurant rarement au-delà de l’anecdote). Lisa Mandel avait depuis longtemps en tête le scénario d’Esthétiques et filatures et a voulu le confier spécialement à Tanxxx, qu’elle voyait comme une des dessinatrices les plus à même de restranscrire l’ambiance voulue pour l’histoire. C’est un récit contemporain qui voit se croiser deux femmes : Marie, une jeune lesbienne caractérielle qui fuit la colère de son père et Adrienne, trentenaire blonde paumée dont le vernis de normalité va peu à peu craquer sous l’influence de la fugitive. On y retrouve des thèmes déjà présents dans d’autres albums de Lisa Mandel : l’homosexualité, la violence des rapports humains, l’impossibilité à devenir adulte… Ils sont traités de manière délicate, à la marge d’un scénario de roman noir aux ressorts surprenants (les amateurs de Lisa Mandel connaissent son art du rebondissement inattendu). Et c’est assez plaisant de se dire que la scénariste a accepté de prendre le risque de confier une de ses histoires à une dessinatrice dont le style est à l’opposé du sien. L’album est réussi, au moins dans cette fusion de deux styles autonomes, l’un narratif, l’autre graphique.
Sans doute est-il temps, justement, de parler du style graphique de Tanxxx, qui reste cohérent des affiches aux albums en passant par le blog (quoique logiquement un peu plus relâché dans ce dernier). Tanxxx est une spécialiste du noir et blanc et ne se risque que très peu vers la couleur. Les effets d’ombre et de lumière qu’elle parvient à donner installent d’emblée une ambiance sombre et lourde. On la rapproche souvent, d’interviews en interviews, de maîtres de l’underground américain contemporain qu’elle admire et chez qui elle semble avoir appris la gestion des noirs et blancs ainsi que le goût des déformations physiques expressives : Charles Burns (Black hole), Daniel Clowes (Ghost world), les frères Hernandez (Love and rockets). Surtout faut-il dire qu’elle s’approprie leur style glauque au sein de son propre univers, plus humoristique et moins désespéré. Loïc Dauvillier, dans Neuf pieds sur terre, exploite malicieusement le goût du noir et blanc et la puissance des ombres chez Tanxxx puisque, au fur et à mesure que le chat meurt et ressuscite, encore et encore, le style graphique change au cours de l’album, le noir envahissant progressivement la ligne claire initiale. Dans Esthétiques et filatures, le style de Tanxxx assure une grande partie de l’ambiance et fait passer sans accrocs certaines ficelles du scénario où le risque de pathos ou de ridicule était parfois grand : dès qu’il est question de violence, de sexe ou de toute autre émotion forte, le dessin de Tanxxx s’impose,plus grave que dans ses autres travaux, mais souvent très posé voire virtuose dans des pleines pages savamment composées qui nous rappellent qu’elle est d’abord une illustratrice au graphisme sans concession.

Pour en savoir plus :

Webographie :
Site internet : http://www.tanxx.com/
Blog Des croûtes au coin des yeux
Webzine El Coyote
Interview sur le blog CrewKoos
Interview au FIBD 2009 avec Lisa Mandel lors de la sortie d’Esthétiques et filatures
Interview à Bodoï lors du prix Artémisia pour Esthétiques et filatures.

Bibliographie :

Rock, Zombie, Les Requins Marteaux, 2005
Tanxxx, Editions Charrette, 2006
Double Trouble, Les Enfants Rouges, 2007
Tanxxx2, Editions Charrette, 2008
Esthétiques et filatures, Casterman, 2008 (scénario de Lisa Mandel)
Neuf pieds sous terre, Six pieds sous terre, 2010 (avec Loïc Dauvillier)

Le concours Révélation Blog 2011 (le retour de l’article)

J’étais revenu, l’année dernière sur le concours Révélation Blog qui se donne pour objectif de soutenir les dessinateurs débutants qui tiennent un blog et de leur permettre de se faire publier (Révélation blog 2010, à la chasse aux débutants). Le site du concours, qui en est à sa quatrième édition, est le suivant : http://www.prixdublog.com/. Je dois bien avouer que, depuis un an, j’ai nettement moins trouvé le temps que les années précédentes pour découvrir de jeunes blogueurs et de nouveaux blogs au-delà de ma tournée habituelle. Le concours Révélation blog 2011 tombe à point pour me permettre de renouer un peu avec ce type particulier de bande dessinée en ligne et d’en constater les évolutions. Il est donc temps de revenir sur les trois blogueurs sélectionnés parmi lesquels, parmi lesquels un gagnant sera designé lors du FIBD le 28 janvier.

Avant tout, un petit rappel didactique et bref pour ceux qui ignoreraient tous des blogs bd. A l’origine, un blog est un outil de communication sur le web qui présente deux caractéristiques principales : 1. l’espace laissé libre au blogueur est hebergé par un hébergeur de blogs qui facilite la mise en ligne des articles, rendant plus intuitif les processus techniques de publication en ligne ; 2. les articles postés par le blogueur sont identifiés par leur date et se présentent à l’internaute comme une suite d’articles qui se succèdent dans le temps. Le terme « blog bd » a commencé à être utilisé lorsque des dessinateurs, au lieu de mettre du texte sur leur blog, ont posté des dessins faisant appel aux codes graphiques de la bande dessinée (séquentialité, bulles, narration, etc.). Dans le domaine francophone, les premiers blogs bd ont vu le jour vers 2003-2004 et se sont multipliés à partir de 2005. Face à la manne de vocation ainsi ouverte (beaucoup de blogs bd sont un support de publication pour des dessinateurs amateurs, à l’image du fanzine), un prix du blog a été lancé en 2008 par plusieurs éditeurs (Vraoum, Diantre !, l’Officieuse collection), en collaboration avec la section « jeunes talents » du festival d’Angoulême : le prix Révélation blog.
Si je précise bien que le blog bd est un outil de communication, c’est pour ne pas le confondre avec le webcomic qui est, quant à lui, un contenu : une bande dessinée publiée en ligne. Autrement dit, un blog bd peut servir de support de publication à un webcomic, mais blog bd et webcomic ne sont pas équivalent, le premier n’étant qu’une facette de la bande dessinée numérique, certes une des plus médiatisée ces dernières années. Après, il est vrai que l’usage a fini par étendre le nom de « blog bd » a tout journal dessiné en ligne, qu’il soit ou non accueilli par un hébergeur de blog. Il est vrai aussi que, par rapport au domaine anglo-saxon, la blogosphère française a connu un très grand développement des blogs bd s’inspirant du modèle du journal de bord, où les auteurs racontent ou romancent des anecdotes de vie. Là encore, il ne s’agit pas du type unique de blog bd, mais de sa déclinaison la plus fréquente, qu’on pourrait dire « canonique ». Cinq ans après la grande « vague » des blogs bd, cet objet ne cesse d’essayer de s’affirmer comme un moyen de faire découvrir des dessinateurs débutants : nombre de premiers albums publiés en 2005-2010 l’ont été par des auteurs s’étant fait connaître par leur blog (et 2011 continue dans la même veine). Avoir un blog bd permet de montrer son travail et sa capacité de travail à un éditeur, d’avoir une vitrine d’autant plus direct quand l’éditeur en question est lui-même en ligne.

J’en reviens au concours Révélation blog. Les noms des trois finalistes ont été annoncés le 14 janvier. Ils ont été choisis par un jury parmi trente blogueurs sélectionnés et à la suite d’un vote du public qui a encore réduit la liste. Les trois blogs gagnants ont trois styles très différents, comme trois variantes possibles du blog bd, dont le temps a prouvé qu’il était loin de se bâtir sur un modèle unique. Voici donc un petit tour d’horizon qui est aussi l’occasion de m’adonner, à ma manière, à un petit exercice de commentaire de blog que l’illustre Sébastien Naeco du blog du Monde.fr Le comptoir de la BD (http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/) pratique depuis plusieurs mois maintenant, toutes les semaines.

Spongiculture, le blog d’Aspirine
(http://spongiculture.canalblog.com/)
Je commence par le blog d’Aspirine, joyeusement nommé Spongiculture, qui est peut-être, en apparence, le plus classique. Aspirine commence sa carrière de blogueuse bd en 2005 avec un premier blog auquel elle mettra fin au bout d’un an pour le ressusciter dans celui qu’elle présente pour le concours Révélation blog. Jeune dessinatrice de 23 ans, elle étudie actuellement aux Beaux-Arts de Bruxelles. Ce second Spongiculture a donc plus de quatre ans de longévité et sa propriétaire publie suffisamment fréquemment pour qu’on souligne, d’emblée, son endurance dans l’exercice périlleux de la publication régulière en ligne.
Si je parlais d’un blog bd classique, c’est que Spongiculture apparaît d’abord (et notamment dans les premiers posts), comme un blog d’adolescent jouant une personnalité cynique et désabusé que l’on rattache bien souvent à cette période appelé « âge ingrat ». Ils sont légion sur la toile, ces blogs-défouloirs (ces skyblogs, pour les plus âgés d’entre vous – hé oui, déjà !) où les auteurs exercent farouchement leur liberté d’expression et leur droit de suite sur la vie injuste. On trouve sur Spongiculture beaucoup de textes, joliment écrits par ailleurs, mais dont on devine par leur contenu qu’ils s’adressent directement à un entourage ou à un public restreint. Or, vous me direz, j’ai un fort mauvais esprit que d’avoir fouillé dans les archives du blog pour en ressortir ce que son auteur réalisait autour de 17 ans. Vous aurez raison.
Ce qui fait, sans doute, que le blog a été sélectionné par le jury, c’est qu’en quatre ans, la fonction du blog a changé auprès de son auteur. De défouloir à cynisme, il est devenu un laboratoire expérimental de bande dessinée. Les dessins deviennent de plus en plus fréquents et surtout, le graphisme, encore peu élaboré au départ, se complexifie et laisse parfois apparaître une véritable recherche de style.
Certes, il reste éminemment classique dans le genre « anecdotes de vie en bd » qui résume une grande partie des blogs bd dont l’intérêt (je veux dire l’intérêt esthétique et à long terme, pour être vu par un public autre que confidentiel et amical) est souvent contestable. Les procédés sont classiques : voix off, faux apitoiement sur l’inutilité du post, production de badges… La lecture de nombreux blogs bd m’a toutefois appris à déceler, derrière les anecdotes banales, ce qui fait le sel du genre : un graphisme un peu personnel, une manière originale de mettre en image les événements… Et c’est ainsi qu’au détour d’un billet, Spongiculture sait surprendre. Sans doute parce que, depuis Spongiculture 1.0, l’adolescence est passée. Les dessins des premières années étaient réalisées à l’arrachée pendant un cours, sur une page de cahier, dans une marge. A présent, Aspirine se concentre sur la force d’expression des traits en assumant un style crade qui s’avère, finalement, suffisamment élégant. On s’y surprend d’y trouver, au détour d’une déformation anatomique, un petite pincée de Fred, ou bien, sur un visage raviné par les traits, une touche un peu plus personnelle, aux accents underground dans la recherche de la dureté. Tout cela avec une certaine liberté du dessin qui ne reste pas cloîtré dans un schéma strip ou cases mal exploité, mais se veut au contraire beaucoup plus libre. Dans le flot de blogs bd on ne peut plus classique, Spongiculture est une bonne surprise. Depuis l’automne 2010, Aspirine s’est lancée dans un second blog, Héliciculture, uniquement dédié à présenter divers recherches graphiques dans le style expressif qu’elle a su se trouver.

La dissonance des corps, le blog de NR (http://donne-moi-ton-ballon.blogspot.com/)
Avec NR et son blog La dissonance des corps, on change complètement de type de blogs bd. Loin des anecdotes de quotidien, ce jeune graphiste (lui aussi a 23 ans et sort de l’Ecole de Communication Visuelle de Nantes) a clairement délimité le champ d’action de son blog, beaucoup plus récent que celui d’Aspirine puisqu’il existe depuis 2009. La dissonance des corps est conçu dès le départ comme un espace de diffusion de dessins et ne s’égare que rarement hors de cet objectif : ni textes superflus, ni remarques personnelles, les commentaires remplissant la fonction de dialogue avec les lecteurs. D’où une forte homogénéité des types de postes : tous des dessins humoristiques en une seule case, postés avec une certaine régularité puisqu’on peut y lire au moins trois dessins par semaine.
Des dessins d’humour uniques, soit : une bien maigre pitance par rapport à d’autres blogs prolixes ? NR nous démontre habilement que la qualité vaut bien la quantité. Son travail se rapproche beaucoup plus du domaine de l’illustration que de celui de la bande dessinée à proprement parler. Chaque dessin est un délice d’humour absurde qui, dans un style assez dépouillé et un peu retro, est, dans sa partie, fort efficace. On pense, en le lisant, au « Sunday morning beakfast cereals », le celèbre webcomic de Zach Weiner avec lequel La dissonance des corps n’est pas sans similarité (http://www.smbc-comics.com/). Ne serait-ce que parce que SMBC est traduit en français sur le portail Lapin qui diffuse également La dissonance des corps. Ce type de dessins absurdes, qui cachent sous une facilité de façade des ressorts complexes, est devenu assez courant chez les blogueurs bd, peut-être justement sous l’impulsion de SMBC. Ce qui fait la qualité du blog de NR est la sophistication de cet humour décalé, où il sait jouer avec les images. Avec parfois des résonances surréalistes qui semblent provenir d’imagiers de l’absurde tel que Ernst, Topor, Chaval ou plus récemment Glen Baxter, dans la juxtaposition de styles, de clichés, d’images et de textes qui grincent les uns avec les autres et amènent à un rire qui n’est jamais franc mais passe par l’intellect. NR fait preuve, dans ses dessins, une bonne culture de l’image et de son utilisation.
Il en témoigne ailleurs : sur son site d’illustrateur, où il signe de son vrai nom, Noël Rasendrenson http://www.noelrasendrason.com/. On y retrouve l’ensemble de sa production, et c’est peu dire qu’à seulement 23 ans, elle est pléthorique, quoique tout azimut : dessin, photographie, poésie, musique. C’est assurément l’image qu’il maîtrise le mieux, en prouvant une qualité de « polyconographe », de même qu’on était, dans un autre temps « polygraphe ».
NR développe aussi un projet de webcomic qu’il présente dans un autre blog, La résonance des coups (http://laresonancedescoups.blogspot.com/) : lancé en novembre 2010, c’est cette fois une véritable histoire à suivre. On y retrouve l’aspect décalé du premier blog, mais avec une face beaucoup plus sombre, voire glauque. Rien d’étonnant à cela : l’humour surréaliste n’a jamais été très loin de l’humour noir, voire de la cruauté pur. Le style aussi, se veut plus relâché, et plus classique : un déroulement en strip de trois cases. L’histoire se résume assez difficilement : un personnage principal se débat, aux prises avec l’univers absurde de NR, fait de transexuels, de souris disneyenne, et d’immeubles qui s’effondre. Une autre manière, beaucoup plus trash et désespérée, d’aborder un même monde.
Enfin, je signale aussi aux éventuels nantais qui liraient ce blog que NR expose actuellement au restaurant Façon maison, rue des Trois-Croissants

Gimmie Indie Rock, le blog d’Half Bob (http://blogs.lesinrocks.com/gimmeindierock/)
Magnifiquement, Half Bob me permet de présenter un troisième type de blogs bd : le blog bd spécialisé. Celui d’Half Bob, comme son nom l’illustre, est dédié à la musique et plus précisément au rock indépendant dont le dessinateur est un amateur. Comme beaucoup de sites de titres de presse en ligne, lesinrocks.com possède sa plate-forme de blogs, que ce soit des blogueurs invités ou des blogs de journalistes (parmi les autres blogs graphiques, on trouve celui d’Hector de la vallée, ou encore celui du duo Dampremy Jack et Terreur graphique). Les origines des Inrockuptibles, qui tend à présent davantage vers le magazine de société généraliste sont la musique, et plus particulièrement, comme leur titre l’indique, le rock ; le blog d’Half Bob est donc le bienvenue, d’autant plus que son intérêt pour le rock dit « indépendant » (à l’origine, produit par des labels indépendants des grandes majors) rejoint un centre d’intérêt et d’exploration musicale du journal, souvent plus enclin à parler de l’avant-garde musical (avec toute la distance que ce terme impose) que des chanteurs à succès. En bon blogueur musical, Half Bob met en ligne quelques morceaux de musique à écouter avec chacun de ses notes, via des sites comme deezer, là encore une pratique courante chez certains blogueurs bd, dont certains ont même une « radioblog ».
Le blog d’Half Bob est aussi le plus récent, car il a tout juste un an d’existence. Blog spécialisé ou un spécialiste s’adresse à des spécialistes, ou un fan s’adresse à des fans, il immerge le lecteur novice en la matière (tel que moi) dans un monde mystérieux, constitué de noms étranges aux consonances fréquemment anglo-saxonnes. Et à l’occasion, si on est un peu curieux, il encourage à s’arrêter sur deux trois chansons, après des strips qui sont comme autant d’accroches souvent drôles. Dans ce type de blog spécialisé, qui connaît d’autres déclinaisons (le blog gastronomique de Guillaume Long en est un bon exemple), le dessinateur se fait critique ou journaliste.
Au passage, je ne vous ai pas dit qui était Half Bob. Son blog est loin d’être sa première expérience dans le domaine de la bande dessinée puisque, nous apprend-il, il a commencé dans l’univers du fanzinat avec le fanzine Murge, autoédité par l’association Trait d’encre. Il est facile de sortir du seul domaine du blog musical pour aller grapiller sur la toile les autres créations d’Half Bob. Il est celui des trois lauréats qui s’est le plus investi dans l’autopublication en ligne.
En dehors de son blog bd musical, on le retrouve :
– sur un blog personnel, http://halfbobleblog.blogspot.com/, sur lequel il poste régulièrement diverses illustrations, et ce depuis novembre 2008, ainsi que ses webcomics
– on trouvera aussi nombre de ses webcomics sur Manolosanctis, l’éditeur en ligne communautaire
– avec son comparse Marcel Ramirez (qui a aussi son blog inrocks, http://blogs.lesinrocks.com/marcel-ramirez/), il tient le blog Weirdofootmag
– il réalise des illustrations pour des tee-shirt vendus en ligne sur MonsieurPoulet et Rueduteeshirt.com
Signalons enfin qu’en ce début d’année 2011, il publiera sa première bande dessinée papier, Elmer la peluche qui parle, dans la petite maison d’édition stéphanoise Jarjille.
Pour ce qui est de ses webcomics, notamment ceux de Manolosanctis (publiés dès les débuts du site, en 2009, citons notamment Super Jean Jacques ou Rabbitman), j’ai quand même tendance à trouver que l’humour parodique et bon enfant ne va pas extrêmement loin. Je leur préfére le graphisme sobre, qui se limite au noir et blanc, du blog Gimme indie rock, dont les mises en scène s’avèrent souvent inventives et présentent l’avantage de s’appuyer sur une vraie culture rock (et des portraits de musiciens souvent réussis), et non sur une suite de clichés un peu maladroits comme c’est souvent le cas dans les webcomics suscités.

Le choix des jurés de cette année présente l’avantage d’être suffisamment représentatif de la diversité des blogs bd, dont on pourrait croire qu’ils répètent sans cesse une même forme figée. Aspirine, NR et Half Bob nous prouvent le contraire : l’originalité créative peut y naître, même à l’échelle d’une pratique amateure. Est-ce que mes commentaires laissent transparaître de ma part une préférence pour NR, dont la qualité graphique et humoristique me touche davantage et me semble la plus aboutie ? Bon, voilà, c’est dit. Et peut-être y a-t-il un peu de chauvinisme idiot, aussi, parce qu’il est de ma région. A présent, que le meilleur gagne : rendez-vous le 28 janvier pour connaître le podium.

Pour en savoir plus, les interviews des trois finalistes sur BDrama :
Interview d’Aspirine
Interview de NR
Interview d’Half Bob

Initiatives d’auteurs dans la bande dessinée numérique

Chers et fidèles lecteurs, bonne année à tous (et la santé, c’est important, la santé).

Pour commencer l’année 2011 avec retard, mais non sans éclat, un article sur les derniers soubresauts de la bande dessinée numérique. Une manière d’observatoire personnel qui fait suite à plusieurs autres articles sur le même sujet l’année passée : (Auto-)initiation à la bande dessinée numérique en janvier ; Notes pour une histoire de la bande dessinée numérique en février ; Bouquet de bande dessinée en ligne en mars ; Projets d’éditeurs dans la bande dessinée en ligne en mai ; Etat des lieux de l’édition numérique en novembre . (heureusement pour vous, il n’est pas nécessaire d’avoir lu tous ces longs et fastidieux articles avant d’attaquer celui-ci ! Mais malgré cela, je vais honteusement me servir de ce premier article de l’année pour vous suggérer de relire d’anciens articles de 2010.).

L’année 2010 était annoncée, il y a tout juste un an, comme celle du boum de la bande dessinée numérique. Le pari a en partie réussi. Mais au lieu de simplement constater le décollage d’un marché (que d’autres ont mieux analysé que moi), il me semble bien plus intéressant d’en étudier les marges : en d’autres termes, les phénomènes nouveaux qui font que l’apparition de la bande dessinée numérique est susceptible de modifier les rapports de force de l’édition de bande dessinée dans son ensemble.
L’importance prise par les initiatives d’auteur est peut-être l’un des faits les plus marquants en ce qu’il repose la question du rôle de l’éditeur ; non pas pour prétendre que l’éditeur est inutile, mais pour affirmer que le passage au numérique est propre à bouleverser les rapports auteur/éditeur, et que le métier d’éditeur est amené à changer, à s’interroger, à se trouver une place dans un univers de réseaux où l’auteur peut toucher directement son lectorat, ou contourner l’éditeur en passant par des structures moins denses comme des plates-formes de diffusion.

Les droits d’exploitation numérique, éternelle pomme de discorde ?

L’idée de cet article commence hors du seul domaine de la bande dessinée, puisqu’il vient de la littérature. Rien de plus normal : la bande dessinée s’intègre à l’économie plus générale du livre et les problèmes que rencontrent les auteurs de bande dessinée sont sensiblement les mêmes que ceux posés aux écrivains de la littérature non-graphique. Or, le 2 décembre (quand nous étions encore en 2010), cinq écrivains publient dans Le Monde une lettre ouverte aux éditeurs qui, non sans humour, met dans la balance la relation auteur/éditeur. Preuve en abyme de la puissance d’Internet, je prends connaissance de cette tribune par un article de l’excellent blog de Julien Falgas, Marre de la TV, qui lui-même renvoie au non moins excellent blog La feuille du Monde.fr (on se rapproche de la source initiale !) qui met en lien la lettre en question telle que publiée sur LeMonde.fr. Revenant dessus plus d’un mois après, j’ai suivi les suites de l’affaire en feuilletant virtuellement les pages du site Actualitté qui, plus récemment, publie, outre une tribune d’une éditrice qui souligne l’existence de petits éditeurs numériques qui construisent, de leur côté et en silence, des solutions (j’y reviendrais), un article présentant les débats qui se tiennent actuellement à l’Assemblée Nationale pour modifier la législation sur les contrats d’édition (il est question ici du Code de la propriété intellectuelle). Ce parcours rapide à la recherche de l’information, qui est le mien et que je vous relate, suffit peut-être à démontrer comment Internet en tant que réseau (et je fais de ce blog un nouveau maillon de la chaîne) donne à une simple lettre ouverte, publiée originellement dans la presse papier, une ampleur impressionnante, et donne de ce fait aux réclamations des auteurs une portée qu’elles n’auraient pas eu autrement.

Reprenons depuis le début de mon périple informationnel. Il y a donc cette lettre ouverte qui exprime les inquiétudes des auteurs (qui produisent des oeuvres) face à l’attitude des éditeurs (qui mettent en forme ces oeuvres pour les rendre accessibles au lecteur) ; non dans une logique d’affrontement, mais au contraire dans une logique d’alliance (les éditeurs devraient discuter avec les auteurs au lieu de préparer dans leur coin leur passage au numérique, au risque de perdre la confiance de leurs auteurs). Nous sommes début décembre. A la fin du mois, la question a atteint les bancs de l’Assemblée, comme l’explique Actualitté.
Par la bouche du député socialiste Albert Falcon, le Syndicat national des auteurs-compositeurs demande explicitement : « une mise à jour indispensable de la loi afin de redéfinir le rôle et la fonction de l’éditeur » (sous-entendu : face à l’arrivée d’un nouveau marché numérique sur lequel il est impossible de plaquer sans les modifier les principes du marché papier). Que les auteurs en appellent à l’Etat, qu’ils soient entendus à l’Assemblée, montre que l’arrivée de l’économie numérique a tendu la situation auteur/éditeur à un point tel que les changements ne peuvent plus intervenir qu’au niveau législatif, au plus haut échelon de l’organisation de la société. L’adoption de la loi Hadopi 2 en 2009 et les nombreux débats qui l’ont entourée avait déjà autorisé le même type de conclusions : Internet et le numérique viennent reposer et redéfinir la propriété intellectuelle et les droits d’auteur et d’exploitation, interrogeant des règles établies, pour certaines, depuis plusieurs siècles. Précisons par exemple que la loi DADVSI, adoptée en 2006, a déjà modifié le Code du Patrimoine pour intégrer les oeuvres numériques et les soumettre, entre autre chose, au dépôt légal (elles intégrent ainsi le patrimoine commun de la nation). Les évolutions induites par les lois DADVSI et Hadopi 2 répondaient encore à un ajustement de missions traditionnelles de l’Etat, remontant au moins au XVIIIe siècle : gestion du patrimoine culturel de la nation et protection des droits d’auteur. Dans le cas qui nous occupe, les auteurs souhaiteraient que l’Etat intervienne dans les règles qui organisent les contrats d’édition (la dernière loi importante en la matière date de 1957). Il n’est pas forcément évident que la loi ait à intervenir dans les rapports auteurs/éditeurs ; c’est du moins ce qu’a répondu le législateur qui, toujours selon Actualitté, estime que c’est d’abord aux pratiques contractuelles d’évoluer en appliquant les règles immuables du Code de la propriété intellectuelle. Aucune loi n’est donc prévu (alors même que l’Etat est déjà intervenu dans l’économique numérique de l’écrit, notamment par la loi sur le prix unique du livre numérique). Que ce soit avec ou sans l’arbitrage de l’Etat, auteurs et éditeurs vont devoir s’entendre.

Et la bande dessinée ? C’était dès le printemps 2010 que le Groupement des auteurs de bande dessinée s’était inquiété de l’évolution des droits d’exploitation numérique (ce que je présentais dans un article de mars 2010). Car c’est bien là que se trouve l’enjeu : dans ces « droits d’exploitation numériques », c’est-à-dire la manière dont est gérée commercialement, la diffusion en ligne d’albums numérisés. Des questions concrètes et nouvelles sont apparues. Quel pourcentage du prix de vente revient à l’auteur dans le cas d’une édition numérique ? Les droits d’exploitation appartiennent-ils à l’éditeur ou à l’auteur ? Concrètement, le GABD affiche principalement deux revendications : reconsidérer la répartition des recettes dans le mesure où, par l’édition numérique, l’éditeur se passe ou gère en interne une grande partie des charges (impression, diffusion) ; limiter dans le temps la cession des droits numériques pour que l’auteur puisse, au bout de cinq ou dix ans, gérer lui-même la diffusion de son album en ligne. Pour l’instant, les éditeurs refusent de céder du terrain et les auteurs dénoncent des contrats d’édition où ont leur impose une cession des droits numériques sur une très longue durée, ou un pourcentage encore plus faible que dans l’édition papier. Il va de soi que ces enjeux sont facilement transposables à l’édition traditionnelle.

Les auteurs s’engouffrent doucement dans la création originale en ligne
Il est apparu au terme de l’année 2010 que la question des droits numériques a permis de fédérer une profession qui avait la réputation d’être individualiste et peu encline à se regrouper dans des structures syndicales. Pour mémoire, et parce que le sujet m’intéresse, je préciserais que la première organisation d’un syndicat d’auteur de bande dessinée (le Syndicat des Dessinateurs de Journaux pour Enfants en 1946) avait été là aussi motivé par la perception d’une menace : la stabilité de la profession était mise à mal par l’arrivée massive de bandes dessinées étrangères. C’est bien sûr face au danger que l’on rassemble. Le GABD n’a pas été créé (en 2007) pour résoudre spécifiquement le problème des droits numériques mais la question, une fois soulevée il y a maintenant deux ans, a permis de lui donner un combat précis et nécessaire, avec derrière l’idée de développer de nouvelles relations auteurs/éditeurs. Soyons toutefois exacts : rien n’indique que l’ensemble des dessinateurs de bande dessinée soutienne le GABD et ses revendications. Et il existe une autre association professionnelle d’auteurs, l’ADBD (associative et non syndicale). Mais, à ma connaissance, aucune voix discordante ne s’est fait entendre sur le sujet des droits numériques.
Et puis le GABD provoque chez ses membres des initiatives intéressantes, justement comme une manière de réponse au refus des éditeurs de trouver un arrangement. Les contrats numériques proposés par les éditeurs sont actuellement insatisfaisants : quel meilleur moyen, pour les contourner, de créer leur propre plate-forme de diffusion directe auprès des lecteurs ? Après tout, avec Iznéo, les éditeurs ont eux aussi tenté d’éviter l’intermédiaire des diffuseurs. A l’origine se trouve Fabien Vehlmann, membre fondateur du GABD et rédacteur sur son blog, il y a quelques mois, d’un billet alarmant sur la précarisation des dessinateurs de BD. Il prend soit de préciser, lorsque la question lui est posée, que 8comix, la plate-forme de diffusion qui sera lancée le 17 janvier 2011, est une initiative indépendante du syndicat, même si l’on remarque assez vite que parmi les huit fondateurs du site se trouvent trois des fondateurs du GABD : Fabien Vehlmann lui-même, Cyril Pedrosa et David Chauvel. Vehlmann précise également que tous les membres du syndicat n’approuvent pas entièrement l’idée en raison de la gratuité. (son blog : http://vehlmann.blogspot.com/). Car l’idée de 8comix est la suivante : mettre en ligne des récits inédits consultables gratuitement. Elle n’est fondamentalement pas innovante : cela fait bien longtemps que les internautes peuvent lire gratuitement de la bande dessinée en ligne. Le changement vient de l’appropriation d’Internet comme espace de publication à long terme par des dessinateurs professionnels : la plupart des dessinateurs de bandes dessinées numériques gratuites étant plutôt des amateurs ou des dessinateurs débutants (exception faite de Lewis Trondheim et des Autres gens). Pour Vehlmann, 8comix pourra servir à faire découvrir un utilisé pour la prépublication ou la publication simultanée d’un album papier. Le choix appartient à chaque auteur qui participe à l’aventure : Vehlmann a choisi pour L’île aux milles morts la publication simultanée, en accord avec son éditeur Glénat : « En ce qui me concerne, j’ai ainsi signé un contrat « classique » avec Franck Marguin, chez Glénat, qui a de son côté accepté le principe d’une mise en ligne gratuite et permanente de l’album sur 8comix. Nous nous sommes simplement mis d’accord pour que la mise en ligne se fasse par épisode, et que l’album « papier » sorte presque au début de cette web-publication, et non après. ». Deux spécificités courantes de l’édition numérique sont ici employées en complémentarité de l’album papier pour offrir une autre expérience de lecture : la publication par épisodes et la gratuité.
On devine derrière le pari que fait 8comix avec la gratuité : c’est espérer que la consultation en ligne grauite (et légale) ait un impact sur la vente des albums des auteurs concernés. Tel que Vehlmann présente son projet, il ne s’agit pas à proprement parler de concurrencer les éditeurs mais plutôt d’offrir un espace de diffusion complémentaire, peut-être aussi plus libre, pour les auteurs : ils pourront y développer des projets personnels de BD numérique. Et même si le syndicat n’est pas directement à l’origine de 8comix, on devine aussi que les débats soulevés en son sein, et la résistance des auteurs face aux éditeurs ont encouragé sa naissance.

Alors bien sûr, mes plus fidèles lecteurs penseront de suite à une autre initiative d’auteur qui, elle, contourne franchement l’éditeur : la bédénovela Les autres gens. Au contraire de 8comix qui va se mettre en place au cours du mois de janvier, le projet Les autres gens lancé au printemps 2010 est payant, par un système d’abonnement. Résumé pour ceux qui ne seraient pas au courant (et n’auraient pas lu mes deux articles précédents sur le sujet : Les autres gens et le retour du feuilleton et Bilan de lecture) : Les autres gens est un feuilleton-BD paraissant au rythme d’un épisode par jour, chaque épisode étant dessiné par un dessinateur différent (ils sont à présent une quarantaine à tourner, certains plus présents que d’autres), mais toujours scénarisé par l’infatigable Thomas Cadène. Où en sont-ils, justement ?
Je passe rapidement sur mes impressions personnelles : après un été très intéressant (histoires parallèles, semaine spéciale pour un dessinateur, climax de l’intrigue…), la rentrée automnale m’avait paru un peu morne, les intrigues nouées au départ n’en finissant pas de se dénouer. Mais les mois de novembre et décembre on doucement permis un sympathique renouveau. Outre quelques rebondissements scénaristiques, avec l’apparition de nouveaux personnages, il y eut quelques autres bonnes surprises, comme la participation du dessinateur Rochette (un ancien de L’Echo des savanes et d’(A Suivre) le temps d’un épisode. Plus généralement, l’équipe de dessinateurs ne cesse de se renouveler tandis que des « anciens » présents dès les débuts, au trait joliment travaillé (Vincent Sorel, Alexandre Franc, Aseyn, Joseph Falzon, Sacha Goerg, Erwann Surcouf), profite de l’expérience pour varier un peu leur style le temps d’un épisode. A ce petit jeu, c’est encore Vincent Sorel que je ne cesse de remarquer.
Ce qui m’intéresse aussi, avec Les autres gens, ce sont les innovations scénaristiques, moteur du feuilleton. Elles ont été nombreuses ces deux derniers mois. En novembre, une semaine entière a été centrée autour du personnage d’Emmanuel, timide étudiant en droit qui découvre les joies et les aléas du sexe libre à New York ; scénarisée par Stéphane Melchior-Durand et dessinée par Benjamin Bachelier. Une sorte de récit parallèle bien adapté au concept initial de la série : suivre « d’autres gens » comme on tisse un réseau de destins parallèles. Le changement de scénario apporte de l’air à la série, un peu de nouveauté par un regard autre posé sur le petit monde imaginé par Thomas Cadène. En décembre, il a laissé la main à deux reprises : une semaine à Wandrille, co-fondateur des éditions Warum et impliqué dans la bande dessinée en ligne par le projet Donjon Pirate et le concours Révélation blog ; quant à la semaine de Noël, elle a été l’occasion d’une construction narrative complètement différente : chaque jour, un nouvel auteur scénarisait et dessinait une histoire indépendante racontant un Noël d’un des personnages. J’ai particulièrement apprécié le Noël 2005 de la rousse Camille par le nom moins roux Boulet, pour sa gestion des couleurs assez fantastiques ; quant au Noël 1980 d’Henri, en pleine crise existentielle communiste, est une merveille d’humour habile et mordant par Pochep. C’est aussi ce que j’apprécie dans le projet Les autres gens : il y a toujours de la place, derrière le scénario de Thomas Cadène, pour que les autres participants s’approprient les personnages, quitte parfois à les déformer et les moquer à leur sauce.

Et pendant ce temps-là, chez les éditeurs numériques…

Enfin, retour au début de l’article, quand j’évoquais la situation des écrivains. En réponse à leur tribune du Monde est paru dans Actualitté une autre tribune par la responsable d’une maison d’édition en ligne, et son propos souligne une situation qui est vrai aussi dans la bande dessinée. L’article est justement intitulé Remettre les éditeurs numériques au coeur du débat sur le livre numérique.
Anne-Laure Radas (éditions Chemin de Tr@verse) rappelle que le débat entre auteur et éditeur est un débat de l’édition papier, et qu’il soit repris dans la presse montre que le modèle dominant reste dans l’esprit de tous le modèle papier. Plutôt que de parler des angoisses liés à l’arrivée du numérique, pourquoi ne pas rappeler qu’il existe de nombreux éditeurs purement numériques qui ont depuis longtemps dépassé ces préoccupations ? Eux ne se sont pas arrêtés à la question du modèle économique et poussent aussi leur recherche du côté des nouvelles expériences de lecture induites par le livre numérique. Ainsi dit-elle : « Quand les réflexions des éditeurs papier sont centrées sur… le papier, celles des éditeurs numériques sont centrées sur le livre. C’est un changement total de perspective ! (…) Penser aujourd’hui le livre numérique en s’appuyant uniquement sur la vision qu’en a l’industrie du livre papier serait de même un non-sens. » Cette phrase éclaire sans doute que nous sommes en présence de deux univers peu perméables : le monde du papier (éditeurs et auteurs) qui voit d’abord dans le numérique les dangers qu’il entraîne et le monde du numérique qui en voit les opportunités. Les deux visions sont complémentaires, mais force est de constater que c’est la première qui est la plus visible et qui organise encore les politiques et les débats en la matière.
Ce qui m’amène à une transposition du côté de la bande dessinée (je connais trop peu l’édition littéraire pour m’avancer à des hypothèses). Il existe, au-delà des querelles entre auteurs et éditeurs papier, de nombreux éditeurs ou diffuseurs numériques (Manolosanctis, le portail Lapin, Foolstrip…). On voit chez eux peu d’auteurs ayant déjà une longue carrière dans l’édition papier : petites et jeunes structures, elles éditent surtout de jeunes auteurs débutants qui, pour la plupart, se sont faits connaître via un blog ou un webcomic sur Internet. Mais après tout, ces maisons d’éditions numériques existent et leur modèle économique est bien souvent mieux adapté à l’économie numérique que ce que proposent les éditeurs papiers. La démarche des auteurs du GABD est tout à fait légitime mais reste profondément ancrée dans le modèle papier, comme si le numérique était surtout un danger et non une opportunité. Certes, on m’objectera avec raison que 1. ce modèle est encore dominant et que 2. le débat entre auteurs et éditeurs sus-cité porte plus précisément sur les droits d’exploitation numérique d’albums papier et non sur l’édition numérique pure… Mais justement : si, au lieu de parler de la numérisation d’albums déjà existant, on s’intéressait à la création numérique inédite ? Le projet 8comix (dont il reste encore à attendre le lancement) semble osciller entre les deux attitudes : à la fois portail de prépublication et espace de publication inédit.

En ce sens, Les autres gens est comme une passerelle entre deux mondes, qui laisse espérer que les frontières ne sont pas si étanches et que les auteurs papier finiront par investir activement la création numérique (tout en respectant les acquis des courageux pionniers dans le domaine, dont on ne parle que trop peu). Celui qui en est à l’origine, Thomas Cadène, a déjà une solide carrière dans l’édition papier et a pourtant su intégrer les spécificités du numérique dans la diffusion de sa série. Parmi l’équipe d’auteurs se mêlent de jeunes auteurs, dont beaucoup ont, là encore, acquis un public sur Internet avant de publier (voire n’ont jamais publié ailleurs que sur Internet) et des auteurs plus installés. Il me semble d’ailleurs que certains d’entre eux, comme Boulet ou Bastien Vivès, se situent juste à la limite : ils étaient déjà très présents dans l’édition papier quand ils ont fait le choix d’investir aussi Internet et d’y trouver un public peut-etre différent que celui qu’ils avaient fédéré jusque là.
Je terminerai donc sur une question rhétorique qui n’amène pas forcément de réponse immédiate: quand les auteurs papier, mécontents de l’attitude de leurs éditeurs, viendront-ils se joindre aux jeunes structures d’édition numérique déjà existantes ? 8Comix est-il une préfiguration de cette situation où édition numérique (inédite, et non homothétique) et édition papier seront sur un pied d’égalité et qu’on admettra enfin qu’un livre est bien autre chose qu’une suite de mots imprimés sur des pages, mais une oeuvre, même si son support est immatériel ? A voir le 17 janvier, jour de lancement du site.