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Editeurs de bande dessinée et édition numérique : un état des lieux

C’est décidé, je me lance dans un bref état des lieux des rapports entre les éditeurs de bande dessinée et l’édition numérique. Un article qui ne se veut pas nécessairement exhaustif, principalement basé sur ma veille que j’espère attentive des évolutions du domaine de ces dernières années. Il s’inscrit dans un processus personnel de découverte des enjeux de la bande dessinée numérique, engagé dès les débuts de ce blog (folle jeunesse où je lisais presque uniquement des blogs bd !). Les remarques/corrections/précisions sont les bienvenues.

Un serpent de mer : la question des droits d’auteurs et d’exploitation

Parmi les évènements ayant animé le monde de la bande dessinée durant l’année 2010, je commence par celui qui est, à mes yeux, le plus important : la question des droits d’auteur et la rédéfinition des rapports auteurs/éditeurs dans le cadre de l’économie numérique. Un bref rappel pour les non-initiés : en mars 2010, un (jeune mais dynamique) syndicat d’auteurs de bande dessinée, le Groupement des Auteurs de Bande Dessinée affilié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs (disons GABD) s’est alarmé de l’absence de concertation entre éditeurs et auteurs pour la diffusion en ligne des oeuvres de ces derniers. Selon le GABD, l’auteur devrait être consulté d’une part sur le montant des droits qu’il est suceptible de toucher sur la vente d’albums numériques et d’autre part sur l’adaptation de l’album à la lecture numérique, problème purement esthétique né d’une crainte d’une « dénaturation » de l’oeuvre originale. Le syndicat s’inquiète également des clauses de cession des droits numériques parfois incluses dans les contrats, clauses qui écartent l’auteur des problèmes, juridiques, esthétiques et économiques, engendrés par la mise en ligne d’une version numérique de ses albums (J’y avais alors consacré un article).
Depuis, plusieurs rencontres et échanges ont eu lieu entre le GABD et le Syndicat National de l’Edition, sans arriver à un véritable accord sur la question, pourtant essentielle en ce qu’elle doit aboutir à la formation d’une économie numérique qui profite à tous, auteurs, éditeurs et lecteurs. Nouvelle manifestation de l’incompréhension entre auteurs et éditeurs (entre le GABD et le SNE-BD, devrais-je dire pour ne pas généraliser) au début du mois d’octobre suite à une pétition lancée par le SNE qui a donnée lieu à une réponse de la part du GABD. Les premiers reprochent aux agents littéraires de concurrencer les éditeurs par des initiatives personnelles de diffusion numérique des oeuvres et affirment que les droits d’exploitation numérique reviennent logiquement à l’éditeur. Les seconds répètent que ces droits doivent faire l’objet d’une négociation spécifique. Je signale au passage que la bande dessinée est loin d’être le seul domaine concerné : la Société des Gens de Lettres, groupement de défense des droits des écrivains, est engagée dans des négociations du même ordre avec le SNE et se pose les mêmes questions. Ces interrogations sont d’autant plus d’actualité que la loi sur le prix unique du livre numérique, votée au Sénat à la fin du mois d’octobre dernier, est en cours de discussion à l’Assemblée Nationale et contribue au débat entre auteurs et éditeurs (Un article d’Actualitté, site qui suit de près l’évolution de cette loi importante).

Pendant que ces discussions ont lieu, l’aventure arrivée en octobre à la bande dessinée Underground de Steve Lieber, Jeff Parker et Ron Chan éclaire d’une lumière inattendue la question du « piratage ». Cette bande dessinée a été mise en ligne sur le site 4Chan sans l’accord de l’auteur. Steve Lieber, au lieu de faire valoir immédiatement ses droits en justice, a pris son parti de ce « piratage », qu’il a implicitement approuvé en discutant avec les internautes sur le forum de 4Chan et en autorisant la présence en ligne de son travail. Les ventes de l’album papier ont alors augmenté grâce à cette visibilité nouvelle et assumée sur le site 4Chan. (A lire sur Numerama : « Piratée sur 4Chan, une bande dessinée voit ses ventes exploser ») Cet événement interroge sur les rapports réels entre ce qu’on appelle le piratage et l’offre légale, qui seraient susceptibles de se compléter plutôt que de se concurrencer frontalement.

Les éditeurs au « destin numérique »

Face aux débats entre syndicats d’auteurs et syndicats d’éditeurs, on est surtout frappé par l’hétérogénéité des attitudes des éditeurs face à l’émergence de la bande dessinée en ligne. Je commence par les éditeurs au « destin numérique ». J’entends par là deux types d’éditeurs : d’un côté ceux nés sur Internet, le plus souvent issus de sites de publication en ligne, et de l’autre côté ceux ayant profité du dynamisme de la bande dessinée en ligne dans les années 2000 en lançant diverses initiatives personnelles visant à intégrer dans leur catalogue des auteurs révélés sur Internet.
Un certain nombre d’éditeurs de bande dessinée sont nés sur Internet durant les années 2000 en franchissant le pas de la publication en ligne amateure à l’activité éditoriale proprement dite, c’est-à-dire avec sélection des oeuvres éditées, définition d’une ligne éditoriale, gestion des droits des auteurs. C’est le cas du portail Lapin qui donne naissance aux éditions Lapin (2005) ou du site 30joursdebd qui aboutit à la création des éditions Makaka (2007). Le but étant souvent, dans ces cas-là, d’éditer des livres papier de dessinateurs proposant gratuitement leurs planches en ligne. Les deux sites (le portail Lapin et 30joursdebd) ayant permis de révéler à la fois l’existence d’auteurs amateurs et d’un public pour les soutenir. D’autres entreprises se présentent d’emblée comme des « éditeurs en ligne » : Foolstrip (2007) et Manolosanctis et Sandawe (2009). Les modèles éditoriaux et économiques sont différents dans les trois cas. Foolstrip publie toutes les semaines de nouvelles planches et l’abonnement permet d’accéder aux séries des semaines précédentes ou aux albums complets. Les auteurs sont rémunérés par la maison d’édition. Manolosanctis et Sandawe se veulent des éditeurs « communautaires », misant sur la participation des lecteurs : pour le premier, les albums sont publiés en ligne par les auteurs et ceux plébiscités par les lecteurs ont droit à une édition papier ; pour le second, les lecteurs sont invités à investir de l’argent dans des albums qui verront le jour sous forme d’albums grâce au mécénat collectif. Ces éditeurs nés sur Internet restent encore des éditeurs aux dimensions modestes, même s’ils profitent de leur proximité avec l’explosion de la diffusion amateure de bande dessinée en ligne.

Cette explosion de la production de bande dessinée en ligne (qui s’est traduite par des blogsbd, des webzines, des webcomics, des sites collectifs), des éditeurs papier ont également essayé de s’y associer, soit en publiant des versions papier d’oeuvres ayant rencontré le succès sur Internet, soit en accueillant les dessinateurs révélés dans leur catalogue pour des albums autres que l’édition du webcomic. L’un des principaux artisans de la publication papier des blogsbd a été Lewis Trondheim, directeur de la collection Shampooing chez Delcourt. Au sein de cette collection ont été publiées (et sont encore publiées) des oeuvres parues sur Internet sous la forme de blogs : Notes, de Boulet, Le journal d’un lutin, d’Allan Barte et le collectif Chicou-chicou, pour ne citer que quelques exemples (sans oublier le blog de Lewis Trondheim lui-même, Les petits riens). D’autres éditeurs ont vu dans l’effervescence des webcomics et blogs bd un moyen de recruter de « nouveaux talents » s’étant déjà constitué un public fidèle, à l’instar de Delcourt : Ankama (série Maliki), Vraoum (publie le blog de Laurel et le webcomic Ultimex de Gad), Diantre ! (Mon gras et moi de Gally), Onapratut (Le Blog de Nemo7 et Martin Vidberg). Le concours Révélation blog, lancé par le festival d’Angoulême, et trois maisons d’éditions (Vraoum, Diantre !, et l’Officieuse Collection) permet, tous les ans depuis 2008, à trois auteurs débutants, choisis par les internautes puis sélectionnés par un jury, d’être publiés (un article, en son temps).

Le modèle économique de ces maisons au « destin numérique » est souvent régi par un principe qui trouve un équilibre entre la gratuité du contenu en ligne et des objets papier payants. Mais n’oublions pas que l’une des données de la diffusion de bande dessinée en ligne, particulièrement depuis 2008, a été l’apparition de plate-formes de distribution fonctionnant par des accords avec les éditeurs : Ave!Comics, Digibidi, BdTouch… Elles apportent souvent un savoir-faire technique important et mènent une réflexion sur les interfaces de lecture et l’adaptabilité des bandes dessinées à des supports tels que les smartphones et les tablettes de lecture. Un nouveau type de service face auquel les éditeurs ont été contraints de se positionner…

Une stratégie de concentration : la plateforme Izneo

Un des principaux marqueurs de l’année 2010, dans les rapports entre les éditeurs papier et l’édition numérique, est la création du portail Iznéo (http://www.izneo.com/) en mars. Ce portail est le résultat de l’association de douze éditeurs de bande dessinée, et non des moindres, puisqu’on y trouve les vénérables maisons Casterman, Dupuis, Dargaud, Le Lombard et Fluide Glacial, ainsi que des éditeurs plus jeunes tels que Bamboo, Jungle et Lucky Comics. Outre les extraits numériques à lire, méthode commerciale éprouvée bien avant 2010, le portail Iznéo est un véritable site d’achat de bandes dessinées numériques (ou plutôt « numérisées », dans le sens où l’on ne trouvera pas de création inédite). La mise en commun des moyens est évidemment conçue, par tous ces éditeurs, comme le meilleur moyen de lutter contre le « piratage » et contre le dynamisme des éditeurs numériques « purs » cités plus haut. Un observateur attentif pourra signaler que l’idée d’une association de plusieurs éditeurs n’est qu’anecdotique dans la mesure où Dupuis/Dargaud/Le Lombard/Lucky Comics/Kana appartiennent en réalité au même groupe d’édition (Médias Participation) et qu’il en va de même pour Casterman/Fluide Glacial/Jungle (Flammarion). Des noms de groupe qui n’apparaissent nulle part sur le site, sauf à savoir que Claude de Saint-Vincent, directeur de publication d’Iznéo, est aussi le directeur de Médias Participation. La création et l’amplification de Medias Participation dans la bande dessinée, tout comme la nouvelle influence d’éditeurs traditionnels tels que Flammarion, sont le fruit des concentrations des années 1990 et 2000, et la plateforme Iznéo est la suite logique de ces politiques, autant qu’une association d’éditeurs, comme il a été répété au moment de sa création. Parmi les maisons participant à Iznéo, les éditeurs indépendants ne se rattachant à aucun groupe sont Bamboo, les éditions Circonflexe, les éditions Fei et Mosquito. Je me risquerais même à un peu de mauvais esprit en suggérant que l’objectif d’Iznéo est aussi d’occuper le marché de l’édition numérique par des copies d’oeuvres papier au détriment de la création numérique originale (forcément balbutiante car le fait de jeunes auteurs et aboutissant à des oeuvres encore imparfaites) : réunissant de grands éditeurs, Iznéo peut en effet faire valoir des titres à succès tels que Lucky Luke, Les Bidochon, Canardo, Blake et Mortimer ou Spirou. Ceci en calquant leur modèle d’économie papier comme modèle numérique, puisque les albums (ou plutôt l’accès aux albums mis en ligne, et non leur téléchargement définitif) se vendent à l’unité (4,99 euros) ou, mieux, se louent pour 10 jours (1,99 euros), alors même que d’autres formes d’échanges tels que l’abonnement ou bien évidemment la gratuité ont aussi émergé en d’autres lieux.

D’autres lieux ? Plus vieux qu’Iznéo est Digibidi, plate-forme de lecture en ligne qui fonctionne elle aussi sur un système d’achat/location par albums. Digibidi existe depuis 2009, d’abord pour diffuser gratuitement les premières planches d’albums, puis pour l’achat en ligne de la version numérique d’albums papier. Sa plus grande force est sans doute d’être associé à l’un des principaux éditeurs de bande dessinée en terme de chiffres d’affaires, les éditions Soleil. Mais il a aussi été choisi par Akiléos, La Pastèque, 12Bis, Actes-Sud, Foolstrip, Drugstore, Emmanuel Proust, Glénat, les Humanoïdes Associés, pour diffuser leur albums au format numérique.
Pour revenir sur les éditions Soleil, leur participation à Digibidi reste encore hésitante entre dépendance à un diffuseur en ligne et gestion intégrée de la diffusion de la production numérique : en novembre 2009, elles créent leur propre site pour gérer l’achat de la version numérique du premier tome de Lanfeust Odyssey. La nécessité d’une plateforme de diffusion, avec un logiciel de consultation efficace, entraîne une forme de dépendance de l’éditeur papier envers le site diffuseur. D’où la démarche d’Iznéo qui, par ailleurs, permet aux éditeurs participant un rapport direct avec le lecteur, shuntant au passage le rôle du « libraire » et du « diffuseur ». Glénat, un autre gros éditeur, reste encore assez timide sur l’édition numérique. D’abord associé à Digibidi, il annonce en avril 2010 un partenariat avec Ave ! Comics. Ave ! Comics propose sans doute le catalogue le plus impressionnant : il réunit Soleil, Glénat et son groupe (Drugstore, Vents d’Ouest), Delcourt, les Humanoïdes Associés et un très grand nombre d’autres éditeurs. Je n’ai pu trouver l’existence de clauses d’exclusivité, et il semble bien que certains éditeurs soient à la fois sur Iznéo et sur Ave! Comics, ou sur Digibidi et sur Ave! Comics. La question reste à creuser.
On remarque surtout que beaucoup d’éditeurs essayent de se trouver sur tous les fronts, par leurs propres plate-formes ou associés à des sites de vente d’albums numériques tels que Digibidi ou Ave ! Comics. Leur position est claire : occuper le marché, être présent sur Internet et rendre courant chez le lecteur l’achat d’accès à des albums mis en ligne (sauf erreur de ma part, ce qui est acheté dans ces exemples n’est pas la version numérique d’un album, mais un accès à cette version, via la plate-forme de diffusion).

Les autres éditeurs : des stratégies individuelles variées
Il me reste à vous parler de quelques éditeurs que l’on ne retrouve pas dans ces stratégies concertées de diffusion numérique d’albums papier. Un certain nombre d’éditeurs papier utilisent Internet dans sa fonction traditionnelle : un site-vitrine permettant de présenter le catalogue, les auteurs, et éventuellement mettre en ligne, en guise « d’avant-première », des extraits ou des bandes annonces. Cas typique : le site des éditions Cornélius (http://www.cornelius.fr/), qui a pris le pli des fonctionnalités du numérique en incluant à son site une webradio et un blog. L’Association, quant à elle, semble avoir fait le choix de l’absence : cette maison d’édition, pourtant importante par son catalogue et son histoire, ne dispose pas de site Internet.
D’autres maisons d’édition franchissent le pas et proposent sur Internet de vraies oeuvres, et non de simples contenus promotionnels. Mais, loin du projet Iznéo, elles se trouvent davantage dans une démarche d’innovation où l’objet numérique proposé est soit inédit en version papier, soit une création à part entière. En mai 2010, Ego comme X a mis en ligne gratuitement une partie des archives de ses auteurs (carnet de notes, dessins inédits…) ou plusieurs albums épuisés. L’objectif affirmé étant de faire vivre le catalogue et de ne pas être dans une démarche où la nouveauté remplace l’existant. L’internaute est ainsi invité à lire une première version de No mas pulpo de Pinelli, ou encore des archives autobiographiques de Pierre Druilhe parues dans différents fanzines.
Dernier exemple, celui des Humanoïdes Associés (propriété du groupe Hachette) dont le site propose des contenus autres qu’un simple catalogue : des bandes-annonces (méthode désormais adoptée pour la bande dessinée, presque proliférante depuis quelques années), et a mis en ligne gratuitement deux albums, sur une interface de lecture en ligne appelée « iBD ». L’intérêt des Humanoïdes Associés pour le numérique n’est pas une nouveauté. La maison d’édition s’était lancée, dès les années 1990, dans la numérisation de ses contenus en faisant paraître des bandes dessinées sous forme de CD-Rom : ainsi la Trilogie Nikopol d’Enki Bilal en 1996. Cette formule n’avait cependant pas rencontré un succès suffisant pour être reproduite. Ils tentent ensuite en 2008 une expérience de « Vidéo BD » pour smartphone : il s’agit cette fois de l’adaptation d’une bande dessinée aux formats Flash et Mp4 qui fonctionne par défilement de cases avec, en fond sonore, les dialogues interprétés par des acteurs et parfois la présence de bruitages et de musique (les cases étant bien sûr supprimées de l’image). Un dessin animé en images fixes et lentes, en quelque sorte, qui hybride le mode de lecture séquentiel de la BD et le défilement en continu ainsi que le flux sonore de la vidéo (Un article du blog des Humanos sur la mise en ligne de Mégalex, de Jodorowsky et Beltran). Le projet n’avait jusque là pas eu de suite, mais en septembre 2010, l’éditeur annonce un partenariat avec Orange pour diffuser d’autres VidéoBD sur la plateforme VidéoParty (Regarder ici l’expérience menée avec Avant l’Incal). Plus qu’une simple vitrine ou un espace de vente, comme peut l’être le portail Iznéo, les essais des Humanoïdes Associés sont une ébauche de réflexion esthétique sur les formes nouvelles de la bande dessinée en ligne. Les efforts ne portent pas seulement sur la numérisation du contenu, mais sur l’invention d’un nouveau type de lecture, la « VidéoBd » étant à proprement parler une création par rapport à l’album originel.

En forme de conclusion, il me semble que l’attitude des éditeurs face aux questions que soulèvent le numérique est encore très attachée à la tradition du papier : les éditeurs en ligne s’intègrent au marché papier, la majeure partie de l’offre payante est composée d’albums papier au format numérique… La création à proprement parler reste le fait d’initiatives personnelles d’auteur, payantes ou gratuites, et non des éditeurs (Les autres gens). Les seules exceptions sont les projets des Humanoïdes Associés et d’Ego comme X, obéissant à d’autres critères que seulement commerciaux. Vous n’aurez pas manqué de remarquer que la bande dessinée pour smartphone de Lewis Trondheim, Bludzee, lancée en janvier 2010 par Ave!Comics, vient d’être éditée chez Delcourt en format papier, signe des difficultés qu’il y a à concevoir une bande dessinée uniquement disponible en ligne.

Pour en savoir plus… n’hésitez à vous reporter à la fiche Wikipédia sur la bande dessinée en ligne, très complète sur le sujet.

Rainbow Mist de Fred Boot et Léo Henry, 2010 / Chuban de Fred Boot, 2004

C’est une fois encore un webcomic de qualité que j’aimerais mettre un peu aujourd’hui en avant et en perspective : Rainbow mist, la nouvelle création de Fred Boot, un pionnier de la bande dessinée en ligne. Rainbow mist est en ligne soit en version flash sur le site manolosanctis.fr, soit sur la plateforme webcomics.com. Mais dans une autre vie, Fred Boot a participé à d’importantes expériences numériques avec Frederic Boilet dans un mouvement appelé « Nouvelle manga numérique ». De Boilet, amoureux du Japon, à Fred Boot, interprète du mythe américain, ce sont deux auteurs-voyageurs à découvrir en ligne avec Rainbow mist et Chuban.

Rainbow mist, livre d’images d’un rêve américain

Fred Boot traîne sur la toile depuis plusieurs années maintenant. L’une des caractéristiques de cet auteur est une grande partie de son oeuvre est disponible « numériquement ». Il suit à l’origine une formation de design numérique, profession qui lui permet de toucher à toute sorte de domaines : création de site web, cédéroms, élaboration de chartes graphiques… Formation qui le familiarise également avec les possibilités qu’offre le « multimédia », possibilités qu’il va exploiter dans des oeuvres de bande dessinée, et cela de deux manières : pour la création et pour la diffusion. Il est également à l’origine du « manifeste du 18 juin 2009 » pour la BD numérique, par laquelle plusieurs auteurs affirment et font connaître aux internautes l’existence d’une bande dessinée numérique dynamique.
En ce qui concerne la création, Fred Boot possède sa propre vision de la bande dessinée numérique. Il la présente dans un article de son blog. Je retiendrais en particulier ce paragraphe qui me semble suffisamment explicite : « La bande dessinée numérique devrait donc être envisagée comme une œuvre augmentée de tous le contenu contextuel qui existe et qui enrichit son univers. Articles, photos, musiques, jeux, situation géographique du lectorat, etc. Tout ce qui peut servir l’histoire et l’ambiance. Ne plus penser en terme cadres encadrés dans une planche, mais en terme de cheminement dans un territoire ouvert. En matière de numérique, l’espace délimité par la page est bien moins stratégique que l’espace où circulent les médias. Le passage d’une case à l’autre est aujourd’hui moins important en terme d’enjeux que le passage d’une information à une autre, voire d’un média à l’autre. » Fred Boot possède une approche non-contraignante de la BD numérique : « tant que les technologies numériques permettent de faire quelque chose, on peut l’intégrer à l’histoire, mais uniquement si on donne du sens à cet ajout ». Il met ainsi de côté l’interactivité parfois systématique et artificielle quand elle ne cherche pas à s’extraire des cadres traditionnelles de la bande dessinée, mais simplement à jouer avec eux. Rares sont les auteurs qui réfléchissent vraiment à la manière de créer une oeuvre numérique : la démarche de Tony, auteur de la bande dessinée expérimentale Prise de tête, va dans le même sens. A côté des projets liés à la Nouvelle manga digitale dont je vous parlerais dans quelques paragraphes, Fred Boot concrétise sa conception de la BD numérique dans les huit épisodes actuellement en ligne de The Shakers, l’histoire d’un couple de détective tout droit sorti d’une série télé d’espionnage des années 1970 (j’en parlais dans un précédent article).
C’est aussi au niveau de la diffusion qu’il s’intéresse au numérique et à internet. On le retrouve en particulier sur le site webcomics.fr, plate-forme lancée par Julien Falgas en 2007 (à l’origine, l’annuaire des webcomics Abdel-Inn, qui existe dès 2002) pour diffuser une grande variété de webcomics, de l’amateur au professionnel du dessin. Fred Boot diffuse via ce site Shaobaibai, l’histoire excentrique d’un détective chinois, ou encore Balsamo, une libvre adaptation d’un roman d’Alexandre Dumas.

Rainbow mist
(que vous pouvez lire ici) appartient à la seconde catégorie d’oeuvre, celle qui trouve, par la diffusion en ligne, une seconde vie. Fred Boot avait déjà choisi une post-publication en ligne d’un projet précédent de BD papier, Gordo, un singe contre l’Amérique, édité à l’Atalante, qui avait été un relatif échec commercial. Rainbow mist aurait dû être publié par la même maison d’édition mais le projet n’a pas pu se faire. Pour sa diffusion en ligne, Fred Boot a choisi deux espaces : le vénérable webcomics.fr, bien sûr, mais aussi le site de l’éditeur numérique Manolosanctis qui décidément, après son arrivée dans les librairies, commence réellement à se faire une place. Fred Boot fut visiblement satisfait du succès rencontré par Gordo sur Internet ; l’oeuvre ayant été relayée de sites en sites, elle a atteint . Il recommence donc l’expérience avec Rainbow mist. Comme pour Gordo, il est aussi possible d’acheter la version papier. J’y reviendrais.
Fred Boot affectionne un style très graphique, basé sur un emploi dynamique de lignes, de formes et de couleurs qui donne un résultat très élégant et visuellement attirant, plus encore, je trouve, pour Rainbow mist, que dans ses oeuvres précédentes, The Shakers, Gordo ou Shaobaibai. Ici, l’influence de l’illustration retro est nette, celle du milieu du XXe siècle qui exploite notamment les apports du cubisme dans le traitement synthétique des personnages et des objets, et la rigueur du traitement géométrique du style art déco (le style de Fred Boot me fait particulièrement penser à l’affichiste français Cassandre, mon principal point de repère dans ce domaine que je connais assez peu). Le traitement graphique de Rainbow mist est ainsi profondément épuré et travaillé, en particulier dans les sensations fournies par les couleurs. Les textes, sobres et élégants, sont écrits par Léo Henry, d’après une idée initiale du dessinateur. L’équilibre entre textes et dessins est plus abouti que dans Gordo, au scénario beaucoup plus dynamique. Ici, l’ambiance est calme, l’histoire prend son temps et les sensations offertes par le dessin prennent le pas sur la compréhension de l’histoire. Fred Boot s’essaye à des expériences graphiques stimulantes.
C’est un style qui s’accorde pleinement avec le thème, puisque l’histoire se passe justement durant cette époque de modernisme graphique. L’album baigne dans une atmosphère de jazz, de cigarettes et de cocktails aux noms enchanteurs. Gordo nous emmenait plutôt du côté des années 1950 et de ses mythes, et l’on y croisait tour à tour Lauren Bacall, Elvis et Frank Sinatra. Cette fois, Fred Boot nous entraîne dans des années 1960 où les décennies passées sont devenues de vagues rêves de modernité évoquées avec nostalgie (j’interprète en partie ses propres dires : « Gordo tourne en dérision une période de rêves, de vitesse et de dépassements durant les années 50. Rainbow Mist montre la désillusion qui commence à apparaître dans les années 60. »). Le héros est Vincent Vermont, un brocanteur qui, au moyen d’un calendrier, voyage plusieurs décennies en arrière, dans un bar enfumé des sixties, le Rainbow Mist. Est-ce un étrange rêve, ou une nostalgie qui prend des allures de réalité ?

J’aurais tendance à vous conseiller d’acheter le livre si les premières pages mises en ligne vous ont plu. Loin de moins l’idée de faire de la publicité à outrance. Mais que ce soit sur la lecture page à page de webcomics.fr ou sur l’interface dynamique de manolosanctis (pour une fois assez maladroite), on sent que l’album n’a pas été réalisé pour une lecture en ligne et qu’il en souffre, notamment dans les pages les plus « contemplatives », qu’on aimerait, justement, contempler. J’aurais aussi tendance à dire, mais c’est peut-être plus subjectif, que cet objet qui nous plonge dans les années 1960, on aimerait pouvoir le palper, sentir un papier glacé sous nos doigts. Je suis pourtant loin d’être rétif à la lecture en ligne mais, dans le cas de Rainbow mist, le format papier me semble plus accueillant.

Un autre rêveur de l’étranger : Frederic Boilet

Si Fred Boot nous entraîne dans une Amérique fantasmée aux échos, l’espace de référence de Frederic Boilet est le Japon, cadre de la plupart de ses albums. En 1990, il obtient une bourse pour aller travailler au Japon, puis, en 1994, est le premier auteur de bandes dessinées à pouvoir aller travailler à la villa Kujoyama, résidence d’artistes financée par le gouvernement français à Kyôto. Il ne rentre en France qu’en 1995 et participe alors à la fondation de l’atelier des Vosges en compagnie d’autres auteurs comme Christophe Blain, Emmanuel Guibert et Joann Sfar. Mais dès 1997, il repart vivre au Japon pour dix ans. Outre ses nombreuses histoires réalisées pour des magazines japonais, ou ses albums publiés uniquement au Japon, les séjours de Boilet au pays de la manga donnent à la bande dessinée française à la fois un oeuvre délicate et toujours cohérente, et de nombreuses passerelles dressées, dans un sens comme dans l’autre, entre bande dessinée et manga.
Les albums « japonais » de Boilet (j’exclus ici ses premiers albums, avant 1990) sont pour la plupart bâtis sur le modèle de l’autofiction. Love Hotel et Tôkyô est mon jardin, publiés chez Casterman, respectivement en 1993 et 1997 et en collaboration avec Benoît Peeters, racontent les mésaventures professionnelles et sentimentales d’un Français, David Martin, au Japon (ces deux albums ont été depuis réédités, le premier par Ego comme X en 2005, le second par Casterman en 2003). Catastrophes et déceptions s’accumulent dans cette terre hostile et si incompréhensible, mais David Martin se laisse progressivement séduire par le pays, à moins que ce ne soit par les japonaises. L’expérience japonaise sera matière à d’autres albums, avec toujours comme moteur de l’histoire les difficultés de l’expérience amoureuse : L’Epinard de Yukiko en 2001, Mariko Parade en 2003 (dessin de Kan Takahama), L’Apprenti japonais en 2006, Elles en 2007. Tout récemment, Dupuis a réédité Demi-tour, autre rencontre entre une japonaise et un français, mais cette fois sur le sol français !
Derrière ses personnages, se lit une forme d’honnêteté proche du pacte autobiographique, comme si Boilet tirait ses histoires de ses propres expériences, sans jamais exagérer et sans trop nous mentir. Au milieu des années 1990, la tendance autofictionnelle, déjà présente dans le roman, émerge chez d’autres dessinateurs (dont Baru, souvenez-vous du Baruthon en cours !), avant que l’autobiographique ne s’affirme comme une dimension possible de la bande dessinée. Chez Boilet est encore conservée une forme d’ambiguïté entre réalité et fiction. Plus que sa vie, se sont ses sentiments et ses émotions face au Japon qu’il nous présente (au Japon du quotidien, pas celui du mythe comme Boot avec les Etats-Unis : Boilet ne rêve pas à partir de films, mais à partir de femmes). Le ton est toujours très simple, et en même temps extrêmement émouvant. Il arrive, sans dramaturgie excessive, à faire passer une quantité d’émotions assez incroyables, que l’on prenne en pitié ses héros malmenés par le sort ou que l’on se laisse charmer par leurs conquêtes féminines. J’ai l’impression que cela est dû au cadre japonais tel que le dessine Boilet : il nous paraît toujours lointain, ne se laissant capturer que par fragments (des fragments souvent féminins), et portant en lui une forme d’éphémère.

A côté de ses albums, Boilet joue aussi un rôle de passeur entre la culture française et la culture japonaise, du moins en ce qui concerne la bande dessinée. Il poursuit un travail de traduction d’oeuvres japonaises en français (on lui doit la découverte de Jiro Taniguichi), ou d’oeuvres françaises en japonais (David B. et Joann Sfar, par exemple). Proche de l’édition alternative française, il va tenter de faire découvrir au public français son équivalent dans l’univers de la manga en tant que directeur de la collection Sakka auteurs chez Casterman entre 2004 et 2008. De cette ambition nait également en 2001 le manifeste de la « Nouvelle Manga », et un évènement artistique lié au projet. Dans ce manifeste, il souligne combien les mangas traduites en France (à cette date) ne correspondent pas à la réalité de la production, se limitant à des récits d’aventure ou à du romantisme pour adolescent. Pour lui, la bande dessinée française a également à gagner des apports de la manga, notamment par l’introduction de thèmes tirés du quotidien et par la recherche d’un nouveau lectorat, plus exigeant sur le scénario, recherche déjà engagée par l’édition alternative des années 1990.
C’est finalement au métissage artistique que Boilet invite ses collègues dessinateurs : aller voir du côté du Japon pour enrichir sa propre perception de la bande dessinée. Quelques auteurs se sont positionnés dans son sillage, de près ou de loin : Fabrice Neaud, Nicolas de Crécy, François Schuiten. Les oeuvres d’Aurélia Arita (par ailleurs compagne de Boilet) et de Vanyda sont souvent citées comme faisant partie de la Nouvelle Manga, en ce qu’elles mêlent les caractéristiques de la bande dessinée et de la manga.

Chuban, et quelques mots sur la Nouvelle manga digitale

Le point commun de nos deux auteurs du jour est leur réelle capacité à ignorer les frontières, aussi bien géographiquement que « matériellement », à être capables de comprendre des possibilités de création « autres », sortant du champ traditionnel de la bande dessinée. Fred Boot comme Boilet sont des auteurs qui ne s’imposent pas de définition prédéfinie du média ou du support qu’ils sont en train de travailler.
La rencontre de Fred Boot avec Frédéric Boilet en 2001 donne lieu à une excroissance spécifique de la Nouvelle manga, bien intégrée à ce projet transculturel, la Nouvelle manga digitale. La formation initiale de Fred Boot l’amène à considérer la création en bande dessinée selon des termes très novateurs, et suivant des logiques de création et de diffusion originales. Dans une interview disponible sur son site, Fred Boot explique qu’il a vu dans les oeuvres de Boilet un fort potentiel d’exploitation multimédia, ce qui n’est pas le cas de n’importe quelle oeuvre de bande dessinée, notamment en raison d’éléments comme le scénario non linéaire, un graphisme inspiré par les arts photo et vidéo, la récurrence des mise en abyme…
Le travail de Fred Boot pour la NMD se traduit de deux manières : par des adaptations d’oeuvres préexistantes et par des créations originales. Pour ce qui est des adaptations, il faut bien comprendre le mot non dans un simple sens de transposition à l’écran de l’album papier (démarche majoritaire actuellement), mais de re-création dans un environnement numérique, notamment en faisant intervenir de la musique, ou encore une interactivité, qui permettent de faire de la lecture en ligne une expérience nouvelle, différente de la lecture « traditionnelle ». A partir de 2004, Fred Boot s’intéresse aussi à des créations originales et personnelles qui gardent toutefois quelque chose de l’esprit et de l’univers de Boilet et s’inscrivent dans le mouvement de la NMD. On en trouve quatre, Aiko, Fuseki, Chuban et Place du petit enfer. Ce dernier projet est un faux blog tenu entre décembre 2004 et janvier 2005. Vient s’ajouter un recueil de nouvelles, Tôkyô no ko, auto-édité grâce à The Book Edition.
Avec ces oeuvres originales, Fred Boot explore pleinement ce qu’on pourrait appeler un « langage » de l’image numérique. Je parle d’image plutôt que de bande dessinée dans la mesure où il emploie aussi la photographie, mais la séquentialité et la narrativité font le lien avec la bande dessinée. Difficile, à vrai dire, de savoir si nous sommes en présence d’une bande dessinée, d’un jeu vidéo, d’un film, d’un roman illustré, et à vrai dire peu importe. Chacune de ces oeuvres sont des expériences sensorielles étonnantes qui ouvre une fenêtre vers ce que pourrait être une bande dessinée de création numérique.

Chuban (http://www.fredboot.com/nmd/chubandef/chubdep.html) est pour moi, d’un point de vue narratif, le réalisation de Fred Boot la plus réussie dans le cadre de la NMD. Elle est mise en ligne en mai 2004. La présence de Boilet se lit en arrière-plan, dans cette brève histoire d’amour en sept mardis entre le narrateur et une jeune japonaise. Outre le thème, il y a la même sensibilité, la même délicatesse que dans les albums de Boilet. Chaque mardi donne lieu à une courte séquence d’images mise en musique par Nathanael Terrien. Le lecteur décide de son rythme de lecture, invité qu’il est à cliquer, à faire voyager sa souris, à interpréter les images qui défilent. On y retrouve bien entendu ce qui fait la spécificité du sens que Fred Boot donne à la BD numérique : le croisement constant entre plusieurs dimensions : texte/image fixe/son/image animée ; une interactivité limitée mais suffisante qui introduit le lecteur dans un jeu. Chuban est pleinement une oeuvre numérique car elle offre des sensations que la lecture papier serait incapable d’offrir. Le lecteur/spectateur est réellement transportée dans l’histoire le temps de sa trop courte lecture. C’est peut-être là le seul regret : sept mardis, ce n’est pas très long et on a envie d’en attendre plus. Avec Gordo ou Rainbow mist, Fred Boot s’est provisoirement éloigné de tels projets numériques, et The Shakers, qui propose le même type de lecture que Chuban, est pour l’instant interrompu au huitième épisode.

Les oeuvres numériques de Boot vous permettront de savoir ce que pourrait être une bd numérique créative, exploitant au mieux, et sans « gadgétisation » les possibilités du numérique. Donc, au moins pour la science et pour mourir moins bête, allez y jeter un coup d’oeil ! Je retiendrais par exemple cette phrase de Fred Boot qui exprime la « révolution » que représente le numérique pour la bande dessinée : « Il existe des moyens que n’imagine pas le monde de l’édition pour faire vivre les livres. ».

Pour en savoir plus :
Lire Rainbow mist sur webcomics.fr ou sur manolosanctis.com.
Lire ou télécharger Chuban
Le site de Fred Boot :
Webographie de Fred Boot
Le site de Frederic Boilet
La Nouvelle manga digitale
Interview de Fred Boot à propos de la NMD
L’article de Julien Falgas qui m’a fait découvrir Rainbow mist et qui m’a inspiré cet article.

Parcours de blogueurs : Capucine

Deuxième volet de mes articles « spécial festiblog » en l’honneur des deux parrains de cette année, Martin Vidberg (qui a déjà eu droit à son article) et Capucine. Et en plus, je suis dans les temps : le festiblog a lieu le week-end prochain, les 25 et 26 septembre, devant la mairie du IIIe arrondissement de Paris (http://www.festival-blogs-bd.com/).

Donc aujourd’hui Capucine. Parler de Capucine, c’est bien sûr l’occasion de relire un ancien article sur son compagnon dans la vie et dans la blogosphère, Libon (décidément, ces introductions deviennent de vrais panneaux publicitaires). Mais elle réalise également sa propre carrière de dessinatrice solo.

Moutonbenzène luxe, le blog de l’élite

Capucine est une blogueuse de la première génération, celle que les internautes découvre autour de 2004-2005, et dont les figures les plus connues sont alors Boulet, Mélaka, Laurel, Gally, Kek et bien d’autres jeunes dessinateurs en route pour la gloire. Capucine ouvre un blog en juin 2004 sur la modeste plateforme de blog 20six avant d’ouvrir une seconde version, plus élaborée et plus jolie, en février 2005, accompagnée d’un site (qui est depuis en construction d’ailleurs, et donc fort incomplet), http://www.turbolapin.com/. Cette fois, son compagnon Libon participe plus activement au blog qui devient un véritable blog à quatre mains. Ce sont donc les blogs Moutonbenzène puis Moutonbenzène luxe pour la version 2005 qui est encore en fonction (http://www.turbolapin.com/blog/). Les blogs bd ne sont pas encore devenus le phénomène populaire qu’il sera à partir de 2005 ; la blogosphère bd est alors assez réduite et on y voit tourner les mêmes têtes dans les liens de Moutonbenzène, outre ceux déjà cités, Cali, Pixel Vengeur, Cha, Ga, Ak, Tanxxx, Lovely Goretta ; une sorte de de première communauté de jeunes dessinateurs, noyau initial du mouvement. C’est bien naturellement que Capucine et Libon sont parmi la petite quarantaine de blogueurs invités pour la première édition du festiblog, en septembre 2005.
Le blog Moutonbenzène, bien qu’ayant deux auteurs, n’est pas réputé pour ses mises à jour fréquentes. On y trouve le contenu habituel des premiers blogs bd : des anecdotes domestiques en images, des extraits de carnets, des informations sur l’avancée des projets et des dédicaces, pas mal de private jokes. Puis, en septembre 2006, Capu et Libon commence une grande saga sur leur blog, Sophia, un webcomic sur lequel je reviendrais car il sort en album cette semaine.

Des projets en solo et à plusieurs

Mais, me direz-vous, qui est exactement Capucine ? Graphiste et illustratrice diplômée de l’Ecole Professionnelle Supérieure d’Art graphique et d’Architecture de la Ville de Paris, elle poursuit d’abord, et encore actuellement, une carrière de maquettiste dans l’édition. Depuis quelques années, elle illustre notamment Fortean Times, un magazine anglais consacré au phénomène paranormaux. Mais elle ne se lance vraiment dans la bande dessinée que vers 2004, avec son blog et ses premiers albums.
C’est d’abord chez Le Cycliste qu’elle publie ses premiers albums. Le Cycliste est un éditeur alternatif bordelais fondé en 1993. Cette maison est la même qui publie les albums d’un autre éminent blogueur de la première génération, Pixel Vengeur (Black et Mortamère, Dingo Jack). Toutefois, depuis 2007, cet éditeur connaît de grosses difficultés financières et doit gêler son catalogue. Le premier projet BD de Capucine, Corps de rêves, naît à l’automne 2004. S’inscrivant dans les récits du quotidien, Capucine y raconte . Elle explique dans une interview donnée à l’occasion de festiblog 2005 que les planches ont préalablement été mises en ligne sur des forums de grossesse. Le second albu paru chez Le Cycliste est Le Philibert de Marilou. On quitte cette fois le quotidien (quoique) pour un récit psychologico-fantastique autour de Marilou qui possède un ami monstrueux, sorte d’émanation d’elle-même, qui l’empêche de poursuivre une relation amoureuse. Le scénario d’Olivier Ka est plus profond qu’il n’y paraît, explorant la noirceur de la solitude. On connaît Olivier Ka pour ses scénarios subtils et sa manière de jouer sur les émotions du lecteur parfois jusqu’à la douleur (je vous conseille particulièrement l’autobiographique Pourquoi j’ai tué Pierre dessiné par Alfred, Delcourt, 2006). Mais il est aussi un des membres de la famille Karali, famille de dessinateurs dont fait partie son père, connu sous le pseudonyme de Carali, son oncle Edika et sa soeur Mélaka, par ailleurs blogueuse. Carali est à l’origine du magazine Psikopat qui, depuis 1989, publie presque exclusivement des auteurs débutants et garde un esprit potache revendiqué. Capucine et Libon y ont occasionnellement publié également.
On retrouve à la fin de Corps de rêves quelques-uns des noms de dessinateurs, blogueurs ou non, que j’ai évoqué, dans une série d’illustrations (Pixel Vengeur, Tanxxx, Carali, Melaka, Boulet, Ga…)

A côté de ces deux albums, Capucine dessine à l’occasion d’ouvrages collectifs. Tout d’abord dès 2004 au sommaire du troisième numéro de Sierra Nueva, le fanzine de Nikola Witko publié aux Requins Marteaux. On la retrouve ensuite dans le recueil Nous n’irons plus ensemble au canal Saint-Martin, publié en 2007 chez la petite et jeune maison d’édition des Enfants Rouges. Il s’agit d’une suite de trois histoires scénarisées par Sibylline et Loïc Dauvillier et dessinées successivement par Jérôme d’Aviau (le blogueur Poipoipanda), François Ravard et Capucine ; trois histoires croisées autour de trois personnages solitaires et du canal Saint-Martin. L’album recoupe en partie les thèmes du Philibert de Marilou et se trouve être tout aussi touchant et juste. L’année suivante, toujours avec Sibylline qui dirige un recueil collectif, elle participe à Premières fois, qui rassemble plusieurs nouvelles sur le thème de la première expérience sexuelle. Au début de l’année 2010, Capucine a sorti un mini-album chez Dupuis intitulé Princesse des mers du sud et dont je serais bien en peine de vous parler, ne l’ayant pas lu.

Et enfin, il me faut vous parler de Sophia. Les premières pages de Sophia, réalisées par Libon et Capucine (je serais bien en peine de vous dire qui fait quoi) sont publiées sur le blog Moutonbenzène en 2006 et on peut lire les 45 premières pages ici (http://www.turbolapin.com/sophia/). L’histoire est celle d’une justicière-aventurière dans la France de 1870 en guerre contre la Prusse. Elle est chargée par madame le maire de Paris (oui, dans Sophia, tous les protagonistes sont des femmes) d’une mission secrète pour empêcher les Prussiennes d’entrer dans la capitale. Le registre est celui d’un humour au second degré, voire au troisième degré ou pire, à partir d’une intrigue qui est, elle tout à fait sérieuse. Le comique vient beaucoup de l’aspect ringard de ce roman-feuilleton qui semble sorti des succès érotico-policier de la littérature populaire du XIXe siècle, ou d’un roman de gare du siècle dernier. L’héroïne et son ami Rima passent en effet leur temps à se retrouver nue par inadvertance et leur aventure, entre deux combats, est ponctuée par l’évocation de leurs histoires d’amours (forcément lesbiennes vu qu’il n’y a pas d’hommes). Et puis les deux auteurs s’inspirent (nous disent-ils en tête de l’histoire) d’un roman paru en 1882 dans Le Magasin pittoresque, un journal populaire de distraction, écrit par Mme « veuve de Clermont née Fauvette ». Elle fut ensuite dessinée par Paolo Brancaio dans la Settimana dello Reggiseno en 1976 (je reprends là aussi la présentation). Présentation sans doute fictive (Settimano dello reggiseno veut dire en italien « semaine du soutien-gorge » !), mais qui feint de situer l’histoire dans les deux pôles de la culture populaire que sont le roman-feuilleton XIXe et les revues italiennes pseudo-érotiques. Peu importe qu’il s’agisse d’un vrai roman-feuilleton arrangé, l’inspiration retro est présente dans le style sépia tout en clair-obscur et le tout est vraiment délirant et décalé, plutôt inattendu dans le paysage de la bande dessinée.

Le style graphique de Capucine


Je dois bien avouer que le seul album que Capucine ait scénarisée elle-même sur sa grossesse, Corps de rêves, ne m’a pas particulièrement touché. Peut-être parce que je ne suis pas père, allez savoir. Du coup, je ne vais guère me passionner pour Capucine-scénariste mais plutôt pour son graphisme particulier qui, là, m’a plutôt séduit.
La plupart de ses albums sont en noir et blanc et elle joue souvent sur les contrastes et leur expressivité. La plupart de ses personnages féminins ont des yeux en amande proéminents qui renforcent les jeux du regard. Parmi ses sources inspirations, elle cite notamment Baudouin, un maître du noir et blanc et de l’expressionnisme graphique. On comprend mieux alors d’où vient cette tendance à la déformation ou au contraire à la simplification expressive.
Ce style s’accorde bien avec des scénarios émotionnellement forts, tels qu’on lui a livré pour l’instant. Dans Le Philibert de Marilou, en particulier, l’évolution graphique constante du personnage principal fonctionne bien avec l’histoire, au gré des émotions de Marilou. Dans cet album, le style de Capucine oscille à merveille entre un trait élégant et des formes monstrueuses, accentuant l’ambiance très sombre de l’histoire. Avec Sophia, c’est bien sûr tout autre chose. Le style est plus dans la pastiche (et Libon a dû y mettre son grain de sel) d’un réalisme maladroit.

Un dernier mot, sur Sophia, justement : l’album est sorti le 22 septembre, chez Delcourt, et l’histoire, qui reste limitée à quelques mésaventures parisiennes dans la version en ligne, prend alors une toute autre ampleur, puisque les héroïnes doivent se rendre jusqu’au fin fond de l’Afrique. Une intrigue qui fleure bon le colonialisme ! Pour ceux qui ont aimé les quelques pages prépubliées sur le blog, n’hésitez pas à acquérir ce bel ouvrage, même si j’ai l’impression que les couleurs étaient meilleures sur la version numérisée, mais enfin… Du coup, le mois de septembre est bien le mois spécial Capucine, entre la sortie de Sophia, le festiblog le 25-26 et, au début du mois, la sortie d’Alphonse Tabouret, scénarisé par Sibylline, dessiné par Jérôme d’Aviau et calligraphié par Capucine (chez Ankama). Elle y dévoile une autre partie de son travail, le lettrage, particulièrement étudié dans cet album qui singe l’univers de l’enfance.

Pour en savoir plus :

Corps de rêves, 2004, Le Cycliste
Le Philibert de Marilou avec Olivier Ka, 2005, le Cycliste
Princesse des mers du sud, Dupuis, 2010
La grand vide d’Alphonse Tabouret, Ankama, 2010 (dessin de Jérôme d’Aviau et scénario de Sibylline)
Sophia, Delcourt, 2010 (avec Libon) ; lire le début en ligne
Collectifs :
Sierra Nueva n°3, Les Requins Marteaux, 2004
Nous n’irons plus ensemble au canal saint-martin, les enfants rouges, 2007 (avec Sibylline et Loïc Dauvillier)
Premières fois, Delcourt, 2008
Webographie :
Blog Moutonbenzène luxe, avec Libon
Interview collective à l’occasion du festiblog 2005
Pour le plaisir, la désopilante note réalisée avec Libon à l’occasion du festiblog 2009

Parcours de blogueurs : Martin Vidberg

Septembre, c’est le mois du festiblog, qui a lieu cette année les 25 et 26 septembre 2010 rue Eugène Spuller à Paris. Pour marquer le coup, je vais consacrer deux parcours de blogueurs à la marraine et au parrain de cette édition, Martin Vidberg et Capucine (ce qui m’arrange, vu que ce sont des auteurs que je connais et que j’apprécie.). On commence avec Martin Vidberg, qui va nous amener presque dix ans en arrière…
(Pour d’autres informations sur le festiblog, voyez sur le site http://www.festival-blogs-bd.com/.)

Bloguer en amateur

Avec Martin Vidberg, la série des « parcours de blogueurs » revient aux origines mêmes du blog bd. Cela fait plus de dix ans que Martin Vidberg, actuellement connu pour son blog du Monde.fr « L’actu en patates », sévit la toile. Il incarne le parcours idéal du blogueur bd en tant qu’auteur amateur qui ne cherche pas à en faire son métier, mais plutôt à conserver intacte sa passion et la faire partager. Un sujet idéal pour la rentrée du blog qui va nous permettre de retracer quelques étapes de l’histoire des blogs bd.

Martin Vidberg est professeur des écoles, métier qu’il exerce depuis 2001 et qui nourrit certains de ses albums. C’est donc sur ses loisirs et en autodidacte qu’il dessine, principalement sur deux blogs : « L’actu en patates », blog partenaire du monde.fr depuis janvier 2008 (http://vidberg.blog.lemonde.fr/) et « Everland », bien plus ancien puisqu’il le crée en octobre 2000 (http://www.martinvidberg.com/). A cette date, la présence de blogs français sur la toile est un phénomène récent et les éditeurs de blogs n’en sont qu’à leur début (Blogger apparaît en 1999 et Skyblog en 2002). Ce moyen d’expression par une page personnelle gratuite est nouveau et n’est pas encore devenu l’outil de communication qu’il est destiné à devenir à partir du milieu des années 2000. L’essor des blogs en tant que communauté s’inscrit alors en partie dans l’apparition progressive des réseaux sociaux et de ce qu’on appelle le Web 2.0. C’est aussi le cas dans le domaine de la bande dessinée : en 2000 on ne parle pas encore de blogs bd comme un phénomène de création et de réseautage de forte ampleur, capable d’attirer un très grand nombre de visiteurs.
Everland, le blog historique de Martin Vidberg, a souvent déménagé et son auteur a donc pu nouer des liens avec plusieurs sites « historiques » de dessinateurs amateurs et d’amateurs de bande dessinée. Il participe notamment à deux communautés qui ont leur importance dans le web de la bande dessinée : le site bulledair.com (2001) et le site bdamateur.com (1998). Bulledair est d’abord un site d’amateurs de bande dessinée partageant leurs avis et leurs critiques sur tel ou tel album ; le site a évolué ensuite en une véritable communauté et, entre autres activités, a hebergé quelques blogs bd (Thorn, Obion, Thierry Robin…). Vidberg devient un des animateurs de cette communauté (sous son premier pseudonyme d’Everland) et dessine notamment une série de chroniques. On le retrouve aussi sur le site bdamateur.com. Il ne s’agit plus seulement d’amateurs de bande dessinée mais d’auteurs de bande dessinée amateurs, idée née sur le forum BDParadisio, là aussi un des espaces les plus anciens du Web consacré à la bande dessinée (1996). Le principe est simple : offrir une plate-forme de diffusion pour des non-professionnels qui leur permette d’avoir des retours sur leur travail. Un forum et de nombreuses activités animent la communauté de dessinateurs qui existe encore, douze ans après sa création (http://www.bdamateur.com/). Par la suite, d’autres sites seront créés pour mettre en valeur des dessinateurs amateurs comme le portail Abdel-INN (2002). Ces deux sites (bdamateur et Abdel-INN) correspondent à une phase pré-blogsbd de la diffusion de bande dessinée en ligne, phase ouvertement « amatrice » et non tournée vers l’édition. A partir de 2005, deux évolutions apparaissent suite à l’ampleur nouvelle du phénomène des blogs bd : le blog tend à devenir le principal support de diffusion pour des dessinateurs amateurs (du moins le plus visible et le plus directement vendeur) et des liens se créent avec le monde de l’édition, soit par la publication de version papier de blogs bd, soit par la transformation de certains sites amateurs en maison d’édition, soit par l’apparition de maisons d’édition en ligne (le site Manolosanctis en 2009 est à mes yeux représentatif de la seconde phase : il ne revendique pas l’amateurisme, mais vise au contraire à accompagner les dessinateurs débutants vers le professionnalisme et l’édition commerciale).
Bref… Après cette longue disgression, revenons à Martin Vidberg. Il n’est pas le seul membre de bdamateur.fr à poursuivre ensuite une carrière professionnelle ou semi-professionnelle : parmi les membres « connus » se trouvent d’autres blogueurs bd célèbres comme Laurel et Zviane. Par l’intermédiaire du site, il fait la connaissance d’autres auteurs dont Mickaël Roux et Thorn, cette dernière étant également présente sur bulledair.com. Tous trois se lancent dans une série en deux tomes intitulées Les passeurs, publiées en 2007-2008 chez Carabas (quelques pages en preview sur BDGest).
Autre rencontre provoquée au sein de la communauté de dessinateurs amateurs : avec Nemo7. Ensemble, ils réalisent en 2005 l’expérience de « Le Blog ». Il s’agit, comme son nom l’indique, d’un blog ouvert pour la mise en ligne d’un webcomic, sur la plateforme de diffusion 20six (http://leblog.20six.fr/). Les deux auteurs s’inspirent directement des expériences graphiques de l’Oubapo : Martin Vidberg dessine une demi-douzaine de cases avec lesquelles Nemo7 réalise des strips qui racontent les mésaventures d’un blogueur bd (ce qui rappelle furieusement l’album de Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim Moins d’un quart de seconde pour vivre, en 1992). Beaucoup de private jokes et d’autodérision dans cette oeuvre qui vaut surtout comme exercice de style. Elle est adaptée en album en 2007 par la jeune maison d’édition Onapratut (que j’évoquais récemment pour leur album les Nouveaux Pieds Nickelés). Vidberg garde de cette expérience un goût pour les projets interactifs : il propose de nombreux jeux sur son blog, ou invite ses lecteurs à suggérer des sujets de dessins.

Le blog Everland reste le principal espace d’expression de Martin Vidberg, et il est naturellement présent à partir de la seconde édition du festiblog en 2006, première manifestation qui regroupe les auteurs de blogs bd et leurs lecteurs. Il utilise aussi bien son blog pour poster des notes spontanées que des projets plus complexes, comme le Journal d’un remplaçant (dont on peut lire la moitié du contenu sur ce site).

Du blog bd à l’édition : un contexte idéal


Avec le Journal d’un remplaçant, la carrière de dessinateur amateur de Martin Vidberg prend une autre ampleur. Non qu’il se lance dans une carrière professionnelle : au contraire, et c’est là une des caractéristiques de Vidberg, il poursuit parallèlement son vrai métier d’instituteur et sa passion du dessin, avec une prolixité assez impressionnant d’ailleurs. Le Journal d’un remplaçant est directement lié à sa profession puisqu’il raconte dans cette bande dessinée une année de son travail d’instituteur remplaçant, d’abord dans un petit village de sa région, puis dans un institut de redressement pour élèves violents. Le ton est très pédagogique : l’auteur explique le quotidien du métier d’instituteur comme dans un reportage en direct, s’attachant autant aussi bien aux difficultés qu’aux plaisirs. On peut facilement le lire comme un état des lieux de la profession, certes subjectifs mais très intéressant.
Le Journal d’un remplaçant est d’abord diffusé en ligne avant d’être adapté en album papier en 2007 aux éditions Delcourt, dans la collection Shampooing. Il faut dire qu’à cette date, la situation a changé et que la médiatisation et l’importance, en terme d’audience, des blogs bd, en a fait de possibles tremplins vers l’édition. Je cite pour mémoire quelques uns des blogs édités dans les années 2005-2008, parmi les plus connus : Le blog de Frantico, Le journal d’un lutin d’Allan Barte, Libre comme un poney sauvage de Lisa Mandel, Maliki de Souillon, Ma vie est tout à fait fascinante de Pénélope Bagieu. D’autres suivront dans les années suivantes, avec des qualités fort variables. Il faut pourtant distinguer entre les recueils de notes de blogs, qui prennent plutôt l’aspect d’un journal intime, et les récits complets qui s’apparentent alors à des webcomics diffusés via un blog. Certains auteurs jouent d’ailleurs sur les codes du blog pour livrer de « faux blogs bd » qui s’avèrent être des fictions travesties en journaux intimes (c’est le cas de Frantico ou du Journal d’un lutin, par exemple). Le journal d’un remplaçant n’en fait pas partie, mais il hérite nettement du phénomène des blogs bd sa construction en forme de journal de bord, laissant s’écouler les jours en mimant une publication échelonnée et régulière. Album bien construit et original, il s’agit, de l’aveu de son auteur, de son projet éditorial le plus important.
Un dernier élément de compréhension : l’album est édité dans la collection Shampooing, dirigée par le dessinateur Lewis Trondheim qui non seulement soutient de nombreux blogueurs en publiant leur blog (Allan Barte, Boulet, Lisa Mandel…), mais participe lui-même à la blogosphère bd et à des projets de bande dessinée en ligne.

L’essor des blogs bd donne lieu à d’autres phénomènes d’éditions plus ou moins éphémères auxquels Martin Vidberg participe. Avant les publications successives de Le Blog chez Onapratut et du Journal d’un remplaçant chez Delcourt, toutes deux en 2007, il participe au projet des « miniblogs » lancé par les éditions Danger public. En partenariat avec le festiblog, cette maison d’édition conçoit en 2006-2007 une collection d’albums courts réalisés par des blogueurs bd où chaque histoire trouve un prolongement sur un site internet, via un code d’accès offert au lecteur. Même si elle ne dure que deux saisons, cette collection permet à plusieurs blogueurs bd d’être publiés pour la première fois sur papier. C’est le cas de Martin Vidberg qui dessine l’album J.O.2012 où il se prend organiser les prochains jeux olympiques dans son salon (l’album est accessible à cette adresse).
Les éditions Diantre ! (http://www.diantre.fr/) font partie des quelques éditeurs, le plus souvent de jeunes maisons, qui vont chercher du côté des blogueurs bd pour éditer des auteurs débutants. Elles sont notamment à l’origine de la publication de Mon gras et moi de Gally qui remporte à Angoulême un prix décerné par le public en 2009, événement qui confirme la place occupée par les blogs bd. Martin Vidberg reste fidèle à cette maison d’édition pour ses deux autres albums : Les instits n’aiment pas l’école en 2008 et Perdus sur une île déserte en 2009. Le premier est plutôt destiné aux enfants et fait suite aux réflexions entreprises dans Le journal d’un remplaçant : il y parle du métier d’enseignant, d’une manière plus poétique et détournée, en de courtes séquences. Le second est une fois de plus la version papier d’une histoire paru sur son blog Everland. Le crash d’un avion sur une île déserte est l’occasion de moquer certains aspects de notre monde contemporain.

En dehors de ses quelques albums, relativement modestes depuis Le journal d’un remplaçant, Martin Vidberg travaille surtout comme blogueur invité de lemonde.fr sur le blog « L’actu en patates ». Le site internet du célèbre quotidien Le Monde est, rappelons-le, une rédaction à part entière qui possède son fonctionnement propre, une partie du site étant payant et le reste gratuit (les articles récents, en général). Un certain nombre de blogs gravitent sur le site, mis en avant sur la page d’accueil ; certains sont des « blogs de journalistes », d’autres des « blogs abonnés » (dans ce dernier cas, lemonde.fr est une simple plate-forme de publication, reservées à ses abonnés), et enfin, des « blogs invités », généralement sur des thèmes de société et d’actualité. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient le blog de Vidberg. Les sites d’information en ligne se dotent souvent de ce type de blogs « graphiques » qui s’apparentent, d’une certaine manière, à du dessin de presse (ainsi trouve-t-on des blogs graphiques sur rue89, lexpress.fr, nouvelobs.com, bakchich.info ; j’ignore toutefois si les blogueurs invités sont rémunérés de quelques façons comme des rédacteurs). Martin Vidberg assume nettement le lien avec le dessin de presse, puisqu’il traite uniquement de l’actualité et s’inscrit donc dans la vieille tradition du dessin d’actualité. L’autre blog graphique invité du monde.fr est celui de Guillaume Long (hop, un ancien article à relire !), consacré à la gastronomie (et n’oublions pas le blog spécialement consacré à l’actualité de la bande dessinée, http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/).
Tous les jours ou presque, sur « L’actu en patates », Martin Vidberg propose donc un dessin d’humour. Sans doute en raison du travail actif et régulier qu’il demande, ce second blog tend progressivement à remplacer « Everland », laissé en veille depuis novembre 2009. De mon côté, j’ai d’ailleurs découvert Vidberg grâce au blog du monde.fr. Lui-même affirme que son second blog attire beaucoup de plus de lecteurs et que les deux publics sont différents : plus de visiteurs occasionnels sur « L’actu en patates », plus d’habitués sur « Everland ». Quant au nom du blog, il correspond au style graphique si particulier de l’auteur…

La tentation de l’actualité


Car quand on parle de Martin Vidberg, les habitués savent tout de suite que l’on parle de patates… Ou plutôt de bonhomme-patates : c’est ainsi qu’il représente l’ensemble de ses personnages, y compris lorsqu’il s’agit de caricatures de personnalités, et l’effet n’en est alors que plus saisissant, car tout se concentre sur le visage, à la manière des « grosses têtes » du XIXe siècle. On compare souvent cette technique avec certains personnages de Lewis Trondheim, et Vidberg avoue son admiration pour ce dessinateur. La démarche n’est pas exactement la même : les bonhommes-patates de Trondheim (tels qu’ils apparaissent dans Les formidables aventures de l’univers ou Mister I et Mister O) correspondent plus à une démarche minimaliste poussée qui contamine les décors et le scénario, qui frôle l’humour absurde. Il me semble que Vidberg utilise plus ses bonhommes-patates à la manière des dessinateurs de presse : pour une schématisation qui permet une lecture efficace et rapide (et le style de Vidberg est justement basée sur la rapidité de lecture) et en forme de « signature » graphique, qui le rend immédiatement reconnaissable.

Si je parle autant de dessins de presse, c’est que le lien à la société et à l’actualité est un trait récurrent du travail de Vidberg. Dans « L’actu en patates », c’est une évidence : chaque dessin quotidien illustre un article du monde.fr, et de nombreux ressorts humoristiques sont convoqués : calembour, allégorie, le décalage absurde, l’inventivité graphique, le gag muet, la caricature… Le ton est assez bon enfant : il s’agit de dessins d’humour, pas de dessins satiriques. Vidberg fait d’ailleurs partie des dessinateurs associés au projet « Ça ira mieux demain », une application payante pour smartphone, développée par Ave!Comics permettant de recevoir des dessins d’actualité au fil des mises à jour. Il y côtoie des dessinateurs de presse aguerris comme Plantu, Chappatte, Jul, Maëster et Tignous (http://www.cairamieuxdemain.com/).
Mais il n’y a pas que dans ce blog qu’il fait preuve d’un sensibilité à l’actualité : dès « Everland », Vidberg réalisait des dessins d’actualité (à lire ici une série sur 2008, par exemple). Et lorsqu’il parle de son métier de professeur, que ce soit sur son blog ou dans Le journal d’un remplaçant, il se fait momentanément reporter et témoin éclairé de la société. Les petits bonhommes de Martin Vidberg, par leur simplicité, ne sont pas simplement drôles mais portent aussi autant de messages venant d’un auteur qui, malgré une certaine discrétion, sait parfaitement se faire comprendre.

Depuis la notoriété acquise par son blog, Vidberg diffuse ses bonhommes-patates un peu partout dans des travaux d’illustration et de publicités. Certains sont en rapport avec l’éducation (pour des revues ou des reportages spécialisés), mais d’autres non (publicité pour Direct assurance, notamment).

Pour en savoir plus :

Bibliographie :
J0 2012, Diantre, 2006
Le journal d’un remplaçant, Delcourt, 2007
Les passeurs, Carabas, 2007-2008 (2 tomes, sur un scénario de Mickaël Roux)
Le Blog, sur des textes de Nemo7, Onapratut, 2008
Les instits n’aiment pas l’école, Diantre, 2008
Perdus sur une île déserte, Diantre, 2009
Webographie :

Everland
L’actu en patates
Le blog, avec Nemo7
Le site de bdamateur : http://www.bdamateur.com/
Interview de Martin Vidberg sur psychologies.com
Autre interview sur petitformat.fr

Le feuilleton-bd Les autres gens : bilan de lecture

D’abord, une information toute récente que vous avez peut-être pu lire sur d’autres sites mais que je relaie à mon tour : les Eisner Awards, équivalent des Oscars pour la bande dessinée, ont été remis le 25 juillet dernier lors de la Comic-Con de San Diego par un jury de professionnels. Parmi ces trophées se trouve un prix du Digital Comic, qui existe depuis 2005 et revient, comme son nom l’indique, à la meilleure oeuvre publiée en ligne. Cette année, le gagnant est Cameron Stewart pour son webcomic Sin Titulo, que vous pouvez lire en anglais à cette adresse (http://www.sintitulocomic.com), ou traduit en français sur le site webcomics.fr. Stewart est connu depuis 2003 pour son travail de dessinateur de comic book chez DC (Catwoman, Batman and Robin), mais aussi Dark Horse et Oni Press.
Maintenant, le sujet du jour, dernier article avant une petite pause estivale pendant le mois d’août. Phylacterium ne fermera toutefois pas complètement : pas d’articles de fond comme le reste de l’année, mais un rendez-vous surprise vous attendra tous les dimanches…
Bon… L’article du jour, donc.

Cela fera six mois à la fin de l’été que le projet Les autres gens (http://www.lesautresgens.com/) a été lancé sur le net par une dynamique équipe d’auteurs de bande dessinée. Un petit résumé pour ceux qui ne sauraient pas ce qu’est Les autres gens et qui n’auraient pas le courage d’aller relire l’article que j’avais écrit à ses débuts, en le mettant en perspective avec le principe feuilletonesque en bande dessinée. Les autres gens est un feuilleton quotidien en bande dessinée, c’est-à-dire qu’un épisode est présenté tous les jours aux abonnés du site et que l’histoire se poursuit ainsi indéfiniment, l’intrigue s’étoffant de jour en jour. Ce feuilleton-bd emprunte ses principes scénaristiques au genre du soap opera télévisé des années 1970. On suit les pérégrinations quotidiennes, pour ainsi dire en temps réel un groupe de personnes qui gravite autour du personnage initial, la jeune étudiante Mathilde qui se retrouve soudainement millionnaire après avoir gagné au loto. Il y a autant d’intrigues que de personnages et, selon un principe de génération spontanée, le nombre de personnages augmente au fur et à mesure que « d’autres gens » apparaissent. C’est le bon vieux principe narratif des « destins croisés » qui permet une extension théoriquement infinie à la fois dans le temps (jour après jour, et en temps réel) et dans l’espace (personnage par personnage). Seul ajout que permet la bande dessinée : si chaque épisode est scénarisé par Thomas Cadène, une trentaine de dessinateurs se relaient pour la mise en image.

La question de l’abonnement comme modèle

Bastien Vivès, Les autres gens, dessin du 1er mars 2010

Tout d’abord, l’originalité des Autres gens ne tient pas tant que ça à son mode de publication par Internet. Ici, Internet est à proprement parler un canal de diffusion et agit assez peu sur le contenu même de l’oeuvre. La série pourrait très bien être diffusée épisode par épisode dans un quotidien papier, chose fréquente il y a encore quarante ans. Ce qui ne veut pas dire qu’Internet n’a pas d’impact sur le projet, mais son impact se limite au mode de diffusion et de consultation. Il permet aux auteurs deux choses essentielles. D’une part l’affranchissement de la tutelle de l’éditeur comme interface avec le lecteur. Là, au contraire, cela s’apparente à de l’auto-édition : les auteurs sont en contact direct avec les lecteurs qui achètent leur bande dessinée. L’arrivée des Autres gens a d’ailleurs coïncidé avec les tensions entre auteurs et éditeurs sur la question des droits d’exploitation numérique, et sur le modèle économique de la bd numérique (à ce sujet, voir un précédent article); c’est, indirectement, une forme de réponse que la série apporte. D’autre part, Internet a permis de rompre les contraintes à la fois temporelles et spatiales de l’édition périodique. J’entends par là que le site peut accueillir chaque jour une très grande quantité de dessins, bien plus, en tout cas, que ne pourrait le faire un support papier (contrainte spatiale) et que tous les épisodes se trouvent réunis sur un seul support et peuvent être consultés à tout moment par les abonnés.

Voilà l’autre particularité des Autres gens dans le concert encore balbutiant de l’offre numérique payante (la majorité des bandes dessinées présentes sur Internet étant pour l’instant gratuite) : le modèle de l’abonnement. Sur son blog Marre de la TV, (http://julien.falgas.fr/) voit l’abonnement comme le modèle idéal pour le développement de la bande dessinée en ligne. Le lecteur paye non pas pour un album entier, mais pour un abonnement qui lui donne droit soit à la consultation d’un bouquet d’albums pendant un temps limité, soit à une livraison régulière.
Après tout, cette consultation régulière où le lecteur revient sur le site dès qu’il en envie pour lire les derniers travaux d’un auteur de bande dessinée, n’est-ce pas le chemin pris par les blogs bd et les webcomics depuis le début des années 2000 ? Créer un rendez-vous régulier a été le modèle de diffusion de la bande dessinée sur Internet et, pour cette raison, j’approuve l’affirmation de Julien Falgas. D’une certaine manière, les webcomics et blogs bd encore empiriques des premières années ont préparé le terrain aux Autres gens en créant un usage de lecture. Mais du coup, la série doit aussi parvenir à se justifier comme oeuvre « payante », par sa qualité, face aux nombreuses oeuvres gratuites. C’est là un des enjeux pour les auteurs. Le prix de l’abonnement reste modeste par rapport à un album papier (relativement logique puisqu’il n’y a ni imprimeur, ni éditeur, ni libraire à payer en sus) : environ 2,50 euros par mois (15 euros pour six mois), pour une vingtaine d’épisodes par mois.

Analysons un brin

Alexandre Franc, Les autres gens, dessin du 30 juin 2010

Mettons donc de côté l’aspect Internet qui concerne surtout la diffusion, et concentrons nous sur l’oeuvre elle-même. Elle se caractérise par un dispositif graphique spécifique : le changement constant d’auteur, et par un dispositif narratif basé sur le personnage. Rien de cela n’est particulièrement nouveau dans la bande dessinée : le changement d’auteur a été exploité dans Le Décalogue, et la série Donjon joue également sur une forme de narration en destins croisés, ou chaque personnage possède son histoire susceptible d’être racontée un jour. Mais il est tout à fait ingénieux d’avoir combiné ces deux dispositifs avec une série feuilletonesque pour autonomiser chacun des épisodes. C’est là l’enjeu le plus important des épisodes des Autres gens : donner un sens à chaque épisode et se montrer capable de surprendre le lecteur à chaque fois. J’aurais tendance à dire que l’adéquation n’est pas toujours parfaite : l’épisode part trop dans tous les sens, le style du dessinateur jure trop avec les thèmes… Mais sur plus de vingt épisodes par moi, ce sont des écarts largement pardonnables et qui ne gènent pas plus que ça la lecture sur le long terme.
D’un point de vue graphique, j’aurais tendance à dire que c’est surtout une question de goût. J’ai été épaté par certains auteurs qui semblent se servir des Autres gens pour mener des expériences graphiques nouvelles (Vincent Sorel, Bandini, Chloé Cruchaudet, Alexandre Franc, pour citer ceux que je ne connaissais pas avant), tandis que d’autres dessinateurs m’ont moins surpris et donc moins plu. Ce qui me fait dire, comme mon avis personnel n’est pas universel, que la série en offre pour tous les goûts car, comme il n’y a pas de réel modèle initial (Bastien Vivès n’a réalisé que le premier épisode), chaque dessinateur s’approprie les personnages, les situations, les décors.

Pour ce qui est de la narration, elle a considérablement évolué en s’étoffant au fil des personnages. Les premiers épisodes proposaient des intrigues encore adolescentes (des histoires d’argent et de sexe), avec des personnages stéréotypés (en gros : la jolie brune à qui tout réussit, le couple de millionnaires désabusés, la meilleure copine rousse malheureuse en amour, le bon élève coincé, le couple homosexuel de jeunes cadres dynamiques, le bobo de gauche borné). L’intrigue saute, au fil des épisodes, d’un personnage à l’autre et on suit ainsi plusieurs vies parallèles, qui se croisent parfois de façon inattendue. Et puis, au fur et à mesure, plusieurs procédés ont fait évoluer les personnages, et par là l’intrigue rendue plus dense et moins prévisible. Ce sont des procédés narratifs connus mais utilisés ici de façon efficace. (attention, quelques spoilers dans ce qui suit, mais pas trop quand même). Alors bien sûr, de nouveaux personnages sont venus garnir le panier, tandis que d’autres qui semblaient surtout là pour servir de décor se sont avérés avoir une personnalité : de la petite douzaine de personnages initiaux, la série a atteint en cinq mois une bonne vingtaine de « destins » réguliers. Pour aller un peu au-delà des intrigues adolescentes et du quotidien, Thomas Cadène, le scénariste-architecte de cet édifice, a ajouté des personnalités « hors normes », en particulier sexuellement, comme Gédéon le mystérieux gigolo et Louis Offman le sadique richissime.
Autre procédé classique, par exemple : faire subir à un personnage un événement tel qui l’amène à révéler un aspect enfoui de lui-même et donc à sortir de son stéréotype. D’où Emmanuel, le bon élève coincé, qui découvre un épanouissement sexuel complètement nouveau chez ses voisins échangistes. A l’inverse, d’autres personnages, par contraste, semble être restés « coincés » dans leurs intrigues antérieurs, incapables d’évoluer avec les situations.
Et puis parfois, Thomas Cadène nous gratifie d’une « grande intrigue » dont le suspens court sur plus d’un mois, comme celle du secret de famille qui avait vu se venger Véronique de ses trois cousins, Mathilde, Romain et Dimitri.

En relisant mon paragraphe précédent, j’ai l’impression que Les Autres gens me fait céder au plaisir addictif propre au feuilleton. Ici, l’ancrage dans le présent (les scènes se passent généralement à Paris et en temps réel) et le fait que le scénario n’ait pas encore atteint les limites de l’invraisemblable (le plus gros écueil qui l’attend, sans doute) rend le tout encore plus prenant. C’est une alchimie narrative complexe, presque entièrement basée sur les potentialités des personnages, et qui consiste à ménager des intrigues, à en clore d’autres, et à révéler des surprises au besoin.

Renouvellement estival

Vincent Sorel, Les autres gens, dessin du 26 juillet 2010


La question terrible que pose le feuilleton est évidemment celle de son renouvellement. C’était ma première crainte lorsque je m’étais abonné aux Autres gens : si le saut d’une intrigue à l’autre intéresse un temps, il arrive que le lecteur apprécie que l’on vienne briser la monotonie de sa lecture. Et je me sais assez exigeant de ce point de vue là, même à court terme.
Un choix aurait pu être de faire appel aux potentialités du canal de diffusion lui-même, c’est-à-dire à Internet, pour proposer ce que certains voient comme le Graal de la bande dessinée numérique, l’interactivité. L’interactivité consiste à faire intervenir activement le lecteur dans l’oeuvre, en lui donnant l’illusion de la générer lui-même. Le numérique offre des occasions d’interactivité multiples dont la plupart le rapprochent du jeu vidéo : le lecteur doit déplacer un objet sur l’image, il est lui-même interpellé par les mails qu’il reçoit, il participe à la conception de l’histoire… Pour l’instant, l’interactivité sur les Autres gens reste limitée à la nécessité de cliquer pour faire apparaître la case suivante. Ah, et si, la création de compte Facebook pour quelques uns des personnages (qui les consulte régulièrement) a été un autre moyen choisi pour développer le lien avec le lectorat et l’immerger dans l’univers de la série.
Mais ce n’est pas l’orientation choisie pour renouveler la série qui, d’un point de vue purement formelle, est tout à fait traditionnelle. Non. Basée sur une richesse narrative (l’art de raconter), c’est par la richesse narrative qu’elle cherche à innover. Et là, Les Autres gens sort de son modèle du feuilleton. Et ça m’intéresse. Les nouveautés sont pour l’été, comme pour fêter les six mois de diffusion. L’idée développée par les auteurs est de multiplier les semaines autonomes en partie détachées de l’intrigue principale, soit par la participation d’un seul ou deux auteurs, soit par un thème spécifique, soit par le développement d’une histoire parallèle. Ça a été le cas il y a deux semaines avec quatre épisodes scénarisés par Kris et dessinés par Ken Niimura pour conclure le mystère de Véronique, comme un point d’orgue marquant la fin d’une intrigue au long cours. Et puis cette semaine, Alexandre Franc et Vincent Sorel se lancent dans un récit autonome à quatre mains autour d’un personnage secondaire de l’intrigue principale. Quelques annonces sont venus confirmer la volonté de casser la routine : une semaine dessinée entièrement par Sacha Goerg sur le thème du sexe, et la participation de Christophe Gaultier, auteur à l’impressionnante bibliographie.

L’autre problème à résoudre pour Les autres gens est : comment prendre des lecteurs en cours de route ? Début juillet, le site annonçait un peu plus de 1025 lecteurs, ce qui correspond à un cinquième des lecteurs du premier mois gratuit. Les épisodes individuels de l’été, ainsi que les amusants résumés à la fin de chaque mois semblent des réponses à ce besoin de trouver de nouveaux abonnés.