Archives pour la catégorie Bande dessinée numérique

Parcours de blogueurs : The Black Frog

Une fois de plus, je vous fais le coup du blogueur qui n’en est pas un… Ce n’est pas par son blog qu’Igor-Alban Chevalier, alias the Black Frog, s’est fait connaître en tant que dessinateur de bandes dessinées, mais plutôt par le forum de graphistes CaféSalé dont j’aurais l’occasion de vous toucher un mot. Auteurs d’une série de trois albums, Les carnets de la grenouille noire, the Black Frog impressionne par sa maîtrise technique, par son parcours, par la force de ses fables. Un auteur essentiel révélé par Internet, que j’ai découvert sur le tard, mais à côté duquel il aurait été dommage que je passe, pour moi comme pour vous !

Parcours d’un imagier

Dans le premier tome des Carnets de la grenouille noire intitulé Conscient de vacuité, the Black Frog nous narre son parcours professionnel et les méandres du métier de graphiste. En des temps plus reculés, il aurait été un « imagier », c’est-à-dire un artiste capable de travailler des matériaux très différents pour créer des images. C’est en tout cas ce que m’inspire la variété des tâches auxquelles il s’est consacré. Voyez plutôt : il se forme aux arts de l’image au sein d’une Ecole d’arts appliqués à Nîmes, puis, pendant un an, à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles spécialisé dans la bande dessinée. Après avoir essuyé plusieurs échecs pour percer dans la bande dessinée malgré le soutien de Caza, dessinateur du Métal Hurlant des années 1970-1980, il travaille pour différents médias, dont le jeu vidéo. En 1998, il parvient à se faire engager au Jim Henson’s creature shop, un atelier londonien spécialisé dans les animatronics et autres marionnettes et effets spéciaux pour films d’animation. On le retrouve ensuite aux Etats-Unis où il participe à la direction artistique de plusieurs films (comme par exemple, Le pacte des loups, Harry Potter, X-Men 3…). Il se définit lui-même comme un « mercenaire » travaillant au gré des appels de l’industrie du cinéma comme designer, et complétant cela par divers autres projets d’illustration, de scénario, de jeux de société, de jeux vidéos… Derrière ses travaux d’illustrations et ses scénarios, il dit aussi vouloir consacrer une grande partie de son temps à la sculpture, autre passion qui lui permet de créer, une fois encore, des personnages et leurs histoires.
The Black Frog a donc derrière lui une solide carrière lorsqu’il commence à s’intéresser à la bande dessinée, ou plutôt à s’y réintéresser, puisque c’était à l’origine à ce domaine précis du dessin qu’il aurait aimé pouvoir se consacrer.

The Black Frog, c’est aussi un personnage, et peut-être en cela se rapproche-t-il un peu des blogueurs bd que j’ai l’habitude de chroniquer dans ses pages. La grenouille noire est à la fois le surnom et l’avatar de notre dessinateur, personnage né d’une histoire qu’il a d’ailleurs publié et dont je vais vous parler par la suite, The Moo Factory. Grande silhouette martiale et barbue aux allures de capitaine de l’armée coloniale, the Black Frog en impose immédiatement, on le retient dans le paysage. Il semble incarner une projection idéale de ce qu’aimerait être son auteur ; projection mais aussi déguisement ironique et décalé, pris entre la fiction de ses aventures et la réalité du net.

The Black Frog et le forum CaféSalé


Même si the Black Frog ne fait pas réellement partie de la communauté des blogueurs bd, c’est grâce à l’un d’entre eux, Manu xyz, célèbre ours-blogueur, que j’ai découvert l’existence et le travail de la grenouille noire, dans une de ses notes de début 2009. Lui-même ne possède de blog que depuis février dernier et il s’en sert pour présenter ses actualités (http://lagrenouillenoire.tumblr.com/). Jusque là, c’était sous la forme plus traditionnelle, mais parfois plus fonctionnel, d’un site Internet qu’il était présent sur Internet (Dynamographika).

Mais l’espace que the Black Frog a le plus marqué de sa présence sur le net est le forum CaféSalé… Petite présentation rapide mais, je l’espère, pas trop fautive. Le forum CaféSalé naît en 2002 de l’initiative de Kness, coloriste et illustratrice. Le forum regroupe d’année en année une communauté d’illustrateurs et de graphistes de plus en plus nombreuse, dans des styles et des profils extrêmement variés. Il s’est rapidement imposé comme l’espace francophone majeur pour la création sur Internet dans le domaine de l’illustration : ici l’idéal de partage qui sous-tend le fonctionnement de tout forum fonctionne à plein, aussi bien pour attirer des membres que pour les faire progresser, ou encore susciter des vocations et des projets. D’autant plus qu’au-delà du forum, le site offre une vitrine assez efficace pour ses membres (plus de 25 000 selon le compteur) : certains disposent d’une galerie en ligne dans laquelle ils peuvent se présenter et présenter des extraits de leurs oeuvres. A cela s’ajoute des activités diverses qui permettent de tenir sans cesse la communauté en mouvement : depuis 2003 une exposition est organisée tous les ans au bar Les Furieux à Paris et CaféSalé est présent aux diverses manifestations type Japan Expo. Enfin, depuis le début de cette année, CaféSalé a franchi une nouvelle étape en proposant des Workshop durant lesquels des artistes importants du forum proposent des cours et des conférences sur les métiers de l’image. Comme dans tant d’autres secteurs (y compris la bande dessinée, j’en parle suffisamment entre ses pages !) s’est produit la professionnalisation progressive d’une initiative amateure et collective née sur Internet. Devenue une sorte d’institution, CaféSalé est à présent capable de mettre en valeur ses membres, et Black Frog en fait partie.
Car CaféSalé, en s’associant à l’entreprise Ankama, est devenu une maison d’édition en juin 2009. La collaboration avait commencé avant cette date : Ankama, entreprise spécialisée dans la création numérique (elle est à l’origine du jeu en ligne Dofus) et, depuis 2005, tournée vers l’édition de bande dessinée, avait déjà permis la publication du premier artbook collectif du forum CaféSalé en 2007 (pour info, cette même année, Ankama édite un autre projet venu du web avec le lancement de la série Maliki du dessinateur Souillon, à l’origine un blog lancé en 2004). La création de CFSL Ink, maison d’édition pour les projets et les auteurs du forum, comme filiale d’Ankama, ne fait donc que confirmer ce partenariat. The Black Frog, dont l’album Conscient de vacuité paraît dès la naissance de CFSL Ink est le premier ouvrage d’un auteur en solo à sortir du forum, événement à mes yeux aussi importants puisqu’il associe la création de la maison d’édition avec une diversification dans le domaine de la bande dessinée.

C’est sur le forum CaféSalé, en avril 2008, que the Black Frog commence à publier ses Carnets de la grenouille noire qui se trouveront édités en album. Le principe de publication des Carnets suit une règle immuable, à la manière d’un défi : réaliser dix planches de bande dessinée par jour pendant un mois. Kness a raison de dire sur la jaquette de l’album que « Ce livre est vraiment né sur Internet, il est le fruit d’une rencontre quotidienne entre l’auteur et son public. ». Dans les faits, le premier opus des Carnets, Conscient de vacuité, est une sorte de webcomics virtuose dans son rythme de publication. Seul diffère, par rapport aux webcomics traditionnels, l’espace de diffusion : sur un forum plutôt que sur un site ou un blog. Différence purement formelle, qui, peut-être, provoque une meilleure interaction avec une communauté de spécialistes (un forum étant d’emblée un espace de discussion, contrairement au blog), mais dont les mécanismes, et notamment le bon vieux principe de la diffusion feuilletonesque, sont sensiblement identiques à ceux des webcomics.
Dans Conscient de vacuité, the Black Frog raconte son parcours d’illustrateurs et les différents épisodes marquants de sa carrière. Le ton est assez détendu, sans indulgence ; la fiction vient parfois soutenir le récit autobiographique et, par la densité du propos et de l’introspection, nous sommes très loin de la plupart des blogs bd (à l’exception peut-être du blog d’Esther Gagné qui porte lui aussi un véritable projet autobiographique). On comprend que le récit, témoignage sur une profession, ait séduit sur un forum spécialisé mais, bien au-delà et même pour le public profane (dont je suis!), c’est une histoire passionnante.

Conscient de vacuité terminée sur le forum, l’idée vient progressivement de poursuivre l’aventure, et c’est ainsi qu’est réalisé une seconde histoire, une fiction cette fois, même si elle est intimement liée à the Black Frog (mais au personnage, pas à l’auteur !), The Moo factory, puis une troisième, Les fondateurs. C’est le lancement d’une véritable saga à suivre.
Une dernière chose : the Black Frog participe à d’autres projets BD sur Internet, et en particulier à la bédénovela Les autres gens pour laquelle il a dessiné deux épisodes.

Force du classicisme virtuose

The Black Frog donne l’impression d’avoir en cours un nombre incalculable de projets dans le plus de domaines possibles. Ses ouvrages édités, sauf erreur de ma part, sont au nombre de quatre : les trois Carnets de la grenouille noire chez CFSL Ink et un artbook solo chez Design Studio Press intitulé Doodles, you know, teapots and stuff. Bon, il est quand même difficile de passer sous silence certains de ses autres travaux encore non-édités, comme Stone Monkey, prévu pour être une bande dessinée de 3000 pages adaptant le célèbre roman chinois Pérégrinations vers l’ouest. (Dont on peut consulter quelques pages sur le forum).

En ce qui concerne son travail d’illustrateur, je suis davantage dans l’admiration que dans l’analyse : c’est un domaine dont je maîtrise assez mal l’histoire et les techniques. On peut voir quelques unes de ses oeuvres dans sa galerie : des illustrations aux styles variés, de l’hyperréalisme à une forme d’impressionnisme d’ambiance crépusculaire. The Black Frog saisit la force de l’art de l’illustration dans ce qu’elle a de grandiose et de vertigineux, suivant une ligne qui va des couvertures de romans de science-fiction et d’heroïc-fantasy du milieu du XXe siècle jusqu’à l’art des comic books ; ligne qui remonte sans doute encore plus loin, allant chercher des codes graphiques éprouvés et le plaisir d’une certaine virtuosité artistique du côté de la grande peinture figurative du XIXe siècle. L’art de l’illustration m’a toujours paru avoir pris le relais, à partir des années 1950, de la figuration et du naturalisme qui perdaient alors nettement de la vitesse dans la peinture académique. Les mondes imaginaires issus des nouvelles littératures lui ont fourni des thèmes neufs et une plus grande liberté d’interprétation. Les artistes issus de l’illustration ont souvent la capacité de se tourner vers des médias différents : le cinéma, le jeu vidéo et, bien sûr, la bande dessinée. Le cas de Philippe Druillet est à cet égard exemplaire de ce qu’un illustrateur, dont le talent et les références sont avant tout visuelles, peut apporter à la bande dessinée . The Black Frog se situe un peu dans cette tradition des auteurs à mi-chemin entre l’illustration (l’image « seule ») et la bande dessinée (l’image séquentielle).
Pourtant, il n’est pas qu’un illustrateur et, dans ses Carnets de la grenouille noire, il nous présente ses dons de raconteurs d’histoire, un peu sur le même ton que les conteurs anciens colporteurs d’histoires fantastiques. Dans The Moo Factory, tome 1 de la série, il utilise un dispositif extrêmement simple : des dessins en noir et blanc très tramés, laissant apparaître le gris comme pour imiter une gravure ancienne, servent d’appoint au texte. The Black Frog développe un style où domine le noir et où les visages ne sont qu’entraperçus, ce qui ne fait que renforcer l’atmosphère fantastique. Cette forme mixte, relativement moderne dans la bande dessinée, présente l’avantage de mettre sur le même plan le dessin et le texte : le premier ne peut se passer du second mais le second n’aurait pas la même saveur sans le premier. Il fait des oeuvres de la grenouille noire un « roman graphique » au sens propre du terme.
The Moo factory est un récit sur l’enfance et la création. Premier tome de la série, il en déroule la genèse, l’origine. Dans ce qu’on devine être un XIXe siècle finissant (cette époque dite « victorienne » outremanche qui fascine tant les anglais par ses contours brumeux et sa dignité gothique), deux frères siamois orphelins enfermés dans les caves d’un couvent depuis leur naissance découvrent l’aventure sous la forme de romans. Lorsque vient le moment d’inventer leurs propres histoires, ils font la connaissance de jumeaux aveugles, A et B, fils illégitimes d’un ministre de la République, qui s’avèrent être le public idéal. Il suffit alors que la science, ou la magie, s’en mêle, et l’histoire du docteur Von Oxyde et des travailleurs de la nuit décolle vers le fantastique et le rêve, voire le surréalisme. A l’origine des carnets, donc, il y a les histoires que se racontent les enfants, à l’infini, et qu’ils ne peuvent cesser de se raconter. Les quatre enfants découvrent peu à peu que l’imagination est une chose qui doit être maîtrisée, apprivoisée, mais qui reste profondément magique. Le lien entre enfance et imagination n’a bien sûr rien de neuf, mais the Black Frog nous en propose une interprétation qui parvient à être à la fois lugubre et touchante. Les dessins, très sombres et distanciés, s’attardant plus à décrire une ambiance qu’à raconter l’histoire, donnent une utile solennité et une érudition aristocratique au récit qui lui évitent de tomber dans le bon sentiment.
The Black Frog ne se fait pas écrivain : il se fait plutôt conteur, et ce qu’il maîtrise, c’est surtout l’efficacité de mécanismes narratifs classiques : l’autonomie des épisodes, la progression lente vers le merveilleux, l’équilibre des effets de surprise et des rebondissements, la capacité à peindre un personnage en quelques lignes, aidé de quelques traits. Le mot qui me vient à la lecture des carnets est « calibré », et avec une fluidité déconcertante. Il sait rendre une histoire, et comme pour ses illustrations, c’est aux romanciers du XIXe que cela me fait penser.

Si on met en rapport Conscient de vacuité et The Moo factory et Les fondateurs, on obtient bien le portrait d’un raconteur d’histoires ininterrompu. Le lien est facile à faire entre le récit autobiographique et la fiction : tous deux parlent de la création, de ses difficultés, de sa capacité presque magique à changer celui qui raconte comme celui qui écoute. On comprend mieux ce qui bouillonne dans le cerveau de la grenouille noire…

Pour en savoir plus :

Le site de la Grenouille noire et son blog : http://www.dynamografika.com/ , http://lagrenouillenoire.tumblr.com/
Le forum CaféSalé : http://www2.cfsl.net/fr/home
Une présentation exhaustive de The Black Frog sur CaféSalé : http://www2.cfsl.net/fr/galleries/the-black-frog

Une autre génération de blogueurs : Trondheim, Larcenet et Maëster

Faut-il penser que les blogs bd sont réservés aux jeunes auteurs ? Que si beaucoup d’auteurs de bande dessinée disposent d’un site internet, ils dédaignent généralement la potentailité du blog en terme de création comme en terme de communication ? Voici trois auteurs qui viennent infirmer cette idée : ils ont trouvé dans le blog un nouveau moyen de mettre à l’épreuve leur crayon. Tous trois offrent une interprétation différente du blog bd qui ne manque pas d’intérêt, et prennent appui sur leur blog pour diversifier leur champ d’action dans le domaine du dessin.

Lewis Trondheim ou le blog comme prolongement des carnets et du jeu de l’autofiction

Lewis Trondheim est sûrement l’auteur de la génération pré-webcomics qui est le mieux parvenu à prendre en compte les potentialités des blogs bd. Je vais passer assez vite sur ses états de fait qui en font, à mes yeux, un des expérimentateurs les plus importants de la bande dessinée des années 1990 et 2000. En 1990, il fait partie des fondateurs de la maison d’édition l’Association, éditeur associatif géré uniquement par des auteurs ; au sein de cette structure comme au sein de l’Oubapo ou d’autres éditeurs indépendants comme Cornélius, il se spécialise dans des oeuvres qui tiennent davantage de l’exercice de style graphique et comique : la répétition constante d’une même case avec Le dormeur (Cornélius, 1993), la BD-fleuve de 500 pages avec Lapinot et les carottes de Patagonie (L’Association, 1992), le strip muet avec La mouche (Le Seuil, 1995), le minimalisme abstrait (Bleu, L’Association, 2003) et j’en passe. Il anime de 1997 à 2003 une série plus traditionnelle intitulée Les formidables aventures de Lapinot (Lien Rag, du Culture’s pub en avait livré une exhaustive et intéressante chronologie dans un précédent article). Il est aussi à l’origine de la série-sans-fin Donjon chez Delcourt, avec Joann Sfar. Si je vous expose ça, c’est que pour moi, le principal apport de Trondheim à la bande dessinée est son infatigable curiosité qui le pousse à explorer les possibilités du médium. Il a ainsi ouvert de nombreuses portes à la jeune génération en défrichant plusieurs territoires dans le domaine de la narration graphique.

Dans les années 2000, il cherche à confirmer que cette curiosité ne s’est pas éteinte avec l’âge en pénétrant dans les territoires encore vierges d’Internet. Sa contribution la plus visible tient d’abord à sa capacité à déceler de jeunes auteurs à partir de leurs travaux en ligne et de les publier ensuite au sein de la collection Shampooing qu’il dirige chez Delcourt : ainsi publie-t-il le blog de Martin Vidberg, d’Allan Barte, des Chicou-Chicou, de Fred Neidhardt, de Boulet. Clairvoyance autant artistique qu’éditoriale, puisqu’il sait profiter, dès 2005, du nouveau public apparu au travers des blogs bd. Il va aussi s’intéresser à Donjon Pirate en 2007, site où plusieurs auteurs s’inspirent de la série Donjon pour livrer des planches supplémentaires d’albums potentiels : il fait appel à Obion, l’un des « pirates » du site pour reprendre la série Donjon Crépuscule, tandis que le blogueur Boulet reprend le dessin de Donjon Zénith.
Dans le même temps, il se fait lui-même blogueur. D’abord est-il l’auteur d’un blog « officiel », qu’il poursuit d’ailleurs toujours, intitulé Les petits riens. Il poste de courtes planches anecdotiques qui s’effacent progressivement, si bien qu’il n’y a jamais plus de six planches lisibles sur le blog. Les petits riens est d’ailleurs son blog actuel et donne lieu à une série d’albums chez Delcourt. Mais ce n’est pas là l’expérience la plus originale. Trondheim va également créer anonymement en 2005 un faux-blog pour lequel il invente un personnage de looser obsédé sans autre ambition que de coucher avec une fille, n’importe quelle fille : le blog de Frantico. Frantico est toujours accompagné par sa « mauvaise conscience », un énorme chat lubrique. A l’exception de quelques autres blogueurs, personne ne sait que Frantico n’existe pas et que derrière lui se cache Lewis Trondheim. Après tout, le style et les thèmes abordés sont très différents de ce qu’on connaît du dessinateur, et le mouvement des blogs bd entretient le mythe, puisque les autres blogueurs bd font volontairement apparaître Frantico sur leur blog pour faire croire qu’il existe. En insistant sur sa misère sexuelle, Frantico dynamite une blogosphère jusque là relativement soft dans le récit de l’intime. L’anonymat du web est ici utilisé à merveille, puisqu’il permet de livrer un faux journal intime, une supercherie autobiographique que l’édition traditionnelle ne facilite pas forcément. Au passage, il montre aussi que Lewis Trondheim est encore capable de réussir sans avoir recours à sa célébrité ; il parvient à donner l’illusion de notes réalistes et spontanées réalisées dans un style presque maladroit. Le blog s’arrête à la fin de l’année 2005, alors que sort un album du blog chez Albin Michel, qui sera le premier du genre. Frantico revient ensuite : en 2006 dans le blog de Nico Shark, satire de notre bon président de la République, puis dans Méga Krav-Maga en 2010, un blog réalisé avec Mathieu Sapin qui est surtout une pré-publication partielle d’une série d’albums intitulée MKM et qui sort en 2010.
Enfin, il va s’essayer à l’exercice du webcomic en lançant le projet Bludzee en août 2009 : il s’agit là du premier projet de strips quotidien en ligne payant réalisé spécifiquement pour portable et I-Phone. Par un abonnement, le lecteur reçoit tous les jours un strip muet de quelques cases racontant les mésaventures du chat Bludzee. C’est, au moment de sa sortie, une évolution technique importante puisque la société Ave!Comics conçoit une interface de lecture spécialement adapté à la lecture nomade, et on commence alors à s’interroger sur la conception de BD en ligne adaptées pour une lecture en ligne.

Les petits riens de Trondheim, tout comme Le blog de Frantico, ne peuvent se comprendre que par rapport au reste de sa carrière : on aurait tort de les considérer comme une simple lubie d’auteur qui souhaite faire comme les jeunots pour rester dans le vent. Bien au contraire, ce blog n’est que la continuation de son travail de « carnettiste » qu’il entreprend avec Approximativement, chez Cornélius en 1993. J’invente ici le terme de carnettiste pour éviter de parler d’autobiographie et d’entrer ainsi dans des subtilités de définitions littérairaires. Disons que Trondheim publie régulièrement depuis Approximativement des albums-carnets où il raconte, dans un style spontané et en utilisant ses habituels personnages animaliers (lui-même se représente comme une sorte de rapace), des anecdotes personnelles. Ces publications passent par plusieurs éditeurs, formes et titres (Cornélius, L’Association, Delcourt, Dargaud) mais la forme la plus aboutie éditorialement sur la durée, avant Les petits riens, était la série de Carnets publiés à L’Association de 2002 à 2004. Nous sommes loin des autobiographies sans concession de Menu ou de Neaud à la même époque ; la veine de Trondheim est ailleurs, plus légère et plus pudique : c’est celle du quotidien d’un dessinateur, de ses rencontres, de ses interrogations métaphysiques sur le monde et sur son travail. Un art de transformer l’anecdote en une histoire dessinée. Il parle peu de l’intime et conçoit souvent ses notes avec un contrepoint comique dérisoire qui est comme une marque de fabrique.

Une question me taraude d’ailleurs depuis le début de la vogue des blogs bd : Trondheim en est-il l’inspirateur indirect, voire direct ? Le blog de Frantico a, je pense même si je n’en ai pas la preuve, nettement contribué à faire connaître et amplifier le mouvement qui avait commencé vers 2003-2004 autour de bandes d’amis et qui a vu, à partir de 2007, la prolifération de blogs bd variés et la multiplication des lecteurs. Il y a pourtant eu peu, il me semble, d’imitateurs directs du blog de Frantico.
Mais j’en viens parfois à me demander si la spécificité française qu’est le succès du blog bd, carnet quotidien personnel, face au webcomic qui, en France, a de fait été en partie éclipsé, ne vient pas justement du goût que certains auteurs connus des années 2000 (Trondheim, Sfar, mais pas seulement) ont développé pour le récit dessiné du quotidien façon « carnet ». Trondheim, dans ses carnets, s’est fait une spécialité de l’autobiographie du dérisoire, des « petits riens », justement ; il a utilisé pour cela une forme de narration très libre qu’il n’a bien sûr pas inventé mais, peut-être, popularisé. Certaines caractéristiques de cette narration se retrouvent dans beaucoup de blogs bd, du moins dans ceux qui se veulent des carnets d’anecdotes personnelles : récitatif à la première personne, utilisation d’un avatar dessiné, suppression des cases, style graphique spontané, recours fréquent à la répétition d’une même image, nécessité d’une chute comique même si le reste n’en appelle pas… Tout cela serait à voir de plus près pour éviter de généraliser, mais beaucoup de blogueurs bd ont entre vingt et trente ans et ont pu être bercé par les expériences de la génération Trondheim/Sfar et par la pénétration du genre autobiographique en BD. Bon, ce n’est là qu’une hypothèse, sans doute biaisée par la propre admiration que j’ai pour Lewis Trondheim… Mais elle m’est venue en écoutant Fabrice Neaud déclarer, à propos de la vogue des blogs bd et du lien avec l’autobiographie, que la plupart des jeunes blogueurs bd faisaient du sous-Trondheim, notamment en reprenant le schéma narratif de ses gags ; une manière pour lui de minimiser l’intérêt esthétique du mouvement des blogs bd (je dois sans doute caricaturer des propos que je retranscris de mémoire). A garder dans un coin du crâne, donc…

Pour en savoir plus :
Les petits riens : http://www.lewistrondheim.com/blog/
Le blog de Frantico : http://www.zanorg.com/frantico/
Le blog Mega Krav-Maga avec Mathieu Sapin : http://www.megakravmaga.com/
Carnets de bord, L’Association (4 tomes), 2002-2004
Les petits riens, Delcourt (4 tomes), 2006-2009
MKM, Delcourt (2 tomes), 2010


Manu Larcenet ou le rapport au public sur Internet

Là encore, est-il besoin de présenter Manu Larcenet ? Auteur tout aussi prolifique que Trondheim, il aime lui aussi la polyvalence et fait fi des codes et hiérarchies entre les genres. Il débute à l’école de Fluide Glacial au milieu des années 1990 et se spécialise d’abord dans l’humour graphique, notamment avec son collègue Jean-Yves Ferri (dont vous devriez lire les Fables autonomes, récemment chroniquées ici lien). Il se lance ensuite dans les années 2000 dans un travail plus proche de l’autofiction (i.e : fiction pour laquelle l’auteur s’inspire de sa propre vie, sans franchir le pas de l’autobiographie) soit sur un mode humoristique avec Ferri dans Le retour à la terre, soit dans une tonalité plus grave qui fait découvrir au public une autre facette du travail de Larcenet, avec Le combat ordinaire. Dès lors, Larcenet oscille entre l’exploration de l’humour et des études graphiques élaborées qui montrent un vrai sens du dessin et un dynamisme du trait qu’il sait manier du minimalisme au réalisme le plus précis, en passant par l’expressivité graphique. L’un n’empêchant pas l’autre, bien sûr.
Tandis que la plupart des auteurs sont présents sur Internet par le biais d’un site, Larcenet choisit de créer un blog. Il ne s’agit pas, comme pour Trondheim, de raconter de courtes anecdotes, mais d’utiliser réellement le blog comme support de communication pour ses amis et ses lecteurs. Il y présente ses projets en cours, des billets personnels plus souvent écrits que dessinés, des annonces, des dessins spontanés, des coups de coeur personnel pour un film ou une musique… Il y a en réalité trois blogs qui se succèdent sous le titre commun Epais et tordu : un premier sur la plate-forme canalblog, dont je n’ai pu trouver la trace et donc la date de création, un second sur la plateforme blogspot qui commence vers juillet 2007 et un dernier sur la plateforme wordpress à partir de janvier 2008. Ce dernier, plus agréable à l’oeil, se rapproche d’ailleurs davantage d’un site complet présentant dans le détail bibliographie, projets, etc.

Si Larcenet m’intéresse tout particulièrement, c’est que sa présence sur Internet et l’existence de son blog vont donner lieu à une sorte de polémique qui interroge justement le statut du blog comme espace « public ». Sans entrer dans les détails (que je maîtrise par ailleurs assez mal), disons que Larcenet a ressenti dans certains espaces en ligne où l’on parle de bande dessinée (forums, sites spécialisés…) des critiques injustes, voire une certaine hostilité à son égard. Contre ces critiques de bande dessinée (amateurs autoproclamés ou journalistes), il a notamment fermé les commentaires de son blog. Là où le blog est vécu par de nombreux auteurs débutants, comme un moyen d’avoir un retour sur leurs travail via les commentaires, Larcenet a de cet outil de communication une autre interprétation davantage à sens unique. Son blog est surtout un espace d’expression personnelle. La querelle entre Larcenet et certains forumeurs et critiques en ligne trouve son origine dans deux visions différentes du net et de son usage public par un créateur. Il faut bien signaler aussi que cet épisode s’inscrit dans un mouvement général de tensions entre (certains) auteurs et (certains) critiques de bande dessinée au milieu des années 2000. La sortie de Plates-bandes de Jean-Christophe Menu en 2005, pamphlet sur le monde de la bande dessinée et certaines de ses dérives avait en son temps jeté de l’huile sur le feu, de même que la virulence du critique Didier Pasamonik (actuellement éditeur adjoint du site actuabd et éditorialiste du site mundobd), qui aime les polémiques, à l’égard de certains acteurs de la bande dessinée, Menu le premier.
La polémique autour du blog de Larcenet et de la place des commentaires et des « web-critiques » de bande dessinée a été pour notre dessinateur l’occasion d’un petit livre, Critixman, publié en 2006 chez Les Rêveurs, maison d’édition dont Larcenet est un des fondateurs. Il n’est d’abord disponible qu’en vente directe, puis réédité pour les librairies en 2007. Larcenet y reprend des dessins parus sur son blog et mettant en scène le personnage de Critixman, superhéros supersuffisant ; il singe tout à la fois les moeurs des critiques « papier » et des critiques « internet ». Critixman doit d’abord être interprété comme un pamphlet assez virulent qui lui permet de se défouler face aux attaques et aux tensions qu’a pu engendrer sa présence sur Internet. L’anti-héros éponyme, créé sur le blog comme une réponse à ses détracteurs, passe près de 80 pages à éreinter un Manu Larcenet dépressif et apathique, lui trouvant tous les défauts possibles : plagiaire, amuseur sans envergure, vénal, minable… Le tout dans le style libre et vivant qu’il utilise souvent dans ses albums publiés chez Les Rêveurs. La préface de Joann Sfar est assez savoureuse ; il y dresse un portrait des critiques de bande dessinée.
Il va de soi qu’Internet et l’émergence d’une multitude de blogs, sites, forums et système de commentaires, amplifie la question de la validité de la critique de la bande dessinée. Critixman est le cri poussé par Larcenet face à cette nouvelle masse.
Pour en savoir plus :
Le blog actuel de Manu Larcenet, Epais et tordu
Le retour à la terre, Dargaud (5 tomes), 2002-2008
Le combat ordinaire, Dargaud (4 tomes), 2003-2008
Critixman, Les Rêveurs, 2006

Maëster ou la tentation du dessin d’actualité
Dernière évocation des utilisations du blog par des auteurs papier, le blog de Maëster intitulé La grande tambouille de Maëster. Ce second blog fait suite depuis février 2010 a un premier, lancé en 2005. Tranquillement, par une publication régulière et des dessins de qualité, le blog de Maëster fait partie des plus anciens présents sur la toile, et aussi des plus lus. Maëster pourchasse avec la même fougue que Larcenet les inconvénients propres à la publication sur Internet, notamment en soulignant les problèmes de droits d’auteur et de diffusion des images.
Autre point commun avec Manu Larcenet (observation qui n’a guère d’autre sens que de réussir une transition), Maëster fait ses classes au sein du magazine Fluide Glacial, dans les années 1980 et en devient pour plus de vingt ans un des principaux dessinateurs, notamment par sa caustique série Soeur Marie-Thérèse des Batignolles dès 1983 qui met en scène une nonne épicurienne et obsédée. C’est dans ce même hebdomadaire qu’il poursuit l’essentiel de sa carrière, avec quelques incursions du côté de L’Echo des savanes. En homme de la presse spécialisée, il multiplie au sein de Fluide Glacial les dessins « rédactionnels » et autres clins d’oeil à la vie du journal, en plus de ses séries régulières.

Le blog de Maëster lorgne nettement du côté des blogs de dessinateurs de presse, autre grande catégorie de blogs graphiques dont les dessins, vous l’aurez compris, s’apparentent par leur format court et leur rôle de commentaires de l’actualité et de la société, aux dessins que l’on trouve dans la (bientôt défunte!) presse papier. Nombreux sont les dessinateurs de presse qui, par leur blog, offrent au public d’internautes des dessins gratuits et libérés de toute contrainte éditoriale. Maëster profite ici de la spontanéité du support qui devient un espace de réaction immédiate à un fai d’actualité. L’ère Sarkozy qui s’ouvre à partir de 2005 lui offre, à l’ouverture du blog cette même année, des sujets parfaits pour faire passer ses idées et ridiculiser Il y ajoute une rubrique qui reprend le principe d’une série du Pilote des années 1970 intitulée « les Grandes Gueules » dans laquelle Ricor, Mulatier et Morchoisne caricaturait selon le principe des « grosses têtes » des personnalités du moment. L’héritage auquel se relie Maëster est ici évident et direct, mais correspond en réalité à la tradition de certains dessinateurs du XIXe siècle qui mirent à la mode, en leur temps, cette façon particulière de caricaturer en grossissant les têtes et en accentuant les traits du visage d’une manière hyperréaliste. La vogue de ce principe caricatural a quelque peu décliné dans la première moitié du XXe siècle qui lui préfère la stylisation des corps, mais revient dans la seconde moitié : il a notamment été remis à l’honneur aux Etats-Unis dans le magazine Mad dans les années 1950, source des dessinateurs de Pilote sus-cités.
L’oeuvre même de Maëster n’est pas sans parenté avec certains aspects du dessin de presse dans sa version dessin d’actualité. Après tout, l’humour dont il fait preuve dans ses séries de Fluide Glacial n’est pas dépourvu d’un esprit caustique et satirique. Soeur Marie-Thérèse des Batignolles, c’est aussi un regard porté sur la société française en mêlant deux de ses extrêmes les plus antinomiques, le sexe et la religion. Le journal Fluide Glacial a par ailleurs parfois constitué un espace de transition entre la bande dessinée et le dessin de presse en accueillant volontiers l’humour politique. Surtout, Maëster s’est fait une spécialité des caricatures outrancières hyperréalistes, de la déformation faciale mais qui reste reconnaissable. On en trouve déjà un bon nombre dans ses dessins pour Fluide et le passage à une autre catégorie de l’art graphique se fait ici tout en douceur. Les dessins d’actualité du blog sont certes un peu assagis graphiquement : ils sont autant des prouesses graphiques que des messages drôles et mordants et se doivent de rester lisibles. Maëster y fait souvent passer des messages politiques : il apporte son soutien à Denis Robert lors de l’affaire Clearstream en 2007 ou, plus récemment à l’humoriste Didier Porte chassé de France Inter par Jean-Luc Hees sous de fallacieux pretextes. Il remplit bien ainsi le même rôle qu’un dessinateur de presse politique, le blog n’étant qu’un support nouveau et investi avec succès.
Du blog sont nés plusieurs recueils de dessins d’actualité, d’abord chez le Lombard, puis chez Drugstore (label lié à Glénat qui reprend le fonds de L’Echo des savanes depuis 2008) ; un aboutissement finalement récurrent dans le monde des blogs bd. D’une certaine manière, le blog a permis de développer et révéler une autre partie du travail de dessinateur de Maëster à côté de la fiction qu’il avait jusque là privilégiée, tout en gardant son style propre.
Pour en savoir plus :
Le blog de Maëster : http://maesterbd.wordpress.com/
L’ancien blog de Maëster : http://maester.over-blog.com/
L’actu tue, Le Lombard, 2007
France terre d’asile(s), Le Lombard, 2008
Le premier an pire, Drugstore, 2008

Parcours de blogueur : Esther Gagné

La vague de création de blogs bd qui, à partir de 2006, a fait suite au succès des blogs « historiques » comme nouveau mode d’expression graphique, a vu naître toutes sortes de solutions, diversifiant tant dans la forme que dans le contenu ce que peut être un blog bd. La dessinatrice que je vous présente aujourd’hui fait partie de ceux qui, me semble-t-il, sont le mieux parvenus à utiliser les possibilités de ce moyen d’expression pour en faire un « moyen de création ». Là où beaucoup limitent l’usage de leur blog à des billets d’humeur ou une présentation de leur travail, Esther Gagné se sert de son blog comme un démarche artistique originale. Pour moi, une des découvertes les plus réjouissantes de la seconde génération de blogueurs bd.

Les débuts sur le net
J’avais déjà expliqué dans un vieil article (très certainement à remettre à jour et qui s’appelait « Les blogs bd et l’illusion autobiographique ») mon avis sur le lien que l’on fait parfois entre le journal intime, l’autobiographie, et le phénomène des blogs bd. Pour vous résumer cela : c’est une erreur de considérer que le blog bd est proche du genre de l’autobiographie en BD, genre ayant émergé dans les années 1970 et explosé dans les années 1990 en France. Certes, il lui emprunte indéniablement quelques traits comme la création d’un avatar dessiné ; certes, il affectionne l’autofiction que démultiplie l’apport du dessin et de l’image, lorsqu’un auteur s’imagine une vie fantasmée (Boulet s’en est fait une spécialité, par exemple) voire raconte la fausse vie d’un blogueur fictif (Frantico, Maliki et les Chicou-Chicou en sont les meilleurs exemples). Ce sont là davantage des rapprochements ponctuels qui font de certains blogs bd une forme superficielle d’autobiographie. Quant au journal intime, là aussi bien peu de blogueurs racontent leur intimité ou du moins s’en servent pour déboucher sur une forme de création artistique, la plupart des propos présents sur les blogs bd relevant du quotidien, pas de l’intime. Esther Gagné vient faire mentir cette affirmation.

Esther Gagné commence un blog en 2005 mais l’expérience connaît une première interruption dès l’année suivante, interruption qui dure deux ans. La lanterne brisée, nom qu’elle donne à son blog, repart donc en 2008, de façon définitive, cette fois. On peut actuellement le retrouver à l’adresse suivante : http://tergiversations.lanternebrisee.net. En apparence, ce blog reprend les logiques de nombreux autres blogs bd : un mélange d’anecdotes et de réflexions personnelles, de présentation de travaux et d’illustrations en cours. Comme souvent, son objectif est de créer un lien avec un public et d’avoir des retours sur son travail. Elle y présente notamment deux bandes dessinées sur lesquelles elle travaille : Reika et J’appartiens à la nuit.
Il me semble pourtant que déjà, et plus que dans bien d’autres blogs, la dessinatrice se dévoile. Cette impression naît peut-être de la manière habile et naturelle dont elle parle d’amours lesbiennes ; peut-être encore de l’adéquation constante des notes avec son humeur du moment, comme si elles répondaient autant à un besoin qu’à une envie ; ou peut-être, paradoxalement, de la rareté des notes qui, du coup, sont très souvent de qualité. A la lecture de La lanterne brisée, on découvre, en kaléidoscopes, le portrait d’une jeune fille passionnée par la musique, le dessin, et aussi la culture japonaise. Elle dépasse pourtant très largement le stade « manga » et sa connaissance de cette culture se concrétise dans des dessins qui mêlent références à la culture ancienne, à la culture contemporaine, et aussi à des sentiments personnels. Voir par exemple ce dessin, « Le cygne noir » et son interprétation codée. L’intimité de l’auteur n’apparaît que de façon masquée, d’où une certaine aura mystérieuse qui donne envie d’en savoir plus sur l’auteur. La tonalité n’est jamais mélodramatique et outrancière, mais toujours intelligemment discrète et souvent drôle.

Cette première version de La lanterne brisée connaît plusieurs styles, et des notes très variées, assez hétérogènes tant par leur contenu que par leur style. Esther Gagné maîtrise aussi bien un style plus spontané et stylisé, assez fréquent dans des blogs qui demandent une lecture rapide, qu’un graphisme virtuose et très détaillé. Le dessin ne fait pas tout, il est souvent accompagné de textes, de photographies et de musique (car notre dessinatrice est aussi compositrice !).
Dans une interview donné pour le psychologies.com, Esther Gagné explique qu’elle perçoit avant tout le blog comme un « espace d’expression intimiste ». Cette expression convient bien pour décrire les spécificités de La lanterne brisée par rapport à d’autres blogs. Elle évite généralement de faire une note lorsqu’elle n’a rien à dire, ce qui ne peut être que bénéfique…

Par son blog, Esther Gagné se fait remarquer au sein de la blogosphère. Elle participe pour la première fois au festiblog en 2009. Cette même année, elle est publiée pour la première fois…

Une expérience de publication : Phantasmes chez Manolosanctis


En 2009, Esther Gagné est sélectionnée pour figurer dans le recueil Phantasmes qui paraît à la fin de l’année aux éditions Manolosanctis. Il s’agissait alors des premiers pas de cette jeune maison d’édition en ligne vers le format papier : un concours avait été lancé, parrainé par la blogueuse Pénélope Bagieu et soumis en partie au vote des internautes sur le site communautaire de l’éditeur. (voir la note que j’y avais consacré à l’époque). L’histoire qu’Esther Gagné y dessine s’intitule Film et est visible sur le site de Manolosanctis. Conformément au thème imposé par le recueil, elle y raconte en huit pages le fantasme d’une adolescente pour un acteur et la manière dont cet amour, forcément illusoire car dévié par le filtre de la fiction cinématographique, oriente le reste de sa vie, jusqu’à la rencontre.
Derrière une histoire assez classique et une grande sobriété, la narration est très riche car elle joue sur l’interprétation que le lecteur peut se faire de cette histoire d’amour fantasmée. L’opposition entre la voix narrative de la jeune fille et la réalité de son quotidien tel qu’il apparaît dans les cases propose une certaine distanciation, presque ironique tant l’amour tourne à l’obsession. Par ce thème, Film rejoint de nombreuses notes du blog et, d’une façon générale, l’ambiance douce-amère qui y règne, mélange de sentimentalisme et de conscience, de fiction et de réalité.

Le style graphique d’Esther Gagné est d’emblée très séduisant par sa propreté et sa netteté, du moins tel qu’il apparaît dans ses oeuvres autres que les notes spontanées du blog, comme Reika et Film. Je ferais bien le lien avec le style de certains mangakas, notamment dans le traitement du noir et blanc et des cadrages mais, faute de m’y connaître dans ce domaine, je préfère me fier à ce qu’en dit l’intéressée. Elle révèle en effet qu’aux auteurs japonais se mêlent aussi des influences d’auteurs européens comme Moebius et Schuiten dont elle reprend la précision réaliste du trait. C’est aussi la photographie et le cinéma qui l’influencent énormément.

Blog et intimité : un nouveau départ pour La lanterne brisée
Mais c’est en mai 2010 que le blog d’Esther Gagné semble prendre une nouvelle direction. Elle crée en effet une nouvelle Lanterne brisée spécifiquement consacrée à raconter sa propre histoire. Je vais me contenter de reprendre la présentation de ce nouveau blog qui est suffisamment parlante en elle-même : « J’ai hésité pendant cinq ans. La lanterne a toujours contourné ce à quoi elle était destinée, et les usages communs du blog en tant que vitrine de soi. Parler de moi était particulièrement difficile, mon quotidien était très pauvre en anecdotes comiques sur lesquelles extrapoler l’éternelle planche courte avec son gag et sa chute. Mais ma vie récente à changé pour le mieux, et j’ai enfin le courage de me lancer dans la seule histoire que je sois apte à bien raconter : la mienne. La Lanterne Brisée est donc pour la première fois un blog dans son acception usuelle — son ancienne version est disponible dans les liens du footer. ». Une telle déclaration a à la fois quelque chose d’émouvant, d’honnête, et démontre en même temps une conscience des potentialités du blog en tant que journal intime, potentialités qui avaient jusque là été assez peu développé par les blogueurs. D’une certaine manière, elle passe du blog bd au webcomic : de la suite de notes spontanées au déploiement progressive d’une oeuvre. Mais elle conserve du blog le dévoilement de l’intime, cet aspect justement autobiographique d’une dessinatrice qui présente au public une partie de sa vie au moyen d’images. Pour une fois, le blog bd remplit pleinement le rôle qu’on lui assigne souvent, celui de journal intime en bande dessinée. Même si elle-même ne le revendique pas, je ne peux m’empêcher de rapprocher cette évolution du travail de Fabrice Neaud pour Le Journal, dans les années 1990 : une oeuvre où un dessinateur accepte de livrer, avec sincérité et une sensibilité exacerbée, son histoire au public. La démarche d’Esther Gagné, pourtant, passe avant tout par la forme du blog, qui s’affirme ici pleinement comme un outil d’autoédition qui, parce qu’il est fondé sur l’importance du lien avec les publics, via les commentaires, peut en devenir particulièrement propice au dévoilement de l’intime. Ainsi se trouve réalisé ce fameux « pacte autobiographique » qui, selon Philippe Lejeune, spécialiste du genre, définit l’autobiographie. Sur La lanterne brisée, l’oeuvre de la dessinatrice s’interprète dans le contexte de plus de deux ans de notes comme autant de fragments, complété à présent de façon plus radicale et directe. Sa démarche sur Internet devient, au fil des années, de plus en plus personnelle.

Cinq planches sont actuellement postées et donnent un aperçu de ce que peut devenir cette nouvelle Lanterne brisée. Comme dans Film, c’est le récit d’une obsession amoureuse et sa traduction en images. Comme dans Film, Esther Gagné choisit de doubler un texte poétique à la première personne d’une succession de dessins en noir et blanc, mais cette fois réhaussés d’un rouge pâle qui porte une certaine tension qui est peut-être celle de l’obsession. La recherche artistique semble ici se donner au lecteur presque en temps réel, ce prologue étant d’abord fait d’impressions juxtaposées. J’attends la suite avec impatience, en espérant que notre dessinatrice saura mener à bien ce projet. Mine de rien et avec tout le tact qui l’a caractérisé jusque là, elle apporte à sa manière une pierre nouvelle à ne pas sous-estimer dans le champ de la bande dessinée en ligne.

Bibliographie :
Phantasmes (album collectif), Manolosanctis, 2009


Webographie :

Le blog d’Esther Gagné, La lanterne brisée
L’ancienne Lanterne, avant mai 2010
Une longue interview sur Psychologies.com
Une autre interview à l’occasion du Festiblog 2009

Parcours de blogueur : Erwann Surcouf

Avant-propos : je pars me terrer pour une semaine dans un recoin de France où, ô miracle, Internet n’existe pas encore… Un peu de patience, donc, pour le prochain article. En attendant, j’ai remis à jour l’index du blog, si vous souhaitez explorer le blog en retrouvant d’anciens articles.

Cela faisait longtemps que je n’étais pas revenu, dans mes parcours de blogueurs, sur la première génération, celle par qui le phénomène des blogs bd a connu une expansion inattendue au milieu des années 2000 ; pour la plupart de jeunes dessinateurs et illustrateurs, dont beaucoup commençaient alors leur carrière dans le dessin pour enfants. Parmi eux il s’en trouve un, peut-être plus discret que des Boulet, Cha, Obion et Vivès, mais qu’il serait bien injuste d’ignorer. Après la tête rouge de Lommsek, la tête noire d’Erwann Surcouf…

Un univers visuel à explorer : la littérature pour la jeunesse


Comme de nombreux blogueurs déjà cités dans ces pages, Erwann Surcouf, originaire de Laval, a appris l’illustration à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Il a même été, nous apprend sa notice wikipédia, dans la même promotion que d’illustres blogueurs de la première heure : Boulet, Lisa Mandel et Nicolas Wild. Il complète toutefois son cursus à l’Ecole des Gobelins, à Paris, et c’est à partir de 2002 qu’il commence son travail d’illustrateur.
Là encore, je dois faire un parallèle avec ses camarades dessinateurs sortis des Arts Déco de Strasbourg : il passe par la case du dessin pour la jeunesse, de la même manière que Boulet et Lisa Mandel font leurs débuts dans Tchô !. Mais à la différence de ces derniers, Surcouf s’intéresse d’abord davantage à l’illustration proprement dite plutôt qu’à la bande dessinée, l’image « fixe », en quelque sorte, plutôt que la séquentialité. C’est ainsi qu’on le retrouve en couverture ou à l’intérieur de plusieurs cycles de romans pour la jeunesse : la série des Sally Lockhart, de l’anglais Philip Pullman, traduits chez Folio Junior (2002-2004), la série des Lapoigne, de Thierry Jonquet toujours chez Folio Junior (2005-2006), plusieurs romans policiers chez les éditions Rageot (2004-2005), pour ne citer que quelques exemples. A quoi il faut ajouter plusieurs travaux pour le magazine Je lis des histoires vraies dans les années 2002-2003. Autant de supports pour lesquels il développe déjà un style lisible et habilement coloré.

Projets nés du web


Dans le même temps, il s’inscrit dans le mouvement des blogs bd avec un léger décalage puisque son blog s’ouvre en décembre 2005, moment où le phénomène a déjà bien émergé, ayant même donné naissance, cette même année 2005, au premier festiblog. La communauté commence à se rassembler, et les camarades des Arts Déco d’Erwann Surcouf en font partie. Rien de plus normal, donc, d’accueillir une nouvelle tête ; le jeu de réseau et de mise en lien qui gouverne Internet fonctionne bien. Les formules classiques du blog bd se mettent rapidement en place sur ce blog intitulé doubleplusbon, en particulier la création d’un avatar ayant des traits reconnaissables (en l’occurence une étrange tête noire qui dissimule habilement les véritables traits du blogueur).
Toujours dans la logique des blogs bd, Surcouf emploie internet à la fois comme réseau d’échanges avec les autres dessinateurs, et comme espace concret de création graphique. Certes il n’a pas réellement besoin du « tremplin » internet : beaucoup des premiers blogueurs bd qui ouvrent leur blog dans les années 2003-2005 sont déjà des dessinateurs professionnels (la majeure partie, mais pas tous); mais la perception de l’intérêt renouvelé de ce moyen de communication moderne est bien là, et des projets naissent de sa présence sur Internet.

Il dispose d’abord de sa propre page Internet qui lui permet de présenter ses travaux, en marge de son blog (http://erwann.surcouf.free.fr/). Surtout, on va le retrouver dans quatre expériences originales nées du phénomène des blogs bd et de la bande dessinée en ligne.
Il intervient lors de la deuxième saison du faux-blog bd Chicou-Chicou, qui met en scène, à la manière d’un blog bd, une bande d’amis mayennais (projets conduit en 2006-2007 par Aude Picault, Lisa Mandel, Domitille Collardey et Boulet). Il y interprète le rôle de Fern, étrange personnage venu d’un obscur pays d’Europe centrale et venant troubler le quotidien de Juan, Ella, Claude et Frédé. Ce personnage lunaire et décalé, jaillissant lors d’une mémorable arrivée enrichit le blog d’un regard nouveau.
En 2007, Erwann Surcouf livre un album pour la deuxième saison de la collection « Miniblogs » des éditions Danger Public, collection dirigée par la blogueuse Gally. Cet album s’intitule Un soir d’été. Le principe de cette éphémère collection distribuée lors du festiblog est simple : l’album, court et à prix réduit, trouve un développement sur un site internet auquel on peut accéder par un code présent sur l’album. Un exemple de dialogue entre le support papier et les possibilités d’Internet.
Toujours en 2007, Surcouf participe aux 24h de la bande dessinée, une expérience initiée par Lewis Trondheim lors du festival d’Angoulême qu’il préside cette année-là. Là aussi, un principe simple : les 26 auteurs présents doivent réaliser une histoire de 24 pages en 24h, partant d’une contrainte donnée (en l’occurence cette année : la première et la dernière planche doivent comporter une boule de neige). Certes m’objecterez-vous à raison, l’évènement n’est pas lié à Internet : cette première édition se déroule dans la maison des auteurs d’Angoulême. On y retrouve toutefois quelques blogueurs, et les éditions suivantes offrirent la possibilité de mettre en ligne les planches.
Enfin, lorsque se monte, au début de l’année 2010, le projet de bande dessinée quotidienne en ligne Les autres gens, Erwann Surcouf est de la partie. J’évoquais dans un précédent article ce feuilleton-bd qui fonctionne par abonnement.
Je précise que trois de ces quatre projets donnent lieu à des albums : il y a bien sûr l’album pour la collection Miniblogs ; un recueil du blog Chicou-Chicou paraît en 2008 chez Delcourt ; un recueil intitulé Boule de neige chez Delcourt rassemble les planches des 24h de la BD. Les autres gens, plus récent, annonce peut-être une époque où la publication en ligne tend à s’émanciper du format papier.

Et puis, il faut bien l’avouer, le blog d’Erwann Surcouf déroge bien souvent aux « codes » du genre (si tant est qu’il y en ait…). Si l’on admet que le développement classique d’un blog bd, tel qu’il s’est développé dans la majorité des cas, en fait un espace pour raconter des anecdotes personnelles en image, et poster de temps en temps des planches, des croquis et des essais, Surcouf ne s’est pas véritablement aventuré dans cette voie là. On trouvera peu sur doubleplusbon d’anecdotes du quotidien transformées en gag désopilant. On se situe peut-être plus dans la logique du « carnet d’expériences » qui correspond mieux à ce que pourrait être, dans l’idéal, un blog de dessinateur qui ne soit pas que outil de communication ; un espace pour laisser courir le dessin, sans aucune contrainte de publication. Le trait souple, polymorphe de Surcouf se prête tout particulièrement à ce type d’exercice de style. A côté des « classiques » du blog bd (le compte-rendu de festival, l’anecdote-gag, la mise en ligne d’une radio-blog pour écouter les notes en musique), certaines rubriques se démarquent, comme l’étrange et parfois surréaliste « Imagier », tenu en 2006, où Surcouf nous fait pénétrer à l’intérieur de son quotidien par l’évocation des objets qui l’entourent sous la forme canonique de l’imagier pour enfants (une case, un dessin, un mot).
Autre façon intéressante de détourner les codes du blog bd pour en faire des expériences graphiques : le carnet de croquis détournés. Comme de nombreux blogueurs, Surcouf publie des croquis de passants réalisés sur le vif ; mais il y ajoute des dialogues pour les transformer en des saynètes cocasses.
Et puis surtout, rien de mieux que sa rubrique « sur la table de chevet », exercice de style oubapien qui consiste à mettre en images, mot pour mot, la première page d’un roman (généralement mauvais), ou encore de redessiner les premières pages d’une bande dessinée tout en gardant le texte. A voir par exemple cette relecture du prologue d’Anatomie de l’éponge, l’excellent album de Guillaume Long. Frappent souvent, dans ses adaptations, l’extraordinaire jeu sur les couleurs et les expériences calligraphiques où le texte devient image, comme dans cette relecture expressive du Da Vinci Code.

A l’assaut de la narration séquentielle (et au-delà !)

Illustration pour la jeunesse, blog… Il faut encore ajouter une corde à l’arc d’Erwann Surcouf (cette expression est on ne peut plus étrange…), puisqu’il a également publié plusieurs bandes dessinées.
Dans l’univers du fanzinat et de la presse spécialisée, tout d’abord, dans le fanzine Soupir de l’association Nekomix. Il publie également régulièrement des planches dans le Psikopat, revue de Carali née en 1985, toujours à cheval entre le fanzinat non-rémunérateur et la revue installée, qui, depuis 1989, s’attache à faire découvrir de jeunes dessinateurs. Et puis depuis 2009, Erwann Surcouf est régulièrement au sommaire de la mythique revue trimestrielle Lapin de l’Association (qui vit commencer les membres fondateurs de la maison d’édition et de nombreux autres dans les années 1990). Elle aussi cherche, en cette fin des années 2000, à intégrer dans son équipe du sang neuf : on retrouve donc, dans cette quatrième série de la revue, les noms de Ruppert et Mulot, Alex Baladi, Anne Simon, et j’en passe, beaucoup. En 2009, il dessine une histoire courte pour le recueil des éditions Asteure Histoires fantastiques d’Edgar Allan Poe, adaptant Le diable dans le beffroi.
Erwann Surcouf s’est surtout affirmé comme auteur de bande dessinée par des collaborations avec Joseph Béhé et Amandine Laprun. La figure de Béhé m’intéresse tout particulièrement, et pas seulement parce qu’il est professeur à la fameuse Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Auteur accompli (il a dessiné entre 1989 et 1999 la série Péché mortel, une bande dessinée d’anticipation scénarisée par Toff et a participé au Décalogue de Frank Giroud), il s’est investi pour sa profession de dessinateur. Il ouvre en 2001 le site atelierbd.com, une école de bande dessinée sur internet, et participe en 2007 au lancement du syndicat des auteurs de bande dessinée. Amandine Laprun, la plus jeune des trois, diplômé des Arts Déco de Strasbourg, poursuit également un travail d’illustratrice et a travaillé comme professeur dans l’atelierbd de Béhé. De leur collaboration (Surcouf au dessin, Béhé et Laprun au scénario) sont donc nés deux albums, Erminio le milanais en 2006 et Le chant du pluvier en 2009, le premier chez Vents d’Ouest et le second chez Delcourt. Il s’agit de deux histoires de famille et de village très touchantes et au ton très juste. Ce sont aussi deux voyages : le premier se passe dans la Sicile des années 1960 et le second au Groenland, à notre époque. Erwann Surcouf y fait des merveilles, donnant, par son graphisme, un charme particulier aux deux univers, bien loin d’un exotisme tapageur. A noter que les deux albums ont investi Internet sur deux sites qui leur sont dédiés (http://erwann.surcouf.free.fr/erminio/) et (http://www.lechantdupluvier.com/). Si le premier est plus anecdotique, le second site est extrêmement complet, proposant, au-delà des aspects promotionnels (extraits, revue de presse…) une plongée photographique et sonore au Groenland qui complète la lecture de l’album.

Parler de style pour Erwann Surcouf est peut-être délicat tant son travail d’illustrateur se veut souvent expérimental et donc polymorphe, naviguant d’un style à l’autre. Tout de même, certaines constantes apparaissent, notamment dans ses travaux publiés.
Le trait de Surcouf est marqué par un fort cloisonnisme des figures qui les rend plus lisibles. Dans ses albums Erminio le Milanais, Le chant du pluvier et Le diable dans le beffroi, ce style est poussé vers une bonne maîtrise des clair-obscur et des ombres, très contrastées, qui produit finalement un expressionnisme simple mais efficace. Le noir domine largement dans ces histoires, s’accordant ainsi avec des ambiances soit douces-amères, soit carrément sombres, comme pour l’adaptation de Poe. Peut-être sent-on ici l’esprit d’un illustrateur avant tout qui privilégie la clarté et la beauté graphique (autrement dit ce que le dessin apporte comme sens et comme sensation) à la narration proprement dite. Dans Erminio le milanais, la présence de hachures noires donne un grain particulier à l’image, grain rugueux qui rappelle une pellicule de film. J’en viens même à me demander s’il n’a pas été réalisé par un procédé de gravure (sur bois ?) qui expliquerait les hachures et l’aspect ancien. Après tout, il avait bien expérimenté la linogravure dans Le diable dans le beffroi… Malheureusement, je n’ai pu trouver la réponse nulle part.
Autre trait que j’attribue au savoir graphique de l’illustrateur : la gestion de la couleur. Dans les albums cités domine une bichromie subtile, entre le noir et une seconde couleur servant à gérer les ombres et les grisés, une couleur sépia. Mais Surcouf démontre que la bichromie ne signifie en rien une exclusion des couleurs qui, ici, ont du sens, soit qu’elles donnent un cachet ancien justifié par le scénario, soit qu’elles servent à exprimer deux espaces dans Le chant du pluvier, entre le Groenland et les Pyrenées. Ce qui me fait dire cela est que sur son blog, le dessinateur a déjà montré son goût pour les coloris rares (nuances, mélanges, teintes inattendues) dans des compositions beaucoup plus exubérantes.
Enfin, quand Erwann Surcouf scénarise, il peut déployer son sens de l’expérimentation où l’idée graphique domine sur la narration. C’est le cas dans Le diable dans le beffroi, ou l’espace des planches est divisé en trois registres. Chaque registre assure, indépendamment de l’autre, une partie de la narration de l’histoire : le premier au rythme des douze coups du beffroi, le second avec un narrateur qui se dévoile petit à petit, le troisième par une suite de grands panoramas muets. Les trois registres se retrouvent bien sûr à la fin. Ce dispositif particulier, qui fonctionne très bien à l’échelle d’une histoire courte, lui permet d’adapter une nouvelle sans passer par une transcription littérale case à case, comme on le voit trop souvent : l’adaptation est uniquement graphique, ce qui est, après tout, le propre de la bande dessinée !

Pour en savoir plus :
Bibliographie (bandes dessinées):
Erminio le milanais (scénario de Joseph Béhé et Amandine Laprun), Vents d’ouest, 2006
Boule de neige (collectif) Delcourt, 2007
Chicou-Chicou, (avec Lisa Mandel, Aude Picault, Domitille Collardey et Boulet) Delcourt, 2008
Le chant du pluvier (scénario de Joseph Béhé et Amandine Laprun), Delcourt, 2009
Histoires fantastiques d’Edgar Allan Poe (collectif), Asteure, 2009
Webographie :
Blog Doubleplusbon
Page personnelle d’Erwann Surcouf (pas mise à jour récemment, semble-t-il)
Interview d’Erwann Surcouf au festiblog 2009
Site des Chicou-Chicou
Le site d’atelierbd

Projets d’éditeurs dans la bande dessinée en ligne : Ego comme X et Manolosanctis

Retour en 2010, après cette escapade dans les années 1930, et à la bande dessinée numérique, pour un court article sur les actualités du moment. Où l’auteur de ce blog s’interroge, à son humble niveau, sur les rapports entre édition numérique et édition papier…

Revue de presse : quelques actualités sur la bande dessinée en ligne

Pour ceux qui voudraient approfondir les sujets d’actualité de ces deux derniers mois en matière de bande dessinée numérique, je les laisse avec une foule de liens et d’articles qui continuent, inlassablement, à analyser le phénomène de la bande dessinée numérique, tant dans ses aspects esthétiquues, éditoriaux, qu’économiques.
Du pas très chaud, d’abord : Julien Falgas nous signalait tout d’abord, en avril dernier, le lancement de Séoul district, une manga à la lisière entre la bande dessinée et le dessin animé puisqu’il mêle des cases de BD et séquences d’animation, le tout avec des effets sonores. Et ce n’est pas le léger scepticisme de JiF (pour ceux qui ne connaîtraient pas son site, http://julien.falgas.fr/, visitez-le pour en apprendre beaucoup sur la BD numérique ; il est aussi l’administrateur de Webcomics.fr, une plate-forme de diffusion de BD en ligne) qui doit vous empêcher de vous faire un avis par vous-même avec la bande-annonce. Séoul district est diffusé par Avecomics!, qui est déjà à l’origine du projet Bludzee de Lewis Trondheim. Et puisqu’on parle de dessin animé, on apprend par le site du Festiblog que Maliki, du blogueur Souillon, est adapté en dessin animé après avoir été publié en albums ces dernières années par Ankama. Maliki est donc le premier personnage français né sur Internet à connaître un passage sur une autre forme d’écran… Rien de très étonnant quand on sait que Maliki est très proche graphiquement de l’univers de manga, univers où les liens entre les différents médias sont très minces.

Une série d’articles du site d’informations actuabd analyse, sous le clavier de Didier Pasamonik la situation économique actuelle de la BD en ligne en posant d’emblée la question : « Bande dessinée numérique, la France est-elle dans une impasse ». De vraies questions y sont soulevées sur la difficulté à prendre en compte, au sein du marché français de la bande dessinée, les éléments venant d’Internet. Des questions d’autant plus présente qu’aucun accord n’a été trouvé entre les éditeurs et les auteurs concernant la gestion des droits numériques (lire mon précédent article pour retrouver les traces de cette affaire). Ajoutez à cela que la question de la place de l’éditeur se pose d’autant plus que la principale grande expérience de BD payante diffusée en ligne, Les autres gens, est une pure initiative d’auteurs qui évitent des structures de diffusion intermédiaires au moyen d’Internet. (Pour lire cette synthèse, surtout économique sur la BD numérique, commencez avec la partie 1, puis suivez les liens). Les articles, certes bien faits et très didactiques, ont cependant tendance à se limiter aux enjeux économiques qui sont certes le nerf de la guerre, mais enfin…

N’ayez pas peur après avoir lu les articles d’actuabd : la BD en ligne, ce n’est pas que des problèmes économiques, c’est aussi de réjouissantes innovations esthétiques et les réflexions qui vont avec. Tony, dont je vous avais déjà parlé pour sa BD numérique interactive Prise de tête, et le mémoire qui l’accompagnait, poursuit sa pensée et son analyse esthétique de ce qu’est (ou pourrait être) la BD en ligne. Cela dans un article dense publié sur le site du9, intitulé « Des clics et du sens ». Il tente tout particulièrement de définir ce qu’est l’intéractivité, ses apports à la bande dessinée et ses différents degrés de présence dans des exemples concrets de bande dessinée numérique. Qu’il puisse se baser sur des exemples existants, mis en texte facilement par des liens hypertexte, montre bien que la bande dessinée numérique existe, non plus seulement au sens de « diffusée numériquement », sens où l’entend Didier Pasamonik, mais aussi de « créée en prenant en compte les apports du support numérique ».

Entre édition en ligne et édition papier : un aller et un retour
Après cette revue de presse, je vais maintenant m’intéresser plus en détail à deux actualités toute brûlantes. D’une part, l’arrivée en librairie de l’éditeur communautaire Manolosanctis qui diffusait jusque là ses albums via son site, soit sous forme numérique, soit en vente par correspondance sous forme papier ; d’autre part le choix de l’éditeur « papier » Ego comme X de diffuser gratuitement en ligne une partie de son catalogue. Les deux mouvements, qui interviennent à quelques jours d’intervalles (le 17 mai pour Ego comme X, le 3 juin pour Manolosanctis), semblent presque se répondre : d’un côté un éditeur en ligne, qui est véritablement né et a grandi sur Internet et qui se tourne vers des modes de diffusion traditionnels de l’édition papier ; de l’autre côté un éditeur papier installé qui franchit le pas vers la diffusion en ligne de manière radicale, c’est-à-dire par la gratuité.

Manolosanctis, tout d’abord. J’avais déjà consacré un article, en décembre 2009, à cette maison d’édition en ligne à l’occasion de la sortie de l’album collectif Phantasmes, qui réunissait plusieurs blogueurs et jeunes dessinateurs (lien). Un petit rappel, donc, sur ce qu’est Manolosanctis. Apparue sur le net fin 2009, cette maison d’édition remplit deux objectifs : avant tout, c’est une plate-forme de publication de webcomics pour de jeunes auteurs qui souhaitent se faire connaître (pour reprendre une expression de Julien Falgas qui me semble assez juste : « un Youtube de la bande dessinée ») ; Manolosanctis garantit aux auteurs qu’elle publie une licence Creative Commons qui assure les droits de propriété et d’exploitation sur Internet. A côté de cela, c’est aussi une éditeur plus traditionnel qui publie en albums papier les auteurs les plus plébiscités par les internautes. Car c’est aussi sur cet aspect « communautaire » que Manolosanctis fonde sa politique éditoriale : les lecteurs votent et donnent leur avis. Jusque là, les albums n’étaient disponibles que sur le site, mais à partir du 3 juin, il sera possible de les trouver en librairie. J’ai tendance à voir ça, de mon côté, comme une expansion normale : le nombre d’albums publiés augmente, et être diffusé en librairie permet beaucoup pour une jeune maison d’édition de bande dessinée, et dans un contexte où le marché de la bande dessinée en ligne n’est pas encore pleinement constitué. Le site nous apprend que la diffusion se fera par l’intermédiaire de la filiale de diffusion Volumen du groupe La Martinière, c’est-à-dire un des plus gros groupes de l’édition française.
C’est évidemment une bonne nouvelle pour l’éditeur qui, jusque là, comptait surtout sur sa communauté de lecteurs pour l’achat des albums, alors que les albums diffusés en ligne restent, eux, gratuits. Une chance aussi pour les auteurs qui, pour la plupart, n’ont jamais été édités, et peuvent ainsi sortir du seul cadre de la diffusion en ligne. La nouvelle a été grandement médiatisée par Manolosanctis qui sait profiter des potentialités de diffusion propres à Internet. Une alléchante bande-annonce circule depuis quelques jours sur leur site, présentant en de courtes séquences quelques uns des auteurs maisons. On se souviendra que le principe de la vidéo de lancement avait déjà été utilisé pour le feuilleton-bd Les autres gens, et que d’une façon générale, de nombreux éditeurs font connaître certains de leurs albums par des « bandes-annonces » diffusées via les plate-formes comme Dailymotion. Une preuve de plus, s’il fallait en douter du pouvoir d’amplification d’Internet.

Venons-en maintenant à Ego comme X. Le scénario s’inverse : la maison d’édition Ego comme X fait partie de la vague de création d’éditeurs indépendants dans les années 1990. Créée à Angoulême en 1994, elle se fait notamment connaître grâce au Journal de Fabrice Neaud qui reçoit en 1996 un prix au FIBD. Neaud est par ailleurs cofondateur de la maison dont la ligne éditoriale est tournée en grande partie vers l’exploration du genre autobiographique en bande dessinée, mais si elle publie aussi, parfois, de la littérature non-graphique.
Ce qui est étonnant n’est pas de voir un éditeur « traditionnel » investir Internet. Après tout, la plupart des gros éditeurs ont leur site sur lequel ils diffusent des aperçus d’albums, des bandes-annonces, des infos… Ce qui surprend est qu’Ego comme X franchissent directement le pas de la lecture en ligne gratuite. Une démarche qui me semble à saluer à bien des égards, au moment où d’autres maisons d’édition se réunissent sur le portail en ligne Iznéo pour faire payer des albums en ligne à l’unité, autrement dit reproduire le schéma commercial traditionnel sur Internet. D’autre part, le site nous apprend que les albums ainsi mis en ligne répondent à des critères particuliers : ce sont soit des ouvrages épuisés ou difficiles à trouver en librairie, soit des archives des auteurs jamais publiées. On comprend par là que la volonté d’Ego comme X est de mieux faire connaître les auteurs de son catalogue et parfois de donner une seconde vie à des albums. Appréciez par exemples les archives autobiographiques du dessinateur Pierre Druilhe, jusque là parues dans des fanzines, ou encore L’os du gigot, fameux ouvrage de Grégory Jarry qui remettait à l’honneur en 2004 le genre trop méprisé du roman-photo. Pour aller voir par vous mêmes, cliquez ici. Certes, le lecteur numérique n’est pas parfait, mais la numérisation reste bonne et tout à fait lisible.

Le mouvement opéré par Ego comme X et par Manolosanctis est intéressant, parce qu’il me semble qu’il montre deux choses. 1. Il confirme l’intérêt porté à la diffusion en ligne par les éditeurs et par les distributeurs ; la diffusion de bande dessinée en ligne acquiert, petit à petit, un statut au sein d’une politique éditoriale. 2. Diffusion papier et diffusion en ligne ne se concurrencent pas dans ces deux modèles, mais se complètent. Sur le second point, rien de nouveau, en réalité. Dès le milieu des années 2000, des passerelles étaient apparues entre l’univers en pleine évolution des webcomics et des blogs bd. Elles étaient d’autant mieux apparues qu’elles étaient très diverses. Il a pu s’agir de blogs publiés en papier (Le blog de Frantico en 2005 chez Albin Michel, pour citer l’un des plus célèbres), mais aussi d’auteurs découverts sur Internet et publiant chez un éditeur papier un album inédit (Monsieur le Chien et Hommes qui pleurent et walkyries). Certains auteurs bien installés ont su investir les possibilités du blog bd, que l’on pense à Maëster, à Manu Larcenet, à Frederik Peeters et à Lewis Trondheim. Enfin, on aurait tort d’oublier que certaines maisons d’éditions se sont fait connaître dans le sillage des succès de la BD en ligne, soit en publiant des blogueurs bd, comme Diantre ! et, dans une moindre mesure, Warum ; soit en naissant comme hébergeur de webcomics avant de devenir une maison d’édition à part entière. Je pense là, bien sûr, aux éditions Lapin, à 30joursdebd/Makaka, Café Salé pour l’illustration, mais aussi à Manolosanctis, justement. Le double événement que je cite aujourd’hui n’est donc qu’une confirmation du mouvement qui s’opère depuis près de cinq ans : l’entrée dans le jeu de l’édition de bande dessinée des projets et des auteurs nés sur Internet et des pratiques éditoriales qui leur sont associées. La phase de pure « adaptation de blogs bd » qui faisait de la BD en ligne un phénomène essentiellement promotionnel pour l’édition traditionnelle semble, de plus, s’achever lentement.
Je nuancerai quand même mon enthousiasme en notant qu’il y a tout de même encore une hiérarchisation nette entre la diffusion papier en librairie, payante et rémunératrice et la diffusion en ligne, forcément gratuite. Le support dominant reste le papier, Internet restant pour le moment réservé à « faire découvrir », et s’adressant donc aux lecteurs suffisamment curieux.

Lecteurs curieux dont vous faites partie, je ne me permettrais pas d’en douter…