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Parcours de blogueur : Lommsek

La sortie récente de La ligne zéro de Lommsek chez Warum est l’occasion idéale pour revenir à mes évocations des dessinateurs découverts grâce à leur blog bd, à la manière d’Aseyn ou de Gad. Ajoutons à cela, encore plus récemment, sa participation au collectif Les Nouveaux Pieds Nickelés, hommage de nombreux dessinateurs à une des séries mythiques du neuvième art… Un parcours de blogueur dans l’actualité.

Un blog dans le métro qui pue

Le blog de Lommsek, aussi appelé Shaïzeuh, récompensé par le prix Révélation blog lors du FIBD 2009, commence en avril 2007, soit assez tardivement dans le mouvement des blogs bd, amorcé dès 2004-2005. Mais Lommsek trouve finalement son rythme de croisière et singularise son blog. En bon blogueur, il se crée un avatar « masqué », presque monstrueux : Lommsek, homme à la tête rouge, employé anonyme d’une grande entreprise anonyme qui prend tous les jours le métro et y dessine de courtes mais incisives notes de blog. Le leitmotiv de la « vie qui pue dans le métro qui pue avec des gens qui puent » devient finalement le théâtre des exploits de Lommsek, personnage cynique qui s’attaque ici à l’un des espaces les plus detestables de la vie de tout parisien ou banlieusard. Il se situe dans le domaine de l’humour absurde et impertinent et utilise, comme d’autres prestigieux blogueurs comme Monsieur le chien, son avatar dessiné pour expulser les colères rer-esque qui s’agitent en lui. La fonction du blog comme espace d’expression personnel est parfaitement remplie, et ce d’autant plus que Lommsek n’est pas un dessinateur « professionnel », mais exploite à merveille les avantages et les libertés du format blog, tout en s’appuyant sur les codes de l’autobiographie feinte que d’autres blogueurs ont développé avant lui. Autre caractéristique commune à d’autres blogs bd, et qui les sauvent souvent d’une platitude quotidienne : les anecdotes de vie relatées ne sont, dans le fond, que l’occasion de développer des délires d’imagination auxquels participent le langage étrange de l’homme à la tête rouge. Chez Lommsek, la cohérence est trouvée par le métro, qui pue, évidemment.
Car le métro est l’essence fondamentale du blog de Lommsek : sujet de la plupart des notes de blog, c’est aussi l’espace où il les réalise, au bic noir, nous révèle-t-il sur son blog, pour les coloriser et les scanner avant de les mettre en ligne. Et puis le métro est aussi, nous révèle-t-il encore, mais dans une autre interview sur le site 30joursdebd, un moyen pour lui d’apprendre à dessiner vite, sans brouillon, et d’introduire dans ses dessins une spontanéité qui ne se trouvait pas encore dans ses premières planches. On assiste à une vraie évolution stylistique du blog, d’un langage synthétique, presque schématique, à une expressivité énergique. L’énergie et le rythme du trait deviennent assez vite l’une des caractéristiques graphiques de l’auteur, et le rythme, c’est celui du métro. Vous l’aurez compris : le métro fonde l’unité même du blog, pour une formidable et stimulante mise en abyme qui ne se prend pas au sérieux.
Bon… Lommsek n’est pas non plus complètement obsédé par le métro et d’autres thématiques viennent enrichir son blog, telles les aventures de « blogbédéman », sorte d’hommage à la blogosphère.
(Il semblerait aussi que Lommsek soit à l’origine de deux autres blogs, révélation ourdie par le blogueur Wandrille… Je pense tenir une bonne piste en citant le « blog d’une niaise », tenu durant l’année 2007, et le blog du faux Frantico en 2008, reprise d’un des plus célèbres blog bd, le blog de Frantico qui, dans l’année 2005, participa à l’émergence médiatique du phénomène. Mais enfin, avec Frantico, personnage mythique de la blogosphère, rien ne peut être sûr. Hypothèses et supputations que je vous livre après une brève investigation.)

Et donc en 2009, Lommsek remporte le concours Révélation blog… Peut-être dois-je rappeler aux lecteurs qui prennent ce blog en chemin ce qu’est le concours Révélation blog (même si j’en parle abondamment dans un précédent article). Ce concours est lancé lors du FIBD 2008 et marque la reconnaissance du phénomène des blogs bd et de sa capacité à trouver de nouveaux talents pour la bande dessinée. Le gagnant du concours, sélectionné successivement par les internautes et par un jury, obtient le possibilité de se voir publié chez Vraoum, label de la maison d’édition Warum dirigée par Benoît Preteseille et le blogueur Wandrille. Les trois éditions qui ont eu lieu jusque là ont donc permis de mettre sur le devant de la scène trois jeunes dessinateurs : en 2008 Aseyn, qui a sorti au début de cette année son album Abigail, en 2010 Lilla, dont l’album n’est pas encore sorti, et donc en 2009 Lommsek qui s’est ainsi vu publié par Warum. Mais j’y reviendrai ; avec la parution de La ligne zéro en ce mois de mai 2010, second album Vraoum issu de Révélation blog, le concours continue de dérouler son projet.

Quelques repères d’un parcours dans l’édition en ligne


Mais comme plusieurs auteurs débutants, Lommsek, avant de publier son premier album, a su profiter d’autres canaux de diffusion, et notamment la diffusion en ligne et l’autoédition numérique. Quelques exemples qui vont me permettre de faire le tour des différents modes de publication qui ont pu se développer en quelques années :
vant d’ouvrir son blog, Lommsek est déjà un fidèle du fanzine L’homme des banlieues, et ce depuis ses débuts en 2004 (http://www.lanebuleusebd.com/hdb/index.html). HDB est une revue annuelle qui continue d’ailleurs de paraître et dans laquelle on retrouve régulièrement Lommsek, parfois sous le pseudonyme d’Exal. Il n’y a parfois pas beaucoup de différences entre le monde du fanzinat et celui de l’édition en ligne : importance de l’édition collective, facilité d’accès pour des auteurs débutants, sobriété et humilité nécessaires des formules éditoriales, prix bas voire inexistant pour le lecteur qui, malgré tout, doit accepter de se donner la peine de chercher. Petite transition pour vous expliquer que Lommsek passe logiquement du fanzinat à l’édition en ligne, dont il explore quelques unes des solutions. Et à commencer par celles de HDB, puisque l’association La Nébuleuse BD dispose d’un blog, le Nébublog, dans lequel Lommsek poste son actualité et quelques dessins.
Lommsek publie souvent des planches sur le site 30joursdebd. Ce site, crée en janvier 2007, se donne justement pour but de publier en ligne une planche par jour d’un auteur débutant pour le faire connaître aux lecteurs, à des éditeurs, voire l’éditer, puisque 30joursdebd a donné naissance quelques mois plus tard aux éditions Makaka, maison d’édition papier. Un bon exemple de maison d’édition entièrement née de l’édition en ligne, et qui se donne pour but d’y découvrir de jeunes auteurs.
Ce commentaire vaut aussi pour TheBookEdition, maison d’édition (pas seulement de bande dessinée d’ailleurs), fondée sur le principe de l’édition libre. TheBookEdition imprime et diffuse des ouvrages d’auteurs qui s’auto-éditent sur Internet, sur un principe d’impression à la demande : le tirage se fait au fil des demandes des acheteurs sur une plateforme internet. La diffusion se fait donc à un nombre d’exemplaires réduits ; mais TheBookEdition cumule un statut minimal d’éditeur et de libraire et encourage l’autopublication des auteurs, processus permis par Internet. Par ce système, Lommsek a pu publier un véritable album, Bringuebalés, qu’il avait déjà autopublié sur un site perso.
Et un dernier exemple de la richesse et de la diversité de l’édition en ligne : Lommsek a également fait partie de l’album collectif Phantasmes édité par Manolosanctis. Manolosanctis, c’est encore un autre système d’édition en ligne : il s’agit d’une maison d’édition communautaire née en 2009 qui permet la diffusion et la lecture gratuite d’albums de bande dessinée qu’elle héberge. Les lecteurs-membres comme les auteurs-membres sont invités à participer aux choix éditoriaux en laissant leur avis sur les albums et les auteurs mis en ligne. L’édition se fait sous Licence Creative Commons qui garantit, sur Internet, le droit d’auteur sans entraver la libre diffusion des oeuvres. Depuis 2009, Manolosanctis a publié plusieurs jeunes auteurs et, en décembre 2009, a sorti un recueil papier, Phantasmes, qui regroupe autour d’un même thème les contributions de plusieurs auteurs, dont notre Lommsek, qui y livre Mon père est américain, un étrange récit d’enfance en quelques pages aux accents surréalistes.
Une observation au passage : 30joursdebd comme TheBookEdition comme Manolosanctis sont trois maisons qui recherchent un équilibre entre l’édition papier traditionnelle et l’édition en ligne. J’entends par là que pour elle, les deux supports se complètent et ne s’annulent pas : une fois sortie en papier, un album mis en ligne n’est pas supprimé d’internet, au contraire. Le lecteur est invité à acheter le format papier d’une histoire qui lui a plu. Ce sont également des maisons qui promeuvent l’autoédition, principe qui s’est développé avec Internet et qui a comme enjeu de laisser à l’auteur la plus grande marge d’action possible.

Les deux créations de Lommsek ainsi publiées en ligne, Bringuebalés comme Mon père est américain sortent résolument de la logique du gag présente sur le blog Shaïzeuh. Ce sont des récits où Lommsek explore d’autres voies, plus poétiques, et peut-être plus personnelles. Signe qu’il voit une différence entre l’édition en ligne type blog, spontanée et plus brouillonne, et une édition en ligne qui tend vers une pratique plus professionnelle de la bande dessinée.

Un blogueur dans l’actualité : La ligne zéro et Les Nouveaux Pieds Nickelés

L’actualité de Lommsek est double puisqu’en ce mois de mai 2010, il est publié chez deux éditeurs : chez Warum, il propose l’album attendu depuis le prix Révélation blog, album à la parution sans cesse repoussée depuis début 2010 mais qui arrive enfin en librairie ; puis, dans une semaine sort Les Nouveaux Pieds Nickelés, un recueil collectif paru chez Onapratut et dont le thème est transparent.
Je passe assez vite sur Les Nouveaux Pieds Nickelés édité par Onapratut dans la mesure où je ne l’ai bien évidemment pas lu… Je remarque juste, pour replacer un peu le contexte, que ce petit ouvrage s’inscrit dans la lignée d’un précédent, Popeye, aux éditions Charrette, c’est-à-dire un album-hommage à une vieille série qui a marquée la bande dessinée. Charrette comme Onapratut sont de petits éditeurs récents. Onapratut est, plus précisément, née d’un fanzine du même nom. Cette petite maison d’édition va souvent voir du côté des dessinateurs apparus sur Internet, et publie notamment des planches sur 30joursdebd. Encore une autre expérience qui mêle à la fois fanzinat, édition en ligne et édition papier.

La ligne zéro est pour Lommsek, après les expériences de Bringuebalés et Mon père est américain, est une nouvelle aventure entièrement inédite qui rend en quelque sorte un auto-hommage au blog qui l’a fait connaître. La scène est donc le métro qui pue et le personnage principal est Lommsek, avatar à la tête rouge de l’auteur, dans une extension de ses habituelles aventures souterraines et ferroviaires. Les lecteurs du blog retrouvent donc leurs repères, logique pour un album né de la Révélation blog. Lommsek, obscur employé d’une obscure entreprise, est amené à découvrir (par hasard ?) l’existence du « groupe M », société secrète qui régit, dans l’ombre, le métropolitain parisien. S’ensuit une avalanche de péripéties débridées et un enchaînement de gags qui permettent à l’auteur de renouer avec son humour tout à la fois cynique et absurde, et de poser sur la faune du métro un regard acide.
Niveau graphisme, Lommsek s’est là encore distingué. Tout l’album est un monochrome rouge vif, rouge comme la tête du héros ; technique simple, oui, mais qui immerge le lecteur dans l’aventure. Il y dispose des moyens de développer son style expressif, profitant du grand espace de la page. Il y a chez Lommsek une forme d’exagération voire d’agressivité graphique souvent bien exploitée, faisant appel soit à l’art de la caricature dans ce qu’elle a de plus outrée, voire de laid, soit à la déformation vertigineuse des décors dans une dominante de noir (à laquelle le format ne rend d’ailleurs pas toujours hommage…). On y retrouve donc le rythme emballé de ses notes de blogs, ainsi que son trait énergique qui s’active en une trame rappelant parfois les sombres intrigues de Christophe Blain (de même que le long nez du héros évoque celui de certains héros de Blain, dont le cow-boy Gus). Lommsek aime à représenter le mouvement grouillant et la vitesse incessante. Vitesse qui est celle du métro, qui pue, vous l’aurez compris.

Pour en savoir plus :
Shaïzeuh, le blog de Lommsek,
Mon père est américain dans Phantasmes (collectif), Manolosanctis, 2009
Bringuebalés, autoédition par TheBookEdition, 2009
La ligne zéro, Vraoum, 2010
Divers articles m’ayant servi :
La présentation de Lommsek sur son site avec quelques liens vers des interviews
La présentation de l’auteur sur le site de Warum

Parcours de blogueur : Sophie Guerrive

Parce qu’il n’y a pas que Les autres gens dans le monde de la BD en ligne et qu’il parfois bon de revenir dans de chaleureux endroits comme le portail Lapin pour dénicher de jeunes auteurs apparus sur Internet ces dernières années. Aujourd’hui, petite présentation du travail de Sophie Guerrive aux multiples pseudonymes (vous la trouverez sous le nom de Zof ou simplement de Guerrive), qui a déjà fait paraître en librairie trois astucieux albums…

Du côté des éditeurs : passerelles


Passons sur le fait que Sophie Guerrive a étudié l’illustration à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg, j’ai déjà fait suffisamment de publicité dans mes parcours de blogueur à cette école qui a vu passer Boulet, Lisa Mandel, Nicolas Wild et Vincent Sorel, pour ne citer que ceux que vous pouvez retrouvez sur ce blog (liens). Elle en sort tout récemment, en 2009.

Heureusement pour elle et pour nous, Guerrive n’a pas attendu la fin de ses études pour publier des albums de bande dessinée. On la retrouve chez deux éditeurs : Warum et Delcourt. C’est avec un livre petit mais dense, Girafes, publié chez Warum en 2007, qu’elle débute dans la bande dessinée. Album minimaliste, dans son style et dans son format de poche, pas si courant dans la bande dessinée (même si les « pattes de mouche » de l’Association avaient déjà lancé le concept). On y suit trois girafes dans leurs aventures archéologiques et amoureuses. Elle reste fidèle à Warum pour publier les deux tomes de sa série en ligne, Chef Magik (un premier tome en 2008 et le second vient de sortir en mars dernier). Même format, même style, même humour absurde : ceux qui ont aimé Girafes aimeront Chef Magik, et inversement. Le héros est, comme vous vous en doutez, « Chef Magik », un être étrange, chef d’une tribu tout aussi stupide et incohérente que lui. Ces trois albums sont les bienvenus dans la collection « Décadence » de Warum, dédiée à « l’humour absurde et la dérision contemporaine » ; dans cette même collection se trouvent d’autres albums cultivant le minimalisme du trait, qu’il s’agisse de la série Seul comme les pierres de Wandrille, ou les deux Moi je d’Aude Picault.
Le quatrième album de Guerrive est Crépin et Janvier, paru en mars dernier chez Delcourt, album que vous trouve surement encore en tête de gondole dans les librairies. Il trouve sa place dans la fameuse collection Shampooing, dirigée par Lewis Trondheim et dont la dévise est explicitement « une collection où Lewis Trondheim met tout ce qui lui plait ». Crépin et Janvier est un ancien projet de Guerrive, dont on peut encore trouver la trace sur son blog sous le titre Alice . Elle l’a amplement retravaillé pour l’occasion.

La présence de ces deux éditeurs n’étonnera pas vraiment ceux qui suivent le parcours de jeunes auteurs s’étant fait connaître sur la toile : Warum et la collection Schampooing de Delcourt ont la curiosité d’aller voir sur Internet pour trouver des auteurs, soit en adaptant leur blog (Chicou-Chicou chez Delcourt, Un crayon dans le coeur de Laurel chez Warum), soit en éditant des projets inédits sur Internet (Abigaild’Aseyn chez Warum, Transat d’Aude Picault chez Delcourt). Chef Magik, Crépin et Janvier, sont autant de projets nés sur Internet et qui trouvent leur résolution dans des collections attentives aux évolutions récentes du monde de la bande dessinée. Editer des auteurs connus sur Internet est à double bénéfice : pour l’auteur, qui met un pied dans l’édition de bande dessinée, et pour l’éditeur qui s’assure un public minimal (parfois déjà suffisamment important!) de lecteurs déjà conquis. Edition numérique et édition papier commencent à fonctionner de concert, même si le support papier reste la voie dominante.
Enfin, je signale au passage et pour être complet que Sophie Guerrive a publié quelques dessins dans le magazine de bande dessinée Comic strip magazine, une expérience de gratuit de bande dessinée ayant donné lieu à trois numéros en 2009 et qui regardait lui aussi du côté des dessinateurs publiés et autopubliés sur Internet. (http://www.comicstripmag.fr/)

Du blog au portail Lapin


Ce qui me conduit à parler des dessins de Guerrive que l’on peut trouver, en cherchant bien, sur Internet. Sophie Guerrive possède un blog, Antenne Nocturne, désormais fermé depuis 2009 au profit d’un site plus complet où l’on peut voir ses travaux (http://poste99.over-blog.com/). Il y a d’abord les dessins qui ont donné naissance aux deux Chef Magik. Commencés dès 2007, ils se poursuivent à partir de 2008 sur le portail Lapin (http://lapin.org/). Pour ceux qui ne le sauraient pas, je rappelle que le portail Lapin est parmi les plus anciens projets d’édition numérique. Fondé en 2001 à partir du webcomic Lapin de Phiip, le portail Lapin est devenu à la fois une communauté d’auteurs et de lecteurs avec une trentaine de bande dessinée disponible gratuitement, et une maison d’édition papier qui publie régulièrement des dessinateurs généralement issus du webcomic. Sur ce portail s’épanouit Chef Magik, sur le mode du strip vertical régulier jusqu’à la fin de l’année 2008, forme de publication courante pour les webcomics. Les aventures du chef-magicien s’étoffent de semaine en semaine de nouveaux personnages, jusqu’à leur consécration dans un album.

Internet permet de voir que les dessins de Guerrive ne se limitent pas à des strips minimalistes et absurdes en noir et blanc. Sur ses blogs se retrouvent d’autres personnages, comme l’ours Tulipe, mais aussi des dessins plus complexes. A voir par exemple, ses nombreux dessins en noir et blanc foisonnant de détails, inspirés de gravures anciennes ; ses monstres des profondeurs aux formes incroyables. Elle est également l’auteur d’un récit en cours de réalisation, La Très singulière expédition du capitaine Vermulet, qui reprend certains thèmes des dessins en question, avec une ambiance d’expédition médiévale vers des mondes inconnus.

Les délicieux dédales absurdes de l’humour graphique

L’humour est aux origines de la bande dessinée et, en près de deux siècles, les auteurs qui se sont succédés dans cette discipline difficile qu’est l’humour graphique ont eu le temps de raffiner leur savoir-faire et de tester tous les humours possibles, au gré des modes et des écoles. Guerrive se plait dans un humour poético-absurde.
Le point commun aux premières réalisations de Sophie Guerrive, Girafes et Chef Magik, est donc l’humour. Un humour absurde qui a ses règles, la première et la principale étant que tout est susceptible d’advenir, et en particulier ce qui est le moins logique. Guerrive trace des mondes qu’elle fait ensuite dévier au gré de son imagination. Les girafes peuvent ainsi devenir archéologues et porter des chapeaux. Le chef Magik est surement l’incarnation la plus pure de ce grand n’importe quoi, ses pouvoirs ne faisant qu’amplifier l’étendue des gags. Mais l’humour n’est jamais seul et s’accompagne toujours d’une tonalité poétique, surtout quand il va voir du côté du nonsense, à la manière du Concombre masqué de Mandryka, quoiqu’en plus épuré, mais non moins déluré, la sexualité des personnages de Guerrive étant elle aussi contaminée par l’humour et la poésie.
C’est aussi le minimalisme que cultive Guerrive. Les personnages sont composés d’une simple ligne, de façon suffisamment schématique, et toujours en noir et blanc. N’oublions pas que, dans le fond, chef Magik n’est qu’un bonhomme patate sous un chapeau de magicien et qu’il n’a même pas de nez. Le dessin permet ensuite tout, y compris transformer une de ses jambes en écureuil et l’autre en poisson. Les dessins semblent flotter en liberté dans la page blanche. Dans ce type de strips, l’humour passe beaucoup par les dialogues et les mots, et parfois aux jeux de mots, mais Guerrive sait naviguer du dessin aux dialogues. C’est du coup l’exploration d’une gamme très riche de comiques qui se concentre dans les pages de ses albums.

L’album Crépin et Janvier présente déjà une tentative d’évolution et d’approfondissement. Certes, l’humour absurde n’en est pas absent. Crépin, le héros, ne cherche-t-il pas une aimée qui ressemblerait à ses poèmes plutôt que de trouver d’abord une aimée et ensuite lui écrire des poèmes ? Le trait est reste schématique et épuré, en noir et blanc et sans modelé. Mais vient s’y ajouter en arrière-plan un décor du XVIIIe siècle et ses obsessions : le romantisme marivaudant, le mythe du bon sauvage, le libertinage, le retour à la nature. L’histoire prend ainsi une dimension nouvelle, plus littéraire et presque savante. Et le scénario, plus complexe, abandonne le minimalisme narratif des strips à suivre pour une intrigue entre parodie romanesque et comédie théâtrale aux multiples retournements de situation, selon les mêmes principes absurde que dans Girafes. Les deux héros sont deux cousins, Crépin et Janvier, l’un romantique et l’autre pragmatique, qui vont de rebondissements en rebondissements en cherchant l’amour, et croisent sur leur chemin une évadée du couvent, un noble autoritaire, une sauvage venue d’Amérique et une bonne libertine (entre autres personnages). Guerrive complète également son style en entrecoupant son histoire de scènes de paysages où elle déploie un style plus fouillé, précis jusqu’au moindre détail. Un album qui laisse bien augurer de ses futurs travaux…

Pour en savoir plus :

Girafes, Warum, 2007
Chef Magik, Warum, 2008
Crépin et Janvier, Delcourt, 2010
Chef Magik 2, nouvelle formule, Warum, 2010
Le site de Sophie Guerrive
Lire Chef Magik sur le portail Lapin

Parcours de blogueur : Vincent Sorel

Ayant découvert Vincent Sorel par sa participation au feuilleton-bd Les autres gens, j’ai voulu en savoir un peu plus sur ce jeune dessinateur. Il tient un blog depuis 2007 et a publié l’année dernière son premier album, L’ours, aux éditions de l’an 2. Courte présentation pour faire d’un auteur élégant et débutant, découvert grâce aux méandres de l’édition numérique.

Parcours d’illustrateur

Vincent Sorel se forme au graphisme et à l’illustration dans l’atelier d’illustration des Arts Déco de Strasbourg d’où sont sortis tant de dessinateurs de bande dessinée (Joseph Béhé, Marjane Satrapi, Mathieu Sapin, Lisa Mandel, Pierre Duba, Blutch, Boulet…). Il en sort en 2008 et commence alors une carrière d’illustrateur, entre premiers boulots et permières expositions. Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser au volet narratif du dessin et de se consacrer à la bande dessinée. Ses premières réalisations se font dans l’univers du fanzinat : il participe à plusieurs reprises au fanzine Ecarquillettes à partir de 2008 (http://www.troglodyte.eu/ecarquillettes/).
Dans le même temps, il parvient à faire éditer l’un de ses projets, L’ours, aux éditions Actes Sud-l’an 2, qui sort en 2009. Un bon premier album qui commence comme une fable absurde. Un ours tue un bucheron et prend pendant cinq jours sa place dans le petit village dans la vallée. Par un étrange tour de passe-passe, l’ours devient alors le révélateur du reste des habitants, de leurs problèmes, de leurs secrets et de leurs désirs.

Webzine et bédénovela

Mais comme on pourrait s’y attendre, Vincent Sorel utilise également Internet et l’édition numérique naissante pour se faire connaître. Assez peu, finalement, à travers son blog (le blog actuel, « Oisiveté mon amie », a été ouvert en 2007) qui remplit ses fonctions premières : carnet de croquis et d’essais, présentation des projets en cours, coups de coeur… On ne trouvera donc pas de webcomic, de publications en ligne ou « d’anecdotes du quotidien ».
En revanche, Vincent Sorel se lie avec deux projets numériques. Il participe d’abord, et ce dès 2007, au webzine numo.fr : un webzine réalisé par le collectif d’illustrateurs Troglodyte, les mêmes qui sont à l’origine d’Ecarquillettes. Numo.fr est un webzine en général trimestriel où l’on peut retrouver, autour d’un thème et par une interface en flash plutôt originale, les travaux de plusieurs jeunes auteurs (http://www.numo.fr/lamort/). Surtout, il fait activement partie de l’aventure des Autres gens, la BD-feuilleton lancée en mars dernier et qui a fait beaucoup parlé d’elle sur Internet et ailleurs (et ici aussi, dans cet article). Là aussi, il s’agit d’une oeuvre collective. Sorel en a déjà dessiné 6 épisodes en deux mois, dont le second. Il y expérimente une technique aux crayons de couleurs assez saisissante qui rappelle quelques uns de ses travaux d’illustration réalisés en Espagne (http://parenthese.espagnole.over-blog.com/).

Trait et couleurs


Quoique débutant dans l’illustration, Vincent Sorel possède un style. On voit grâce à son blog qu’il aime encore expérimenter et livrer de petits essais graphiques en noir et blanc et en couleurs. Mais Sorel s’est déjà trouvé un goût pour la sobriété du trait qui dirige le dessin et que je ne peux pas m’empêcher de rapprocher de certains dessinateurs de presse américains des années 1950. La référence à l’école du New Yorker faite sur le site des éditions de l’an 2 me paraît assez juste, pas forcément sur L’ours, mais sur certaines de ses illustrations. Un trait précis et élégant avec très peu de modelés qui stylise les silhouettes et se base sur la clarté formelle. Il se concentre beaucoup sur le traitement et la singularisation des visages, et fait parfois preuve d’un certain humour absurde qui, là aussi trouve des échos dans le dessin de presse. Dans L’ours, la beauté visuelle de ce style n’est pas encore pleinement exploitée, mais je trouve que l’alliance du trait et de la couleur dans ses épisodes pour Les autres gens est une vraie réussite. Voir par exemple sur son blog ces variations sur le film Adèle Blanc-sec, comme des impressions sortant directement de l’écran ou encore quelques études pour des silhouettes colorées à la lumière d’une fête.

Revenons à L’ours quelques instants, puisque c’est son premier album et sa première grande oeuvre « solo » que vous êtes susceptible de trouver en librairie. On est davantage dans l’exercice de style que dans l’oeuvre complexe et intense mais tout cela reste intéressant. L’intrigue, vous la connaissez : Sorel prend le pretexte de l’irruption d’un ours grimée en humaine dans un petit village pour développer une comédie humaine où différents portraits se croisent, se heurtent, s’insultent, s’aiment. Tout converge vers la sobriété et le refus des effets spectaculaires : la narration, essentiellement composée de dialogues et de courtes saynètes avec un net découpage chronologique en cinq chapitres/jours, et le traitement graphique, comme décrit plus haut avec quelques ombres aquarellées en noir et blanc. L’ambiance se veut vaguement médiévale mais au fond, ce n’est qu’un décor, les réactions des personnages étant au contraire assez actuelles. On devine une tentative de pointer du doigt les petites et grandes hypocrises de la société humaine. Mais bien plus croustillant, à mes yeux, est l’humour absurde jusque dans l’idée même de ce ours mutique qui se fait passer pour un homme et honore une à une les femmes du village avec une innocence toute animale.

Pour en savoir plus :

Le blog de Vincent Sorel : http://oisivete-mon-amie.over-blog.com/
Le book de Vincent Sorel : http://vincentsorel.ultra-book.com/
L’ours, Editions de l’an 2, 2009 et un article d’actuabd : http://www.actuabd.com/L-Ours-Par-Vincent-Sorel-Actes-Sud
Le fanzine Ecarquillettes : http://www.troglodyte.eu/ecarquillettes/
Le site du collectif Troglodyte : http://troglodyte.eu/

Parcours de blogueur : Bastien Vivès

Une petite malhonnêteté intellectuelle de ma part dans ce titre, sans doute : Bastien Vivès est d’abord un auteur de bande dessinée et occasionnellement un blogueur. Il était déjà célèbre et talentueux avant d’ouvrir son blog et n’y a pas gagné toute sa notoriété. Alors je l’avoue : je profite honteusement de ma rubrique « Parcours de blogueurs » pour évoquer un jeune auteur que j’apprécie énormément et qui fait en ce moment l’actualité avec la sortie récente de Pour l’Empire, avec Merwan Chabanne, et sa participation aux Autres gens. Allons-y.

Précocité

Bastien Vivès est un jeune auteur. Jugez-en : il est né en 1984 et, à 26 ans, il a déjà à son actif un petite dizaine d’albums. Il s’appuie d’abord sur un solide parcours artistique (source : un article de Didier Pasamonik dans mundobd) son père est illustrateur et sa mère travaille pour une société de décors de cinéma. Il se tourne vers des études de graphisme à Paris, d’abord à l’école supérieur d’arts graphiques Penninghen, puis aux Gobelins où il apprend l’animation. Dès 2006, il publie son premier album d’après son blog du moment, Poungi la racaille, qui sera suivi d’un deuxième opus. Ces deux premiers albums paraissent chez Danger Public, maison d’édition non spécialisée dans la bande dessinée mais en partie tournée vers Internet. Il travaille alors à l’atelier de Manjari and Partners qui rassemble de nombreux grpahistes. Il y rencontre Marion Montaigne, Merwan Chabane, Alexis de Raphaelis et bien d’autres dessinateurs que nous recroiserons par la suite.
Mais c’est chez Casterman, et plus particulièrement au sein du label KSTR qu’il trouve une porte d’entrée dans le monde de l’édition de bande dessinée et qu’il fait nettement évoluer son graphisme et sa narration, accouchant ainsi d’un style propre. KSTR est un label lancé en 2007 par Casterman pour promouvoir de jeunes auteurs dans des formats plus libres que les autres albums du grand éditeur belge. On y retrouve d’ailleurs d’autres noms de la blogosphère : Obion, Guillaume Long, Tanxxx, Cha… (j’emettrais juste quelques doutes sur « l’esprit rock » de la collection qui me semble assez creux, mais enfin, elle a au moins le mérite de servir de tremplin à de jeunes talents). Vivès fait donc paraître en 2007 puis 2008 chez KSTR deux albums, Elle(s) et Hollywood Jan, le second étant en collaboration avec Michaël Sanlaville. Un style qui se cherche encore un peu, mais des thématiques qui reviendront par la suite, et particulièrement celles des amours adolescentes.
L’année 2008 est l’année durant laquelle il acquière définitivement le statut de « jeune auteur prometteur » ; statut gratifiant mais aussi difficile à tenir. D’abord parce qu’il remporte au festival Quai des Bulles de Saint-Malo le prix Ballon Rouge, remis, vous l’aurez compris, à un jeune auteur. Il publie, toujours chez KSTR, Le goût du chlore, album grâce auquel il remporte le prix « Révélation » du FIBD d’Angoulême. Mais Le goût du chlore n’est pas seulement une victoire honorifique : c’est aussi l’album qui lui permet, par un dépouillement et une finesse tant graphique que narrative, de trouver un style original, marqué par la répétition des cases et des décors, par une bonne maîtrise de la couleur et de son impact sur le lecteur et par des expérimentations graphiques qu’il poursuivra après (personnages silhouettés, masses de couleurs…). Dans les albums qui suivent, il continue donc d’explorer son style : La boucherie est un album publié chez Vraoum en 2008, encore plus personnel et étrange, avec une narration en courtes séquences esquissées (un album en effet difficilement publiable chez un « grand » éditeur). Avec Dans mes yeux, son retour chez KSTR en 2009, il s’essaie au crayon de couleur (un album que j’avais déjà commenté dans un de mes premiers articles). Puis, le rythme s’accélère encore : en 2009, Amitié étroite (hé oui, encore chez KSTR !) et Juju, Mimi, Féfé, Chacha chez Ankama avec Alexis de Raphaelis au scénario.
En ce début d’année 2010 arrive Pour l’Empire, une série en trois parties chez Dargaud, dans la célèbre collection Poisson Pilote (qui fête ses dix ans d’existence), pour laquelle il s’associe avec Merwan. Un changement radical de ton puisqu’il quitte le monde de l’adolescence et de l’amour dont il avait fait son champ d’étude préféré pour livrer un péplum viril et puissant que je ne saurais que trop vous conseiller. On y suit les aventures d’un bataillon d’élite de l’armée romaine parti à la découverte de contrées inexplorées. Il est très intéressant de voir comment Vivès se débrouille hors des sentiers qu’il s’est tracé, et comment il parvient malgré tout à retomber sur ses pattes. On y retrouvera donc d’excellents portraits psychologiques et un second degré acide.
Visiblement, un album sort ce mois-ci chez Dargaud, Tranches napolitaines, avec Mathieu Sapin, Alfred et Anne Simon que je n’ai malheureusement pas lu.

Lire Bastien Vivès sur le net

Il y a d’abord en 2005 son premier blog plus informel, un skyblog intitulé Poungi la racaille dans lequel il met en scène, sous le pseudonyme de Bastien Chanmax, une racaille-pingouin. C’est de ce blog qu’il tire son premier album. Puis, Bastien Vivès marque sa présence sur Internet par un blog ouvert en août 2007, sobrement intitulé « Comme quoi ». Il commence d’abord par y présenter ses travaux en cours et quelques esquisses sur les personnages des albums qu’il dessine alors, Hollywood Jan et Elles. Une masse de documents très intéressants pour comprendre les étapes du travail de Vivès : ses expériences au crayon de couleur et ses croquis d’après nature. On y trouve parfois aussi des personnages ou des silhouettes que l’on s’amuse à retrouver plus tard, au détour d’un nouvel album. Puis, Bastien Vivès commence à poster de courts strips, d’abord de façon aléatoire, et de plus en plus régulièrement. Très vite, des thématiques recurrentes commencent à apparaître dans ces strips en noir et blanc comme Brad, un américain qui nous apprend dans de délicieuses séquences à faire un blog. Sans oublier les projections dans un futur où Bastien Vivès fantasme sur une paisible vie de famille et sur ses enfants. Les strips du blog sont un bon moyen d’appréhender l’art de Bastien Vives, et notamment son humour décalé qui passe le plus souvent par des dialogues absurdes et provocateurs.
Bastien Vivès explore d’autres usages d’Internet. Il y publie par exemple quelques séries inédites en album, comme les dialogues de Pédé et Mimidard. C’est aussi l’occasion d’y voir ses carnets à dessins, encore une autre manière, plus spontanée, d’apprécier son travail graphique sur les portraits et les décors.
Mais son dernier grand projet Internet en date est bien sûr Les autres gens (que vous avez difficilement pu rater si vous suivez ce blog, mais à tout hasard, un lien vers mon précédent article sur le sujet peut être le bienvenu). Un premier grand projet collectif d’autoédition numérique par plusieurs auteurs, mené par Thomas Cadène, un autre auteur du label KSTR. Vivès est le premier dessinateur à introduire en mars 2010 le scénario de Cadène et fait un peu office de chef de file d’une génération de jeunes dessinateurs qui, pour la plupart, se sont fait connaître par leur blog bd, ou chez KSTR.

Où l’on apprend que dans bande dessinée, il y a « dessin »

La principale qualité de Bastien Vivès est d’avoir trouvé son style dès ses premiers albums, un style qui permet de le reconnaître immanquablement, avec déjà des obsessions et des codes d’écriture récurrents. Ses albums paraissent souvent très réfléchis, comme si chaque case, voire chaque trait était lourdement pesé. A l’inverse, les strips du blogs présentent davantage de spontanéité mais des codes graphiques moins variés : noir et blanc, silhouettes esquissées, jeux sur la répétition des cases. Il y met surtout en valeur les dialogues, là aussi typiques d’une ironie à froid qui oscille entre humour absurde, outrance verbale et satire de moeurs presque dérangeante par ses vérités.
Le trait de Vivès se veut fin, presque tremblant et assez neuf dans le monde de la bande dessinée. Ce style désarçonne peut-être un peu au début, justement parce qu’on ne sait pas comment l’interpréter : annonce-t-il un récit ancré dans le réel, ou une comédie ? En réalité, le style en lui-même dit très peu de choses : il est neutre, sans outrance, extrêmement sobre et peut-être est-ce aussi pour ça qu’il surprend : on n’y trouvera pas l’étalage d’une virtuosité graphique, de grandes scènes, de représentation anatomique au muscle près… C’est qu’il ne se situe pas dans un débat réalisme vs gros nez. Il faut presque deviner les formes derrière les traits, lorsqu’il se contente de silhouettes faites de quelques traits ou de masses sombres. Même si, soyons honnêtes, Pour l’Empire a récemment montré comment Vivès pouvait tout à fait s’accomoder d’un récit épique et de scènes grandioses.

La principale qualité de Bastien Vivès est d’avoir trouvé son style dès ses premiers albums, un style qui permet de le reconnaître immanquablement, avec déjà des obsessions et des codes d’écriture récurrents. Ses albums paraissent souvent très réfléchis, comme si chaque case, voire chaque trait était lourdement pesé. A l’inverse, les strips du blogs présentent davantage de spontanéité mais des codes graphiques moins variés : noir et blanc, silhouettes esquissées, jeux sur la répétition des cases. Il y met surtout en valeur les dialogues, là aussi typiques d’une ironie à froid qui oscille entre humour absurde, outrance verbale et satire de moeurs presque dérangeante par ses vérités.
Le trait de Vivès se veut fin, presque tremblant et assez neuf dans le monde de la bande dessinée. Ce style désarçonne peut-être un peu au début, justement parce qu’on ne sait pas comment l’interpréter : annonce-t-il un récit ancré dans le réel, ou une comédie ? En réalité, le style en lui-même dit très peu de choses : il est neutre, sans outrance, extrêmement sobre et peut-être est-ce aussi pour ça qu’il surprend : on n’y trouvera pas l’étalage d’une virtuosité graphique, de grandes scènes, de représentation anatomique au muscle près… Il faut presque deviner les formes derrière les traits, lorsqu’il se contente de silhouettes faites de quelques traits ou de masses sombres. Même si, soyons honnêtes, Pour l’Empire a récemment montré comment Vivès pouvait tout à fait s’accomoder d’un récit épique et de scènes grandioses.

Mais ce qui, personnellement, m’attire le plus chez Bastien Vivès, c’est ce qui me semble être une attitude assez intellectuelle face à la narration graphique : la réflexion porte chez lui sur la manière dont le critère visuel rentre en jeu dans la lecture, à la fois comme plaisir esthétique et comme moyen de rendre une idée, mieux que des mots ou que l’intrigue. Un héritage, peut-être de ses études de graphistes. Le degré de réalisme, les couleurs, la relation des cases entre elles dans la même page, sont sollicitées pour faire passer des émotions ou des idées. Il parvient ainsi à une bande dessinée où le dessin a vraiment un sens, et n’est pas simple véhicule de l’intrigue et des dialogues, comme trop souvent dans cette discipline. Il n’hésite à employer un style inconstant, c’est-à-dire qui varie tout au long de l’album (je ne peux m’empêcher de rapprocher ce traitement du dessin de celui de Baru, dont j’explore l’oeuvre depuis février, ici, ici et ). D’où la variété de ses champs d’expérimentation qui portent souvent sur l’impact des émotions sur la vision. Il peut s’agir de simples effets de style : dans Le goût du chlore, les silhouettes se déforment avec la distance ou sous l’eau, au même moment où l’amour naissant chez le héros déforme sa vision de « l’autre ». Dans Amitié étroite, des souvenirs enfouis remontent à la surface de Bruno sous la forme d’images floutées, de tâches indistinctes de couleur, de la même manière que nos souvenirs d’enfance sont en général de simples impressions vagues. Mais parfois, c’est tout le récit qui est bâti là-dessus, comme dans Dans mes yeux, album magistral (sans doute mon préféré), entièrement réalisé au crayon de couleur. La focalisation ne change jamais : le lecteur est placé dans le regard d’un étudiant dont on ne sait rien. On suit son histoire d’amour avec une jeune rousse croisée dans les hasards de la bibliothèque. Une bande dessinée sans contour pour délimiter les formes, basée uniquement sur la couleur et sur ses variations (les formes se confondent avec la distance, ou quand les émotions deviennent trop fortes) fait partie du jeu d’expérimentateur qui est celui de Vivès.
L’autre indice est le constant détournement auquel il se livre dans ses scénarios qui ne sont, dans le fond, que des histoires d’amourettes adolescentes que les adultes que nous sommes tentent de reprimer dans notre inconscient. Vivès semble fasciné par le cliché (et avec Pour l’Empire, ce sont d’autres clichés, venus du peplum : l’amitié virile, l’honneur, le combat). Prenez Amitié étroite ; l’histoire est archi-classique : l’amitié ambiguë entre un garçon et une fille extrêmement proches mais incapables de franchir le pas vers « l’amour ». Le garçon est timide et solitaire, la fille est extravertie et charmeuse. J’ai encore bien du mal à comprendre comment Vivès est parvenu à me toucher avec une telle intrigue télévisuelle. Car finalement, on y croit à son histoire, on est pris dans l’exactitude des sentiments évoqués. La seule explication que j’y vois est que ce qui est porteur d’émotions, ce n’est pas le scénario en lui-même, c’est la manière de le raconter. La narration est faite de longs moments de silence ; les dialogues sont bien ciselés et remplis de non-dits qui donnent sa profondeur à l’histoire. Et puis il y a cette impression que Vivès s’amuse de ses adolescents mals dans leur peau, qu’il les fait volontairement souffrir pour nous et qu’il y a dans sa manière un second degré acide que ses strips de blogs ne viennent que confirmer. L’intrigue, les personnages, ne semblent être que des pretextes à autant d’exercices de style graphiques.

Il faut que je termine avec un dernier mot sur Pour l’Empire. Je me trompe peut-être mais, après un cycle sur les amours adolescentes, j’ai l’impression que Bastien Vivès commence un nouveau cycle complètement nouveau. Les étudiants amoureux sont devenus des hommes d’honneur. Les silences remplis de sous-entendus sont remplacés par des discours pontifiants et magistraux. Les bars, les bibliothèques, les salles de cours, se sont métamorphosés en champs de bataille et en plaine désertique. J’ai toujours beaucoup d’admiration pour les auteurs inconstants, qui n’hésitent pas à se mettre en danger en sortant des sentiers battus qu’ils se sont tracés. En attendant la suite, donc, et avec impatience…

Bibliographie

Poungi la racaille, Danger Public, 2006
Elle(s), Casterman, 2007
Hollywood Jan, avec Michaël Sanlaville, Casterman, 2008
Le goût du chlore, Casterman, 2008
La boucherie, Vraoum, 2008
Dans mes yeux, Casterman, 2009
Juju, Mimi, Féfé, Chacha, Ankama, 2009
Amitié étroite, Casterman, 2009
Pour l’Empire, Dargaud, 2010
Les autres gens, autoédition numérique, 2010
Pour en savoir plus :
L’ancien blog de Bastien Vivès, Poungi la racaille
Le blog de Bastien Vivès, Comme quoi
Un intéressant article de Didier Pasamonik sur Bastien Vivès
L’interview de Bastien Vivès au festiblog 2009
Le site de l’atelier Manjari and Partners</a

Les autres gens et le retour du feuilleton

Encore une oeuvre numérique à vous proposer : la BD-feuilleton Les autres gens, disponible sur la toile depuis mars 2010, payant depuis le début de ce mois d’avril. C’est sans l’angle du retour du feuilleton dans la bande dessinée que je vais vous la présenter… J’emprunte les considérations historiques à un dossier de Neuvième art sur les formes de la bande dessinée populaire paru en janvier 2009, et plus particulièrement de deux articles d’Erwin Dejasse, Philippe Cappart et Clément Lemoine.
(http://www.lesautresgens.com/)

Le siècle du feuilleton
Allons-y d’abord pour une petite révision historique. Le XXe siècle, dans l’histoire des supports des littératures dessinées, est une longue progression de la suprématie de la presse au triomphe de l’album. Les deux supports éditoriaux, ayant chacun leurs caractéristiques et leur rôle auprès du public, n’ont cessé de se répondre durant tout le siècle. On peut le partager grossièrement en trois systèmes de publication.
L’arrivée massive des histoires en images dans la presse enfantine à la toute fin du XIXe siècle annonce le premier système en signant l’alliance d’un genre apparu quelques décennies plus tôt et d’une presse illustrée en plein essor. La presse est donc le principal support de publication, et c’est par là que doit passer un dessinateur d’histoires en images. La presse pour enfants domine très largement la production, mais certains quotidiens ou hebdomadaires familiaux accueillent des strips humoristiques pour adultes (on considère en général l’arrivée du Professeur Nimbus dans Le Journal en 1934 comme le début en France de ce mouvement déjà bien entamé dans le monde anglo-saxon). La publication d’album existe également : le plus souvent des albums d’étrennes paraissant en décembre et reprenant les pages parues dans la presse. Mais dans ce premier système qui se met en place dès les années 1890, la presse est le support dominant, l’album étant surtout une déclinaison commerciale de la série. Surtout, la parution d’albums n’est jamais automatique et parfois, l’auteur ou l’éditeur retravaillent l’album en supprimant des épisodes ou redessinant certains passages. Lorsque le dessinateur crée, il le fait pour une publication feuilletonesque dans la presse, c’est-à-dire d’une manière spontanée. Chaque livraison régulière doit avoir sa propre autonomie et peut menager un suspens. D’où des séries riches en rebondissements, mais avec une trame narrative assez lâche, car l’auteur n’a en général qu’une vague idée de ce qui va advenir la semaine suivante.
Ce système dure en gros jusqu’aux années 1950 : presse et album cohabitent mais la presse reste le support de référence. Et puis le succès des albums grandit, ils cessent de paraître uniquement pour les fêtes. Les dessinateurs et scénaristes commencent aussi à élaborer des intrigues plus complexes, où tout le scénario est conçu à l’avance. Hergé est de ceux qui accélèrent cette évolution. Dès 1934 il cherche déjà avec Les Cigares du pharaon à raconter une véritable histoire, et non une suite de gags. Les éditeurs Dupuis (Spirou), Le Lombard (Tintin) et Dargaud (Pilote) vont aboutir dans les années 1950-1960 à un équilibre parfait entre presse et album en systématisant la prépublication dans la revue. Dès lors, dans un effort un peu schizophrène, les auteurs doivent à la fois concevoir leur série au fil du rythme hebdomadaire, et en prévision de la publication en album, limitée à une cinquantaine ou une soixantaine de pages.
Ce système idéal qui assure le succès de l’école franco-belge ne dure pas. Dès les années 1970, la presse de bande dessinée commence à rencontrer quelques difficultés. Des albums sortent sans avoir été prépubliés ; plus de libertés sont données aux auteurs qui ne doivent plus se conformer à un nombre de pages précis et veulent livrer des oeuvres plus contemplatives, où l’intrigue avance moins vite. Des éditeurs nouveaux comme Glénat et Futuropolis trouvent leur public sans passer par la prépublication en revue. Les années 1990 semblent achever le système idéal et équilibré type « âge d’or franco-belge » : les éditeurs dits « indépendants » (L’Association, Ego comme X, Six pieds sous terre…) critiquent le principe de la série et trouvent un autre usage à la revue qui devient lieu de réflexion sur la BD, d’expérimentation et de créations inédites qui ne sont plus destinées à paraître en album. Une nuance quand même : dans le secteur de la BD pour enfants et pour adolescents, la prépublication survit encore largement. Spirou existe encore, Tchô et Lanfeust mag apparaîssent tout deux en 1998, comme un signe que la publication feuilletonesque n’est pas morte.

Le numérique et le retour du feuilleton

Dans ce même dossier de Neuvième art consacré aux formes de la bande dessinée populaire, Clément Lemoine évoque les blogs et webcomics comme un possible retour du feuilleton, sous une forme nouvelle et sur un support de diffusion nouveau.
Et il ne croit pas si bien dire. Le feuilleton s’est imposé comme un mode de publication idéal sur internet. Tel est le fonctionnement des multiples webcomics qui gravitent sur la toile : une histoire à épisodes est postée selon une échéance régulière. Lorsqu’il ne s’agit pas d’une histoire complète, c’est un gag nouveau à chaque livraison. Les webcomics ont ranimé chez les lecteurs de bande dessinée un usage de lecture en partie perdu, celui de l’attente (cette même attente qui les poussait à acheter leur revue de bande dessinée chaque semaine) et du rendez-vous regulier.
Jusque aux années 2009-2010, la forme feuilletonesque était certes devenue le mode de publication classique de la BD sur Internet, mais n’avait pas encore été exploré comme dispositif commercial où le lecteur paierait, à la manière des revues, une forme d’abonnement pour accéder en ligne à chaque livraison. Puis, deux projets viennent poser des jalons dans ce domaine. Le deuxième est Les autres gens, dont je vais vous parler dans quelques secondes, mais avant Les autres gens, il y eut le petit projet Bludzee de Lewis Trondheim (http://www.bludzee.com/fr/). En août 2009 est annoncé le lancement d’une bande dessinée en ligne payante par Lewis Trondheim, Bludzee, en partenariat avec le diffuseur Ave!Comics. Chaque jour, un nouveau strip racontant les aventures du petit chat Bludzee est mis en ligne. Petite révolution à l’époque, et pour plusieurs raisons. D’abord car c’est la première fois qu’un webcomic n’est pas diffusé gratuitement en France : jusque là, blogs et webcomics se défendaient justement par leur gratuité d’accès. Ensuite parce qu’il annonce une importante évolution technologique : la lecture de BD sur support mobile. Car Bludzee est conçu spécifiquement pour être lu sur téléphone portable, en particulier sur smartphone. Ave!Comics travaille justement sur des outils de lecture optimaux qui permettrait d’adapter la bande dessinée, jusque là inféodées au papier, sur des écrans d’ordinateurs ou de portables : navigation de case en case, à l’intérieur des cases, le tout en fonction du format du support original et du support de lecture.
D’un point de vue esthétique, Trondheim reprend pour Bludzee une forme de narration qu’il a déjà expérimenté, par exemple dans Le pays des trois sourires. Chaque strip est indépendant et comporte sa propre chute, mais l’ensemble des strips forment une histoire. Le principe confirme la possibilité de l’édition de BD en ligne de renouer avec la tradition du feuilleton. Et le dessin minimaliste, souvent basé sur un principe d’identité entre les cases, convient parfaitement à la lecture case par case qu’impose le logiciel d’Ave!comics. A ma connaissance, la publication de Bludzee continue, et ce jusqu’en juillet. Trondheim avait alors posé une première pierre dans la gestion commerciale de la BD-feuilleton en ligne, quoiqu’encore un peu limitée, puisqu’il reprend des codes narratifs qu’il connaît déjà et enclenche le débat sur la diffusion payante de BD en ligne.
Puis vint Les autres gens, en mars 2010…

Les autres gens, un projet à soutenir


Il est impossible de résumer l’histoire que raconte Les autres gens. Le point de départ est une jeune étudiante, Mathilde, qui gagne une somme énorme au loto. On y suit alors un groupe de Parisiens qui se connaissent, aux liens complexes entrecroisés (fille, cousin, amie, amant, épouse…), aux personnalités variées, aux occupations tout aussi variées, dans leur quotidien. Le premier modèle revendiqué par les auteurs est celui des séries télés qui décrivent au fil des épisodes l’évolution progressive des vies d’un groupe de personnes. Mais, pour moi en tout cas, l’intérêt principal des Autres gens n’est pas dans son scénario, souvent inventif, certes, mais parfois attendu, mais plutôt dans la manière dont il mobilise les ressources du feuilleton que les autres webcomics n’utilisaient jusque là qu’empiriquement (à l’exception sans doute d’autres expérimentateurs isolés comme Fred Boot ou Balak).
Comment vous convaincre de vous abonnez aux Autres gens ? En lisant les premiers épisodes début mars, je m’étais dit que si je m’intéressais à cette série uniquement parce qu’elle était sur internet mais que, publiée en album, je ne l’aurais pas acheté. La création d’un compte était vraiment « à l’essai ». Et puis un mois après je me rends compte du ridicule de cette réflexion. Les autres gens a justement été pensé en fonction de son support de diffusion, ce qui, déjà, le différencie beaucoup d’un autre pan du marché de la BD numérique en train de se mettre en place et qui essaye de rediffuser sur support numérique des albums qui ne sont pas conçus pour. A l’inverse, essayez mentalement de reconstituer une planche d’album avec les cases du jour des Autres gens et vous vous rendrez compte que ça n’a pas de sens. Les épisodes sont exclusivement dessinés pour être lu soit case par case, soit en scrolling vertical.
Deux idées astucieuses participent de l’originalité de la série. La première est celle du changement de dessinateur. Il y a un scénariste, Thomas Cadène, principalement connu pour ses albums publiés chez Casterman dans le label KSTR. Ensuite, il y a toute une pléiade de dessinateurs, dont beaucoup sont connus sur le net par leur blog ou leur participation à des projets édités en ligne : Bastien Vivès, qu’on ne présente plus, Aseyn, Erwann Surcouf, Manu xyz, Marion Montaigne, Tanxxx, The Black Frog, etc. Tous, ou à peu près tous, ont un style propre facilement reconnaissable qui singularise chacun des épisodes. Tous sont parvenus à s’approprier les personnages tout en gardant la cohérence du scénario. L’idée du changement de dessinateur n’est pas neuve dans la bande dessinée : l’éditeur Glénat en est familier pour ses grandes séries à tiroirs le Décalogue ou Le triangle secret. La différence est qu’ici, les styles sont vraiment différents et l’annonce de l’auteur du jour fait partie du plaisir de la lecture. Il y a d’ailleurs parmi eux pour moi de vraies découvertes réjouissantes, comme Vincent Sorel ou Bandini.
L’autre bonne idée est cette manière d’investir le genre télévisé du soap pour aboutir à une étrange alliance entre bande dessinée et série télé que seul internet pouvait permettre. La référence à la série télé (« bédénovela ») n’est pas que simple référence, elle vient aussi enrichir le scénario. Je m’explique. Le scénariste Thomas Cadène utilise les ingrédients propre au soap opera tel qu’il s’est développé dans les années 1970 avec des séries comme Dallas, Les feux de l’amour ou plus récemment Desperate Housewives ou en France Plus belle la vie. Il y a donc un suspens à la fin de chaque épisode, par un cliffhanger qui interpelle et fidélise le lecteur, bien sûr, mais on y trouve aussi des personnages surcaractérisés et reconnaissables (la jolie brune oisive, la copine rousse un peu bougonne, le séducteur macho, le militant de gauche embourgeoisé, etc..) mais susceptibles d’évoluer (le timide Emmanuel devenant de plus en plus sûr de lui par une surprenante libération de sa sexualité). Au niveau narratif, Cadène multiplie les intrigues (intrigues personnelles de chaque personnage, grandes intrigues collectives) et donne l’impression d’un scénario infini par ses rebondissements multiples. Le rebondissement est la base du fonctionnement narratif de la série, et Les autres gens en fait un bon usage, en tentant à chaque fois de nous surprendre un peu plus. Heureusement, les personnages n’ont rien à voir avec ceux des séries télévisées. Ils sont moins caricaturaux, plus proches de nous, Cadène recherchant avant tout la crédibilité et n’oubliant pas un humour parfois sarcastique propre à autoriser une lecture au second degré.
L’autre grande qualité des Autres gens est sa facilité d’accès pour un public encore peu habitué à la BD numérique. C’était d’ailleurs ce qui m’avait d’abord fait reculer : il n’y a pas de grandes révolutions esthétiques dans la série. Elle ne tente pas, par exemple, d’utiliser les ressources propres du numérique (alliance du texte et de l’image, son, animation) comme peut le faire Fred Boot, ni ne fait appel à l’interactivité, comme l’a imaginé Tony. Certes, je préfère le travail de ces créateurs numériques, mais Les autres gens est une série importante pour l’histoire de la BD en ligne. Elle incarne une autre tendance, peut être plus proche du monde des blogs, qui innove plus au niveau du mode de diffusion qu’au niveau de la création pure. Une tendance susceptible d’attirer un plus large public dans la mesure où elle fait appel à des codes connus, que ce soit ceux de la série télé ou de la bande dessinée (graphiquement, le style est celui de n’importe quelle bande dessinée). Elle n’a peut-être pas aussi hermétique que d’autres expériences plus avant-gardistes. On peut certainement la remercier d’habituer le public à la lecture de BD en ligne. Certains curieux pourront, peut-être, aller plus loin.

Pour finir de vous convaincre, je reprendrai l’argument de Julien Falgas : « s’abonner aux Autres gens, c’est aussi un acte militant » car c’est « un vrai projet artistique ». Soutenir Les autres gens, c’est soutenir la vraie création de BD en ligne, pas la récupération de vieux albums charcutés. Un projet qui, en plus, est directement à l’initiative d’auteurs, sans passer soit par des éditeurs, soit par une plate-forme d’hébergement. Une solide campagne publicitaire qui a su profiter des réseaux de lecteurs déjà mis en place par le succès des blogs et webcomics a permis d’atteindre 5 000 inscrits à la fois du premier mois, gratuit. Reste à voir si le passage au payant permettra de garder et fidéliser les lecteurs.