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Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs

Une étape supplémentaire a été franchie cette semaine dans l’évolution de la BD numérique et dans ses rapports avec le reste du monde de la bande dessinée. Un syndicat d’auteurs, le Groupement des auteurs de bande dessinée lié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs, a lancé le 20 mars dernier sous la forme d’un « Appel du numérique » une pétition en ligne pour soulever la question de la place de l’auteur dans la révolution numérique qui s’opère et la nécessité pour les éditeurs de l’associer aux démarches de mise en ligne. L’approche du salon du livre, qui se tient jusqu’à mercredi soir, était le bon moment choisi pour lancer un débat qui devra en effet être résolu. Journalistes et sites web ont relayé l’information. Voici ma propre tentative d’analyse, maintenant que quelques jours se sont passés, pour tenter d’éclairer mes lecteurs qui n’auraient pas forcément toutes les clés en main.

L’Appel du numérique, quoi qu’est-ce ?
D’abord, un petit aperçu sur l’acteur principal, le GABD. L’association à l’origine de l’Appel du numérique du 20 mars dernier est le Groupement des auteurs de bande dessinée. Sa fondation en 2007 s’est appuyé sur une structure préexistante et solide, le Syndicat National des Auteurs Compositeurs, qui regroupe depuis 1946 toute association d’auteurs (littérature, danse, musique…) et a accepté en 2007 d’accueillir en son sein un groupement Bande Dessinée, à l’initiative d’une douzaine de membres fondateurs. L’objectif de ce groupement n’est pas forcément de rassembler tous les auteurs de BD, mais de leur offrir une plate-forme syndicale pour faciliter le dialogue avec les éditeurs, régler les éventuels conflits et recevoir les conseils de juristes. A terme l’objectif est d’aller vers un statut unifié des différentes professions qui parcourent la bande dessinée. Selon Cyril Pedrosa, le GABD vient prendre le relai de l’Association des Auteurs de Bande Dessinée qui n’avait jusque là pas franchi le pas du statut et de l’action syndicale. L’une des premières affaires qui avait fait connaître l’action du GABD a été en 2007 le soutien qu’il a apporté à l’auteur (et accessoirement blogueur) Obion face à son éditeur Casterman pour demander le retrait et la réédition de l’album Vilbrequin dont les premiers tirages avaient connu une malfaçon (une inversion de la pagination ; Casterman a en effet été condamné pour malfaçon par le tribunal de Rennes).

En trois ans, la structure est progressivement parvenue à se faire une place pour lancer l’Appel du numérique. Le succès de l’Appel auprès de la communauté des éditeurs ne pourra que confirmer sa légitimité et le choix de mener auprès des éditeurs une action collective et encadrée par un syndicat.
De quoi s’agit-il ? Le GABD justifie l’Appel du numérique par les évolutions toutes récentes de la BD numérique, et particulièrement le lancement la semaine dernière de la plateforme de diffusion en ligne Izneo. Izneo se veut un regroupement de douze éditeurs (la plupart liés au vaste groupe d’édition et de production audiovisuelle Media-Participations ; on y retrouve de « gros » éditeurs, dont Casterman, Dargaud et Dupuis) qui donnent l’accès aux internautes à une partie de leur catalogue, pour l’instant par une location à l’unité, mais à terme, comme l’espère Julien Falgas (http://blog.abdel-inn.com/), par un abonnement. L’objectif des éditeurs est principalement de contourner l’intermédiaire des diffuseurs en ligne et des plates-formes de téléchargement qui existent pour le moment. Mais ce que dénonce le GABD est que le lancement d’Izneo s’est fait sans concertation avec les auteurs. Il appelle donc à davantage de transparence de la part des éditeurs sur les projets de diffusion en ligne de bande dessinée, voire à une concertation entre auteurs et éditeurs pour établir des règles en matière d’utilisation des oeuvres et de cession des droits.
L’argumentation du GABD comporte deux axes. Il pose évidemment la question de la rémunération : il faut réfléchir au problème des droits d’auteur et à ce que touche l’auteur sur la diffusion en ligne de son oeuvre. Cette question est à rattacher aux multiples problèmes que pose la diffusion en ligne de biens culturels : l’industrie musicale et audiovisuelle a été particulièrement touchée et médiatisée ces dernières années autour du vote de la loi Hadopi et du problème des droits d’auteur face à la gratuité d’accès aux oeuvres. Dans le cadre de la bande dessinée, la question se pose autrement dans la mesure où le téléchargement illégal d’albums de BD est bien moindre. C’est donc principalement autour des rapports entre diffuseurs-éditeurs-auteurs que se concentrent les problèmes.
Le second aspect m’intéresse encore davantage : c’est celui des modifications esthétiques induites par la lecture en ligne. L’Appel affirme que « si le livre de bande dessinée numérique est une adaptation du livre (parce qu’on modifie l’organisation des cases, le format, le sens de lecture, qu’on y associe de la publicité) l’auteur devrait avoir un bon à tirer à donner, au cas par cas. ». Pour le GABD, l’auteur doit être associé à l’adaptation de son oeuvre en ligne. Malgré ce qui est affirmé sur Izneo (« Art à la fois graphique et littéraire, la bande dessinée est un genre fédérateur particulièrement adapté à la lecture sur écrans. »), une planche de bande dessinée est réalisée par son auteur pour être lue dans un support-livre où la page dans son ensemble à un rôle à jouer. La diffusion sur écrans implique une lecture toute différente, généralement case par case, qui n’est pas prévue à la base par l’auteur. L’oeuvre s’en trouve en partie « dénaturée »(le terme est sans doute excessif, je le concède : certains types de planches, comme le strip, se prêtent tout à fait à une lecture sur écran.). Cette réflexion inspire d’ailleurs Joann Sfar qui, interrogé par les Inrockuptibles lors du Salon du livre, présente son envie de « créer différemment » en tenant compte des nouveaux modes de lecture induits par la diffusion sur écran : « Une chose m’a sauté aux yeux quand j’ai vu Le Petit Prince sur PS3, c’est le format de l’écran – qui est, en fait, celui d’un écran de ciné. Bonne nouvelle : cet aspect du numérique a déclenché en moi l’envie de créer différemment. Pour le mécanisme de lecture propre à la bande dessinée, l’idée d’avoir une seule case qui s’affiche en même temps est intéressante. J’ai proposé à Gallimard pour ma prochaine BD, qui portera sur le peintre Chagall, qu’on la mette en ligne case par case. ». Pourquoi ne pas imaginer un auteur qui réfléchit au manière d’adapter son album, voire le modifie pour la mise en ligne ?

Le principal grief qui ressort de l’Appel du numérique est l’absence de concertation dans une marché qui n’est pas encore construit ; ils ne se positionnent bien entendu pas pour ou contre le numérique, position qui n’aurait aucun sens au vu de l’évolution actuelle des usages de lecture, mais pour un dialogue entre éditeurs et auteurs pour trouver un modèle économique et juridique : « Mais nous déplorons que les initiatives éditoriales partent dans tous les sens, nous imposent leur cadre, au lieu d’un débat organisé au sein de la profession pour dégager des usages et chercher un consensus entre tous les partenaires, auteurs inclus. Dans les faits, chaque éditeur essaie dans son coin de faire avaler la pilule à “ses” auteurs… ». Le GABD veut en outre que « la cession des droits numériques fasse l’objet d’un contrat distinct du contrat d’édition principal, limité dans le temps, ou adaptable et renégociable au fur et à mesure de l’évolution des modes de diffusion numérique. ».
Cette dernière revendication pose la question du statut de l’album numérique, non pas celui qui est crée directement pour la diffusion en ligne, mais celui qui, d’abord papier, se retrouve ensuite mis en ligne par l’éditeur. « Prenons une question simple, en apparence.
« Diffuser une bande dessinée sur un téléphone portable, ou sur un écran d’ordinateur, est-ce que c’est diffuser l’œuvre originale… son adaptation… une œuvre dérivée ? ».
Rien que sur cette question, aucun des acteurs du livre ne donne la même réponse, car elle cache des enjeux importants sur le plan du droit moral comme sur le plan financier. ». Ainsi commence, à juste titre, l’Appel : le principal problème actuel est l’absence de statut de l’oeuvre numérique.

Un Appel médiatisé et plein de promesses
Qu’en est-il de l’appel dix jours après son lancement ? La pétition qui circule sur Internet rassemble plus de 940 signatures. Une partie de la presse a relayé l’action du GABD, en partie comme pendant du lancement d’Izneo lors du Salon du livre (un article sur le site des Inrockuptibles, un autre sur le Nouvelobs.com, et sur actuabd, bien évidemment). L’Appel du numérique a benéficié de la présence, parmi les signataires, d’auteurs plus médiatiques qui permettent au média de citer des noms qu’ils connaissent : Lewis Trondheim, Florence Cestac, Charles Berberian, Regis Loisel, Manu Larcenet, Maëster, Christophe Arleston, Joann Sfar… Mais n’oublions pas qu’il rassemble au-delà de ces auteurs connus qui apportent surtout leur soutien mais qui ne sont pas à l’initiative de la pétition qui a été lancé par Olivier Jouvray, l’auteur de la série Lincoln. L’objectif est aussi de faire prendre conscience de la cohérence de toute une profession face aux bouleversements qui l’atteignent. L’appui des grands noms permet surtout le relai par la presse, mais c’est le nombre de signataires parmi les auteurs qui définira si l’Appel soutient une position marginale chez les auteurs, ou correspond au contraire à des revendications partagées et peut donc avoir un poids conséquent auprès des éditeurs.
L’Appel espère lancer une discussion arbitrée par l’Etat et réunissant auteurs et éditeurs. Une nouvelle affaire à suivre, donc…

Vous aurez compris que l’initiative du GABD ne peut que me réjouir, et cela pour plusieurs raisons.
Il est d’abord le début d’un investissement en profondeur des auteurs sur la question de la BD en ligne, auteurs qui jusque là n’avaient pas adoptés une position claire et intervenaient de façon dispersée. Certains se sont largement intéressés au possibilité de diffusion et de dialogue qu’offre l’outil numérique, ce qui a été un premier pas ; ils sont nombreux dans ce cas-là à avoir un site, ou un blog de création en ligne. D’autres encore, comme Lewis Trondheim, ont déjà commencé à créer directement pour une diffusion en ligne et à expérimenter les nouvelles possibilités offertes par les évolutions techniques. Ils étaient jusque là rares : on peut espèrer que l’Appel du numérique déclenchent chez les auteurs une envie nouvelle de s’intéresser à la création en ligne et aux problèmes techniques et esthétiques qu’elle engendre (même si j’admets que les problèmes financiers sont tout aussi importants!).
Il est tout aussi essentiel que cette réflexion soit menée depuis une plate-forme commune, le GABD, crée tout récemment mais qui tend vers la représentativité de la profession. Cela laisse espérer la mise en place d’une dynamique syndicale au sein de la profession. Le GABD propose sur son site aux auteurs des conseils pour comprendre les problèmes tout neufs engendrés par la BD en ligne.
Petite précision qui me paraît nécessaire : les journalistes ont souvent tendance à réduire le débat à « Le livre va-t-il disparaître face au numérique ? ». La question est stupide et inutile dans la mesure où il s’agit de deux usages complètement différents qui peuvent très bien cohabiter. L’avenir de la BD n’est pas uniquement dans la lecture sur écran, qui est surtout une piste nouvelle à explorer pour étendre encore le champ et l’originalité de la création. La question que pose l’Appel est comment faciliter cette cohabitation et permettre à la création de se déployer aussi bien sur papier que sur internet. J’espère, peut-être naïvement, que la réaction des auteurs ne sera pas celle d’un conservatisme protecteur qui se traduirait par un refus de l’édition numérique.

Mais l’Appel permet aussi de lancer des interrogations sur la diffusion en ligne (il pose plus de questions qu’il n’affirme de revendications) et peut-être, à terme, d’aboutir à une clarification des règles de la diffusion en ligne. La bande dessinée s’invite de cette manière dans un plus vaste débat sur l’avenir de la création face à l’arrivée d’Internet, qui s’est largement ouvert en ce qui concerne la création musicale et audiovisuelle mais restait encore timide pour ce qui est du livre. Débat vaste, et encore long, sans doute.

Quelques articles pour approfondir :
L’Appel du numérique : http://jesigne.fr/appeldunumerique
Le site du GABD-SNAC : http://www.syndicatbd.org
Le site tout neuf d’Izneo : http://www.izneo.com/
Un article de Thierry Lemaire d’actuabd sur la question
Un autre article des Inrockuptibles où Joann Sfar donne son avis

Parcours de blogueur : James

Blogueur bd des premières heures, James ouvre en 2005 Ottoprod avec son complice La tête X. En mars 2010, le blog est toujours intact et actif et, en cinq ans, James a déjà publié sept albums chez des éditeurs aussi différents que Six pieds sous terre, La pastèque, Futuropolis et Dargaud. Après ça, peut-on encore dire que l’autoédition sur internet n’est pas un moyen comme un autre de se faire sa place dans le milieu de la bande dessinée ?

Un blogbd sur la BD


Lorsqu’il commence son blog Ottoprod (http://ottoprod.over-blog.com/) en 2005, James n’est pas dessinateur professionnel et, après des études de commerce, travaille dans une entreprise. Accompagné du mystérieux La tête X, il affirme tout de suite l’ambiance et le thème de son blog : les tentatives infructueuses de deux jeunes dessinateurs pour pénétrer le monde de la bande dessinée. Et bien sûr, les frustrations aigries qui en découlent et qui font tout le piment du blog Ottoprod qui se veut une critique acerbe des acteurs de la bande dessinée. Tous les clichés de la bande dessinée y passe : les terribles chasseurs de dédicaces, le copinage, la guerre entre édition indépendante et édition grand public, l’indigence de la critique de bande dessinée… C’est à une sorte de jeu de massacre que se livre James dans des strips réguliers en noir et blanc. Bien sûr, Ottoprod, à la façon d’un roman à clef, s’adresse à un lectorat capable d’identifier qui est visé par les humeurs de James ; on ne peut nier l’aspect « private joke » du blog qui récèle pourtant quelques perles sympathiques. Il en profite aussi pour rendre hommage à Lewis Trondheim qui est justement un des auteurs à utiliser, comme James, des personnages animaliers, dans Les aventures de la super idée. Ce sont aussi parfois les fans qui en prennent pour leur grade dans Le chaînon manquant, ou encore les critiques avec Les formidables aventures de Gilou et Didou, inspiré, je le soupçonne, de personnes réelles…
Beaucoup de blogueurs bd s’incarnent sur leur blog et James rejoint le camp de ceux qui se sont trouvés un avatar animalier, à l’instar de Wandrille ou encore de Manu-xyz. Comme ce dernier, James est un ours, mais plutôt blanc que brun, arborant généralement le même tee-shirt. Le « personnage » que nous propose James est-il le reflet de sa pensée ? James-auteur peut-il être aussi cynique ou mesquin ou le blog sert-il juste de défouloir grandeur nature ? Nul ne saura jamais, et cela a bien peu d’importance.

Il est toujours plus facile de critiquer…


Un blog dont le succès est bâti sur une critique du monde de la bande dessinée risquait assez difficilement, peut-on penser, d’apporter gloire et publication à son auteur. Mais paradoxalement, de nombreuses portes se sont ouverts à James qui peut se vanter d’être publié chez un grand nombre d’éditeurs différents et de faire preuve, depuis cinq ans, d’une grande productivité. Les leçons du blog lui ont sans doute servi car il sait s’adapter à chaque éditeur…
Il faut signaler avant tout une première expérience de publication : James est présent dans le premier numéro de l’Eprouvette de l’Association dirigé par J-C Menu. Il se joint à d’autres dessinateurs pour quelques dessins sur le thème du chasseur de dédicaces. Rappelons que L’Eprouvette se veut justement une revue théorique sur la bande dessinée, mais aussi une revue fortement critique sur le monde de la bande dessinée. C’est tout naturellement que James y trouve sa place.
Mais comme la plupart des blogueurs bd, James commence en faisant publier une partie de son blog dans un album intitulé Comme un lundi. Soyons exact : Comme un lundi, édité en novembre 2006 par Six pieds sous terre, reprend quelques notes de blog et James en dessine de nombreuses autres pour créer une compilation de récits courts, muets, et en noir et blanc. C’est donc d’abord sous le signe de l’épure et de l’édition indépendante que James commence sa carrière. Six pieds sous terre fait justement partie des quelques maisons d’éditions indépendantes fondées dans les années 1990 et encore debout au XXIe siècle. Elle a notamment contribué à faire connaître des auteurs comme Guillaume Bouzard et Pierre Duba et édite la série Le Poulpe, inspirée de la série de romans noirs du même nom et dessiné par un auteur diférent à chaque album. Un pilier de l’édition indépendante. Depuis 2007, Six pieds sous terre a relancé sa revue Jade à laquelle James va être amené à collaborer et pour laquelle il va dessiner quelques planches toujours sur le thème du monde de la bande dessinée. Et c’est toujours Six pieds sous terre qui, en mars 2007, édite un second recueil de notes du blog intitulé cette fois plus directement Les mauvaises humeurs de James et la tête X. Quant à Comme un lundi, il a été réédité dans un nouveau format à l’hiver 2009.
On pourrait imaginer, avec de premières marques prises au sein de l’édition indépendante, que James allait y rester. Ce n’est pas le cas, car il sait se diversifier. En 2008, il commence Dans mon open space, une série humoristique sur le monde de l’entreprise dans lequel il reprend son personnage de James, mais dont le héros est Hubert, un jeune stagiaire. On peut véritablement parler d’évolution après la sobriété de Comme un lundi : James s’astreint cette fois au rythme du gag par planche et à un humour nécessairement rapide et efficace. Un album chez Dargaud pour toucher un plus large public ; il y est accueilli au sein de la célèbre collection Poisson Pilote créée en 2000 par Guy Vidal et où ont été édité des albums emblématiques du passage de quelques auteurs de la petite à la grande édition : Les aventures de Lapinot de Lewis Trondheim, Le chat du rabbin de Joann Sfar et Le retour à la terre de Manu Larcenet, entre autres grands auteurs. Une collection qui se donne aussi pour but de faire débuter de jeunes auteurs dans le registre de l’humour, non sans une certaine exigence de qualité. Dans mon open space en est à son deuxième tome, signe, je l’espère, de son succès. Il a permis à James de livrer pour le très sérieux magazine économique Challenges des strips d’actualité.

La suite du parcours de James conserve ce partage entre grand édition et édition indépendante. Il publie en octobre 2008 Un week-end entre parenthèses au Potager Moderne, album-commande d’une association de libraires nancéens réalisée lors d’un salon du livre. Cette même année 2008, il coscénarise Zzzwük, celui qui ressemble à un lapin chez Carabas, avec Boris Mirroir (qui se cache derrière la tête X!), et revient ainsi à un humour plus fin et délicieusement décalé racontant les désopilantes aventures d’une étrange créature à grandes oreilles. Enfin, 2009-2010 est marqué pour James par deux projets. D’une part la parution, chez Futuropolis, de …à la folie, album qu’il dessine sur un scénario de Sylvain Ricard. D’autre part, toujours avec Boris Mirroir, il prévoit en avril prochain la sortie de Pathétik, album dans lequel on retrouve l’humour décalé et les dessins extraterrestres de Zzzwük.

L’élégance d’un style

James sait donc adapter à la fois son trait et son humour au gré de ses divers collaborations, aussi bien en tant que scénariste que comme dessinateur. Le ton ironique et grinçant, assez frontal dans la critique, des débuts du blog est loin à présent et, avec Dans mon open space, James démontre qu’il est capable d’un humour plus policé mais aussi moins réferentiel est donc plus efficace.
Je dois bien avouer, toutefois, que ce n’est pas dans cette série que je préfère James. D’abord parce que sa grande force, à mon sens, est son trait. Au fil des notes de son blog, James est parvenu à se forger un style propre. Il se caractérise aussi bien par l’emploi de personnages animaliers humanisés que par la finesse et la précision du trait dans la représentation humaine. Lorsqu’il est réussi, ce fameux style animalier qui parcourt la tradition de la bande dessinée avec de grands dessinateurs comme Carl Barks, Calvo, Raymond Macherot, Régis Franc, et jusqu’à, de nos jours, le style innovant de Lewis Trondheim et de Juanjo Guarnido dans un tout autre style. James se veut à la limite entre un trait stylisé élégant et un certain réalisme. Cette force se voit particulièrement dans …à la folie où, grâce au scénario impeccable de Sylvain Ricard, James a toute lattitude pour exercer son style. Cet album dresse le portrait juste d’un couple qui s’aime mais qui glisse doucement sur la pente de la violence. Le trait de James possède le tact nécessaire pour traiter de ce sujet difficile sans pathos et outrance. On retrouve la même justesse et la même finesse dans le recueil Comme un lundi où James s’essaie cette fois au strip muet en variant les thèmes et l’humour. Un humour qui y cotoie souvent une certaine poésie voire une tendresse envers le genre humain.
Car j’aime aussi le James scénariste, et notamment celui de Zzzwük et du futur Pathetik, puis-je espérer. C’est cette fois le style de Boris Mirroir qui met en valeur l’humour de James dans ce qu’il peut avoir d’absurde et de délirant. Il s’attache là encore avec le strip muet et on le surprend même à renouer avec la référence graphique et la parodie.

En résumé, James est parvenu à se diversifier suffisamment pour convaincre et se faire sa place dans ce monde de la bande dessinée si aisément criticable… Un auteur à suivre, tout particulièrement dans ses collaborations jusque là fructueuses avec Boris Mirroir.

Pour en savoir plus :

Le blog de James et la tête X
Le site de Six pieds sous terre
Le site de Poisson Pilote
Le site de Boris Mirroir

Bibliographie :
Comme un lundi, Six pieds sous terre, 2006
Les mauvaises humeurs de James et la Tête X, Six pieds sous terre, 2007 (réédité en décembre 2009)
Un week-end entre parenthèses, Le potager moderne, 2008
Zzzwük (avec Boris Mirroir), Carabas, 2008
Dans mon open space, Dargaud, 2008-2009 (2 tomes)
… à la folie (avec Sylvain Ricard), Futuropolis, 2009
Pathetik, (avec Boris Mirroir), Six pieds sous terre, à paraître en avril 2010

Bouquet de bande dessinée en ligne…

Aujourd’hui, un article apéritif pour vous inviter à picorer dans les créations que nous offrent la bande dessinée numérique quand on se donne la peine de chercher. Voilà quelques liens à découvrir pour ceux qui souhaitent en savoir plus sur la bande dessinée en ligne, ou pour que d’autres réalisent que oui, la BD sur Internet, c’est moins cher, voire gratuit, et follement pratique. D’ailleurs, les possesseurs d’I-Phone et fans de blogs bd ont déjà du entendre parler de Bdnum, une nouvelle application est née permettant de lire des notes de blogs sur support mobile. La BD en ligne est en train de s’étoffer doucement au point de vue technique, mais aussi du point de vue esthétique. avec des oeuvres de qualité et de plus grande ampleur. Des projets variés qui montrent qu’il y en a pour tous les goûts : du traditionnel feuilleton à plusieurs mains aux expérimentateurs de l’art numérique.

The Shakers

Bannière Shakers
Soyez un peu curieux et aller voir The Shakers, le webcomic de Fred Boot (http://www.the-shakers.net/), diffusé tous les mardis depuis la plateforme Webcomics.fr (http://www.webcomics.fr/) qui, on ne le répètera jamais assez, est une excellente porte d’entrée vers l’autoédition de BD en ligne. Revenons à The Shakers. Fred Boot, l’auteur donc, nous emmène dans un univers retro où un duo d’espion, Philemeon C. Shooter et Lady Rosethorn déjouent les plans des génies du mal osant s’opposer à eux. La référence est transparente et même revendiquée à l’imaginaire des séries d’espionnage britannique des années 1960-1970 mêlant action, suspens et humour raffiné (Chapeau melon et bottes de cuir, Amicalement vôtre). Fred Boot nous avait déjà démontré sa capacité à dépeindre en quelques cases et en quelques mots une ambiance crédible dans Gordo, album récemment mis en ligne pour des raisons exposées par l’auteur. Son style graphique élégant et coloré, retro lui aussi, s’accorde parfaitement avec l’histoire qu’il raconte et dont je ne peux m’empêcher de vous dévoiler la première phrase : « On ne le dira jamais assez : le peignoir de soie n’est pas la tenue adequate pour fuir des hôtesses en furie… ». On ne le dira jamais assez, en effet.

Au-delà de la qualité graphique, ce qui fait tout l’intérêt de The Shakers est sa vision innovante de la BD numérique. Fred Boot fut, dans les années 2000, parmi les premiers à explorer les possibilités de la BD en ligne. En effet, The Shakers n’est pas une « bande dessinée » à proprement parler mais plutôt une fusion entre le roman, la bande dessinée, le graphisme, la musique et l’animation. Et la mayonnaise prend, puisque Fred Boot sait choisir la musique qui convient avec la lecture, ou l’effet graphique adéquat. En d’autres termes, pour ceux qui suivent un peu régulièrement ce blog ou les questionnements autour de la BD numérique, il exploite le concept de « rich media ». J’explicite pour ceux qui n’appartiennent pas à la catégorie sus-citée ( en citant humblement un article de Julien Falgas sur Fred Boot : « La question pour Fred n’est pas d’inventer un nouveau média au confluent de tous les autres, mais d’imaginer comment raconter dans le passage entre bande dessinée et autres médias. En somme, une démarche humble, empirique et efficace. Si le récit en bande dessinée s’élabore dans l’espace inter-iconique, le récit en BD en ligne chez Fred Boot serait à chercher dans l’espace « intermédiatique ». ». Pour comprendre au mieux comment fonctionne le multimédia appliqué à la BD en ligne, je vous invite à aller lire The Shakers, une bande dessinée en ligne de qualité comme on en voit finalement assez peu.
Pour en savoir plus : le site web de Fred Boot

Les autres gens

Pendant que certains auteurs continuent inlassablement d’explorer de leur côté et à leur manière la BD en ligne, quelques auteurs se regroupent autour d’un grand projet commun. Annoncé sur de nombreux blogs bd, le BD-feuilleton Les autres gens (http://www.lesautresgens.com/) marque une nouvelle étape pour la bande dessinée en ligne autoéditée en groupe, après l’expérience de Donjon Pirate en 2007-2008. Les enjeux sont toutefois très différents, car le modèle choisi dans Les autres gens est celui du feuilleton télévisé et de ses innombrables procédés visant à tenir en haleine le spectateur. Ainsi sera diffusé, tous les jours du lundi au vendredi un épisode quotidien (l’équivalent de 100 pages par jour nous est-il précisé) scénarisé par Thomas Cadène (par ailleurs auteur chez KSTR) et dessiné par un des 21 membres du projet. Le mois de mars est gratuit, mais le webcomic deviendra par la suite payant.
L’histoire (car les 8 premiers épisodes sont déjà en ligne) tourne d’abord autour du personnage de Mathilde, jeune étudiante parisienne, mais rayonne vite, à la façon des soap, vers ceux qui l’entourent, (Hippolyte, Camille, Emmanuel, Romain, Faustine…). Elle se veut donc ancrée dans des « aventures du quotidien » (voilà qui rappelle quelque chose…) mais ces aventures-là possèdent une cohérence scénaristique et le tout s’avère assez bien mené, révélant petit à petit le caractère de chaque personnage (pour reprendre une phrase de l’annonce qui a circulé durant le mois de février : « Avec des personnages comme toi et moi, mais en différent ! »). La profondeur apparaît au fil des épisodes, dont l’unique moteur est l’interaction, toujours imprévisible, entre les personnages et les rebondissements psychologiques incessants, là encore un ressort dramatique classique du feuilleton. S’y ajoute bien entendu le plaisir de retrouver des styles que l’on apprécie, et de s’amuser de l’interprétation que chacun donne à une même histoire. Il est à espérer, pour que la série continue dans sa version payante, que les rebondissements ne viennent pas à manquer et que la qualité graphique soit incontestable.
Nous ne sommes bien sûr pas face à une forte innovation technique en matière de BD en ligne. Les autres gens s’appuie malgré tout sur l’expérience d’auteurs et de lecteurs qui se sont eux-mêmes habitués à la lecture et l’écriture en ligne. Cette expérience emmagasiné depuis plusieurs années permet d’aboutir à un projet de qualité et professionnel. Le feuilleton est disponible soit en scrolling vertical, soit en défilement case par case, deux choix qui sont ceux que l’on retrouvent le plus fréquemment sur internet et s’avèrent les plus judicieux au vu du type de dessins publiés. Pour un webcomic traditionnel (sans interactivité, sans rich media…), Les autres gens présente une des évolutions majeures provoquées par le développement de la BD en ligne : l’affranchissement de la planche comme unité de lecture. La lecture se fait uniquement case par case. De même, je ne peux m’empêcher de remarquer comment l’essor de la BD en ligne a fait revivre le vieux principe du feuilleton qui avait été, depuis les années 1980, en grande partie mis de côté par les auteurs de BD à la suite de l’échec des revues spécialisées. Déjà, des habitudes de lecture commencent à apparaître et à se concrétiser.

Cette nouvelle expérience bénéficie en outre, pour le futur succès qu’on lui souhaite, de la communauté des blogueurs bd et des lecteurs de blogs bd qui, en l’espace d’environ cinq-six ans s’est formée sur le net, au gré des festiblogs, agrégateurs et réseaux sociaux. Et ce à plusieurs titres. D’abord parce qu’une grande partie des dessinateurs engagés dans le projet sont aussi des auteurs de célèbres blogs bd : Bastien Vivès, Marion Montaigne, AK, Manu xyz, Aseyn, Erwann Surcouf, Singeon, Clotka… Et j’en oublie de nombreux. Mais Les autres gens a aussi profité de la communauté et de l’amplification que permet internet à l’occasion de sa mise en ligne puisqu’elle a été relayée sur les blogs bd, mais aussi sur les différents réseaux sociaux (Tweeter, Facebook…) et les sites spécialisées dans la BD (Bodoï, Comptoir de la BD…) ou non (Rue89, Télérama…). Pour toutes ses raisons, Les autres gens est l’aboutissement de toute une évolution de la BD en ligne de ces dernières années. Une preuve sans doute de ce que rend possible le flux d’internet et le pouvoir de sa mise en réseau. Partant de ce principe, il y a d’ailleurs assez peu de chance pour que, vous, lecteurs, n’en ayez pas encore entendu parler… Je me laisse le privilège de persuader ceux d’entre vous qui ne se sont pas encore laissés tenter.

Du côté de Manolosanctis


Je laisse à présent de côté ces deux projets autoédités aux résonnances très différentes pour terminer sur la dernière expérience, encore en cours de l’éditeur Manolosanctis, qui avait déjà, en 2009, lancé l’intéressant recueil Phantasmes. Un nouveau concours a été lancé en février pour motiver les jeunes auteurs : 13m28 sur le même principe que le concours Phantasmes de l’année dernière, c’est-à-dire avec une double publication en ligne et papier à la clef. Le défi posé aux auteurs est le suivant : continuer enhuit pages une histoire commencée par Raphael B., dessinateur, blogueur bd et éditeur. Un groupe d’amis est confronté à une brutale montée des eaux à Paris qui semble en plus attirer des créatures plus monstrueuses les unes que les autres. Les personnages et le cadre sont fixés, les participants ont maintenant à faire fonctionner leur imagination.
Trois suites ont pour l’instant été sélectionnées, par Thomas Humeau, le tandem Thomas Gilbert et Léonie et Peerlipo. Selon l’esprit de l’éditeur Manolosanctis, ce sont les internautes qui sont appelés à voter pour les suites qu’ils préfèrent parmi les propositions. L’idée n’est pas seulement de publier un recueil de suites, mais de mettre ses suites en rapport les unes avec les autres. L’une des contraintes imposées aux participants est celle d’être cohérents avec les autres propositions, pour que le recueil garde une certaine logique interne : « Il est conseillé de partir des 13 personnages de raphaëlB, approfondir l’un d’eux en particulier, jouer sur leurs relations, mais vous pouvez aussi créer les vôtres si nécessaire. Votre histoire peut se dérouler avant, pendant, en parallèle, après, longtemps après la catastrophe. Encore une fois, la seule contrainte est de maintenir des liens avec le récit initial, les 3 récits-jalons de la 1ère session et un maximum d’autres propositions. » Un choix ambitieux, mais il s’avère que les participants tentent de s’y conformer au mieux, notamment en présentant au fur et à mesure l’évolution de leur scénario. Je reste encore assez sceptique quant à la possibilité de coordonner 20 récits différents, mais l’album final dira ou non si ce projet de grand recueil à plusieurs voix sera réussi, et validera en partie l’enjeu communautaire qui habite l’éditeur Manolosanctis.
En attendant la publication prévue en mai, ce concours est bien sûr l’occasion de lire des planches de BD en ligne sur Manolosanctis et de suivre le travail des participants en direct, avec crayonnés et synopsis.

Prise de tête de Tony, licence Creative Commons, 2009

Moment historique pour ce blog : il s’agit là du premier article se penchant sur une bande dessinée numérique, gratuitement disponible sur internet à cette adresse : http://www.prisedetete.net/. Inutile, donc, de vous précipiter chez votre libraire pour essayer de trouver Prise de tête, un clic suffit pour accéder à cette oeuvre étrange et pionnière. (Vous pouvez même y aller tout de suite !) Il m’a semblé intéressant de la comparer avec la démarche, que les amateurs de BD connaissent sans doute au moins de nom, de l’OuBaPo. Sans qu’il n’y ait de lien historique réels entre les deux expériences, il existe incontestablement un point commun essentiel : les deux oeuvres utilisent des outils à la fois ludiques et scientifiques pour tenter de comprendre ce qu’est la bande dessinée en la poussant dans ses limites les plus lointaines.

La bande dessinée sous contraintes : Ouvroir de Bande dessinée Potentielle


L’OuBaPo trouve son ancrage initial dans une discipline autre que la bande dessinée puisqu’il est fils de l’OuLiPo, cette expérience littéraire lancée dans les années 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau qui eurent dans l’idée de pratiquer la création littéraire sous contraintes formelles. Un important pan de l’histoire de la littérature contemporaine, soutenu par le Collège de Pataphysique, qui inspire au début des annéées 1990 à des auteurs de bande dessinée et à des chercheurs l’idée d’une « bande dessinée oulipienne » ; autrement dit appliquer le principe de la « contrainte formelles » à la création de bande dessinée. J-C Menu rapporte ainsi dans l’Oupus 1 la génèse de l’OuBaPo lors du colloque universitaire de Cerisy-la-Salle Bande dessinée et modernité en 1987, à l’occasion duquel se rencontrent Thierry Groensteen, Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu. Le premier, théoricien de la bande dessinée, fait travailler les élèves de la section bande dessinée des Beaux-Arts d’Angoulême sur l’application des contraintes oulipiennes en bande dessinée, tandis que les seconds coécrivent en 1991 l’album Moins d’un quart de seconde pour vivre qui préfigure les recherches oubapiennes. Sa contrainte est celle de l’itération iconique : l’ensemble des 100 strips de cet album doivent être réalisés avec huit cases définies à l’avance. L’officialisation de l’OuBaPo se produit en deux temps en 1992 : d’abord au sein de la maison d’édition l’Association, fondée deux ans auparavant ; puis, l’Association sollicite l’OuLiPo pour intégrer l’Ou-X-Po. En effet, l’OuLiPo « historique » a pour tâche de rassembler au sein de l’Ou-X-Po les associations qui suivent la démarche initiale, dans diverses disciplines (OutraPo pour le théâtre, OuPeinPo pour la peinture, et plein d’autres plus ou moins actifs).
Durant les années 1990, l’OuBaPo est en grande partie pris en charge par la maison d’édition l’Association dont certains membres (en particulier Lewis Trondheim, François Ayroles, Jochen Gerner, J-C Menu, Etienne Lecroart, Anne Baraou, Patrice Killofer…) publient dans la revue Oupus. L’Association et l’OuBaPo ne se confondent toutefois pas entièrement dans la mesure où certains auteurs de la maison d’édition, comme David B., ne se lancent pas dans l’expérience oubapienne. Outre la revue Oupus, leur travail se concrétise par la publication d’albums oubapiens sous contraintes et dans des performances publiques. En 1999, Thierry Groensteen, l’un des principaux contributeurs théoriques du mouvement, quitte l’OuBaPo qui abandonne la recherche purement théorique pour se consacrer avant tout à l’invention et la création de nouveaux exercices oubapiens.

Suivant les traces de l’OuLiPo, l’OuBaPo se définit initialement comme un atelier de recherche active et se donne comme objectif de renouveler la création en matière de bande dessinée par l’application de « contraintes ». En d’autres termes, les exercices, albums et performances produits dans le cadre de l’OuBaPo sont soumis à des règles préétablies qui conditionnent la création. Thierry Groensteen définit dans Oupus 1 un grand nombre de contraintes, inspirées de l’OuLiPo ou conçues exprès pour la BD. Celles qui auront la fortune créatrice la plus grande sont le strip-palindrome (suites de cases symétriques pouvant se lire dans un sens ou dans l’autre), l’itération iconique (obligation d’utiliser le même dessin pour tout le strip), le pliage (la planche prend un sens complètement nouveau une fois pliée en deux par lecteur) ou encore le « upside-down » (la suite de l’histoire apparaît lorsque lecteur retourne la planche). Une autre contrainte importante est l’hybridation où l’auteur fusionne deux oeuvres en apparence antinomiques. L’exercice montre toute sa puissance lorsque François Ayroles parvient à créer du sens en fusionnant les Dialogues de Platon dans une planche de Placid et Muzo, ou un texte de Freud dans une planche de Little Nemo.
Les oeuvres produites sont expérimentales et parfois déroutantes, même si certains auteurs comme Lewis Trondheim et surtout Etienne Lecroart et François Ayroles tentent de dessiner, en s’inspirant des contraintes oubapiennes, des albums entiers.

Prise de tête
, ou les débuts de la BD numérique


Je quitte le monde de l’édition indépendante des années 1990 pour atterrir dans celui de la BD numérique des années 2000. Dès le début des années 2000 (pour une vision plus détaillée : Notes pour une histoire de la bande dessinée numérique), la notion de « bande dessinée numérique » commence à faire son chemin sans trouver pour autant une définition satisfaisante. De nombreuses initiatives voit le jour en France qui, lentement, donnent corps dans ses multiples aspects à la BD numérique : John Lecrocheur, série disponible sur internet, à la frontière du jeu vidéo et de la BD ; Abdel-Inn, plateforme rassemblant des webcomics autopubliés sur internet ; le portail Lapin, une des premières maisons d’édition en ligne… S’y ajoute dans la seconde moitié de la décennie le phénomène des blogsbd qui popularise la lecture de BD sur internet, les premières tentatives de strips diffusés sur supports mobiles, l’apparition de nombreux éditeurs de BD numérique et n’oublions pas, fin 2009, la création de l’association pilmix.org pour la promotion de la BD numérique. Les années 2000 constituent donc pour la BD numérique un moment d’expérimentation qui définit les directions prises par la création et la diffusion en ligne.
Parmi ces multiples expérimentations est publié en 2009 la BD numérique Prise de tête. En apparence il s’agit, dans le flux désormais important, d’un webcomic parmi d’autres. En apparence seulement, car Prise de tête est l’aboutissement d’un travail de plusieurs années mené par Anthony Rageul dans le cadre d’un master d’Arts Plastiques soutenu à l’université de Rennes 2. Son travail de recherche comme son oeuvre se retrouvent sur le site http://www.prisedetete.net/.

La thèse de Tony est la suivante : l’une des pistes que doit explorer la BD numérique (et selon lui la piste principale si elle veut avoir une identité propre) est l’interactivité. Ainsi explique-t-il : « la bande dessinée « vraiment » numérique serait donc bien un médium singulier, différent de la bande dessinée. Partant de ce postulat, j’ai voulu savoir ce qu’était la bande dessinée numérique dès lors que l’auteur, l’artiste, prend pleinement en compte le potentiel offert par le numérique, et particulièrement l’interactivité. ». Pour Tony, une « bonne » BD numérique serait une BD qui donnerait au lecteur un rôle actif en l’obligeant, pour faire avancer l’histoire (pour afficher cette séquentialité propre à la BD) à agir via son écran. Il a donc choisi la voie du minimalisme (ses personnages se réduisent à des batôns, ses décors à des surfaces, et il emploie énormément de pictogrammes) pour faire davantage ressortir l’interactivité. Déjà apparaissent des points communs avec l’OuBaPo. Prise de tête suscite l’intervention du lecteur sur l’oeuvre elle-même et en fait un complice de l’auteur. L’usage du minimalisme est également un trait récurrent dans certains travaux oubapiens de Lewis Trondheim (cf. Le Dormeur, Cornélius, 1993). De même que l’OuBaPo s’accompagne d’un discours théorique, Prise de tête s’accompagne d’un travail de recherche sur la bande dessinée numérique. Il y a dans les deux cas, cohabitation entre une intellectualisation du rapport à la BD et une forte dimension ludique.

Comment intervient le lecteur dans Prise de tête ? Tony a tenté d’explorer un multitude de possibilités, et je vous laisse regarder son oeuvre pour vous en rendre compte. Lui-même en distingue deux. D’abord les mécanismes navigationnels qui permettent de faire avancer le récit. Simplement, par exemple, en cliquant sur un bouton qui fait avancer l’histoire au strip suivant. Mais ils sont parfois plus inattendus et un nouveau plaisir apapraît alors : en passant la souris sur une case, son contenu nous apparaît ; en faisant défiler l’image, on fait chuter le personnage. Il y a ensuite d’autres mécanismes qui produisent du sens pour le lecteur (la perte de la tête par le personnage principal devient perte d’orientation pour le lecteur, obligé d’errer dans un espace pour en tirer un sens ; ou encore la distinction Enfer/Paradis dans le chapitre Dieux).
Prise de tête laisse plusieurs impressions. D’abord, sa compréhension est parfois difficile. Ce sont les limites de toute bande dessinée minimaliste que d’être toujours au bord du compréhensible, par manque de signifiants. De même que le lecteur oubapien, le lecteur de Prise de tête doit être averti qu’il fait face à un objet étrange. Mais en réalité, la lecture de cette bande dessinée numérique devient une expérience plus qu’une lecture traditionnelle. Autre question : Prise de tête est-elle une vraie BD. Je veux dire par là : est-ce autre chose qu’une expérimentation graphique et numérique ? Après avoir longuement hésité, je réponds oui, mais uniquement dans la mesure où le spectateur accepte qu’il va devoir y trouver lui-même du sens, en se basant sur les différents motifs obsessionnels (panneau de signalisation, véhicules, vaches…) qui peuplent cette BD. Je salue aussi la prouesse technique et l’inventivité de Tony qui se trouve derrière Prise de tête.

Une oeuvre pour apprendre à lire autrement


Si Prise de tête m’intéresse et si j’ai tenu à le mettre en parallèle avec l’OuBaPo, c’est que l’un comme l’autre posent la question de la redéfinition de la bande dessinée. Les enjeux ne sont pas les mêmes : l’OuBaPo est arrivé à un moment où la bande dessinée était mûre pour une innovation narrative très poussée ; Prise de tête entend répondre à la question de l’influence de la réalisation et la diffusion de BD en ligne sur le medium lui-même. Mais tous deux sont des expériences dont, au-delà du divertissement et de l’aspect ludique, il faut tirer des enseignements.
En ce qui concerne l’OuBaPo, je ne ferais que paraphraser Thierry Groensteen qui, dans l’Oupus 1 avait déjà expliqué ce que l’OuBaPo pouvait apporter à la bande dessinée. Il le rappelle dans un article de 9e art. Il en dégage d’abord une utilité purement scientifique : en poussant les limites de la bande dessinée, on apprend à reconnaître ce qui en fait la spécificité. D’autre part, il établit, par opposition à la littérature, le lien profond de la bande dessinée avec son support spatial (l’unité de la planche, qui n’a pas d’équivalent pour la littérature où le texte littéraire est indifférent de sa disposition dans l’espace, sauf à considérer des exercices comme les calligrammes), ce qui rend possible une contrainte comme le pliage qui joue justement avec la planche. Selon lui, le lecteur d’oeuvre oubapienne développe un regard plus averti sur la bande dessinée en général. Il apprend à en déchiffrer les mécanismes cachés. L’autre effet sur le lecteur est que ces expériences, marquées du saut de l’étrangeté, l’habituent à l’idée que la bande dessinée peut être autre. Ainsi nait une conception plus ouverte de la bande dessinée qui enfreint des codes établis plus par habitude que par nécessité. Un auteur comme Etienne Lecroart a bâti presque toute son oeuvre à utiliser des contraintes oulipiennes dans des albums entiers ; il s’attache à mêler divertissement de la lecture et réflexion sur le médium lui-même. Mais on pourrait également citer d’autres cas d’auteurs post-OuBaPo enfreignant des règles jusque là admises : Joann Sfar ou Blutch utilisent le croquis dans leurs oeuvres et abolissent ainsi la règle du « dessin fini ». Non que l’OuBaPo en soit la cause directe, mais il participe à la promotion de l’innovation en matière de bande dessinée. Enfin, l’OuBaPo a permis la fusion de la bande dessinée avec d’autres disciplines, que ce soit dans des performances avec le public ou dans le jeu de dés Coquetèles d’Anne Baraou et Vincent Sardon où un dé à six faces où chaque face est une case permet de créer une infinité d’histoires. Pourquoi la bande dessinée ne se croiserait pas avec internet, à présent que ce dernier a largement pris son envol ?

Maintenant, retournons les observations de Groensteen sur Prise de tête et la bande dessinée numérique. Tony, l’auteur de cette oeuvre, s’est déjà expliqué sur l’intérêt que lui y trouve sur la définition potentielle de la bande dessinée numérique. Ce travail de définition de la bande dessinée est au coeur de son master. C’est l’intérêt scientifique de la démonstration qu’est Prise de tête puisque Tony tente de développer les définitions respectives de bande dessinée, de bande dessinée numérique et de bande dessinée interactive.
De même que les expériences de l’OuBaPo apprennent à lire les mécanismes de la bande dessinée, Prise de tête apprend à interpréter les mécanismes – encore seulement potentielles – de la bande dessinée numériques. La BD de Tony est une loupe déformante qui entend spécifiquement mettre en avant l’interactivité comme spécificité du numérique.
Une question a été soulevée par Julien Falgas sur son blog autour de Prise de tête : la bande dessinée en ligne doit-elle forcément passer par l’interactivité, comme semble le dire Tony qui y voit le principal apport du numérique à la bande dessinée ? Julien Falgas minimise la place de l’interactivité dans un billet de décembre 2009, ou du moins de l’interactivité ostensible : « La pluralité des interactions possibles et des lectures qui en résultent est l’arbre qui cache la forêt. Lorsqu’on travaille l’interactivité, on est dans la tactique narrative, la mécanique du moteur. Pour se placer à un niveau stratégique, pour mettre l’engin en mouvement, il faut explorer l’hypertextualité et la pluralité des médias. ». L’interactivité est pour lui un moyen plus qu’une fin, un moyen d’enseigner au lecteur une nouvelle forme d electure. Il est vrai qu’une bande dessinée numérique uniquement basée sur la mise en scène de ses propres procédés risque vite d’arriver à certaines limites. Tony tente d’ailleurs de désamorcer ce problème en racontant, à base de pictogrammes, une véritable histoire. Moon fait de même sur son blog qui utilise encore d’autres procédés interactifs. De même que l’OuBaPo est passée du champ de la théorie de la bande dessinée à la pratique créative, on peut espérer que Prise de tête ouvre la voie à d’autres expériences et suggèrent une esthétique nouvelle. On peut espérer également qu’elle apprennent au lecteur de BD en ligne à lire autrement, le familiarisant avec de nouveaux procédés. L’arrivée d’un nouveau média suppose de nouveaux usages dérivant d’usages existant. L’oeuvre de Tony est profondément innovante, trop peut-être pour une bande dessinée numérique qui en est encore à ses balbutiements.

Pour en savoir plus sur l’OuBaPo :
9e art, n°10 (septembre 2003)
Le site de Gilles Ciment où l’on peut lire des strips oubapiens
Pour lire quelques albums oubapiens :
Lewis Trondheim et J-C Menu, Moins d’un quart de seconde pour vivre, L’Association, 1991
Lewis Trondheim, Le Dormeur, Cornélius, 1993 et 2003
François Ayroles, Jean qui rit et Jean qui pleure, L’Association, 1995
Oupus 1 à 4, L’Association, 1997-2005
Etienne Lecroart, Cercle vicieux, L’Association, 2000
Anne Baraou et Vincent Sardon, Coquetèle, L’Association, 2002
François Ayroles, Les parleurs, L’Association, 2003
Etienne Lecroart, Le Cycle, L’Association, 2003
Pour en savoir plus sur la bande dessinée interactive :
Tony, Prise de tête, 2009
Le blog de Moon, autre excellent exemple de BD interactive
Un passionnant article de Julien Falgas sur la bande dessinée interactive : La BD interactive est-elle l’avenir de la bande dessinée ?

Parcours de blogueur : Wandrille

Il serait injuste de consacrer une série d’articles au monde des blogueurs sans évoquer la figure de Wandrille. Cette injustice est désormais réparée grâce à cet article.

Des Arts décoratifs à l’édition

L’évocation de la carrière de Wandrille, encore toute récente et concentrée dans les années 2000, laisse déjà apparaître son positionnement autant comme auteur et comme éditeur. Sa formation artistique se fait, comme pour beaucoup d’autres dessinateurs, au sein d’une école d’art, l’Ecole Normale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD), dans la section vidéo. Il ne poursuit toutefois pas sur les chemins de l’audiovisuel puisqu’il devient graphiste et illustrateur freelance. Mais pendant et après ses années aux Arts déco, au début des années 2000, d’autres projets l’occupent déjà…
Wandrille se lance très tôt vers l’édition puisque, étant encore aux Arts déco, il fonde en 2002 les éditions Pierre-Papier-Ciseaux qui lui permettent d’autoéditer ses premiers albums. Y participe également Aude Picault, collègue de Wandrille aux Arts Décoratifs, qui publie l’édition originale de Moi je que l’on retrouvera plus tard aux éditions Warum. Les éditions Warum, justement, qu’est-ce donc ? Après cette première expérience encore artisanale dans l’autoédition, Wandrille persiste avec un projet plus durable, les éditions Warum. Il s’associe avec Benoît Preteseille (également rencontré aux Arts déco, il publie des albums mêlant recherches narrative et graphique et références littéraires) pour fonder en 2004 cette maison d’édition qui se fait doucement sa place dans le milieu de l’édition indépendante en s’intéressant de près aux auteurs débutants, en particulier ceux venant de l’autoédition sur Internet. Les éditions Warum ont actuellement à leur catalogue une quarantaine de titres. Wandrille et Benoît Préteseille cherchent à « s’éloigner des codes du genre pour promouvoir avec humour une bande dessinée expérimentale et novatrice » et ajoutent dans leur manifeste : « surtout, ce qui nous branche, c’est la bd qui regarde ailleurs : vers le théâtre ou le spectacle, vers la littérature, vers la science (eh oui, aussi), vers le reste de l’art dans son acception la plus large ». Ils se réclament ainsi de l’esprit exigeant et ouvert des éditeurs indépendants des années 1990 (L’Association, Cornélius, Ego comme X…). L’ambition principale de Wandrille et Benoît Preteseille étant d’affirmer une ligne éditoriale reconnaissable dans un paysage de la bande dessinée parcouru par de petites maisons indépendantes. La création en 2008 du label Vraoum veut ouvrir la maison a un plus large public.
Mais l’important travail d’éditeur (de « découvreur de talents », en quelque sorte) de Wandrille ne l’empêche pas d’être aussi auteur. Outre quelques projets difficilement accessibles actuellement qu’il évoque dans une interview donnée à l’occasion du Festiblog 2006 et qu’il auto-édite aux éditions Pierre-Papier-Ciseaux (Londres 1870 ou L’arbre aux pendus, tous deux tirés à 200 exemplaires, ainsi qu’un premier tome de Seul comme les pierres), je retiens surtout Les Pages Noires qui témoigne dès le départ d’une démarche expérimentale. Il s’agit d’un récit en images réalisé en gravure sur bois, procédé fort peu courant dans la bande dessinée, que Wandrille réalise entre 2003-2004 en marge de son cursus aux Arts déco. L’album met du temps avant d’être édité. Il est d’abord prévu aux éditions Drozophile, maison d’édition genevoise spécialisée dans la réalisation de beaux albums en sérigraphie. Mais il faut attendre 2008 pour que, finalement, Les Pages Noires paraissent en album aux éditions Warum.
Pendant les quatre années qui sépare la réalisation des gravures et l’édition finale des Pages Noires, Internet est intervenu dans la carrière de Wandrille et lui a donné un tournant décisif, aussi bien comme éditeur que comme auteur, puisque ses projets qui vont suivre sont issus du monde des blogs.

Internet comme champ d’expérience, panorama 2005-2010

L’autre grande préoccupation de Wandrille est Internet, et c’est peu dire que, depuis 2005, il se montre très présent sur la toile, en explorant les différentes possibilités qu’elle offre pour un auteur et éditeur.
Commençons par la partie « auteur » : le blogbd est, à défaut d’autre chose, un support d’autopublication idéal. Wandrille s’introduit dans l’univers des blogs en 2005 en publiant des strips destinés à l’origine à sa mailing list d’amis sur son blog intitulé « Au travail ». Ces strips seront publiés par la suite en recueil en trois albums, pour trois saisons d’une même série, Seul comme les pierres. Une quatrième saison existe, qui n’a pas été publiée mais c’est surtout avec une nouvelle série en collaboration avec Marshall Joe que Wandrille retrouve en mars 2009 l’autoédition bloguesque : Fernand l’ours blanc (http://fernandlours.free.fr/index.php). (Marshall Joe est blogueur lui aussi et dessinateur des albums Dérapage comix 1 et 2, Warum, 2007-2008). D’autres supports internets et blogs accueillent les productions de Wandrille : les webzines Grandpapier (http://grandpapier.org/) et Desseins (http://desseins.fanzine.free.fr/).
Mais comme beaucoup, Wandrille utilise aussi le blog en tant qu’espace de communication. Rien d’étonnant à cela, à vrai dire, et son blog principal, Tout est bon dans le cochon (http://wandrille.leroy.free.fr/blog/) lui permet à la fois de publier des planches, croquis, strips, esquisses, et d’informer ses lecteurs de l’évolution de ses différents projets. Rôle premier du blog, créer un lien avec une communauté plus ou moins anonyme de lecteurs, ce que Wandrille se plait à faire en proposant sur son blog de longues réflexions sur la BD, le métier d’éditeur, etc ; des débats qui se prolongent souvent dans les commentaires. Il propage ses réflexions sur le forum La brouette, forum des blogs bd mais aussi dans le fanzine Comix club des éditions Groinge (crée par les auteurs Big Ben et Fafé).
Il ne faudrait pas négliger le rôle de Wandrille auprès des blogueurs bd : il semble que, pour lui, la « blogosphère » soit également une pépinière de talents possibles qu’il entend bien faire connaître au public, et à un public pouvant dépasser le cercle restreint des internautes fan de blogsbd. Le premier de ses projets, sans doute le plus spectaculaire, est Donjon Pirate, dont il me faut brièvement retracer l’histoire. Le site Donjon Pirate est lancé en 2006 et s’adresse surtout aux fans de la série Donjon créée par Lewis Trondheim et Joann Sfar en 1998 et publiée chez Delcourt. Cette série, pour ceux qui ne la connaîtrait pas, se présente comme un univers évolutif d’heroïc-fantasy gigantesque qui peut potentiellement accueillir une infinité d’albums. Un autre principe important est que, si le scénario est toujours assuré par les deux créateurs, le dessin est généralement laissé à d’autres dessinateurs, jeunes ou moins jeunes talents. Elle connaît un grand succès dans les années 2000 et le site Donjon Pirate est une des manifestations de ce succès. J’y viens. Sur Donjon Pirate (http://donjonpirate.canalblog.com/) sont présentées des planches uniques d’albums potentiels qui pourraient rejoindre la série-mère. Comme pour la série Donjon, chaque planche est dessinée par un auteur différent, mais tous les auteurs, des dessinateurs amateurs, restent complètement anonymes, procédé ingénieux faisant planer une sorte de mystère sur Donjon Pirate dont on ne connait pas les véritables fondateurs et auteurs… En janvier 2007, lors du FIBD (alors présidé par Lewis Trondheim, justement), une grande soirée est organisée au cours de laquelle le nom des auteurs sont révélés. Parmi eux, de nombreux blogueurs bd (je cite en vrac, en en oubliant beaucoup, L’Esbroufe, Raphael B, Lune Rousse, M Lechien, Princesse Capiton, Singeon…). Mais la soirée est aussi l’occasion d’apprendre (ce qui m’intéresse plus particulièrement !) que d’une part l’orchestrateur de tout cela est le blogueur Wandrille, et d’autre part que l’un des « pirates », Obion, va reprendre en partie la série Donjon. En 2007-2008 se poursuit une nouvelle saison de Donjon Pirate, avec néanmoins moins de suspens…
L’idée d’utiliser les forces vives de la blogosphère dans un projet commun ambitieux et susceptible de déboucher sur une publication est aussi à l’origine du concours Révélation blog lancé par le même Wandrille en 2008 dont je parle plus en détail dans un précédent article. Ce concours, non seulement permet le renouvellement des générations au sein de la bande dessinée, mais assure aussi aux phénomènes des blogs bd une finalité inédite et assez inattendue qui le sort du simple phénomène de mode passager. Sa position d’éditeur permet évidemment à Wandrille d’assurer lui-même la publication de quelques blogueurs ; citons par exemple Marshall Joe, M Lechien, Gad, Aseyn, Navo qui, directement issus de l’autoédition sur internet, ont pu être édité en format papier aux éditions Warum.

Depuis février 2010, Wandrille tente de rassembler ses multiples espaces sur Internet en un portail commun. Qui s’intéresse au Wandrille-web actuel pourra donc passer par l’agrégateur qui réunit ces trois principaux blogs actuels (http://wandrilleleroy.fr/agregator/). Chacun d’eux développe une des fonctions possibles du blog. On retrouve donc Berliner Mäuler, une galerie de croquis berlinois à la façon d’un carnet de voyage (http://wandrilleleroy.fr/berlin/) (le genre « carnet de croquis » est une pratique extrêmement courante chez les blogueurs bd) ; Toujours un truc a dire est un blog de texte où il entend livrer ses impressions sur des sujets variés, un peu comme sur un blog texte traditionnel, finalement (http://wandrilleleroy.fr/toujoursuntrucadire/) ; enfin, Tout est bon dans le cochon est la version 2.0 de son précédent blog, destiné à accueillir ce qui ne rentre pas dans les deux blogs sus-cités (http://wandrilleleroy.fr/cochon/).

Le dessinateur de l’élite et des gens de bien


La ligne éditoriale des éditions Warum de Benoît Preteseille et Wandrille est la recherche d’une inventivité graphique et narrative qui déborde des frontières de ce qui est traditionnellement considéré comme de la bande dessinée. Cet esprit d’expérimentation et d’innovation constante est une des valeurs du travail de dessinateur et scénariste de Wandrille, un fil récurrent de sa production que je me risquerais à attribuer à une admiration avouée pour les expérimentations de l’OuBaPo et leurs suites éditoriales qui, dans les années 1990 et 2000, ont fait bouger les lignes de la bande dessinée.
En tant que dessinateur, il s’essaye à des styles graphiques très différents, que ce soit sur ses blogs ou dans ses albums. L’originalité des Pages noires, son oeuvre de jeunesse réalisée en 2003-2004 tient à la technique utilisée, la gravure sur bois qui permet des effets de clair-obscurs et dégage les lignes claires des images. Il y raconte le parcours initiatique d’un jeune marin et l’album, en bichromie, possède une certaine force graphique. Sur son blog, il emploie le plus souvent un style animalier, se représentant en cochon, soit à l’encre en noir et blanc, soit en couleurs à l’aquarelle, ou au crayon de couleurs. Mais son style le plus récurrent, peut-être, est un minimalisme qui fait irrésistablement penser aux bonhommes-patates de certains ouvrages de Lewis Trondheim (en particulier Mister 0 (2002) et Mister I (2005) chez Delcourt). Dans sa série Seul comme les pierres, il invente deux personnages, un en forme de pilule et un autre carré et met en scène leurs dialogues dans des décors limités. Ces deux mêmes personnages anonymes reviennent par la suite souvent sur son blog dans d’autres séries de strips comme Space in vadrouille.
Seul comme les pierres ne se limite pas à un réemploi d’un minimalisme qui, depuis plusieurs années, a été exploré par plusieurs auteurs (et notamment avec brio par José Parrondo et Ibn al Rabin qui explorent le pouvoir de synthèse du dessin) ; Wandrille utilise le minimalisme graphique comme support à des séries de dialogues humoristiques et à caractère autobiographique. Dans les trois volumes parus chez Warum et issus de son premier blog, il brode sur trois thèmes, l’illusion amoureuse, le monde du travail et l’amour sur Internet. Au-delà de l’anecdotique, Seul comme les pierres engage une réflexion plus profonde sur l’autobiographie puisque, d’après l’auteur, chacun des deux personnages représente une partie de sa personnalité (l’un est romantique et discret, l’autre égoïste et extraverti) et les postfaces de chacun des albums soulèvent la question de la « vérité » autobiographique. Ainsi explique-t-il non sans second degré, à la fin de Ta gueule de l’emploi : « Il est entendu que les deux personnages principaux représentent deux périodes de ma vie. L’un des deux héros est une réminiscence, pas si lointaine, de l’époque où je cherchais du boulot sans vraiment chercher, tout en cherchant. Mon entrée dans la vie professionnelle est donc personnifiée par le deuxième protagoniste. Jusque-là, c’est facile. Maintenant, l’exercice va être plus délicat. En effet, quoi que cette oeuvre soit entièrement autobiographique et publiée au jour le jour sur mon blog quotidien, toute ressemblance avec des personnes existantes, et plus particulièrement travaillant au jour le jour avec moi, est bien évidemment fortuite. ».
Ce travail sur la difficulté à parler de soi et à rendre publique sa propre personne trouve un écho sur son blog où, au gré de ses textes et de ses dessins, Wandrille se crée un personnage sans nuance : mégalomane, obsédé, élitiste… Et de se poser à nouveau la question du blog bd comme espace de mise en scène d’une personnalité potentielle de l’auteur, comme scène où l’auteur joue un rôle pour son plaisir et celui de ses lecteurs. Rappelons à cet effet que Wandrille s’est aussi intéressée au one-man-show.

L’autre élément essentiel de l’oeuvre de Wandrille est l’esprit de provocation, qui, en réalité, semble simplement découler de cette obsession de l’originalité et de la différence. La provocation, forcément gratuite (une tradition bien ancrée dans la bande dessinée, au moins depuis Hara-Kiri), se voit tout particulièrement dans son travail de scénariste. Dans Seul comme les pierres, l’humour est déjà grinçant. Dans la série Psychanalyse des super-héros (initialement paru chez Pierre-Papier-Ciseaux, elle est redessinée par Reuno pour Warum en 2007) et sa suite Psychanalyse des héros de mangas, il s’agit seulement de se montrer irrespectueux avec des icônes des comics et du manga. Mais un degré supplémentaire est atteint dans la provocation avec Fernand l’ours blanc. Série humoristique racontant les mésaventures d’un ours blanc sur la banquise, elle est dessinée par Marshall Joe. C’est en réalité une farce où l’obsession potache pour le sexe et l’alcool cohabite avec la défense acharnée de la puissance absurde de l’humour de mauvais goût comme arme contre le politiquement correct. L’humour qui y règne est d’ailleurs soit désespérement stupide, soit juste désespéré, je ne parviens pas encore à me décider, à vrai dire…

Bibliographie :
Seul comme les pierres, Warum, 2005-2006 (3 tomes)
Psychanalyse du super héros, Warum, 2007
Les pages noires, Warum, 2008
Psychanalyse du héros de manga des années 80, Warum, 2009
Fernand l’ours blanc, Warum, 2010 (à paraître en avril)

Webographie :

Les sites Wandrille 2010 :
Agrégateur Wandrille 2010
Tout est bon dans le cochon
Toujours un truc à dire
Berliner Mäuler
Fernand l’ours blanc
Anciens sites et références :
Tout est bon dans le cochon
Site officiel
Site des éditions Pierre-Papier-Ciseaux
Site Donjon Pirate 1 et Donjon pirate 2
Site des éditions Warum
Interview festiblog 2006