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Fort en moto, FLBLB, 2011

La sortie d’un roman photo est un événement suffisamment rare pour être souligné… Récemment, ce sont les éditions FLBLB qui, sous l’impulsion de Grégory Jarry, tentent de redynamiser un genre par trop mésestimé. Mais qu’est-ce qu’au juste que le roman photo, et quels sont ses liens éditoriaux avec la bande dessinée ? Petit passage par les années 1980 et par Jean Teulé, un des plus inventifs représentants du genre, avant d’en arriver à nos jours.

Le roman-photo, histoire et délégitimation
Le roman-photo est un moyen d’expression qui, par les coups du sort de l’histoire, n’a jamais véritablement connu un développement conséquent comme la plupart de ses cousins : la littérature, le cinéma, la bande dessinée. Il est resté en marge du processus du légitimation culturelle qui permit, à partir des années 1950, à des medias comme la bande dessinée ou à des genres comme la science-fiction ou le polar, de se diversifier et d’emprunter des chemins neufs, touchant aussi bien un public populaire que savant. Pire encore, le roman-photo a connu une forme de regression en ne parvenant pas à s’extirper de l’image d’un support pour bluette sentimentale. C’est en effet dans le genre du mélodrame domestique que le roman-photo a connu sa plus grand notoriété au sortir de la seconde guerre mondiale, dans une production sérielle et stéroétypée pour des magazines féminins à faible ambition artistique comme Nous deux. Le problème n’est d’ailleurs pas que ce type de production existe : le problème est qu’elle est bien trop de visibilité et que le public, prenant la partie pour le tout, assimile le roman-photo à un objet culturel nécessairement populaire et sentimentale.
Car pourtant, d’autres roman-photos ont existé, et existent encore, et c’est dans ce dédale que je voudrais vous amener, même si ma connaissance du domaine reste extrêmement partielle et que ls ouvrages qui en traitent sont rares. Je m’arrêterais principalement sur deux titres : un « ancien », Banlieue sud, de Jean Teulé (1981) et un tout récent, Fort en moto, album collectif paru chez FLBLB. Mais d’abord, chers lecteurs, un peu d’histoire…

Ce n’est pas l’histoire du roman-photo que je vais vous retracer mais plutôt celle de sa collusion avec le monde de la bande dessinée : ses auteurs et ses éditeurs. S’il existe des auteurs et des éditeurs de roman-photo, l’une des caractéristiques du medium est d’avoir été en quelque sorte « adopté » par une partie du microcosme de la bande dessinée qui l’interprète comme un champ possible de la création. Je ne vais pas m’étendre ici sur les liens entre roman-photo et bande dessinée, Philippe Sohet, dont je vous recommande la lecture de l’article en ligne, « Les ruses du roman-photo contemporain » l’a bien fait, ainsi que Jan Batens. L’essentiel est de comprendre que, si les deux media ont plusieurs points communs, ils diffèrent suffisamment pour qu’on évite de considérer le roman-photo comme une simple déclinaison de la bande dessinée. En revanche, l’une des passerelles entre les deux est justement le travail de certains auteurs et éditeurs qui, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, ont considéré roman-photo et bande dessinée comme faisant partie d’un même ensemble éditorial.
C’est autour d’une nouvelle presse que roman-photo et bande dessinée vont se croiser dans les années 1960, au sein de revues composant une forme de contre-culture souvent contestataire pour qui la hiérarchie des moyens d’expression n’existe pas, et le dessin et la photographie méritent de figurer en bonne place, de même que l’érotisme et l’humour peuvent être des registres nobles. Au sein de l’édition de bande dessinée, le roman-photo va pouvoir connaître quelques développements nouveaux. En 1967, Jean-Claude Forest, illustrateur, dessinateur et scénariste de bande dessinée, publie le roman-photo Les magiciennes dans la revue Plexus, croisant l’érotisme ébouriffé et libéré de la décennie avec l’expérimentation visuelle surréaliste (rappelons que le montage photographique vient des expériences avant-gardistes des dadaïstes, puis des surréalistes). Exactement en même temps, la revue Hara-Kiri fondée par le professeur Choron et François Cavanna, fait paraître des romans-photos. Ceux réalisés par Gébé et Lépinay ont d’ailleurs fait l’objet d’une réédition chez FLBLB en novembre 2010 sous le titre Malheur à qui me dessinera des moustaches. Le professeur Choron lui-même s’avérera être un grand auteur de romans-photos humoristiques transgressifs (là encore réédités en 2009 chez Drugstore). La proximité éditoriale entre bande dessinée et roman-photo est manifeste puisque les éditions du Square, qui publient Hara-Kiri, sont aussi à l’origine de Charlie mensuel, revue consacrée à la bande dessinée ; et, bien sûr, le dessin et la bande dessinée ont leur place dans Hara-Kiri sous le crayon de Topor, Gébé, Fred, Siné, Cabu, Wolinski, Reiser… Les années 1960 avaient ainsi tracé une première voie à un roman-photo alternatif, utilisant le cliché détourné à des fins surréaliste et/ou humoristique, et souvent volontairement agressif. C’est une veine provocatrice et iconoclaste qui cherche ici à concevoir une autre forme de roman-photo, peut-être plus artisanale mais nettement plus drôle et inventive.
Le collectif Bazooka, qui rentre en scène au milieu des années 1970, n’est pas si loin de l’esprit hara-kirien : même goût pour la provocation gratuite, même volonté de demeurer dans la contre-culture, même esprit de dérision face à l’absurdité du monde, même inspiration du côté de mouvements philosophico-artistiques tels que le dadaïsme et le situationnisme. Ce sont bien des revues de bande dessinée de la nouvelle presse pour adultes (Hara-Kiri, Charlie mensuel, Actuel, L’Echo des savanes, Métal Hurlant) et des éditeurs comme Futuropolis qui vont permettre au groupe Bazooka de diffuser leurs travaux. Ses membres pratiquent en particulier le montage d’images et la retouche sur photos, et proposent en cela une démarche plus artistique qu’artisanal. Le travail de Bazooka exerce une influence sur de nombreux auteurs de bande dessinée, dont Jean Teulé… Mais patience, je vais en venir à lui.

Jean Teulé incarne bien, pendant les années 1980, les liens entre roman-photo et bande dessinée puisque ses travaux, essentiellement basés sur des clichés photographiques, sont publiés par des éditeurs de bande dessinée. De son côté et à la même époque, Bruno Léandri fait vivre avec verve la tradition potache ouverte par Choron dans Fluide Glacial. Toutefois, il faut souligner la collaboration entre Benoît Peeters et Marie-François Plissart entre 1983 et 1993 : le temps de quelques ouvrages, ils ouvrent une autre voie, très différente, au roman-photo. Dans des « récits photographiques », ils mêlent photos retouchés et textes dans un but qui n’est pas humoristique ou transgressif mais simplement romanesque. Par ce travail, la contre-culture cesse d’être le seul lien entre roman-photo et bande dessinée. Il s’agira toutefois d’une initiative plutôt isolée.
Dans les années 1990-2000, cette ébauche de diversité se poursuit doucement avec une production qui suit les tendances présentées plus haut. Léandri continue inlassablement d’honorer la mémoire de Choron : Fluide Glacial, mais aussi Ferraille, poursuivent la pratique d’un roman-photo satirique qui se diffuse par les revues. C’est aussi la voie que suit Dimitri Planchon avec Blaise, série réalisée en photomontages et publiée dans L’Echo des savanes, sorte de radiographie acide de la gauche bourgeoise de notre temps. En 1996, Jean Lecointre et Pierre La Police poussent encore plus avant le détournement surréaliste et horrifique d’images dans La balançoire de plasma (réédité chez Cornélius en 2006). Enfin, la photographie inspire également un dessinateur comme Emmanuel Guibert qui publie en 2003-2006, avec le photographe Didier Lefèvre, la série justement intitulée Le photographe qui mêle textes, dessins et photographies. Sans parler réellement de roman-photo, Le photographe fait la jonction entre l’émergence d’une bande dessinée dite « de reportage » qui veut s’ancrer dans la réalité et l’apport du photoreportage comme moyen d’expression.

Mais, outre la solide tradition humoristique et satirique qui va d’Hara-Kiri à Fluide Glacial en passant par L’Echo des savanes, l’initiative la plus durable de ces dernières années en matière de roman-photo concerne les éditions FLBLB et la figure de Grégory Jarry qui en est l’un des fondateurs (1996 pour la revue, 2002 pour la maison d’édition). Grégory Jarry est lui-même un auteur de roman-photo : il publie en 2004 chez Ego comme X L’os du gigot, puis poursuit dans cette voie avec Savoir pour qui voter est important chez FLBLB en 2007. Le premier de ces albums a été numérisé par Ego comme X et mis en ligne gratuitement avec accord de son auteur, comme une partie de leurs archives (à lire ici). L’occasion de découvrir le travail de Jarry, qui oscille entre la voie satirique et le travail documentaire : L’os du gigot est une oeuvre sur la notion de témoignage et sur la transmission de la mémoire par l’image photographique qui démontre, s’il en était besoin, que le roman-photo peut aussi servir à livrer des oeuvres profondes, même sans retouches et montages comme chez d’autres auteurs, le style de Jarry étant extrêmement classique et lisible.
Au sein des éditions FLBLB s’opère un véritable travail de réhabilitation du roman-photo. Il s’agit d’abord d’en rééditer des oeuvres importantes (le recueil de Gébé et Lépinay déjà cité). Puis d’en démontrer la diversité d’approches (fiction, documentaire, pour adultes, pour enfants, sous forme de flip-book…). Enfin, de promouvoir la création auprès de jeunes auteurs, ce qu’on verra plus loin avec Fort en moto.

Jean Teulé : roman-photo années 1980

Revenons un peu du côté de Jean Teulé. S’il suit une formation d’illustrateurs, c’est bien par la photographie qu’il aborde la bande dessinée, dans l’idée de s’approprier un outil moderne plutôt que le traditionnel papier/crayon. Pendant la décennie 1980, la carrière de Jean Teulé apporte un renouveau considérable dans la bande dessinée, par l’emploi d’une technique mixte de photos retouchées ; considérable par la radicalité et l’originalité de son approche de l’image, mais bref puisqu’il abandonne la bande dessinée dès 1990 pour se consacrer à l’écriture. Présent dans plusieurs revues pour adultes (L’Echo des savanes, Charlie, (A Suivre), Circus), il publie quelques albums chez les éditeurs de bande dessinée correspondant : aux éditions du Fromage (maison d’édition de L’Echo des savanes avant son rachat par Albin Michel dès 1982), Glénat (Bloody Mary avec Jean Vautrin, prix de la critique de l’ACBD en 1984) et Casterman (Gens de France, prix spécial du jury au FIBD 1989). Teulé oscille entre la fiction et un travail documentaire proche du photoreportage « social ». Même ses fictions restent d’importantes chroniques de son époque, de la banlieue, du monde rural, des « gens de France » qui donneront leur nom à son plus célèbre album.
Banlieue sud correspond plutôt au début de son travail sur le photoreportage et n’est pas aussi abouti, au niveau du propos, que Gens de France, et plus trash dans sa vision de la société. Nous sommes clairement là dans de la fiction, ce qui ne signifie pas que la réalité n’est pas à portée de main. L’album publié en 1981 aux éditions du Fromage réunit cinq histoires de taille variée qui furent toutes publiées dans L’Echo des savanes durant l’année 1980. Leur point commun est de s’intéresser à des paumés, chomeurs, loubards, fous, sur lesquels le destin s’acharne inexorablement. Un soupçon de fantastique vient parfois relever des situations glauques et l’absurde n’est jamais très loin, comme une triste ironie au-dessus de la tête de chacun des protagonistes. L’histoire qui donne son nom au recueil, Banlieue Sud, est le paroxysme de cette vision noire de la société contemporaine. Deux loubards désoeuvrés décident un jour de voler le chien d’une vieille sculptrice un peu folle. Ils le regretteront amèrement car leur victime est loin d’être sans défense. Dans le monde de Banlieue Sud, des paumés s’attaquent à d’autres paumés, et l’emploi de la photographie ne fait qu’accentuer la sordide réalité de cet univers de vieilles maisons abandonnées, de chemins de fer, de terrains vagues, qui pourraient être celles du bas de notre rue (si trente ans n’avait pas passé depuis…).

Le travail de Jean Teulé n’est pas du roman-photo « pur » dans le sens où il retouche la matière première photographique. Ce travail de retouche est ce qui le différencie le plus des deux traditions antagonistes du roman-photo qui le précèdent : celle des bluettes romantiques et celle des farces hara-kiriennes. La photographie n’est pas prise dans son état d’origine, mais elle n’est qu’une première étape. L’image est déformée, parfois jusqu’à l’horreur ou la saturation expressive. C’est toute la saleté de l’âme de ses personnages qui s’imprime sur la pellicule. Par la suite, notamment dans Gens de France, le choix clair de l’approche documentaire l’amènera à se renouveler et à interpréter l’image intacte. En ce début de décennie 1980, la force contestatrice et le goût du baroque « pop » des décennies précédentes, trafiquant et déformant l’image tout azimut, produit encore ses effets.
Banlieue sud retrace aussi l’esprit d’une époque, mais sa noirceur peut s’apprécier à tout moment. D’autant plus que les textes ciselés de Jean Teulé, auxquels il attache une grande importance, nous transporte dans tout un univers d’argot et de poésie de banlieue. Rares sont les bandes dessinées où le texte atteint cette qualité poétique.

Fort en moto ou le retour du roman-photo à l’aube d’un nouveau siècle.

On aurait pu croire le roman-photo éteint à l’exception de quelques albums déjà cités plus haut. Heureusement, Grégory Jarry s’est mis en tête de le ranimer, non seulement lui-même, mais en motivant de jeunes auteurs. Fort en moto est le fruit de cet activisme, comme l’explique délicieusement la quatrième de couverture : « Les éditions FLBLB ont tiré du caniveau onze jeunes auteurs de bande dessinée, on leur a donné des vêtements décents, une miche de pain et pour les aider à se réinsérer, on les a obligé à réaliser des romans-photos. ». Ce choix du collectif, outre qu’il offre à de jeunes auteurs qui, pour la plupart, sortent de l’Ecole de l’Image d’Angoulême, une première occasion de publication professionnelle, permet d’apprécier plusieurs déclinaisons possibles du roman-photo, et d’en explorer les possibilités multiples. Si l’histoire qui ouvre le recueil, Aux chiottes de Cléry Dubourg, Daniel Selig, Léo Louis-Honoré, utilise les ressources classiques des romans-photos humoristiques de Léandri, d’autres réalisations innovent largement. Jon, de Robin Cousin, opère un vrai travail sur la répétition des images et sur l’identité, tandis que Façonnée, de Morgane Parisi, utilise la photographie comme souvenir et persistance d’une adolescence montagnarde.
Le plus étonnant est de voir combien le cinéma peut être une source d’inspiration dans la conception du roman-photo. Un constat que Jean Lecointre et Pierre La Police avaient déjà fait dans La balançoire de plasma en empruntant clichés et mises en scène aux films de série Z. Ici, dans L’écluse, Théo Calmejane et Mickaël s’inspirent du cinéma burlesque muet, de sa gestuelle exagérée et de ses panneaux de dialogue. Zot !, de Morgane Parisi, Erik Driessen, Fanny Grosshans et Robin Cousin est aussi, dans un autre registre, un voyage entre dessins et photos dans la SF absurde.
Car l’utilisation de la photographie n’empêche pas d’employer le crayon : Le manger de Morgane Parisi et Fanny Grosshans le prouve habilement sur fond de récit du quotidien.
Je suis loin d’avoir épuisé la diversité des histoires courtes de Fort en moto, qui réussissent à explorer un continent inconnu dont l’histoire est vraiment à redécouvrir.

Pour en savoir plus :

Fort en moto (collectif), FLBLB, 2011
Grégory Jarry, L’os du gigot, Ego comme X, 2004 (à lire intégralement en ligne)
Gébé et Lépinay, Malheur à qui me dessinera des moustaches, réédition FLBLB2010 (histoires parus dans Hara-Kiri entre 1962 et 1966).
Jean Teulé, Banlieue sud, Editions du Fromage, 1981… Malheureusement pas réédité, comme la majeure partie de l’oeuvre en images de Teulé : je vous conseille donc l’achat de Gens de France, Casterman, 1988 mais réédité en 2006 par Ego comme X… Ouf !
Article de Philippe Sohet : « Les ruses du roman-photo contemporain », analyse intéressante du roman-photo (1997) dans la revue Etudes littéraires, à lire en ligne
Lire aussi l’ouvrage de Jan Baetens, Du roman-photo, Médusa-Médias et les Impressions nouvelles, 1992
Une interview de Jean Teulé par Thierry Groensteen réalisée en 1987 et republiée sur le site d’Ego comme X

Mythe français et imaginaire japonais : La Rose de Versailles (Riyoko Ikeda)

La venue de Riyoko Ikeda au dernier festival d’Angoulême est l’occasion de revenir sur l’œuvre qui a fait son succès, La Rose de Versailles. C’est aussi l’occasion de commencer à effleurer le domaine du manga, bien peu présent jusqu’ici sur Phylacterium, il faut l’avouer.

Les mangas tiennent une place énorme dans le paysage français de la bande dessinée ; à l’inverse, la bande dessinée européenne est totalement absente du paysage culturel japonais. On peut légitimement s’interroger sur les raisons de cette relation à sens unique : inadaptation du format européen aux pratiques de lecture des lecteurs japonais ? timidité du côté des éditeurs français ? Protectionnisme de l’édition japonaise ? Cette question fort vaste ne sera pas traitée ici.

 

Tintin en japonais, une exception

 

Si les Japonais ne lisent pas les bandes dessinées occidentales, en revanche ils reprennent parfois des motifs occidentaux pour les adapter aux formats japonais : on peut s’étonner du caractère franchement occidental des villes de certains dessins animés japonais, au hasard celles de Cardcaptor Sakura (du collectif CLAMP) ou même des films de Hayao Miyasaki (Kiki la petite sorcière, ou même Le château ambulant). Il arrive aussi que le manga adapte à l’usage japonais des thèmes narratifs occidentaux : c’est ce qui se passe dans La Rose de Versailles, qui adapte aux codes et aux thèmes du manga l’histoire bien connue de Marie-Antoinette. La Rose de Versailles (en japonais ベルサイユのばら, Berusaiyu no bara) a été publié dans le magazine Margaret (マーガレット) en 82 épisodes, du printemps 1972 à l’automne 1973. Il a remporté rapidement un vif succès et a fait de son auteur, qui avait alors 25 ans, une mangaka reconnue. La Rose de Versailles a connu, dans sa version de poche, un tirage à 12 millions d’exemplaires et a été adaptée au théâtre par la troupe Takarazuka. La série télévisée qui en a été tirée, Lady Oscar a été diffusée entre 1979 et 1980 au Japon, puis dans le monde entier, mais Riyoko Ikeda n’a pas pris part à sa réalisation.

L’histoire de Marie-Antoinette comme mythe français

L’histoire de Marie-Antoinette peut à bon droit être considéré comme un mythe national français. Cette histoire n’est pourtant pas comptée au nombre des Lieux de mémoire1 et elle possède un statut ambigu, à la fois mythe républicain anti-monarchiste et expression d’une fascination certaine pour la vie de cour à la fin de l’Ancien Régime : à bien des égards, la figure de Marie-Antoinette est une anti-Marianne de la même façon qu’Ève est une anti-Marie (et vice versa).

Ce mythe est fait à la fois d’un fondement historique et de développements fictionnels. La réalité historique de cette période a été dépeinte par une multitude d’historiens et de manuels scolaires, même si la limite entre la réalité et la fiction est floue sur de nombreux points : si l’on a plus ou moins élucidé aujourd’hui les tenants et aboutissants de l’affaire dite du collier de la reine, en revanche bien des doutes subsistent sur la relation entre la reine et le comte de Fersen, sur les intentions de Louis XVI à différentes étapes de la Révolution, sur le rôle des Polignac et sur bien des acteurs de la cour de l’époque. Les événements eux-mêmes possèdent des côtés profondément littéraires. La fuite à Varennes, notamment, correspond exactement au schéma de la tragédie : dénouement connu et poutant attendu, personnages de rang élevé, rôle du destin, sentiment de terreur et de pitié, etc.

Autour de ce noyau d’événements historiques attestés, des motifs ont été inventés à l’époque, puis développés et élargis progressivement. Ces motifs tournent autour de l’intimité de la reine : amours avec Axel de Fersen, turpitudes autour de l’affaire du collier de la Reine, intrigues de la Polignac… Souvent sont ajoutés des personnages supplémentaires, comme le comte de Cagliostro dans la pentalogie des Mémoires d’un médecin2 d’Alexandre Dumas ou Oscar François de Jarjayes dans La Rose de Versailles. La trentaine de films qui se sont attachés à décrire l’histoire de Marie-Antoinette ont eux aussi leur lot de personnages secondaires inventés, à commencer par Lady Oscar, le film que Jacques Demy a tiré de La Rose de Versailles en 19783.

L’écriture de La Rose de Versailles

Riyoko Ikeda, en 1972, s’est appuyée sur la documentation qu’elle avait à sa disposition. Le 29 janvier dernier, à Angoulême, elle expliquait qu’elle avait d’abord reçu, à l’école, une vision assez simpliste de l’histoire de Marie-Antoinette, puis qu’elle avait eu à lire sa biographie par Stefan Zweig quand elle était en classe de 1re. Il faut rappeler que cet ouvrage de Zweig, sobrement intitulé Marie-Antoinette4, n’est pas un roman, contrairement à ce que prétend la préface de l’édition française du manga ; parmi les nombreuses biographies écrites par Zweig (Fouché, Magellan, Érasme…), Marie-Antoinette est l’une des plus rigoureuses, des plus exactes et des mieux documentées. Pour l’écriture du manga, Riyoko Ikeda s’est appuyée sur d’autres documents, dont nous ne connaissons pas le détail. Elle reprend tels quels de nombreux aspects du mythe, en particulier dans la première partie du manga : le règne de la Du Barry à Versailles, l’insouciance de la jeune Marie-Antoinette, la maladresse de Louis XVI, les dépenses excessives au jeu, l’affaire du collier de la Reine, les intrigues du duc d’Orléans contre son frère, les amours de la reine avec le comte de Fersen, etc.

Apports japonais au mythe français

Toutefois, la reprise par le manga ne va pas sans des modifications. De la même manière que la vision des villes européennes dans les films de Miyazaki, ou même la représentation des gâteaux français dans les pâtisseries tokyoïtes, ont de quoi étonner l’oeil occidental, la cour de Versailles décrite ici paraît bien caricaturale et bien étrange à la fois, comme si l’on avait plaqué sur le mythe d’origine des caractères qui habituellement ne lui appartiennent pas.

Le premier fantasme plaqué sur la cour de Versailles est celui de la duplicité, du double visage. Oscar François de Jarjayes, le personnage principal à la double identité de femme dans l’uniforme d’un général, en constitue peut-être le paroxysme, mais bien d’autres personnages du manga illustrent cet aspect : la duchesse de Polignac, Jeanne de la Motte, et de manière générale toutes les représentations du courtisan habile à couvrir ses aspirations les plus basses derrière un masque d’urbanité. Surtout, l’évolution du caractère de Marie-Antoinette, d’abord jeune femme futile et ensuite reine responsable, montre que cette dualité peut aussi avoir vocation à recouper la dualité entre Ancien Régime et Révolution. Ce caractère binaire convient bien à la forme du manga, qui donne généralement à chaque personnage deux expressions graphiques : la principale est plutôt statique et calme tandis que l’autre, aux traits simplifiés et aux expressions accentuées, est utilisée pour dénoter la colère, la surprise, la peur ou le trouble amoureux. Les bulles elles-mêmes, dans le manga possèdent deux formes principales : l’une est la bulle la plus banale, ronde et lisse, l’autre est hérissée de piquants et dénote une parole moins maîtrisée.

Un autre élément par lequel l’histoire de Marie-Antoinette se prête bien au format du manga est le découpage en épisodes. Le mythe français autour de la période pré-révolutionnaire se compose d’une certaine quantité d’épisodes que l’on peut choisir de traiter ou de ne pas traiter et qui peuvent faire l’objet d’un volume de type manga : entrée de la dauphine en France, conflit avec la comtesse Du Barry, déboires sexuels du couple royal, affaire du collier de la reine, amours avec Axel de Fersen, convocation des états généraux, fuite à Varennes, etc. Cette division en épisodes se retrouve dans la division des mangas en volumes assez courts, même si l’édition française estompe cette division puisqu’elle ne comporte que deux tomes épais5. Il est à noter que pour La Rose de Versailles, Riyoko Ikeda a fait la même chose qu’Alexandre Dumas en choisissant d’aller de l’arrivée de Marie-Antoinette en France en 1770 jusqu’à son exécution en 1793. Le choix de poursuivre le récit jusqu’à la mort de la reine même après la mort du personnage principal se retrouve également chez Dumas : le cinquième et dernier des volumes de la série, Le chevalier de Maison-Rouge – en réalité paru juste avant les autres, ne reprend pas les personnages des livres précédents et constitue une histoire à part.

Le thème le plus typiquement japonais de La Rose de Versailles est sans doute toutefois l’ambiguïté de genre. Le personnage d’Oscar peut faire penser à la figure historique du chevalier d’Éon, qui d’ailleurs vivait à cette même époque, mais il s’en distingue fortement. Oscar est une femme élevée comme un homme pour occuper des fonctions militaires et elle ne se distingue pas graphiquement de des personnages masculins à l’apparence androgyne que l’on trouve dans nombre de bandes dessinées japonaises. Toutefois, ses relations amoureuses se limitent à l’autre sexe et s’il arrive que des femmes s’éprennent d’elle, c’est uniquement lorsqu’elles la prennent pour un homme ou décident de la voir comme un homme. L’ambiguïté sexuelle est un thème qui se retrouve dans énormément de mangas, en particulier dans ceux qui relèvent du shôjo (manga pour jeune fille). Dans ces mangas, les héros présentent souvent une apparence androgyne et le dessin estompe au maximum les éléments qui permettraient de les différencier des jeunes filles. Des pans entiers du manga pour jeunes filles (principalement le shônen-ai) mettent en scène des amitiés ambiguës entre garçons, dépassant ou non la limite qui sépare la relation platonique de la relation charnelle. Si ces motifs sont récurrents aujourd’hui, il n’en était pas forcément de même en 1972 et La Rose de Versailles avait clairement quelque chose de transgressif.

Dans le même ordre d’idée, la littérature japonaise regorge d’amours repoussées, hésitantes, d’amours impossibles condamnés à demeurer perpétuellement platoniques. Ce motif se matérialise ici en une chaîne amoureuse : Rosalie et André aiment Oscar, qui aime Fersen, qui aime la Reine, qui lui rend son amour, mais cet amour partagé est interdit par la position sociale des amants. Les amours de La Rose de Versailles sont une série d’impossibilités qui aboutissent à une impossibilité d’un autre type.

C’est la richesse de La Rose de Versailles que d’ajouter à l’intérêt de l’histoire d’amour, marque traditionnelle du shôjo manga, l’intérêt historique. Ce livre, connu en France surtout grâce à son adaptation télévisée, a été d’une importance capitale pour faire connaître la culture européenne aux jeunes japonaises ; par la suite, Riyoko Ikeda a d’ailleurs continué dans cette veine en racontant les suites de la révolution dans son manga sur Napoléon, 栄光のナポレオン (Eikô no Naporeon, ou Napoléon le Victorieux), qui n’a pas encore été publié en français.

 

Antoine Torrens

 

1. Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1984-1990.

2. Mémoires d’un médecin, cycle de cinq romans publiés par Alexandre Dumas entre 1846 et 1855 : Joseph Balsamo (1846-1849), Le Collier de la Reine (1849-1850), Ange Pitou (1850-1851), La comtesse de Charny (1851-1855), Le chevalier de Maison-Rouge (1846). Le chevalier de Maison-Rouge fait suite aux volumes précédents d’un point de vue chronologique mais il fut publié avant eux et fait intervenir des personnages différents.

3. Lady Oscar, film de Jacques Demy, 1978.

4. Stefan Zweig, Marie-Antoinette, 1933.

5. La Rose de Versailles a été publié pour la première fois en français par les éditions Dargaud-Kana entre 2002 et 2005.

Terreur Graphique, Rorschach, Six pieds sous terre, 2011

Parmi les nouveautés fraîches d’une année 2011 qui ne fait que commencer, un album édité chez Six pieds sous terre a pu se faire remarquer des lecteurs assidus de blogs bd. Rorschach, du dessinateur-blogueur graphique Terreur Graphique, est loin d’être une énième mise en papier d’un carnet numérique. C’est un album complet, inédit et au scénario original, qui éclaire d’une manière neuve le travail de Terreur Graphique, fort connu, jusque là, sur la toile. Et qui confirme la capacité à révéler de jeunes dessinateurs que le phénomène de l’autopublication sur internet porte depuis plusieurs années maintenant.
Fidèle à la méthode éprouvée lors des débuts du blog Phylacterium, j’ai choisi de profiter de Rorschach pour mettre en avant une oeuvre plus ancienne mais proche, ici plutôt dans ses thèmes et dans son contexte éditorial. Ce sera Les Contures, recueil publié en 2004 à l’Association, qui constitue une étape essentielle pour comprendre l’univers de son auteur, Mattt Konture, connu et reconnu au moins depuis le milieu des années 1990 pour son travail autobiographique. C’est sous le signe de l’hallucination graphique et des bienfaits de l’auto-édition que sera placée la comparaison entre les deux albums, pour une navigation entre les obsessions dérangeantes de Terreur Graphique et la mythologie personnelle, mais tout autant obsessionnelle et psychédélique, de Matt Konture.

Terreur Graphique, du blog à l’album


J’entends d’ici les remarques des éventuels fidèles du blog Phylacterium (pour les autres, inutiles de lire ce qui suit, passez directement à la phrase suivante) : j’aurais pu faire un Parcours de blogueur sur Terreur Graphique, tout de même ; certes, mais, à l’instar de Tanxxx, Terreur Graphique fait partie des nombreux blogueurs bd que je n’ai découvert que tardivement. Rorschach constitue donc d’une certaine manière mon premier contact avec son travail, et ce n’est que pour cet article que je me suis penché plus en détail sur ses trois blogs, Terreur Graphique, le blog musical en collaboration avec Dampremy Jack, La musique actuelle pour les nuls, sur le site des Inrockuptibles ; et, depuis janvier 2011, Niveau caché. Il n’en sera question que de façon périphérique.

Rorschach
n’est pas le premier album de Terreur Graphique, comme l’indique habilement la dernière page de l’album. Il a déjà publié deux ouvrages, tous deux collaboratifs : avec Gwenole Le Dors, il a dessiné Retiens la nuit chez Vide Cocagne éditions (2010) et il est l’auteur d’une des histoires du recueil On dit de Lyon publié par Quenelles graphiques. Toutefois, il s’agit dans les deux cas d’édition relativement confidentielles : exclusivement papier dans le cas de Vide Cocagne (basée sur Rezé depuis 2003), davantage numérique dans le cas de Quenelles graphiques (qui a mis au point son propre agrégateur de blog, Petit Format, qui rassemble un grand nombre de blogs bd de qualité). Ainsi, avec Rorschach, Terreur Graphique quitte le domaine foisonnant mais peu visible de la petite édition pour une maison de taille importante et à la solide tradition éditoriale, Six pieds sous terre. Pour mémoire, Six pieds sous terre est une maison d’édition qui émerge justement du monde du monde du fanzinat : d’abord entraînée par le fanzine Jade à partir de 1991, qui devient une revue professionnelle diffusée en kiosque à partir du milieu de 1995, Six pieds sous terre finit par se concentrer sur l’édition d’albums, tout en restant en contact avec de jeunes auteurs ainsi qu’avec l’auto-édition. Six pieds sous terre a vu débuter, et continuer de publier Pierre Duba, Guillaume Bouzard, et plus récemment James et la tête X. On reste donc dans l’édition alternative, celle qui, née d’initiatives d’auteurs et passionnés dans les années 1990 (Ego comme X, l’Association, Les Requins Marteaux, Cornélius, Frémok, Atrabile) a confirmé, à l’aube du XXIe siècle, sa capacité à motiver la jeune génération et à passer le relais.
Qu’elle aille voir dans la pépinière de l’auto-édition en ligne (James et la tête X se sont eux aussi fait connaître par un blog) est significatif d’une capacité d’adaptation bienvenue. Elle est d’autant plus pour des auteurs comme Terreur Graphique dont l’univers, très affirmé et original, cherchant ouvertement à susciter le malaise chez son lecteur, auraient eu bien du mal à trouver sa place au sein de plus grosses maisons. Cet univers, on le voit naître progressivement sur son blog, lancé en mai 2006. Il y développe ses personnages caractéristiques, difformément épais et suant sans cesse, semblant toujours au bord du malaise, qui suffisent à déclencher une impression d’incongruité chez le lecteur, comme face à d’étranges freaks trop ressemblants pour nous être totalement étranger. C’est là ce qui fait la force de ce qu’on peut proprement appeler un style.

Style qui s’accorde parfaitement avec la tonalité de l’album, que l’on pourrait lire comme une recherche expressive des effets les plus sordides de la psychanalyse. Le héros de Rorschach est un jeune dessinateur névrosé qui, au cours d’une séance chez son psy, reste captivé par un de ces tests dites « de Rorschach » (du nom du docteur qui le conçut en 1921) censé révéler le portrait psychologique inconscient du patient. Sa vie va en être changée puisque les fameuses tâches deviennent une obsession, envahissent progressivement son champ de vision, et, surtout, l’entraînent périodiquement dans des cauchemars plus vrais que nature au cours desquels il revit les traumatismes les plus horribles de son existence.
L’idée de départ de Terreur Graphique, ingénieuse, est d’exploiter le caractère graphique des tâches graphiques pour leur donner vie. Masses informes, elles se changent en d’étranges monstres organiques. Le style même du dessinateur est un écho aux tâches : adepte de déformations expressives, de formes organiques en tout genre (plantes carnivores, racines, tentacules) ou de différents types de suintement et d’écoulement, il trouve ici un sujet idéal. Au-delà de cette astuce visuelle qui lui permet de s’adonner à quelques expérimentations graphiques, Terreur Graphique tisse un scénario plutôt habile en plusieurs séquences fonctionnant autour des hallucinations du héros. Si le début est un peu long à se mettre en place, hésitant entre humour noir et introspection, et quelque peu téléphoné dans ses interprétations psychanalytiques, un rythme est vite trouvé jusqu’à un climax final très éprouvant pour le lecteur. Terreur Graphique s’affirme, par cet album, comme un digne représentant de ce qu’on pourrait appeler, par une comparaison avec le cinéma, de la bande dessinée d’horreur. Si cet aspect était déjà présent sur quelques notes de blog, le retrouver sous la forme d’un album et d’une histoire longue est une excellente nouvelle qui permet aussi à Terreur Graphique de singulariser d’emblée son univers auprès de lecteurs de passage qui n’auraient jamais vu son travail en ligne.

La naissance des Contures, où l’émergence d’une mythologie personnelle hallucinée

Certes, les différences entre Rorschach de Terreur Graphique et Les Contures de Mattt Konture sont nombreuses en apparence. Le second se situe explicitement dans le registre autobiographique et le premier dans la fiction. A la sensibilité délicate de Mattt Konture s’oppose l’exubérance cynique de Terreur Graphique. Et pourtant, il n’est pas si difficile, me semble-t-il, de tisser des liens.
Sur le plan du contexte éditorial, tout d’abord. Reprenons. L’album dont il est question, Les Contures, paraît en 2004 à l’Association, maison d’édition dont Mattt Konture est l’un des fondateurs. L’histoire de l’Association est sensiblement identique de celle de Six pieds sous terre : partie du fanzinat dans les années 1980 (Le Lynx et Nerf), elle commence à éditer des albums à partir de 1990 et publie la revue Lapin qui voit débuter de jeunes auteurs, là encore de façon renouvelée sur vingt ans, non sans des tensions internes (dont le tout dernier rebondissement est une grève du personnel suite à plusieurs licenciements). En tant que fondateur, Mattt Konture reste très lié à l’Association, qui est son principal éditeur. Les Contures n’est pas un album original mais un recueil regroupant plusieurs récits courts parus dans Lapin entre 1991 et 2001.
Le travail de Mattt Konture, dispersé en plusieurs fanzines, revues et albums depuis 1986, est essentiellement autobiographique. Les Contures n’échappe pas à la règle, même s’il frôle la fiction sans jamais s’y arrêter réellement. Ces fameux « contures » sont les monstres personnels de l’auteur, d’où il tire son pseudonyme. Croisement improbable entre des lampadaires de jardins et des poulets sans plume (et aussi un peu des Shadoks), ils l’obsèdent tout au long de sa vie. Tout comme le héros de Rorschach voit sans cesse les tâches, Mattt Konture voit sans cesse les contures dans ses rêves et ses souvenirs. Bien que regroupant des histoires parues à près de dix ans d’intervalle, le recueil se présente comme un tout cohérent, une recherche personnelle de l’origine d’un pseudonyme. Mattt Konture propose au lecteur un parcours dans ses souvenirs, là encore de la même manière que le héros de Rorschach, la seule différence étant que ce dernier ne contrôle pas le jaillissement des souvenirs en question et que ces derniers sont beaucoup plus dérangeants. D’autres thèmes sont proches mais traités différemment, en particulier le rapport au souvenir d’enfance, géré pacifiquement chez Konture, comme une recherche volontaire et comme une invasion très agressive et subie chez Terreur Graphique.
Enfin, nos deux auteurs, chacun à leur manière, portent une partie de l’héritage de la bande dessinée underground qui émerge dans les années 1960-1970. Chez Konture, la rapport est direct, lui-même se revendiquant de la mouvance underground qui, ne l’oublions pas, fut l’une des premières à promouvoir l’autobiographie dessinée. Son trait libre, son inspiration punk, fait de Konture une juste figure de l’underground français. Quant à Terreur Graphique, il capte l’héritage underground dans sa recherche d’une esthétique trash où plane sans cesse une obsession sexuelle qui peut aller jusqu’au dégoût.

Mais c’est sur le plan des choix graphiques, que les liens sont les plus évidents et les plus intéressants. Tous deux prennent comme sujet d’expérience graphique (visuelle autant que graphique, même), des hallucinations née de l’inconscient, Terreur Graphique dans le registre de l’horreur, Mattt Konture dans celui de la fantaisie enfantine. Il y a derrière les deux oeuvres un même projet de mise en dessin d’entités abstraites et immatérielles qui sont de pures créations de franges lointaines de l’imaginaire. Ce qui donne dans les deux cas des planches ou des cases qui, muettes, n’ont d’autre but que d’être « regardées » (contempler serait plus juste) en profondeur par le lecteur et interprétées selon des biais symboliques. Chez Terreur Graphique, la « grille de lecture » symbolique se rapporte aux thèmes classiques de la psychanalyse : patricide, représentation utérine et vaginale, vision des parents faisant l’amour… Chez Konture, la lecture est plus subtile, puisque les clés de déchiffrement sont liées aux souvenirs propres à l’auteur, et, à la façon d’un sous-texte, il nous les énonce au fur et à mesure qu’il les redécouvre lui-même : les lampadaires de jardin deviennent des monstres, la mairie de Creil devient un château disneyen, une tante charmante devient une fée.
Toujours sur le plan des expériences graphiques, les deux dessinateurs, prenant toujours pour pretexte une quête psychanalytique, font montre d’une belle virtuosité graphique. Ils s’inscrivent dans une esthétique psychédélique, que l’on peut faire remonter aux années 1960 et à la découverte des psychotropes, qui met en avant la qualité décorative abstraite des hallucinations. Ce sont autant de formes aléatoires proliférantes ou se répétant à l’infini, tournoyant sur elle-même, bouleversant et contaminant leur environnement, qui jaillissent des pages. Konture explore surtout la puissance du trait et de ce qui peut en jaillir : un vieux pavillon en ruines se change en un amas illisible de traits où toute perspective est faussée. Terreur Graphique s’intéresse plutôt à la tâche (forcément !) et à son potentiel de métamorphose constante, à sa malléabilité. Tous deux pratique une écriture ou le dessin est image à voir autant que langage à comprendre.

Fanzinat et blogs bd : évolution et complémentarité de l’auto-édition

Burp, fanzine piloté par Mattt Konture


Mattt Konture, on l’a vu, est ici du milieu du fanzinat. C’est dans des publications artisanales et auto-éditées qu’il a débuté et la naissance même de l’Association, on l’a vu, est indissociable de la matrice fanzinesque. Nombre de dessinateurs qui se sont fait connaître dans les années 1990 ont connu un parcours identique, passant ainsi d’une pratique amateure à une pratique professionnelle (Jean-Christophe Menu, Guillaume Bouzard, Pierre Druilhe, Carali, Stéphane Blanquet, Alex Baladi…). Tout comme Alex Baladi, Mattt Konture fait partie des rares auteurs qui, bien qu’ayant à présent un statut professionnel indéniable, continuent d’auto-éditer artisanalement des fanzines, brisant le cliché qui voudrait que le fanzine n’est qu’une étape vers la professionnalisation : il est aussi un espace de création à part entière, certes centrée sur une pratique amateure (ou si l’on préfère non-rémunératrice).
Pour résumer à grand trait l’histoire du fanzinat, il n’est pas lié uniquement à la bande dessinée, mais plutôt, plus largement, à une production de revues par des passionnés en marge de l’édition traditionnelle, dans des domaines où le fandom est très organisé, tels que le rock, la science-fiction, le cinéma. Pour certains, cette marginalisation est simplement liée à des nécessités financières, pour d’autres, elle est une véritable philosophie de la publication libre indépendemment des lois du marché et des médias mainstream, la pratique amateure ayant, dans ce dernier cas, tout autant de valeur que la pratique professionnelle. Des « graphzines », fanzines accueillant des bandes dessinées, se multiplient en France dans les années 1970, soit dans le cadre de la diffusion d’une contre-culture contestataire liée au mouvement punk et à l’underground, soit au sein des écoles d’art, comme une première expérience éditoriale. Dans le secteur de la bande dessinée, les fanzines sont très tôt reconnus comme un secteur à part entière de la production : depuis 1981, un prix du fanzine est remis à Angoulême (même si leur traitement dans les médias ou leur des festivals reste encore très marginal). Et, au cours des années 1990, des fanzines comme Le Psikopat, Jade, Le Goinfre, PLGPPUR finissent par devenir des revues essentielles de l’histoire de la bande dessinée dans leur capacité à faire émerger des auteurs et des styles neufs, quitte à se professionnaliser davantage pour certains d’entre eux.
Or, l’apparition des blogs bd au cours de la décennie suivante a fait jaillir une seconde source d’autopublication qui a progressivement émergé, à son tour, comme un tremplin efficace vers l’édition papier. Faudrait-il se mettre à penser que, un mode de publication chassant l’autre, le blog bd se soit substitué au fanzinat ? Point du tout, et ce n’est en rien notre intention ; les deux ne sont pas entièrement comparables et, plutôt que de substitution, il faut remarquer la complémentarité qui a finit par s’installer entre les deux modes d’autopublication amateure.

Le fanzinat porte en lui deux différences essentielles avec le blog bd : son caractère collectif et le maintien, en son sein, d’un « esprit artisanal » presque libertaire bien particulier que l’on ne retrouve pas dans le blog bd. En tant qu’espace collectif, le fanzine astreint ses participants à une certaine rigueur qui les rapproche encore davantage de la professionnalisant. A la rigueur, le fanzinat comme pratique pourrait se comparer à certains cousins des blogs bd : les blogs collectifs, fruit d’une collaboration entre plusieurs dessinateurs avec comme objectif d’oeuvrer pour un projet hors de toute contrainte éditoriale ; parmi ses blogs collectifs, le plus durable est certainement le blog Damned qui réunit Goupil Acnéique, Clotka, Olgasme et Flan, au moins depuis 2005. Chicou-Chicou avait constitué, en 2005-2006, un autre projet organisé par Boulet, Aude Picault, Lisa Mandel, Domitille Collardey, Erwann Surcouf. Plus certainement, les fanzines ont trouvé leur extension sur Internet sous la forme de webzines (El Coyote, Numo, Puissance maximum). Là où les blogs collectifs conservent la periodicité de publication propre au format blog, le webzine explore souvent d’autres organisations de la publication : par rubriques, par auteurs, par grands thèmes déclinés au fil des pages.
Et n’oublions pas non plus que beaucoup de blogueurs ont aussi un fanzine et jouent ainsi sur les deux tableaux (internet se révélant alors un formidable moyen de faire connaître le fanzine). La célèbre blogueuse Cha participe par exemple au fanzine Speedball. Le blogueur Unter est l’un des fondateurs, avec Filak et Radi, du fanzine Onapratut devenu maintenant maison d’édition. Comme l’atelier, le fanzine reste un espace de sociabilité professionnelle important pour les dessinateurs de bande dessinée. Terreur Graphique est certes blogueur, mais il participe aussi à plusieurs fanzines (Kronik, Bévue !!!…) ou publie chez des micro-éditeurs (Vide Cocagne, Quenelles graphiques).
Une dernière chose : il faut considérer les fanzines et les blogs bd en eux-mêmes, avec leur esthétique propre, leurs codes propres, et pas seulement en tant qu’antichambres d’une édition papier classique qui serait forcément le point d’aboutissement. Les études menées sur le phénomène du fanzinat bd et de l’auto-édition restent extrêmement réduites, même si une bibliothèque leur est consacrée, la fanzinothèque de Poitiers.

Pour en savoir plus :

Terreur Graphique, Rorschach, Six pieds sous terre, 2011
Le blog de Terreur Graphique
Mattt Konture, Les Contures, L’Association, 2004
Sur Mattt Konture, je vous invite à lire la monographie que lui consacre Pacôme Thiellement, parue à l’Association en 2006. Comme je ne l’ai honteusement pas compulsée pour cet article mais que je n’ignore pas son existence, je vous enjoins à faire ce que je dis plutôt que ce que je fais !
Un site fort intéressant consacré aux fanzines bd
Site de la fanzinothèque de Poitiers

Baruthon 12 : Fais péter les basses, Bruno !, Futuropolis, 2010

Nous voilà arrivé à la fin de notre marathon-Baru entamé en février dernier suite à l’annonce de la remise du Grand Prix du festival d’Angoulême à Baru. 12 mois pour 12 oeuvres patiemment lues et étudiées, qui, toutes ensemble, forgent la personnalité artistique de celui qui, dans deux semaines et pour quelques jours, présidera la 38e édition du FIBD. Je vous laisse consulter le site du Festival d’Angoulême pour toutes les informations concernant la manifestation (http://www.bdangouleme.com/). Quelques liens directs sur les articles directement consacrés à Baru : une interview en deux parties (partie 1, partie 2 et partie 3) ; la présentation de l’exposition « Le Rock à Baru », qui donnera lieu à un disque de trente-et-un titres de rock’n’roll pré-1960, spécialement choisis par Baru ; une vidéo de présentation du « président Baru ».

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé
Baruthon 11 : Pauvres Zhéros

Fantaisie nostalgique

A quelques mois du festival, Baru a sorti son dernier album, Fais péter les basses, Bruno !, chez Futuropolis. L’occasion, peut-être, pour de nombreux lecteurs de découvrir un auteur relativement discret et bien moins connu que les présidents l’ayant précédé (quoique la présence de Blutch l’année précédente relevait de la même volonté de mettre sur le devant de la scène de talentueux auteurs de l’ombre). Paradoxalement (je ne sais si l’album était prévu avant la nomination), Fais péter les basses, Bruno ! n’est pas représentatif du reste de l’oeuvre de Baru. Au contraire, il semble annoncer de nouveaux thèmes et l’auteur y emploie une esthétique qui s’écarte sensiblement du réalisme auquel il s’était contraint jusque là. Certes, il ne s’agit pas d’une révolution complète, et les grands thèmes « barusiens » sont tout autant présents. Mais l’impression que j’ai eu en lisant l’album était que l’obtention du Grand Prix, reconnaissance susceptible de marquer l’apogée d’une carrière, n’avait pas poussé Baru à cesser toute expérimentation. Cette capacité à mettre en danger son propre style, ses propres codes, à s’adresser à d’autres sphères culturelles, à se lancer des défis et à s’y tenir, que j’avais déjà pu déceler dans d’autres albums, est maintenu. Je ne vais pas reprendre ici une énumération fastidieuse, mais Baru avait déjà croisé son champ d’investigation initial, la fresque sociale, avec des genres très marqués comme la science-fiction (Bonne année) ou le récit d’enfance (Les années Spoutnik).
Même logique ici avec ce nouvel album qui est un étrange croisement entre l’univers classique de Baru et un genre bien spécifique : le polar à la française. D’autant plus spécifique que Fais péter les basses, Bruno ! se présente d’emblée comme un hommage à une période particulière du cinéma français, les années 1960-1970, dont l’oeuvre la plus emblèmatique est Les tontons flingueurs (1963). Cette période vit fleurir (peut-être jusqu’au Buffet froid de Bertrand Blier en 1979), des films de gangsters flirtant plus ou moins avec la parodie, parfois adaptés de romans policiers souvent tout à fait sérieux (Les tontons flingueurs, adapté de Grisbi or not Grisbi d’Albert Simonin), dans d’autres cas, des créations purement burlesques (Le Grand blond avec une chaussure noire d’Yves Robert relève encore de la même veine en 1972). Dans une logique de contrepied qui eut lieu selon les mêmes modalités et à la même époque dans le genre du western avec les westerns-spaghettis italiens, ces films hautement référentiels succédaient, voire se mélangeaient, à une période riche en polars (tout à fait sérieux et respectueusement classiques, cette fois : Touchez pas au grisbi en 1954 et Mélodie en sous-sol en 1963, pour ne donner que quelques exemples), en conservaient les codes narratifs et très souvent les acteurs (Jean Gabin et Lino Ventura surent ainsi jouer de l’image qu’ils s’étaient eux-mêmes forgés dans les années 1950), mais ajoutaient à l’intrigue des bons mots ou des situations loufoques, ou, très intelligemment, surjouaient des stéréotypes. Pour moi, les plus réussis de ces films restent ceux qui parviennent à être drôles sans trahir l’esprit initial du polar, apportant ainsi au spectateur une double satisfaction. Michel Audiard reste le dialoguiste symbolique de la période par le « parlé » qu’il avait imaginé, sorte d’argot poétique et percutant : s’il savait se montrer autant à l’aise dans des polars sérieux que dans des comédies, sa carrière de réalisateur reste un peu plus faible car trop répétitive à mon goût.

Dans l’album de Baru (rassurez-vous, Phylacterium est encore un blog sur la BD et pas sur le cinéma!), la référence se veut directe dès la page de garde où il est dit « cet album est un hommage à… suivant une liste de noms cryptés parmi lesquels on peut reconnaître Georges Lautner, Michel Audiard, Lino Ventura, Bernard Blier, et consorts : là où, dans les deux autres « hybridations » citées, il s’agissait surtout de s’approprier un genre, Baru choisit ici d’assumer franchement ses sources d’inspiration. D’ailleurs, l’album est franchement une comédie, alors que, jusque là, le rire n’était pas chez lui le moteur principal de l’intrigue. Ce qui ne veut pas dire pour autant que Baru se trahit lui-même, pour deux raisons. (trois en fait, car dans le fait, une première raison me saute inopinément aux yeux : Baru fait ce qu’il veut, et peut tout à fait aller à l’encontre de son propre univers s’il en a envie : les lecteurs grognons s’en plaindront, mais certains sauront apprécier) D’abord apparaît une logique de cycles. Il y a d’abord eu, de 1984 à 1990, un cycle ancré dans l’adolescence ouvrière et immigrée dans les années 1960. Puis, d’une façon relativement naturelle, Baru a commencé à se pencher sur le problème des banlieues dès 1995 pour s’en emparer plus franchement dans les années 1998-2006. En 2009, cependant, il a tenté une première incursion du côté du roman noir et du polar en adaptant Pauvres Zhéros de Pierre Pelot chez Casterman. Si ce premier essai a pu paraître circonstanciel, lié à un projet pour une collection, peut-être annonçait-il en réalité le début d’un cycle tourné vers l’univers du polar, sous ses formes les plus sombres comme les plus joyeuses. D’autant plus que, si l’on devient précis et que l’on jette un regard en arrière, Baru s’était déjà permis d’emprunter des éléments narratifs aux romans et aux films policiers, comme une manière d’installer une intrigue suivie et un suspens : dans L’autoroute du soleil survient une question de trafic de drogue qui voit intervenir la police, tandis que dans L’enragé, qui précède directement Pauvres Zhéros, l’histoire, faite de flash-backs, est racontée depuis un tribunal où le personnage principal est accusé de meurtre (et, pour le dénouement, le fil policier s’avèrera essentiel). Et puis, l’autre raison de l’absence de réelle trahison est dans l’intrigue de Fais péter les basses car… vous allez comprendre.

Une drôle d’hybridation : immigré barusien rencontre truands lautneriens

Revenons-en à l’intrigue. Ou plutôt aux intrigues. Car Fais péter les basses se compose de deux intrigues. L’intrigue policière d’abord : Zinedine, un jeune gangster tout juste sorti de prison contacte Fabio, ancien de la profession, désormais rangé des voitures, pour un dernier coup : un fourgon de la Brinks sans escorte, avec 7 ou 8 millions à la clé. Par esprit sportif plus que par l’appât du gain, Fabio accepte et remonte pour le casse son ancienne équipe : Paul et Gaby, le « Picasso des explosifs ». Comme le lecteur peut dès le départ sans douter, rien ne va se passer comme prévu et, de trahisons en quiproquo, les différents protagonistes vont se livrer à une lutte échevelée entre « vieux de la vieille » et « petits jeunots ». Difficile de ne pas y voir un hommage aux nombreux films où un vieux truand à la retraite reprend du service le temps d’un « dernier coup » (Gabin dans Mélodie en sous-sol, Ventura dans Les tontons flingueurs. Gabin a plus d’une fois endossé ce rôle.). Le scénario est construit comme une suite de rebondissements qui enchaînent les étapes narratives habituelles : réunion de l’équipe de part et d’autre, déroulement méthodique du « plan », course-poursuite derrière les millions qui passent de main en main. Baru fait preuve d’une forme d’érudition à l’égard du cinéma auquel il souhaite rendre hommage, multipliant non pas tant les allusions directes que les scènes clés reconnaissables par les amateurs du genre (quoique Fabio ait un petit air de Ventura…).
A cette première intrigue, la plus évidente et la plus classique, s’en ajoute une deuxième. Le lecteur suit le périple de Slimane, un jeune africain prodige du football, qui s’introduit illégalement en France avec l’espoir de devenir champion et finit, bon gré mal gré, par être mêlé au casse décrit plus haut et n’arrange pas les affaires des deux équipes en présence. Les lecteurs attentifs du blog auront reconnu des thématiques purement « barusiennes », s’ils me permettent le néologisme : le jeune sportif immigré (ou d’origine immigrée) tentant tant bien que mal de se faire une place en France (thématique de Le chemin de l’Amérique et de L’enragé). Alors bien sûr, dans un album de Baru classique, le destin de Slimane aurait été tout tracé : rencontrant petit à petit le succès, il aurait fini par être rattrapé par ses origines étrangères. Sauf que cette fois, Baru a choisi de surprendre, et le jeune Slimane ne connaîtra pas le même sort que Saïd Boudiaf ou Anton Witkoswsky. Pris dans une intrigue qui le dépasse, son sort n’est guère plus enviable car, là où les deux autres héros-sportifs étaient à amener à faire preuve de volontarisme et à exprimer leur talent, Slimane ne pourra compter que sur la chance et le hasard. Paradoxalement, et malgré la tonalité comique générale de l’album, les parties qui concernent le prodige immigré sont moins optimistes que ce à quoi Baru nous avait habitué.
Le croisement de deux intrigues est un défi difficile à mener et, dans Fais péter les basses, Bruno, une impression de décalage perturbe parfois la lecture ; l’impression que les deux intrigues ne sont pas parfaitement imbriquées mais simplement juxtaposées. Ce sera là ma principale réserve par rapport au dernier album de Baru : mener de front deux propos (qui plus est un propos léger et un plus grave) n’est pas sans risques et, dans le cas présent, l’aventure de Slimane m’a semblé souffrir de quelques interférences.

Baru l’expérimentateur entreprend aussi, par rapport à ses albums précédents, deux évolutions esthétiques qui se justifient clairement par le statut « d’hommage » : pastichant les polars-comédies à la française, nous le surprenons à travailler sur l’humour et les stéréotypes.
L’humour n’est bien sûr rarement loin chez Baru. Mais souvent est-il disséminé par petites touches, contrepoint à un propos plus grave et plus profond. Ici, Baru n’hésite pas à utiliser de grosses ficelles de comédie : des situations rocambolesques, des quiproquos absurdes, des personnages d’idiots accomplis. Le comparse de Zinedine, José, est un véritable imbécile dont le rôle principal dans l’histoire est de faire échouer, par négligence, les plans bien huilés de son patron (il fait parfois penser à Jean Lefebvre dans Les tontons flingueurs). C’est sur le plan de l’utilisation de stéréotypes que Baru innove le plus. J’entends par « stéréotypes » l’emploi de personnages dont le caractère apparaît d’emblée au lecteur, entier et peu sujet au changement, en référence à des codes propres à certains genres, ou à d’autres oeuvres. Dans ses précédents albums, par une forme de tension vers le réalisme, il préférait les personnages tout en nuance : ni vraiment bon, ni vraiment méchant, ni vraiment sympathique, ni vraiment antipathique. A ce titre, les différents protagonistes de L’enragé avaient tous leur face noire. Avec Pauvres Zhéros, Baru avait été contraint (par le scénario), de manier ce même type de stéréotypes du roman noir : la brute, l’idiot, le politicien véreux. Ici, les stéréotypes, comme hommage, sont franchement assumés et chacun des personnages (ils sont présentés sur la couverture) correspond à un « type » cinématographique : le vieux beau, le jeune impulsif et sans moralité, l’idiot innocent, le gorille silencieux… Le seul qui échappe à cette règle est Slimane, peut-être justement parce que lui vient de l’univers de Baru. Les autres personnages sont comme directement importés (non sans quelques adaptations) de la source première de l’auteur.
Au final, Fais péter les basses, Bruno ! ressemble à une joyeuse fantaisie nostalgique, légère et bourrée de références, dans laquelle Baru s’amuse, lui aussi, à étonner son lecteur.

2010, année Baru ?

Fais péter les basses Bruno marque la fin d’une année 2010 qui aura été « l’année Baru », certes avec une certaine discretion caractéristique à cet auteur, mais non sans quelques moments forts (le plus fort étant encore à venir : sa présidence du festival d’Angoulême).

Il fallait s’attendre, après l’annonce du Grand Prix 2010, à un phénomène éditorial autour de Baru. On n’oubliera pas que le parcours éditorial de Baru se caractérise, en 25 ans de carrière, par des changements fréquents d’éditeurs ; ainsi est-il passé successivement entre les mains de Dargaud, Futuropolis période Robial, Albin Michel/L’Echo des savanes, Casterman, Dupuis. Fais péter les basses, Bruno n’est pas, en apparence, son premier album sous le nom de « Futuropolis », mais c’est en revanche sa première collaboration pour un album long avec le « nouveau Futuropolis » tel que relancé par l’alliance Gallimard/Soleil Productions depuis 2004 (il avait aussi participé, pour une histoire courte, au recueil Le jour où…). Avant 2010, les albums de Baru avaient été successivement réédités au fil de ses changements d’éditeurs : j’en veux pour exemple Quéquette blues, son premier album, qui a connu trois éditions différentes au fil des décennies : Dargaud (1984), Albin Michel (1991), Casterman (2005). Dans les années 2000, les rééditions de l’oeuvre de Baru étaient surtout l’affaire de Casterman avec qui il travaille depuis le début des années 1990. Récemment, la maison belge avait réédité, sous la forme d’intégrale, L’Autoroute du soleil (2008), le recueil Noir (2009), Les Années Spoutnik (2009) ; courant 2010, après le FIBD, elle avait ajouté à son catalogue une réédition du Chemin de l’Amérique (qui, en effet, manquait), devenant ainsi la maison d’édition la plus complète sur l’oeuvre de Baru.
Que pouvait-il rester à d’autres éditeurs ? Comme on pouvait le prévoir, 2010 a vu se réveiller d’autres éditeurs que Casterman. Ce qui, finalement, est loin d’être un mal puisqu’à la veille de son festival, l’intégralité de son oeuvre est disponible dans des rééditions de moins de deux ans, à trois exceptions prêts : La communion du Mino (Futuropolis, 1986), Cours camarade (paru à l’origine chez Albin Michel en 1988) et Sur la route encore (paru à l’origine chez Casterman en 1997). Il ne s’agit pas là des trois oeuvres les plus importantes de Baru, et le statut de « brouillon de L’Autoroute du soleil » attaché à Cours camarade peut expliquer l’absence de rééditions. Quels éditeurs en 2010, donc ? Dupuis a naturellement réédité dans une intégrale L’enragé qui figurait déjà à son catalogue, dans la collection Aire Libre. Futuropolis nouvelle version est également allé fouiller dans le catalogue de l’ancien Futuropolis pour ressortir Vive la classe (et pas La communion du Mino, étrangement). La nouvelle version de Vive la classe a été, nous annonce-t-on sur le site « revue et corrigée » par Baru. Je n’ai pas pu comparer les deux versions, mais d’après les extraits diffusés, un travail de mise en couleur intéressant a été effectué. Enfin, dernière salve de rééditions, celle des Rêveurs, qui a commencé dès avant le FIBD 2010 puisque fin 2009 paraissait La piscine de Micheville. Ces derniers mois est sorti un plus ambitieux coffret intitulé Villerupt 1966 qui réunit intelligemment Quéquette blues, La piscine de Micheville et Vive la classe, plus le documentaire Génération Baru dont je vais vous parler plus loin. La petite maison d’édition cofondée en 1997 par Nicolas Lebedel et Manu Larcenet (petite au sens où son catalogue reste assez réduit malgré ses presque quinze ans d’existence) a misé sur le thématique plutôt que sur une réédition purement circonstancielle. Le coffret rassemble en effet trois albums du premier « cycle » narratif de Baru, celui dans lequel il s’inspire de son adolescence dans une cité ouvrière lorraine, dans les années 1960. Le coffret Villerupt 1966 offre ainsi une cohérence thématique forte, une vision retrospective du monde ouvrier, qui se présente bien comme une fiction, et non comme du documentaire. Avec le recul, on se rend compte que cette première période de la carrière de Baru (1984-1987) dans laquelle son art narratif était encore en perfectionnement, et son style gardait encore une puissance expressionniste qu’il s’est attaché à retenir davantage par la suite, a donné naissance à la partie la plus crûment personnelle de son oeuvre. Le choix des Rêveurs n’est pas sans résonance politique, et nous verrons comment le FIBD 2011 gère cette caractéristique de Baru qui n’a jamais hésité à exprimer son respect de l’idéal social communiste : évoquer en 2010 le monde ouvrier des années 1960 (qui entame à cette date un long déclin tant matériel que politique), c’est faire revivre une culture passée, mais qu’on aurait tort de ne considérer que comme un archaïsme dépassé dont il n’y a plus rien à apprendre.

Mais il me semble déjà que l’une des expos du FIBD 2011 s’intitule cryptiquement DLDDLT (Debout les Damnés De la Terre), et qu’elle s’accompagnera d’une statute de Lénine. Baru nous rappelle ici qu’une partie de la culture ouvrière (au moins « sa » culture ouvrière) s’enracine dans l’idéologie communiste. De même que José Munoz avait tenu, en 2008, à ne pas centrer l’exposition « Grand prix » sur lui-même mais sur l’Argentine, Baru fait le choix de présenter le monde ouvrier (je me fie ici à la description donnée sur le site du FIBD). La mise en scène sociale aura donc pleinement sa place et on n’en attendait pas moins de Baru. En espérant qu’aucun oiseau de mauvais augure ne viennent sériner que la bande dessinée n’a pas à s’occuper de politique. Mais j’espère que le débat est depuis longtemps trancher.

Les deux derniers choix de Grand Prix, en 2009 et 2010, semblent s’être basés sur des critères d’exigences : Blutch et Baru sont deux auteurs « à contre-courant » au sens où ils restent assez peu connu du grand public. L’expo Blutch avait permis de rapprocher bande dessinée et art plastique ; le festival-Baru sera placé sous des augures politiques, et ce malgré le fait que le FIBD reste le plus grand marché de bande dessinée de France et que la dimension commercial du médium prévaut largement dans la représentation qui en est faite. Un semble d’équilibre est ici recherché. Baru comme Blutch bénéficient (me semble-t-il), d’une forte reconnaissance de leur pairs pour leur choix radicaux. Baru a enseigné aux Beaux-Arts de Metz le dessin (et non la bande dessinée, lui-même insiste sur ce point) jusqu’en 2010. Dans son cas, l’évidence s’impose d’autant plus qu’il est désormais parmi les auteurs les plus primés du festival d’Angoulême (dont le jury est composé par d’autres auteurs, si je ne m’abuse). Petit rappel : il reçoit dès 1985 le prix du premier album pour Quéquette blues. Puis, ce sera deux Alph-Art du meilleur album, collectif en 1991 (avec Jean-Marc Thévenet pour Le chemin de l’Amérique) et en solo en 1996 (pour L’Autoroute du soleil). Au FIBD 2010 était présenté un documentaire intitulé Génération Baru, réalisé par Jean-Luc Muller et présenté à l’origine au festival du film italien de Villerupt (en Lorraine, région natale de Baru). Et puis le Grand Prix en 2010 est venu confirmer cette reconnaissance.
On peut donc dire que la nomination comme Grand Prix en 2010 a eu l’effet qui était, je le suppute, attendu : donner au public les moyens de découvrir un auteur mal connu mais respecté et admiré par le reste de la profession pour son oeuvre rigoureuse au moyen de multiples rééditions et expositions. J’ignore si cette « année Baru » aura eu un quelconque impact sur les ventes d’album et la notoriété du dessinateur que nous avons accompagné le temps d’un Baruthon. Si elle a marqué l’apogée du carrière, espérons secrètement qu’à 64 ans, Baru réalise encore d’excellents albums.

Pour en savoir plus :

Fais péter les basses, Bruno !, Futuropolis, 2010
Site de Futuropolis sur la réédition de Vive la classe
Site des Rêveurs sur Villerupt 1966
Présentation du documentaire Génération Baru de Jean-Luc Muller, avec quelques extraits
Présentation de l’expo DLDDLT au FIBD 2011

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (4)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage (et Joyeux Noël, puisque c’est la saison).

Golo, Mes milles et nuits au Caire, Futuropolis, 2009-2010Jusque là, les trois albums qui m’ont servi à évoquer l’Egypte en bande dessinée ont mis en avant la manière dont, dans notre imaginaire occidental, ce pays est associé à l’Histoire, histoire antique ou histoire de France. Penser à l’Egypte revient souvent à penser à et par l’égyptologie. Cette vision, même si elle donne lieu à des albums de qualité, ne peut évidemment pas résumer tout un pays. Bien au contraire, c’est une vision déformée et profondément occidentale, solidement implantée dans notre culture depuis le XIXe siècle, qui ne tient pas compte du pays réel mais d’une vision mythique dont la fiction se nourrit idéalement (les albums évoqués durant ce mois-ci n’étaient que des oeuvres de fiction). A vrai dire, la bande dessinée ne fait que refléter là une image encore dominante aujourd’hui en Europe et aux Etats-Unis ; la seule différence étant qu’un second véhicule favorise sa diffusion, le tourisme de masse. Le tourisme fait vivre l’Egypte, créé des emplois, fait fonctionner l’économie locale ; il contribue aussi à figer l’Egypte éternelle aux yeux des visiteurs qui se limitent aux grands sites antiques, et entretient le fossé entre la culture des pays arabes et celle de l’Occident. Pourtant, les touristes visitant l’Egypte dans de grands cars guidés par les tours operators, ou au sein de grands complexes hôteliers sur les côtes de la Mer Rouge, pourraient interpréter, en chemin, de nombreux indices de ce qu’est vraiment l’Egypte contemporaine. L’appel du muezzin qu’ils peuvent entrendre toute la journée depuis leur hôtel n’est-il pas le signe de l’importance de pratique de la religion musulmane ? L’omniprésence de la police dans les monuments ne leur rappelle-t-il pas que le pays est dirigé par une dictature militaire ? L’insistance des vendeurs à la sauvette croisés dans les rues ne témoigne-t-il pas de la précarité financière d’une grande partie de la population ? Indirectement la vision de l’Egypte par Jacobs, De Gieter et Martin est partie prenante de ce décalage : ils ne nous parlent pas d’un pays, mais d’une contrée mythique conçue de toutes pièces en-dehors de l’Egypte.
Heureusement, Golo sauve l’honneur de la bande dessinée en offrant au lecteur une vision de l’Egypte qui sort des sentiers battus, des temples antiques, des pyramides, des sculptures de calcaire et des campagnes napoléoniennes. Ayant passé de longues années dans ce pays, il a consacré une partie de sa carrière de dessinateur de bande dessinée à en présenter au public français la culture, dans des fictions ou dans des récits du quotidien.

L’histoireLe jeune dessinateur Golo arrive en Egypte dans les années 1970. Installé au Caire, il apprend à vivre dans un pays surprenant qui a vu naître les légendes des Milles et une nuits. Celles-ci ne sont d’ailleurs jamais très loin : l’anecdote du moment se transforme en un conte étrange et chaque cairote a, dans sa besace, une douzaine d’histoires à raconter. Golo a pour guide dans cette ville immense Goudah, un journaliste fantasque, sorte de bon génie qui le mène jusqu’à un vieux professeur qui saura, mieux que personne, l’entraîner dans les méandres des contes de Schéhérazade dont les origines se perdent quelque part entre la Perse et l’Inde pour en revenir au Caire. Quand au second tome, s’il revient sur l’Expédition de Napoléon et les monuments anciens, c’est là encore pour en tirer des histoires piquantes.
Circulant librement des années 1970 à l’époque contemporaine, la narration se propose comme un enchaînement d’anecdotes dont on se fiche bien de savoir si elles sont ou non authentiques, mais qui servent à évoquer l’ambiance d’un pays loin de tout exotisme pittoresque. Les longues années passées par l’auteur en Egypte assure le sérieux et la densité du propos, qui dépasse le simple témoignage de voyageur de passage. Golo raconte une ville, le Caire, ses habitants, son histoire, sa culture, sa vie politique… La capitale de l’Egypte est bien cette ville grouillante dont il nous dépeint la foule toujours en mouvement, noyée dans un brouhaha constant qui détonne avec le silence des temples antiques. Le trait souple et vivant de Golo, presque un art de la fresque dans sa simplicité apparente, est à cet égard idéal.

Quelle Egypte ?L’Egypte que nous présente Golo est l’Egypte contemporaine, pris entre son quotidien et ses légendes ambiantes. S’il la connaît si bien, c’est que son premier séjour date de 1973. Il y débute alors une carrière d’illustrateur de presse dans des journaux égyptiens. Il revient en France pour participer à l’ébullition de la presse de bande dessinée adulte : on le retrouve dans des titres comme Charlie Mensuel, Hara Kiri, L’Echo des Savanes, (A Suivre). C’est tout naturellement qu’il publie plusieurs albums aux éditions du Square, puis chez le Futuropolis d’Etienne Robial, notamment avec le scénariste Frank. Dès l’époque de Charlie, il livre au lecteur des récits égyptiens, mais il lie définitivement sa carrière en France à son expérience égyptienne par l’adaptation en 1991 du roman d’Albert Cossery Mendiants et Orgueilleux (1955). L’influence de l’écriture de Cossery, grand écrivain Cairote francophone ayant vécu en France la plus grande partie de sa vie (jusqu’à sa mort en 2008), est flagrante : on retrouve chez Golo, outre une même fascination pour l’Egypte et un parcours en miroir (l’un Egyptien à Paris et l’autre français au Caire), un même esprit de dérision, un même dynamisme de l’écriture et un même goût pour l’anecdote. Par la suite, Golo continue de nous parler de l’Egypte, soit en adaptant d’autres romans de Cossery (La couleur de l’infamie en 2003), soit sous la forme de carnets personnels, à la manière de ce Milles et une nuits au Caire qui vient compléter deux Carnets du Caire parus chez Les Rêveurs en 2004-2006.

L’Egypte de Golo est donc une Egypte vivante, directement inspirée de la réalité. Mais on aurait tort de croire que son propos est détaché de la fiction et de l’aventure que nous avons vues triompher dans les autres albums présentés ce mois-ci. Au contraire, le merveilleux des contes ne semble jamais très loin en Egypte, et si c’est parfois la fumée d’une chicha qui étourdit l’auteur, les hallucinations retranscrites en images naissent de la réalité même. Parfois encore, ce sont des récits, anciens ou contemporains, maintes fois transformés par la culture orale, qui sont fixés par le dessin. Un jour il s’agit d’une histoire martiale de mamelouks prenant la ville ; la fois suivante Golo relate les manifestations qui agitèrent Alexandrie au milieu des années 1970.
Parce qu’il mêle fiction et réalité, Golo réussit une peinture de l’Egypte plus fidèle qu’il n’y paraît. Ce pays nous apparaît comme celui des légendes ; pas des évènements mythifiés de la grande Histoire mais bien plutôt des anecdotes incroyables ou le fantastique tente de craquer le vernis de l’authenticité. La référence aux Milles et une nuits n’est pas qu’une pointe d’érudition de la part de Golo : le texte, recueil de contes arabes fixés par écrit au cours du XIIIe siècle (en Egypte et en Syrie pour cette époque), fonde une certaine manière de construire des récits pris les uns dans les autres, de faire vivre milles personnages, de partir du quotidien pour aller vers l’extraordinaire. Certes, les djinns de Schéhérazade ont disparu (quoique…), mais l’art et le plaisir de raconter des histoires malicieuses semblent toujours présents chez les Cairotes, à en croire Golo. Le romancier égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, semble y croire aussi puisqu’il livre en 1982 une continuation habile des Milles et nuits, preuve que le recueil est ancré dans la culture égyptienne. Certes, la censure politique ou religieuse n’est pas sans incidence sur la diffusion du texte : tandis que le gouvernement égyptien en censura une version vers 1990, au printemps 2010, une nouvelle version publiée par un organisme gouvernemental a été attaqué par un groupe d’avocats islamistes qui y voient un encouragement au vice et au péché.
Golo ne propose pas seulement un carnet de voyages, il pénètre aussi dans une culture et ses légendes. Et le conte s’avère être une des meilleures façons de voyager, qu’il nous soit contemporain ou que sa longevité se perde dans la mémoire de l’humanité…

Article sur Albert Cossery dans Afrik.com : http://www.afrik.com/article1371.htmlArticle sur la plainte récente contre Les Milles et une nuits (en anglais dans le journal Al Masry Al Youm) : http://www.almasryalyoum.com/en/news/1001-nights-faces-legal-banagain