Archives pour la catégorie Analyses d’oeuvres et d’albums

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (3)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

La fascination de l’Histoire : L’oeil de Khéops de Jacques Martin et André Juillard, dans la série Arno (1984)

L’intégralité de cette série historique des années 1980, quelque peu tombée dans l’oubli à présent par rapport à d’autres séries de la même époque, n’est pas consacrée à l’Egypte ; il en va seulement ainsi pour le deuxième volume intitulé L’oeil de Khéops par Jacques Martin et André Juillard. Comme la plupart des séries de bande dessinée de son époque, elle est d’abord prépubliée dans Vécu en 1984 avant de paraître en album chez Glénat l’année suivante.
Tout, dans sa conception, en fait un exemple parfait de la bande dessinée historique classique des années 1980. Ses deux auteurs, d’abord : nous assistons en direct au passage de relais entre deux générations d’auteurs du genre historique, entre Jacques Martin, connu depuis les années 1950 pour sa série Alix (dans laquelle il a déjà eu l’occasion de traiter de l’Egypte antique), et André Juillard qui commence avec Patrick Cothias, en même temps qu’Arno, la série qui le fera connaître à un plus large public, Les 7 vies de l’Epervier. Il y a, dans la collaboration Martin/Juillard une relation maître/élève que reconnaît Martin lui-même, même si Juillard s’écartera par la suite du seul champ historique. Et n’oublions pas l’éditeur, Jacques Glénat, qui participe activement au renouveau d’une bande dessinée historique documentaire, tournée vers les modèles belges classiques et pour adulte (avant de lorgner du côté de l’ésotérisme historique). La revue Vécu, comme son nom l’indique en partie, publie principalement des séries revisitant l’histoire. Glénat a réédité en 1999 les trois premiers albums de la série Arno en une seule intégrale dans sa collection de « classiques » des années 1980, tandis que, de son côté, Casterman poursuit la publication de nouveaux tomes dessinés par Jacques Denoël. Nous allons voir que la fascination de l’Histoire est aussi à l’origine de la vision de l’Egypte portée par l’album L’oeil de Khéops.

L’histoire
Dans les trois tomes de la série Arno, le lecteur suit le destin d’Arno Firenze, jeune musicien italien qui se trouve entraîné dans l’épopée du général Napoléon Bonaparte dans les dernières années du XVIIIe siècle, en pleine tourmente révolutionnaire. Après un premier tome vénitien dans le contexte de la campagne d’Italie, Arno suit le général dans son expédition égyptienne dans la ville du Caire et au milieu des vestiges de l’Egypte antique.
Martin décline la série historique selon un principe narratif connu (qu’il utilise dans Alix) : un personnage-témoin fictionnel assiste aux coulisses de grands évènements historiques, parfois même en devient un acteur à part entière. D’où une tension entre deux pôles : l’aventure-fiction inventée qui guide la narration et l’évocation plus ou moins juste et romancée de la réalité historique telle qu’on peut la connaître. Arno n’est sans doute pas la meilleure série de chacun de ses deux auteurs, entre un Martin déjà célèbre et un Juillard qui, sans être débutant (il commence la bande dessinée en 1975), a encore sa carrière devant lui. Sa qualité documentaire est encore imparfaite et le style de Juillard reste encore très classique dans sa proximité avec celui du « maître » qui scénarise ici. Néanmoins, elle demeure une petite série historique plaisante et m’intéresse ici par son évocation particulière de l’Egypte.

Quelle Egypte ?
C’est l’Egypte de la légende napoléonienne qui sert de cadre au récit de Martin et Juillard. Cette manière d’aborder l’Egypte ancienne en se plaçant soi-même dans un autre temps historique, presque aussi légendaire, inscrit définitivement Arno dans le champ de la bande dessinée historique, et dans un des grands évènements de l’histoire de France, l’Expédition d’Egypte de Napoléon Bonaparte.
En 1798, à la recherche de gloire militaire, le jeune général Napoléon Bonaparte entreprend de mener une grande expédition militaire en Egypte pour conquérir des terres en Orient contre les Anglais qui dominent alors la région ; il vient déjà de remporter la campagne d’Italie et est sollicité par le Directoire. Le France révolutionnaire est engagée dans une guerre contre les monarchies européennes depuis 1792. Si, militairement, la Campagne d’Egypte s’avère être une défaite pour Bonaparte (tant face aux Anglais que face à la résistance égyptienne musulmane), il parvient à en retourner le sens pour en faire une victoire personnelle. Elle prend alors, au gré de l’histoire, une double signification, fondatrice à la fois de la légende militaro-politique du général promu à un brillant avenir, et de la science égyptologique qui émerge en France dans les décennies suivantes. En effet, Bonaparte a emmené avec lui de nombreux savants et artistes qui prennent sur place de nombreuses observations tant sur l’Egypte contemporaine que sur les monuments anciens, encore assez peu connus, ou encore sur la faune et la flore du pays. Concrètement, l’Expédition d’Egypte débouche sur deux évènements fondateurs de la discipline égyptologique : la découverte de la pierre de Rosette qui servira trente ans plus tard à Jean-François Champollion à déchiffrer les hiéroglyphes et surtout la publication, de 1809 à 1821, de la colossale Description de l’Egypte, somme illustrée du travail scientifique effectué sur place pendant les quatre années de campagne.
En outre, l’Egypte antique sert le discours postérieur de la propagande bonapartiste : la comparaison entre le grandeur de l’Empereur et la richesse et la durabilité de l’Egypte pharaonique est savamment calculée et nourrit d’autres rhétoriques : tandis que la civilisation égyptienne est vue comme le berceau de la civilisation occidentale, pourquoi la France révolutionnaire héritière des Lumières ne serait pas, quant à elle, la nation qui fait entrer l’Occident dans la modernité ? (plusieurs décennies après, une célèbre peinture de Gérôme confronte le profil de Bonaparte à la face du Sphinx)

L’Expédition d’Egypte a assurément bénéficié, dans son destin historiograhique, de l’ampleur prise par le reste de la légende napoléonienne pour laquelle la bibliographie, de toute sorte, est pléthorique. Puis, grâce à elle, la posture scientifique et archéologique de la France prend place en Egypte face à la couronne britannique dont la présence est davantage liée au contrôle militaire et politique du pays ; ce « partage » de l’Egypte entre les deux pays européens durera jusqu’à l’indépendance officielle du pays, en 1922, voire jusqu’à l’indépendance réelle en 1952 (date de la fin de la présence militaire anglaise en Egypte et de l’établissement de la République d’Egypte par Nasser).
Par leur fiction, Martin et Juillard contribuent eux aussi, certes avec davantage de recul, à l’association de l’épisode égyptien et de l’ascension de Bonaparte. Ils ont pu bénéficier d’une iconographie riche pour leur exactitude historique, de la Description de l’Egypte qui offre un portrait du pays autour de 1800, et les nombreux tableaux et gravures suscitées, ou non, par la propagande napoléonienne. Mieux, ils vont chercher dans la culture populaire, comme Jacobs avant eux pour Le mystère de la Grande Pyramide, le thème d’une Egypte antique mystérieuse, terre d’aventures non pour elle-même mais pour son passé. Le jeune héros italien est confronté, parallèlement à l’enchaînement connu des évènements de l’Histoire officielle, aux mystères de l’Egypte antique. Cette dernière sert de pretexte à la fiction et à l’aventure tandis que l’Histoire de France est traité sur un mode plus « sérieux ». C’est par l’évocation de l’Egypte antique que l’histoire napoléonienne bascule et se transforme en légende.
Le regard de Martin et Juillard est donc double : c’est un regard sur l’Egypte antique, mais sur l’Egypte antique telle qu’elle commence à s’élaborer en mythe au travers de l’Expédition d’Egypte napoléonienne et des premières découvertes archéologiques.

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (2)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

Le classique pour enfants : Papyrus de Lucien de Gieter, 1974-

Après Blake et Mortimer, restons un peu dans l’héritage de la bande dessinée belge pour enfants avec une série entièrement consacrée à l’Egypte ancienne, Papyrus. Elle voit le jour en 1974 dans le journal Spirou, sous le crayon de Lucien de Gieter. L’arrivée de la série s’inscrit dans la seconde génération de séries traditionnelles du célèbre journal belge, à une époque où la bande dessinée française, grâce à Pilote, puis Fluide Glacial, Métal Hurlant et L’Echo des savanes, prend le dessus. La bande dessinée belge se replie alors nettement sur les formules qui ont fait son succès dans les décennies précédentes : sérialiser le plus possible pour voir émerger de nouveaux « classiques » et s’accrocher au jeune public avec la même tonalité sage et la même ambition pédagogique qu’auparavant. Spirou cherche, à cette date, à renouveler ses thèmes et ses héros, d’où une nette féminisation des héroïnes (Natacha en 1965), une relecture comique du western (Les Tuniques bleues, 1968) ou de l’histoire de gangsters (Sammy en 1973), l’appel de la science-fiction (Yoko Tsuno en 1969, Le Scrameustache en 1972) .
C’est autour de la recherche de nouveaux univers de fiction qu’émerge une série ayant pour cadre l’Egypte ancienne, cadre qui encore inédit à l’époque. Papyrus n’est pas la première série de De Gieter qui avait déjà dessiné pour Spirou le western pour enfants Pony (d’abord sous la forme des célèbres mini-récits du journal), les aventures humoristiques de Tôôôt et Puit (deux séries ayant déjà comme héros des enfants), et il participe aux gags du chat Poussy de Peyo à partir de 1969. Mais Papyrus est sa série la plus connue et la plus durable, puisqu’il la poursuit encore aujourd’hui et que les plus jeunes générations (dont je fais partie !) la connaissent surtout par l’adaptation qui en fut fait en dessin animé vers 1998 (applications des leçons de son maître Peyo !).

L’histoire
Le héros éponyme est un jeune pêcheur qui sauve la vie de la princesse Théti-Chéri, fille de pharaon, et devient alors son protecteur. Il est lui-même soutenu par la dééesse aux cheveux resplendissants, fille du dieu-crocodile Sobek, qui lui donne dans la première aventure un glaive magique. Au fil des albums, ils vivent ensemble une suite d’aventures, tantôt missionnés par le pharaon (ce qui donne à Papyrus l’occasion d’aller en Crète dans le Labyrinthe), tantôt confrontés à des évènements surnaturels sur le sol égyptien.
A ses débuts, De Gieter est encore très proche du style rond de Peyo ou Macherot. Il se détache progressivement de cette influence en allant vers plus de naturalisme, ce qui donne l’impression que Papyrus et Théti-Chéri deviennent progressivement adultes. A ce changement de style correspond un changement dans le traitement de l’Egypte ancienne. Les premiers albums sont encore très marqués par la mise en relation de l’Egypte ancienne et du mysticisme, d’où des apparitions fantastiques et des monstres (là encore peut se sentir l’influence de Peyo dans la tension vers le surnaturel). De Gieter révèle qu’il réalise son premier voyage en Egypte à l’occasion du septième album, La Vengeance des Ramsès (1984). A partir de cette date, il se documente davantage et chercher à ancrer ses albums dans la réalité des recherches archéologiques en cours. Le pharaon est doté d’un vrai nom (Merenptah) qui place la série temporellement dans la XIXe dynastie (vers 1200 avant J.C.). Le fonctionnement de chaque album est trouvé : il prend pour toile de fond un monument célèbres (les colosses d’Abou Simbel dans le cas de La Vengeance des Ramsès) qui est prétexte à une aventure de Papyrus et Théti-Chéri. L’architecture est parfois même le sujet d’une histoire, comme dans L’obélisque qui s’appuie sur les connaissances des égyptologues sur l’érection des obélisques. Le fantastique n’est toutefois pas oublié : c’est la reconstitution de l’Egypte ancienne qui se veut plus précise.

Quelle Egypte ?
L’Egypte proposé par De Gieter est une Egypte ancienne pour manuels scolaires. Dans la droite ligne d’autres séries de bande dessinée, le dessinateur propose une série qui entend faire référence sur l’époque à laquelle elle se consacre, en l’occurence ici l’Egypte ancienne, tout en masquant sa portée pédagogique derrière des aventures à rebondissements. La civilisation égyptienne, sans doute en raison de la bonne connaissance que permettent d’en avoir les traces qu’elle a laissées, fait partie du bagage classique de connaissances historiques. Elle continue de fasciner et de faire l’objet de nombreux livres, dont beaucoup à destination du jeune public. Chaque album de Papyrus est une invitation à découvrir un aspect de la civilisation égyptienne. Le propos sur l’Egypte ancienne se lit à deux niveaux : celui de la narration et celui de l’iconographie. La démarche de création s’accompagne systématiquement d’une volonté « d’apprendre » quelque chose au lecteur. Dans le cas de la narration, De Gieter inclut souvent dans ses histoires des faits historiques documentés par ses soins. L’authentique stèle de Merenptah (conservée au musée du Caire) lui offre l’occasion de traiter des guerres du pharaon en Palestine dans Le Pharaon fou. Dans certains cas, il utilise expressément des biais scénaristiques pour évoquer certains évènements célèbres, comme le voyage dans le temps de Toutankhamon le pharaon assassiné.
Plus intéressant encore est le cas de la mise en images de l’Egypte ancienne. Elle prend chez De Gieter deux grandes directions opposées qui font de la série une synthèse entre deux visions de l’Egypte (la mystique et l’archéologique). D’une part la reconstitution des sites célèbres se veut la plus fidèle possible, appuyée par des lectures de l’auteur. D’autre part De Gieter met en images des scènes de la mythologie égyptienne et donne un visage aux dieux, là encore en s’appuyant sur les richesses de l’iconographie des temples et des documents de la civilisation égyptienne antique.

Bien sûr, l’ambition éducative est loin d’être la seule, et Papyrus est aussi une série d’aventures (dans une traditionnelle dialectique « instruire en s’amusant » qui sous-tend la littérature pour enfants dès ses débuts). Mais si j’insiste dessus, c’est qu’elle conditionne en grande partie la vision de l’Egypte véhiculée par la série et qu’elle influe sur l’histoire en introduisant quelques faits connus ou en se consacrant à une série de « passages obligées » de l’historiographie égyptienne (Toutankhamon, Imhotep, Akhenaton, Ramsès II…). Il se peut aussi que, comme dans le cas d’Alix de Jacques Martin, la série ait évoluée avec le temps en assumant de plus en plus une place de « support de cours » qui ne la résume pas mais qui lui confère une véritable valeur qui vient contrebalancer un certain archaïsme du style et du propos. En d’autres termes, face à l’arrivée d’autres héros de bande dessinée pour enfants plus impertinents, Papyrus s’est trouvé contraint de mettre l’accent sur son caractère didactique, voire de renforcer ses liens avec l’univers pédagogique (une nuance tout de même, dans l’album 28, Les Enfants d’Isis, De Gieter fait enfin s’embrasser ses deux héros enfantins, franchissant enfin un des « tabous » de la série, et de la bande dessinée belge en général : la vie amoureuse des personnages).
A cet égard, le site officiel de la série et de l’auteur, www.egypteinedite.be est exemplaire puisqu’il se donne explicitement pour but de « faire découvrir les bases historiques réelles qui ont servi l’histoire » et de poursuivre : « un moyen unique pour les plus jeunes de mieux comprendre la civilisation égyptienne ». Le site est réalisé en association avec un photographe spécialisé dans l’Egypte et de ses vestiges, Jean-Pol Schrauwen.
C’est dans ce site que l’on apprend que l’une des principales sources iconographiques de De Gieter pour Papyrus est l’oeuvre du peintre écossais David Roberts (1796-1864) qui réalisa plusieurs voyages en Afrique et publia des ouvrages illustrés sur l’Egypte au milieu du XIXe siècle. Il fait partie des nombreux orientalistes fascinés par les vestiges des civilisations anciennes que les fouilles archéologiques font progressivement connaître. Sous la forme d’un carnet de voyages (dont une partie est disponible sur le site), De Gieter s’est rendu en Egypte en 1996 pour redessiner, plus de 150 plus tard, les paysages vus par Roberts. Un travail de croquis sur le vif qui renoue avec une pratique héritée des orientalistes du XIXe siècle, et qui évoque un dessinateur préoccupé par la recherche de la vraisemblance. Pour qui veut en savoir plus sur le travail de reconstitution de De Gieter pour Papyrus, je l’invite à lire l’article que consacre sur le sujet Michel Thiébaut dans le catalogue L’Egypte dans la bande dessinée.

Je profite de cet article sur Papyrus pour mettre à votre connaissance un intéressant projet de reconstitution numérique et de mise en ligne des tombes de la vallée des rois, près de Louxor, une des plus grandes concentrations de tombeaux égyptiens. A l’origine (1978) travail de topographie des tombes égyptiennes, le Theban Maping Project est organisé par l’université américaine du Caire et vise à « préserver l’héritage des monuments ». Une façon intéressante de découvrir à distance, à l’aide de plans et de photographies, un des plus riches site archéologique du pays.

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (1)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique et un peu plus léger qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

(1) Le classique d’entre les classiques, Blake et Mortimer. Le mystère de la Grande Pyramide d’Edgar Pierre Jacobs (1950-1955)

Dans la mémoire collective des amateurs, l’oeuvre la plus marquante dans les rapports entre la bande dessinée et l’Egypte est le second épisode des aventures de Blake et Mortimer, intitulé Le mystère de la Grande Pyramide, dessiné et scénarisé par le belge Edgar Pierre Jacobs. Paru à partir de mars 1950 dans Le Journal de Tintin, puis en deux albums au Lombard en 1954-1955, Le mystère de la Grande Pyramide a suffisamment marqué les esprits pour connaître des rééditions ininterrompues depuis sa publication initiale jusqu’à nos jours. L’édition originale de 1954 est devenue un objet de collection qui atteint une cote d’environ 200 euros. Rien d’étonnant après tout, l’histoire s’intègre au sein d’une série elle aussi devenue un classique de la bande dessinée belge des années 1950. En 2005, une réédition aux éditions Blake et Mortimer comprend des planches inédites publiées dans la revue. Cette réédition à vocation purement mémorielle consacre définitivement le statut historique du Mystère de la Grande Pyramide.


L’histoire

L’éminent professeur Philip Mortimer est invité en Egypte par un de ses confrères, Ahmed Rassim Bey. Ce dernier l’informe de la découverte d’un papyrus (appelé « le papyrus de Manéthon », d’après son auteur, un érudit égyptien de l’époque ptolémaïque) qui révèle l’existence d’une chambre secrète dans la grande pyramide du roi Khéops à Gizeh. Ayant pour nom « la chambre d’Horus », elle conserverait le véritable tombeau du roi Akhénaton et aurait servi de lieu de culte du dieu Aton. Mais la découverte de la chambre ne se fera pas sans rebondissements. L’assistant de l’égyptologue Rassim Bey est en réalité membre d’un réseau de trafiquants d’antiquités organisé par le colonel Olrik, ennemi juré de Mortimer qui l’avait laissé pour mort dans l’épisode précédent, Le secret de l’Espadon. Lui aussi espère retrouver la mythique chambre d’Horus. Entre les anciens comparses du professeur (Francis Blake, Nasir…) et de nouveaux personnages hauts en couleurs (dont le mythique professeur allemand Grossgrabenstein), Jacobs peint une aventure mouvementée entre enlèvement, investigation dans les rues du Caire et exploration archéologique.
Le second épisode des aventures de Blake et Mortimer donne définitivement le premier rôle au professeur écossais puisque Francis Blake, l’agent secret du MI5 et inséparable ami de Mortimer, n’apparaît que très brièvement à la fin du premier volume et plus longuement, tout de même, dans le second. Si Le secret de l’Espadon était clairement un récit de guerre et d’espionnage, Le mystère de la Grande Pyramide permet à Jacobs d’enrichir sa série par des références savantes à l’archéologie, par un exotisme moins caricatural, par une intrigue policière plus élaborée et par un léger coup d’oeil du côté du fantastique. En ce sens, l’album donne le ton de ce que sera par la suite la série de Jacobs : des allers-retours constants entre les codes divers des genres issus de la littérature populaire. C’est pour moi une des grandes qualités de Jacobs que d’avoir su rendre chaque album de sa série unique en variant les intrigues, du policier pur et dur de L’affaire du collier à la science-fiction la plus imaginative du Piège diabolique.


Quelle Egypte ?

Jacobs s’inspire ici d’une Egypte modelée par la culture populaire occidentale et les pseudo-sciences ; celles qui confondent religion et ésotérisme et interprètent les inconnus de « l’Egypte mystérieuse », tantôt à des fins de pur divertissement, tantôt d’une façon désespérement sérieuse. Jacobs bénéficie de plus d’un siècle de légendes véhiculées successivement par les différents médias du monde contemporain (presse, roman, cinéma, bande dessinée…). La référence à Manéthon comme point de départ n’est pas innocente. C’est dès l’époque grecque ptolémaïque que le cliché d’une Egypte des mystères et de l’hermétisme se développe. Manéthon est l’auteur d’une Histoire de l’Egypte rédigée en grec à la demande de Ptolémée Ier, à l’époque où les grecs étendent leur emprise sur une Egypte politiquement déclinante (IVe siècle avant J.C.). C’est sur cet ouvrage que se base l’actuelle division politique utilisée par les égyptologues en « dynasties » successives de pharaons. Mais, d’une part le texte de Manéthon n’est connu que par fragments diffusés par des historiens juifs et chrétiens dans les premiers siècles de notre ère, et d’autre part ses sources sont trop peu connues pour garantir le sérieux de l’oeuvre. L’analyse historique de l’Histoire de l’Egypte de Manéthon demande donc un certain recul : elle est celle de grecs qui, déjà, ne savent plus lire les hiéroglyphes et ont perdu tout contact avec la réalité de la civilisation du millénaire précédent. L’invention de l’astrologie et de l’alchimie est attribuée à tort aux Egyptiens et l’Hermès Trismégiste, fusion entre l’Hermès des grecs et le Thot des égyptiens, est le prophète des nouvelles croyances qui se développent et attribuent aux anciens égyptiens des pratiques magiques. Au fil des siècles perdurent cette vision de l’Egypte. L’amélioration des connaissances scientifiques sur l’Egypte ancienne suite aux fouilles archéologiques des XIXe et XXe siècle ne l’interrompt en rien ; il se produit une rupture entre le savoir scientifique basé sur des données positives et les croyances populaires associées à l’Egypte. Au cours du XIXe siècle, de grands thèmes vont être adoptées par la littérature populaire pour rester encore de nos jours : les deux plus célèbres étant celui de la momie revenue d’entre les morts (Le roman de la momie de Théophile Gautier en 1858) et celui de la malédiction (l’ouverture de la tombe de Toutankhamon en 1922 donne lieu à la légende que l’on connaît, entretenue dans la presse par un romancier comme Conan Doyle, versé dans l’ésotérisme victorien). Les gravures qui accompagnent les romans feuilletons forgent un ensemble d’images associées à l’Egypte; les décors des films prennent bientôt le relai (La Momie de Karl Freund, 1932).

Ainsi, quand Jacobs entreprend une aventure ayant pour titre « le mystère de la Grande Pyramide » en 1950, il charrie avec lui tout cet imaginaire. Il prend pour thème principal celui du pharaon Akhénaton, un des nombreux « mystères » de l’Egypte antique dont les amateurs d’ésotérisme se sont emparés. Le pharaon Akhénaton occupe dans l’histoire égyptienne une place à part dans l’histoire égyptienne puisqu’il tente d’imposer, autour de -1350 avant J.C., une révolution tant politique que réligieuse dans l’Empire qu’il dirige ; politique car il fait construire sa propre capitale, Akhétaton, et quitte Thèbes, religieuse car il tente d’imposer dans le pays le culte du dieu Aton qui connaît alors un fort développement. Ces deux révolutions s’accompagnent d’une évolution artistique qui introduit de nouveaux codes iconographiques et un style spécifique que les archéologues appellent l’art amarnien (du nom actuel d’Akhétaton, Tell-el-Amarna). Après sa mort, il semble que le clergé reprenne le contrôle, élimine les traces du règne d’Akhénaton (en saccageant son tombeau ou en effaçant son nom des tables) et répandent la légende d’un « pharaon hérétique ».
Il faut ensuite séparer les faits historiques de la légende tenace qui entoure ce pharaon devenu presque mythique, légende sur laquelle s’appuie Jacobs. Les égyptologues redécouvrent Akhénaton à la fin du XIXe siècle, mettent au jour son tombeau, malheureusement saccagé, et conduisent de nombreuses campagnes de fouilles pour comprendre les évolutions si spécifiques de son règne et les multiples déplacements de sa sépulture après sa mort. Dans le même temps, Akhénaton devient un des principaux épisodes des « mystères » de l’Egypte antique tel que forgés par la tradition populaire. La principale légende, qui n’est autre qu’une lecture occidentale du règne d’Akhénaton, est d’affirmer que le « pharaon hérétique », en souhaitant répandre le culte du dieu-soleil, est un précurseur du monothéisme. Entre explications et réfutations par les égyptologues et légendes colportées décennies après décennies, la bibliographie consacrée à Akhénaton est des plus denses et des plus diversifiées…

Si Jacobs est loin d’être le premier dessinateur à s’intéresser au thème populaire des mystères des tombeaux égyptiens, l’interprétation qu’il en donne le place au-dessus de beaucoup de ses prédecesseurs. Un exemple connu : en 1932, Hergé, dans Les Cigares du pharaon, se risque sur le même terrain. L’exploration du tombeau du pharaon Kih-Osk par Tintin donne lieu à une des scènes les plus fantaisistes de la série, même s’il s’avère par la suite que les hallucinations du héros étaient dûes aux vapeurs d’opium. Jacobs tente de s’en tenir au maximum aux faits et le caractère rationnel de Philip Mortimer permet d’écarter toute tentation mystique. Cette dernière n’apparaît que par fragments à travers le personnage du cheikh Abdel Razek, descendant du peuple du Nil. Le fantastique de Jacobs est savamment pesé et l’auteur s’écarte ainsi de la tradition populaire en laissant le mystère à la marge tandis que priment d’autres rebondissements plus « réalistes ». Mais Jacobs est bien conscient de l’existene d’une imagerie ésotérique et sait en jouer. La couverture de l’album, en plus d’être un modèle de l’académisme jacobsien (jeu d’ombres et de lumières, équilibre de la composition), joue à fond sur les clichés des mystères de l’Egypte, avec la silhouette démesurée du dieu Horus (à rapprocher de la couvertures des Cigares, justement). Le second volume insiste encore davantage sur le mysticisme en nous invitant à une étrange cérémonie qui n’a en réalité jamais lieu dans l’album. C’est en effet dans ce second volume que Jacobs sacrifie à la légende, et la « chambre d’Horus » devient un lieu de mystères et de magie. Ce qui empêche l’aventure de sombrer dans le grand-guignol de certains romans feuilletons est la solidité de l’intrigue policière qui court tout au long du récit, le rattachant à des considérations très terre à terre.

Couverture originale des Cigares du pharaon, 1932


A la suite d’illustres prédecesseurs tels que Jules Verne, Jacobs recherche dans ses histoires un équilibre entre le mythe et la réalité, entre l’inspiration légendaire et le savoir scientifique. Il s’adresse à des enfants et l’un de ses objectifs et de les « instruire en s’amusant ». L’aventure permet aussi de présenter les grands sites de l’Egypte antique, la pyramide de Gizeh et le sphinx. Dans les albums qui suivront, Jacobs s’appuiera sur d’autres mythes connus, les traitant avec plus ou moins de fantaisie (l’Atlantide de L’Enigme de l’Atlantide). Il se situe à la frontière entre l’extraordinaire et la vérité. Pour l’anecdote, pendant que Jacobs publie dans Tintin Le mystère de la Grande Pyramide, Martin dessine dans le même journal Le Sphinx d’or pour sa série Alix, et la version couleur des Cigares du pharaon paraît en 1955 chez Casterman. Ce sont toutes les grandes signatures du journal qui sont mobilisées autour de l’Egypte !

Baruthon 11 : Pauvres Zhéros, Casterman, 2008 (d’après Pierre Pelot)

Pour l’avant-dernier épisode de ce Baruthon, un petit détour par le dernier album de Baru avant sa nomination en tant que Grand Prix du FIBD 2010 : l’adaptation en bande dessinée du roman noir de Pierre Pelot Pauvres Zhéros au sein de la collection Rivages/Casterman/Noir. L’occasion d’aborder rapidement le rapport intéressant de Baru à la littérature.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé


Rivages/Casterman/Noir : une collection


Commençons, comme toujours, par une brève évocation de la collection dans laquelle se situe Pauvres Zhéros. Nous avions déjà vu Baru, avec L’Enragé, pénétrer une des collections contemporaines à vocation littéraire de l’édition belge, la fameuse collection Aire Libre de Dupuis. Pauvres Zhéros est un album de la collection Rivages/Casterman/Noir lancée en 2008. Pour mémoire, Aire Libre date de 1988 : dans les décennies 1990 et 2000, nous sommes bien dans le contexte de reconversion des éditeurs belges vers la bande dessinée adulte. La double spécificité de Casterman est que d’une part cette reconversion a commencé dès 1978 avec (A Suivre) (et nous avons eu l’occasion d’y croiser Baru à plusieurs reprises) et que d’autre part elle se fait selon une rhétorique esthétique et commerciale spécifique : le rapprochement avec la littérature (on se souvient des « roman » à suivre). La formule marche d’autant mieux en cette fin des années 2000 que le concept de « roman graphique » a été importé à merveille des Etats-Unis, même s’il a, chez nous, beaucoup moins de sens que le graphic novel peut en avoir dans un univers anglo-saxon dominé par les comic strips et comic books. En France et en Belgique, le format album, puis sa évolution vers la « densité romanesque » (c’est-à-dire sortant du format 48 CC) n’a pas attendu l’invention d’un supposé et pompeux « roman graphique » pour émerger. Il n’y a pas, comme aux Etats-Unis, de véritable rupture au sein du système commercial.
Revenons-en à Rivages/Casterman/Noir. Il s’agit, après les « romans (A Suivre) » et la collection Ecritures d’une nouvelle tentative de faire naître des oeuvres d’un dialogue entre bande dessinée et roman. Mais l’initiative n’en revient pas uniquement à Casterman qui vient ici se greffer sur un projet né dans l’édition littéraire. A l’origine se trouve la collection Rivages/Noir fondée par François Guérif en 1986 au sein de la maison d’édition Rivages (1984). Si cette dernière, tenue par Edouard de Andréis, est d’abord généraliste, sa collection Rivages/Noir devient très vite une des principales collections de romans policier, en particulier de « romans noirs » qui connaissent alors un important développement, en France et aux Etats-Unis. Rivages/Noir fait notamment connaître en France James Ellroy et lance notamment Hugues Pagan. Rivages s’inspire ici en partie de Gallimard qui, depuis 1945, a connu plusieurs succès dans cette déclinaison du polar grâce à sa collection Série Noire : faire découvrir des auteurs étrangers et lancer des auteurs français.
En 1991, Rivages est racheté par Payot qui devient alors Payot & Rivages. La collection Rivages/Noir survit à cette fusion et continue de jouer un rôle important dans le domaine du roman noir. En 2008, l’association entre Payot & Rivages et Casterman donne naissance à la collection Rivages/Casterman/Noir. Difficile de ne pas inscrire ce rapprochement dans le cadre de l’intérêt nouveau que les maisons d’édition traditionnelle portent à la bande dessinée depuis deux décennies. Le constat est parlant : dans le secteur de l’édition, la bande dessinée est une des rares branches (avec la littérature pour la jeunesse) à parvenir à éviter la crise. En d’autres termes, la bande dessinée fait vendre, et ce n’est pas par hasard si Hachette a racheté récemment les droits d’Astérix pour se relancer dans l’édition de bande dessinée grand public.
Les ambitions affirmées par la collection Rivages/Casterman/Noir vont au-delà du seul enjeu commercial. Voyons ce qui est dit : « Rivages/Casterman/Noir a pour ambition de réunir les meilleures dessinateurs et adaptateurs pour des oeuvres choisies, en fonction, bien sûr, de leur impact visuel. ». Il s’agit de donner une seconde vie aux romans Rivages/Noir en les faisant adapter en bande dessinée par des dessinateurs connus : la vente se fait tantôt sur le nom du dessinateur (pour les amateurs de bande dessinée), tantôt sur le nom du romancier (pour les amateurs de polar). Le rapprochement BD/polar obéit aussi à la proximité vue comme naturelle entre les lecteurs de ces deux types d’ouvrages (littérature de genre et bande dessinée ont souvent, dans l’imaginaire collectif, le même lectorat). Moins prosaïquement, Casterman parvient à nouer des relations nouvelles, plus saines, entre bande dessinée et littérature, du moins lorsque l’adaptation est réussie et n’est pas qu’une simple « retranscription graphique » du roman. Toute adaptation de romans en bande dessinée est un véritable défi esthétique pour le dessinateur qui doit jongler entre l’esprit de l’oeuvre originale et son propre style. Parmi les premiers titres, on note Pierre qui roule de Donald Westlake par Lax, Shutter Island de Denis Lehane par Christian De Metter et le Pauvres Zhéros de Pierre Pelot par Baru. Parfois, un « adaptateur » intervient entre l’oeuvre et le dessinateur, comme Matz pour l’adaptation de Nuit de fureur de Jim Thompson par Miles Hyman. On va voir comment Baru s’en sort, lui qui se fait à la fois adaptateur et dessinateur…

Baru Noir

Avec Pauvres zhéros, Baru se risque, pour la deuxième fois de sa carrière, à suivre le scénario d’un autre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. La première fois, il s’agissait du Chemin de l’Amérique qu’il avait réalisé en collaboration avec Jean-Marc Thévenet. Ici, l’exercice est plus difficile puisque Baru reste son propre scénariste, mais prend pour base un roman de Pierre Pelot. Le résultat est en effet étonnant : on sent bien que l’histoire n’est pas 100% Baru, mais il parvient tout de même à insérer sa propre écriture derrière celle de Pelot, et à s’insérer en partie dans la logique du roman noir.
Quelques mots sur Pierre Pelot avant d’en revenir à Baru. Il est originaire de l’Est de la France, comme notre dessinateur, et commence sa carrière de romancier dans les années 1960. A cette époque, il tente aussi de percer dans la bande dessinée mais ne poursuit pas dans cette direction. Il va préferer se consacrer à la littérature dite de « genre », dans toute sa variété, puisque, débutant par des westerns en 1965 avec La Piste du Dakota (rappelons ici que ce genre est justement très en vogue dans la bande dessinée à cette époque !), il s’intéresse également au polar (Du plomb dans la neige, 1974), au roman régionaliste et fantastique (La Peau de l’orage, 1973), à la science-fiction (Parabellum Tango, 1980), et au roman historique (C’est ainsi que les hommes vivent, 2003). Pelot lui-même, toutefois, dit ne pas réfléchir en terme de genres quand il écrit, et son style intègre en effet souvent plusieurs dimensions romanesques, loin d’une conception contraignante du genre littéraire. Quant à Pauvres Zhéros, il est publié pour la première fois chez les éditions Fleuve Noir en 1982. A cette époque, le « néo-polar », formule lancée par Jean-Patrick Manchette (écrivain et critique du genre), connaît une vogue importante en France et permet de renouveler l’inspiration du roman policier français en y ajoutant une dimension sociale et pessimiste, justement d’après le modèle du roman noir américain. C’est à ce courant qu’il faut rattacher Pauvres Zhéros. Repris en bande dessinée vingt ans après, l’album possède une dimension nostalgique : le souvenir de l’âge d’or du roman noir français. D’après l’interview donnée par Pierre Pelot sur le site de Casterman, l’album résulte de la rencontre entre les deux auteurs autant que d’un choix d’éditeur.

Outre la proximité géographique entre Pelot et Baru, les histoires de Baru ne sont pas sans liens avec l’univers du roman noir. Le rapport le plus évident est la dimension sociale. Le roman noir se distingue en effet du roman policier classique par sa référence directe aux inégalités sociales, par sa critique politique explicite, et par le goût du fait divers qui est souvent le point de départ du roman. C’est avec cette ambition de privilégier le rapport à la réalité plutôt que l’intrigue et l’énigme policière que le genre émerge dans les années 1920 aux Etats-Unis, puis qu’il se redéploie cinquante ans après en France à travers les romans de Manchette, entre autres oeuvres. L’oeuvre de Baru contient elle aussi une forte dimension sociale : les héros de Baru sont des « sans-grades » chez qui l’héroïsme n’est pas inné mais vient d’une volonté de dépasser leur condition. L’utilisation des codes du genre policier rapproche aussi Baru du roman noir : l’intrigue policière est utilisée chez lui comme un moyen d’introduire un suspens, de gérer les rebondissements, mais sans être la fin en soi de l’histoire qui dépasse le simple code à briser (modèle du roman policier tel qu’on peut le trouver chez Maurice Leblanc ou Agatha Christie). A titre d’exemple, on se souviendra de la manière dont l’enquête judiciaire de L’Enragé est un pretexte pour raconter l’ascension et la chute du boxeur. Baru s’est toujours attaché à représenter les relations sociales des classes défavorisées, même dans ce qu’elles ont de plus sordides et violentes.
Dans Pauvres Zhéros, l’appel du social fonctionne très bien : l’idée du roman vint à Pelot en passant devant un orphelinat de campagne. Sans être une dénonciation des orphelinats, le roman (devenu BD) se présente comme rien de plus qu’un sordide faits divers : une jeune employée de l’orphelinat laisse s’enfuir l’un des enfants dont elle a la garde, enfant qui se trouve être un mongolien. Pelot imagine ainsi un monde clos et ses personnages tous plus inquiétants les uns que les autres : le fou du village qui croit aux extraterrestres, un feignant incapable et lâche, un directeur d’orphelinat qui joue les notables, un ancien pensionnaire de l’établissement cherchant la première occasion pour se venger. Les recherches mobilisent le village mais laissent rapidement jaillir une violence triste et tragique, jusqu’à l’explosion finale. S’attaquer à ce texte « étranger » permet à Baru d’abandonner ses propres codes narratifs : pas de récit d’apprentissage, pas de road-movie, pas de rebondissements imprévus mais plutôt un enchaînement de faits de plus en plus glauques à mesure que la vérité sur la disparition du petit mongolien se laisse découvrir. Surtout, la grande différence avec les autres albums de Baru est la noirceur. Le point commun de la plupart des récits de Baru était leur incroyable optimisme : même dans des récits très sombres (je pense par exemple à Bonne année), les héros trouvaient toujours le moyen de s’en sortir ou d’en rire, ou bien un épilogue débouchait finalement sur une fin heureuse malgré la situation catastrophique dans laquelle Baru avait mis ses personnages. C’est peut-être là ce qui surprend le plus dans Pauvres Zhéros (et c’est là que Baru s’est le mieux plié aux codes du roman noir) : on n’y trouve pas la moindre trace d’optimisme. Quand le pauvre Anastase Brémont décide d’aider la police, il est pris pour ce qu’il est et ce qu’il restera pour toujours : le bon-à-rien du village qui n’a pas les moyens de ses envies d’altruisme. Si Baru nous avait habitué à mettre en avant chez ses personnages la bonté, le sens de l’honneur, la persévérance, il respecte cette fois un monde où l’homme est soit mauvais, soit lâche, voire les deux. Et tout le village devient coupable de la disparition du pauvre garçon.
Au passage, l’univers du roman noir offre à Baru l’occasion de revenir à un style moins sage, plus proche de celui de ses débuts. Au moins depuis L’autoroute du soleil, son style expressionniste s’était assagi. Est-ce le côté extrême du roman noir qui le pousse à renouer avec un goût pour l’exagération graphique ? La première scène donne en tout cas le ton dans ce sens. Chaque personnage est une caricature qui indique instantanément au lecteur son caractère. Certes, on est loin de certains scènes de Cours camarade, sans doute l’album où Baru poussait le plus loin l’outrance. J’ai parfois regretté, durant ma lecture, que Baru ne joue pas davantage sur ce ressort graphique. Mais on sent dans son style un véritable plaisir à trouver des trognes reflétant au mieux les exigences de l’histoire, ou à jouer sur les gros plans pour mieux faire ressentir la colère, l’effroi, le désespoir.

Le terme d’adaptation s’applique très bien à Pauvres Zhéros : ce n’est ni vraiment un roman de Pelot, ni vraiment un album de Baru, mais plutôt une expérience de la part du dessinateur pour se frotter à un univers et à des codes qui ne sont pas les siens.

Baru et le roman noir

L’évocation de Pauvres Zhéros est aussi pour moi l’occasion de rappeler qu’il ne s’agit pas du premier contact de Baru avec l’univers de la littérature. D’autres passerelles existe entre le roman noir et la bande dessinée que Baru a su emprunter.
En 2000, il participe au lancement d’une collection de romans noirs illustrés par les éditions Liber Niger. Il y publie Comme jeu, des sentiers en collaboration avec Jean-Bernard Pouy, autre grand nom du roman noir des années 1980, créateur de la collection Le Poulpe (qui a elle aussi débouchée sur une adaptation en bande dessinée). Puis, toujours dans la même collection, il publie en 2004 New York, 100e rue Est avec Jean Vautrin qui a lui aussi commencé par le polar dans les années 1970. Ces deux romans s’inscrivent dans la période « banlieue » de Baru qui commence avec L’autoroute du soleil et se déploie à merveille avec Bonne année et L’Enragé. Comme jeu, des sentiers raconte en effet l’enquête d’un jeune « médiateur » de banlieue dans la cité des écrivains. Il porte sur la banlieue un regard désabusé qui n’est toutefois pas aussi glauque que la campagne de Pauvres Zhéros. Retrouver Baru comme dessinateur-illustrateur, c’est aussi une manière de découvrir une autre facette de son talent de dessinateur, de mettre en avant des décors d’habitude masquée par l’action, du moins pour qui lit trop vite Quéquette blues, L’autoroute du soleil ou Bonne année. Ce sont des instantanés pleine page de la banlieue qu’il s’amuse à peindre, propres à nous rendre une ambiance grise. La rencontre Pouy/Baru pourrait d’ailleurs mettre en perspective la vision de la banlieue chez Baru (et je regrette de n’avoir découvert cet album que maintenant !).
L’ambition artistique me paraît, dans ce projet, plus intéressante que dans la collection Rivages/Casterman/Noir. D’abord parce que l’oeuvre est originale et non une réédition adaptée, plutôt une vraie collaboration entre un écrivain et un dessinateur. Ensuite, il ne s’agit pas simplement de mettre en images un texte, mais de faire dialoguer texte et images vers un objet éditorial original et qui a tendance à disparaître, du moins dans la littérature pour adultes : le roman illustré. Par roman illustré, les éditions Liber Niger entendent un livre où une vraie place est laissée au dessinateur qui n’est pas simple illustrateur mais co-auteur à part entière. Il est dommage que cette initiative ait eu moins d’échos et de suite que celle de Casterman, certes intéressante, mais qui est davantage une transformation de la littérature en bande dessinée plutôt qu’un véritable échange entre deux modes d’expression. Pauvres Zhéros reste simplement une bande dessinée de conception relativement traditionnelle, tandis que Comme jeu, des sentiers dépasse toute définition.

Pour en savoir plus :
Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Fleuve Noir, 1982
Baru d’après Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Casterman, 2008
Jean-Bernard Pouy et Baru, Comme jeu, des sentiers, Liber Niger, 2000
Le site officiel de Pierre Pelot : http://www.pierre-pelot.fr/
Bibliographie complète et documentée de Pierre Pelot sur Ecrivosges.com
Une interview de Pelot sur le site de Casterman
Le site des éditions Liber Niger
Une lecture de Comme jeu, des sentiers sur le blog Mitchul

Baruthon 10 : L’enragé, Dupuis, 2004-2006

Avec la parution en 2004 de L’enragé chez Dupuis, dans la collection Aire Libre, Baru renoue avec un récit dense et de longue haleine, comme avait pu l’être L’autoroute du Soleil en 1995. Les 140 pages de ce nouveau récit, publiées en deux volumes, interviennent après une phase (1995-2004) plus expérimentale. L’enragé marque le lecteur parce qu’il est un récit de grande ampleur, tant esthétiquement que dans le discours qu’il porte sur notre société actuelle, préoccupation centrale de l’oeuvre de Baru. Mais là où, dans L’autoroute du soleil, primait le jeu narratif de la course-poursuite et de la quête sans but, motif présent chez lui dès les débuts, L’enragé contient un discours plus construit, plus nuancé également, et une structure moins linéaire. Au plaisir de lire une belle histoire vient s’ajouter l’invitation à réfléchir à la France du XXIe siècle.

Remarque liminaire : comme on était en droit de s’y attendre après sa nomination comme Grand Prix du FIBD d’Angoulême 2010, l’année 2010 a été riche en rééditions pour Baru. A titre indicatif, je signale pour ce trimestre la réédition par Dupuis, en un seul volume, de L’enragé dont je vous parle aujourd’hui, et l’activité de la maison d’édition les Rêveurs qui ont réédité La piscine de Micheville en début d’année et qui insistent en ce mois de novembre avec un Villerupt 66 qui réunit quelques uns des premiers albums de Baru liés au cycle de la jeunesse ouvrière dans les années 1960. J’y reviendrais en janvier.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik

Le chemin parcouru : L’enragé comme aboutissement

Je vous ai martelé tout au long de ce Baruthon la cohérence de l’oeuvre de Baru : cohérence esthétique, évidemment (du moins à partir du moment où son trait se stabilise dans les années 1990), mais surtout cohérence des thèmes, puisque chaque oeuvre est comme une nouvelle déclinaison d’obsessions identiques. L’enragé n’échappe à la règle, et peut-être encore moins que les autres. A mon sens, il est plus « classique » que les albums qui le précèdent immédiatement dans la chronologie de la carrière de l’auteur : ils se proposaient comme des exercices de style. Exercice de narration à plusieurs voix pour Sur la route encore, incursion dans le genre de l’anticipation pour Bonne année et Avoir vingt ans en l’an 2000, référence au et appropriation du récit d’enfance dans Les Années Spoutnik. Il marque au retour au récit de formation dont Baru s’était fait la spécialité dès ses débuts dans Pilote.
La proximité avec les albums précédents se lit bien évidemment dans l’intrigue principale, qui s’inspire du Chemin de l’Amérique, paru plus de dix ans auparavant. L’histoire est celle d’Anton Witkowsky, jeune fils d’immigrés polonais vivant dans une cité de la banlieue parisienne. Elève turbulent, il n’a qu’un seul désir, attisé par de petits succès à l’échelle de son quartier : devenir boxeur professionnel. Que son père le lui interdise a bien peu d’effet ; il accomplit son rêve, devient champion d’Europe, et va défier les grands champions américains. Habité par une rage de réussir insupportable, que l’on comprend comme une tentative de sortir de la condition sociale initiale de sa famille, Anton Witkowsky doit cependant affronter de multiples écueils : l’ivresse de la gloire, les pièges dressés par ses adversaires et le mépris de son père et de son ami d’enfance, Mohamed Meddadi, devenu journaliste à L’Equipe. Pour mémoire, Le chemin de l’Amérique raconte aussi l’ascension d’un jeune boxeur, français d’Algérie rattrapé par la guerre d’indépendance de 1954-1962. Si la trame et surtout le caractère des deux personnages sont différents, le point de départ est le même : l’élévation sociale par la boxe et le poids de la condition sociale dans un destin individuel. Le parallèle entre les deux albums peut nous enseigner encore beaucoup sur l’évolution de l’oeuvre de Baru, j’y reviendrais.
Cette construction, au sein de son oeuvre, d’un parallèlisme entre d’un côté l’immigration dans son rapport à la culture des années 1950-1960, particulièrement ouvrière, (Le chemin de l’Amérique) et de l’autre l’immigration dans son rapport à la culture des banlieues des années 1990-2000 (L’enragé) est un acquis de la phase de transition (1995-2002) qui sépare L’autoroute du soleil (se rappeler de la première scène où on assiste à la fin du vieux monde ouvrier) de L’enragé. Après que Baru ait consacré la première partie de sa carrière (1983-1994) à l’évocation de la jeunesse ouvrière et des décennies dites des « Trente Glorieuses », il commence à s’intéresser à la banlieue dès L’autoroute du soleil, puisque les deux héros visitent, le temps d’une émeute, la banlieue lyonnaise. Par la suite, Bonne année vient confirmer que la banlieue HLM, faite barres d’immeuble et souvent traitée dans les médias ou par les hommes politiques comme une France à part où l’insécurité et le chomage règnent sans espoir de renouveau, est le nouveau paysage de prédilection de Baru. En ce sens, Baru rappelle à ses lecteurs que du monde ouvrier historique aux banlieues pauvres modernes se dessine l’histoire des immigrés en France, réduits à la marge économique, sociale et désormais spatiale. Les problématiques d’exclusion, de précarité, de culture exclusive sont les mêmes d’un espace à l’autre et d’une époque à l’autre. Si Baru s’intéresse plus volontiers à la jeunesse de cette culture immigrée (ceux que l’on appelle souvent la « seconde génération ») et non à leurs aînés arrivés en France, c’est pour décrire son aspiration profonde à justement sortir d’une condition originelle insupportable. C’est cette histoire que raconte L’enragé, et sans doute est-elle plus que jamais à méditer. De témoin d’une époque passée qu’il était à ses débuts, Baru en est venu à nous confronter à l’actualité la plus brûlante.

Actualité et « effet de réel »

Chez Baru sont essentiels les « effets de réel » qui rendent l’histoire non seulement vraisemblable, mais crédible par rapport à la réalité du monde. Dans L’enragé, le rapport au réel semble de plus en plus assumé. Dans les albums précédents, les allusions à l’actualité ou à des problématiques politiques ou sociales étaient périphériques par rapport à l’intrigue principale, ou traitées de manière détournées. Dans Bonne année, la transposition dans un univers d’anticipation permettaient de traiter la getthoisation des banlieues : il décrivait alors un réveillon 2010 de fiction où la France était gouvernée par un président ressemblant fort à Jean-Marie Le Pen. Mais le nom du leader du Front National n’était pas mentionné (même si son portrait suffisait à le reconnaître). Cette fois, le traitement du réel est frontal : l’aventure d’Anton Witowski se déroule bien de nos jours, et parfois même au jour le jour.
Par où passent les effets de réel dont Baru s’est rendu maître ? On retrouve bien sûr certains tics d’écriture déjà présents dans d’autres albums, en particulier dans Le chemin de l’Amérique, frère aîné de L’enragé. Je les rappelle, mais les fidèles lecteurs du Baruthon doivent finir par les connaître. Je précise tout de même que, dans L’enragé, ces procédés sont démultipliés, comme s’ils étaient, là encore, davantage assumés. Baru inclut dans l’histoire des articles de journaux (l’un de ses personnages, Mohamed Meddadi est opportunément journaliste), « dessine » des photographies et invente de fausses couvertures de magazines (Rolling Stone, Inrockuptibles, Voici : il parvient à saisir l’esprit de chacun de ces titres). On retiendra celle qui s’inspire d’un portrait de Phil Spector par Guy Pellaert ; par respect pour sa source ou par instruire son lecteur, Baru précise la provenance réelle de l’image.
Et puis, il y a la sensibilité de Baru à l’actualité la plus brûlante. Il explique souvent que ces albums partent d’un ressenti face à un fait de société ou à un événement qui le touche et sur lequel il souhaite s’exprimer. L’effet de réel est tel que la réalité dépase bien souvent la fiction. On ne peut s’empêcher d’être étonné par l’épilogue dans lequel des émeutes se produisent suite à une descente des jeunes de banlieue sur la capitale (ces émeutes fictives sont censées avoir lieu durant l’été 2005). Le second tome de L’enragé paraît au printemps 2006, soit quelques mois après les émeutes de l’automne 2005 survenues après la mort de deux jeunes de Clichy-sous-Bois poursuivis par la police. Les fausses couvertures de journaux imaginées par Baru sont très proches de celles qui paraissent alors, montrant de nombreuses voitures retournées et brûlées. Les résonances entre la fiction et la réalité, quoique frappantes au vu de la concomitance entre la parution de l’album et les émeutes de 2005, ne sont pas si étonnantes. Baru a répondu dans une interview donnée à actuabd qu’il a commencé à concevoir l’intrigue au milieu des années 1990 (ce qui exclut les émeutes de 2005) et que des crises comparables aux émeutes de 2005 avaient pu lui servir de sources d’inspiration (pour mémoire, des émeutes de même type eurent lieu à Vénissieux en 1981 ou à Vaulx-en-Velin en 1990). Et il ajoute : « Il ne fallait pas être devin pour savoir, qu’un jour ou l’autre, cela allait à nouveau péter. Je n’ai rien inventé. ».
Quoi qu’il en soit, les émeutes de 2005 ont en quelque sorte prouvé l’exactitude du propos que Baru tient sur les banlieues, par des fictions, depuis 1995. Au passage, l’épilogue lui sert aussi à introduire, plus discrètement cette fois, des allusions à de célèbres affaires de la présidence de Jacques Chirac : l’affaire Maurice Papon et l’implication du chef de l’Etat dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.

En ce sens, et parce qu’il n’hésite plus à affronter l’actualité et les questions politiques à vif et sans détour, Baru montre dans L’enragé qu’il a considérablement évolué, dans son traitement du réel, par rapport aux années 1980. Deux exemples. Dans Cours Camarade, il s’agissait de dénoncer la montée électorale du Front National par une course-poursuite entre deux fils d’immigrés et un groupe de bastonneurs racistes ; mais le parti d’extrême-droite n’était pas cité explicitement et cet enjeu « didactique » de l’album devenait vite un simple pretexte face à l’histoire elle-même. Même chose dans Le chemin de l’Amérique, qui traitait de la guerre d’Algérie : le propos politique était bien présent, mais, à l’image du héros empétré dans ses contradictions, il n’était pas encore pleinement inscrit au sein de l’histoire. Baru y introduit un narrateur qui nous explique les ressorts politiques du destin de Saïd Boudiaf et sépare ainsi la fiction de son explication. L’enragé, à l’inverse, est un des premiers récits de Baru à supprimer la présence du narrateur, remplacé par des commentateurs sportifs ou des manchettes de journaux. En d’autre termes, le « commentaire » de l’action est intégrée à l’action, et non mise à distance par un narrateur externe. Dès lors, c’est au lecteur de faire lui-même le travail de réflexion et d’analyse de l’histoire qu’il vient de lire, par rapport à l’actualité qui le touche. Certes, Le chemin de l’Amérique traitait d’un événement passé et nécessitait peut-être de prendre davantage le lecteur par la main (et je rappelle que le scénario de cet album était cosigné par Jean-Marc Thévenet). Il me semble pourtant que la gestion du propos politique y était plus maladroite que dans L’enragé où elle s’accorde parfaitement avec la narration.

Un héros tout en nuances

Une fois de plus, c’est dans la narration que Baru nous surprend le plus. Et là encore ses « progrès » en la matière son incontestable si on rapporte L’enragé au début du dessinateur. Il faut dire qu’en vingt ans, les conditions de publication de Baru ont considérablement changé. Ses premiers albums paraissaient d’abord en revue (Pilote, L’Echo des savanes), par livraison. En albums, ils ne devaient pas excéder la pagination habituelle (une cinquantaine de pages). Difficile, dans ces conditions, de tenir une narration touffue. Mais depuis, L’autoroute du soleil et ses quatre cent pages sont passées par là, libérant Baru de la contrainte spatiale. Son passage chez Casterman, qui promeut depuis (A Suivre) des albums de bande dessinée aux « ambitions littéraires » a pu jouer également dans cette nouvelle liberté. Les conditions de publications de L’enragé autorisent le déploiement sur 130 pages d’une intrigue complexe, sur plusieurs niveaux et avec de nombreux personnages.
En effet, l’album paraît dans la collection « Aire Libre » de Dupuis. Cette collection, créée en 1988, part du même constat que celui opéré par Casterman lors de la création d’(A Suivre) en 1978 : la tradition de la bande dessinée belge (Tintin et Spirou) est en perte de vitesse et les éditeurs belges doivent sortir du seul domaine enfantin pour aller voir du côté de la BD adulte dont le succès est envahissant. Avec Aire Libre, Dupuis, outre tenter de conquérir un nouveau public, s’inspire des formules de Casterman : pagination plus libre, recherche d’une « densité romanesque », fin du principe de série… Si les premiers albums sont encore signés par des héritiers de l’âge d’or belge (Cosey, Griffo, René Hausman, Hermann, Frank, qui en profitent pour livrer des récits aux ambitions renouvelées), la collection montre vite qu’elle est aussi capable de s’adapter à une nouvelle génération d’auteurs, en accueillant Emmanuel Guibert (Le photographe), Christophe Blain (Le réducteur de vitesse), Blutch (Vitesse moderne), Etienne Davodeau (Chute de vélo), Emmanuel Lepage (Muchacho), Jean-Philippe Stassen (Le bar du vieux français).

J’en viens donc à parler de la narration. Baru se risque vers une narration complexe, loin de la linéarité de L’autoroute du soleil. Le fil du récit, qui relie le début à la fin, est la description du procès d’Anton Witowski durant l’été 2005 pour un crime dont on apprend la nature qu’assez tardivement. A partir du procès démarre, en flash-back, le récit de la vie du boxeur à partir de son adolescence. Il s’arrête sur plusieurs moments importants pour comprendre les enjeux du procès. D’emblée, Baru nous tient en haleine avec un suspens emprunté au genre policier. La suite de l’intrigue nous confirme cette source d’inspiration, que Baru a par ailleurs déjà utilisé dans L’autoroute du soleil ou Sur la route encore. A la fin du tome 1 démarre une intrigue secondaire qui devient centrale dans le tome 2 : l’histoire d’amour entre Anton et Anna, intimement mêlée à l’intrigue policière… Je n’en dirais pas plus. Il vous suffit de savoir que L’enragé contient les ingrédients narratifs du polar : des mystères à percer, des trahisons, des révélations soudaines. La plaidoirie de l’avocat du boxeur est un des motifs typiques. Baru emploie donc la même complexité narrative qu’un récit policier, qui suppose de ne pas tout révéler au lecteur, de cacher l’essentiel pour mieux faire apparaître la surprise.
Un autre raffinement apparaît dans le traitement du personnage principal. Risquons-nous, pour la dernière fois, à une comparaison avec Le chemin de l’Amérique. Le personnage de Saïd Boudiaf y était dépeint comme un héros positif chez qui ressortaient avant tout des qualités : l’honnêteté, l’obstination, le sens de l’honneur… Le dilemme dans lequel il était placé (aider ou ne pas aider les indépendantistes) en devenait d’autant plus cornélien, mais était bien propre à son haut sens de la morale (choisir entre l’illégalité et le rejet des siens). Anton Witowski est bien loin de cet idéal, et Baru s’emploie à nous présenter, avant tout, ses défauts. Il est certes aussi obstiné et courageux que Boudiaf, mais surtout, il est impulsif et orgueilleux, trop pressé de grimper en haut de l’échelle. Sa prétention démesurée le conduit à se donner sans cesse en spectacle, à boxer sans honneur et à nourrir la presse people par ses frasques. Il se brouille avec son meilleur ami Mohamed Meddadi en refusant de renouer le contact avec son père. On lui voit aussi des faiblesses car, dans le fond, « l’enragé » est un être faible, sujet au remord sans pouvoir rien y faire et sans pouvoir se maîtriser. Ce qui était une qualité chez Saïd Boudiaf, l’ambition, se transforme chez Anton Witkowski en un handicap.
On se souvient que, dans une interview donnée à PLG en 2000, Baru indiquait il préférait imaginer des personnages d’immigrés ou fils d’immigrés positifs : « [Les immigrés] souffrent d’une image réelle tellement négative que pour moi, c’est presque un devoir moral de les représenter de manière positive. ». Pourtant, dans L’enragé, le souci de la nuance, de l’effet de réel, semble avoir pris le pas sur ces réticences. Le héros de l’album est rendu plus crédible justement parce qu’il ne se veut pas exemplaire. Il ne défend aucune cause mais péche par égoïsme. Il n’a d’ailleurs pas un caractère entier mais évolue tout au long de l’album, ce qui se traduit graphiquement par de multiples changements physiques. Baru évite ainsi toute naïveté et démontre son savoir-faire de décrypteur de la société.

Pour en savoir plus :

L’enragé, Dupuis, collection « Aire Libre », 2004-2006 (2 volumes). Réédition à l’automne 2010 en une seule intégrale.
Une interview de Baru à l’occasion de la sortie de l’album en 2006 sur actuabd (de nombreuses images)