Archives pour la catégorie Analyses d’oeuvres et d’albums

Luz, Rouge cardinal, L’Association, 2010// The King of Klub, Les Echappés, 2010

En cet automne 2010, si paisible sur le plan politique, il y a des caricaturistes qui ne chôment pas. Luz, dessinateur de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo depuis sa re-création en 1992, publie deux albums, Rouge cardinal à l’Association et The King of Klub aux éditions les Echappées. Sans oublier, au printemps dernier, toujours aux Echappées (maison d’édition de Charlie Hebdo), Robokozy, dont je vous laisse deviner la cible (éternelle, inépuisable source d’inspiration). Si Luz m’intéresse aujourd’hui, c’est parce que son principal talent, à mes yeux, est de savoir mêler les apports du dessin de presse à ceux de la bande dessinée.

Luz et la tradition du dessin de presse

Le petit album qui me sert de point de départ pour mon article du jour a pu passer inaperçu. Rouge Cardinal est paru dans la collection Mimolette de l’Association, collection réservée à des ouvrages à la pagination réduite, dans un format type comic books. L’histoire est celle de Malko, jeune garde suisse qui a promis à sa mère de donner au pape Jean-Paul II les chocolats qu’elle a préparé elle-même. Mais Malko se trouve bien malgré lui pris dans un complot organisé au sein du Vatican pour tuer le saint père… L’album republie une histoire parue entre décembre 2004 et avril 2005 dans Charlie Hebdo : plus de cinq ans se sont écoulés depuis et il est vrai que cette actualité n’est pas vraiment « chaude ». L’album n’en reste pas moins savoureux, bon exemple, sur un format réduit, du style violemment corrosif de Luz. Signalons enfin que, si l’histoire est si courte, c’est que la mort prématurée (mais réelle) de Jean-Paul II en avril 2005 a brutalement ruiné toute l’intrigue…
On pourra être surpris du mode de publication : L’Association qui publie, avec plusieurs années de décalage, une histoire parue dans Charlie Hebdo. J’ignore les circonstances exactes de la naissance de l’album, mais il faut bien signaler que Luz avait déjà publié dans cette même maison d’édition en 2002 Cambouis, un carnet personnel dans lequel le dessinateur donnait ses impressions sur l’entre-deux-tours des élections présidentielles de 2002 qui vit s’opposer Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Quant à l’Association, cela fait plusieurs années qu’elle travaille à rééditer des dessinateurs issus de l’équipe des éditions du Square qui, dans les années 1960-1970, tissèrent des ponts entre bande dessinée et dessin de presse : que l’on pense à leurs rééditions de Charlie Schlingo ou, mieux encore, à celles de Gébé, pilier de Charlie Hebdo, mort en 2004.

Certains, à ce stade de la lecture, pourront se demander pourquoi je tiens tant à distinguer « bande dessinée » et « dessin de presse ». Il est vrai que la distinction peut avoir quelque chose d’artificiel et que cela fait bien longtemps que des auteurs de bande dessinée pratiquent le dessin de presse, et inversement. Je reprendrais pourtant une citation de la chercheuse Nelly Feuerhahn : « ces deux manières [dessin d’humour et bande dessinée] localisent les marges les plus extrêmes d’un même continuum. » (numéro 10 de la revue Humoresques, p.81 ; 1998). Tous deux sont des objets graphiques, mais là où le dessin de presse recherche la condensation de l’idée en quelques traits, la bande dessinée étend la narration tout au long d’une histoire. Plus simplement, bande dessinée et dessin de presse, au cours du XXe siècle, se dissocient clairement en deux traditions artistiques distinctes qui, sans s’ignorer l’une et l’autre, élaborent des codes et des usages différents. En ce début de XXIe siècle où la bande dessinée ne se diffuse plus massivement par voie de presse mais préfère le support livresque, l’écart entre les deux spécialisations est manifeste… ce qui n’empêche pas certains dessinateurs de circuler de l’un à l’autre.

J’en reviens à Luz après cet intermède érudit, rassurez-vous. Vous n’aurez guère eu de mal à le comprendre : Luz fait partie des dessinateurs qui possèdent une vision syncrétique de leur pratique de dessinateur. Ce qui m’intéresse ici, la manière dont Luz exploite la narration et sort du seul dessin de presse, sans complètement sacrifier aux codes de ce dernier. Il n’est pas le seul et, en réalité, l’héritage des publications du Square (Hara-Kiri puis Charlie Mensuel et Charlie Hebdo) encourage justement cette fusion des arts graphiques. On retrouve donc cette caractéristique parmi les illustres aînés, Reiser, Fred, Gébé, Cabu, comme dans l’équipe du « nouveau » Charlie Hebdo reformé à partir de 1992 : Jul, Charb… Hors du cercle de Charlie Hebdo, on peut citer le cas de René Pétillon qui est à la fois un des dessinateurs du Canard enchaîné depuis 1993 et l’auteur de la série Jack Palmer depuis 1976.

Napoléon III transformé en Rocambole, personnage de romans, par André Gill dans La Lune en 1867

. L’héritage artistique des éditions du Square est par ailleurs un objet très disputé dans le monde de la presse satirique. Charlie Hebdo, créé par Cavanna et le professeur Choron, s’arrête en 1981 et son aîné Hara-Kiri en 1985. Lorsqu’un nouveau Charlie Hebdo est relancé en 1992 par Gébé, Philippe Val et Cabu (en fait d’une scission de La Grosse Bertha, autre journal satirique créé en 1991 et ayant récupéré les anciens de Charlie Hebdo), le professeur Choron, mécontent, relance Hara-Kiri en guise de réponse. Mais, tandis que Charlie Hebdo survit jusqu’à nos jours, la nouvelle version d’Hara-Kiri ne dure que quelques semaines. Choron relance ensuite avec Vuillemin La Mouise, à la parution irrégulière et diffusé par coloportage, diffusion interrompue par la mort du professeur Choron en 2005. Plus récemment, c’est le lancement en 2008 du tout aussi éphémère Siné Hebdo par le dessinateur vétéran Siné qui a scindé l’héritage des années 1960 (même si Siné se rattache à une tradition plus ancienne).

Parmi ses collègues dessinateurs de presse, Luz s’est trouvé une spécialité, en réalité vieille comme la profession : la caricature des personnalités qui composent « l’air du temps », principalement politiques, mais pas uniquement. Il renoue avec une forme de caricature spécifique : la caricature déformatrice, qui base la ressemblance sur une déformation outrée de certains traits physiques. L’un des grands maîtres de ce type de dessin de presse au XIXe siècle était André Gill (1840-1885), qui s’attaqua à l’empereur Napoléon III, mais aussi à de nombreuses personnalités politiques et artistiques de son temps. A côté de cette tradition ancienne, Luz pratique une forme de caricature plus récente, apparue dans le seconde moitié du XXe siècle : l’enlaidissement volontaire du trait et des personnages. Là, je m’avance sur un sujet que je n’ai pas étudié dans le détail, mais il me semble que, si Reiser a été un des premiers à pratiquer ce type de dessin outrée et sale à une époque où dominait la propreté et la sobriété du trait, lui ne pratiquait pas la caricature de personnalités. En revanche, l’enlaidissement graphique est un trait partagé par de nombreux dessinateurs ayant commencé dans les années 1970 ou après, tels Philippe Vuillemin, Tignous, Charb et Lindingre. Ils se situent en cela dans l’héritage de Reiser qui leur a, en quelque sorte, ouvert la voie.
C’est bien à cette double tradition du dessin de presse que se rattache Luz : le XIXe siècle et la puissance libertaire des années 60-70. Le thème même de Rouge Cardinal lui permet de s’en donner à coeur joie dans la représentation de Jean-Paul II, ou encore du cardinal Lustiger. Quant à King of Klub, le second album de mon article du jour, c’est un festival de caricatures de personnalités du monde de la musique (David et Cathy Guetta, Vincent Delerm, Elton John, etc.). Il n’y a pas que le trait qui soit outré chez Luz : il est aussi un adepte de l’humour scatologique ou sexuel excessivement provocateur, là encore à la suite de Reiser et Vuillemin qui popularisèrent ce type d’humour dans le dessin de presse, selon l’esprit du professeur Choron d’Hara-Kiri, grand adepte d’un humour potache violent. L’humour de Luz se veut extrêmement corrosif, n’épargnant aucune institution en place et se permettant absolument toutes les outrances, surtout les plus blasphématoires.

Dessin de Jossot pour L'Assiette au beurre, revue satirique, en 1902

Dans le Vatican de Luz, les cardinaux sniffent des rails de coke en forme de croix et le pape s’exprime uniquement par des flatulences. Ce ton puisamment libertaire, revendiquant un anticléricalisme sans concession et stigmatisant les hypocrises de l’Eglise, prend sa source dans des journaux satiriques de la Belle Epoque, tel L’Assiette au beurre dans les années 1901-1912.

Dessin de Philippe Vuillemin pour une tentative de relancement d'Hara-Kiri en 1993, en mensuel

Dans les années 1960, les revues des éditions du Square ne seront pas en reste, dans une société française où l’Eglise joue encore un rôle important, pour s’acharner sur cette cible décidément privilégiée. Hara-Kiri, Charlie Hebdo, et leurs avatars garderont intacts la tradition de la caricature anticléricale.

Fiction et fantaisie
Là où beaucoup de ses collègues dessinateurs de presse s’emploient principalement à tourner en dérision les personnalités et évènements politiques, à les interpréter à leur manière ou à se faire les observateurs ironiques de la société contemporaine, Luz est plus à l’aise dans le champ de la fiction et, surtout, de la fantaisie la plus débridée, sans pour autant perdre de vue la réalité. Son originalité réside dans ce grand écart : chez lui, l’exagération n’est pas seulement dans le trait, ni dans l’humour, elle est aussi dans le scénario qui distord la réalité avec un grand plaisir destructeur. Sa maîtrise de l’intrigue sur le long terme n’est pas si courante chez les dessinateurs de presse qui préfèrent souvent, lorsqu’ils se lancent dans la bande dessinée, des suites de gags courts, plus proches d’un humour de dessin de presse qui se concentre en quelques cases évocatrices. Dans Rouge Cardinal, Luz parvient à mener et mêler plusieurs niveaux d’intrigue : le garde-suisse et ses chocolats, le complot contre Jean-Paul II, les désirs incontrôlées de soeur Tarama amoureuse de son pape…
Avec King of Klub, le goût pour la fiction se voit encore davantage dans le recours, parodique, aux codes de la science-fiction. David et Cathy Guetta sont transportés en 2097, sur le « King of Klub », la plus grosse boîte de nuit intergalactique du cosmos dirigé par monsieur Jojoba. Les plus grands DJs et chanteurs du passé y sont clônés pour rassasier des millions de clubbers. Rassasier de concerts, bien sûr, mais aussi au sens propre, puisque les clônes servent ensuite de nourriture aux visiteurs. L’entremêlement complexe des intrigues est le même que dans Rouge Cardinal, et on peut même dresser quelques parallèles amusants, qui sont comme des tics d’écriture récurrents de Luz : les deux albums mettent en scène une figure de benêt qui se retrouve pris dans une histoire qu’il ne comprend pas (le garde suisse Malko/David Guetta), il y aussi une figure de savant fou (frère Bolino, le pédophile des Carpates/le professeur Raoul, inventeur de la machine à cloner les chanteurs), il y a aussi un enchevetrement de complots (dans King of Klub, Jojoba est menacé à la fois par le clone d’Elton John et par Kÿst, un groupe de Gospel Métal)…
Le talent de Luz est une facilité non seulement à passer de la réalité à la fantaisie (par l’exagération, ou par le recours à d’autres genres littéraires, comme le polar et la SF), mais en plus à garder cette fantaisie non pas sur un seul dessin (comme Plantu le fait couramment), mais au long de toute une histoire.

De la caricature appliquée à la musique


Parmi les innombrables personnalités caricaturées dans King of Klub, il faut remarquer le producteur Pascal Nègre, qui devient Rascal Pègre, adepte d’une cuisine à base de clones de chanteurs, et spécialistes des oeufs Moby ou des bananes de Dick Rivers. Rappelons que Pascal Nègre est un producteur de musique, le président d’Universal Music depuis 1998. Le représenter comme un cuisinier sadique qui n’aime rien tant que accomoder les artistes est loin d’être vide de sens… Bien d’autres acteurs de l’univers de la musique en prennent pour leur grade, en particulier Vincent Delerm, symbole de la « nouvelle chanson française », déjà épinglé par Luz dans son album J’aime pas la chanson française en 2007 (chez Hoëbeke). En son temps déjà, André Gill épinglait les artistes et représentait Richard Wagner comme un perceur de tympan.

Luz ne s’intéresse pas à la musique, et plus particulièrement à l’univers du clubbing, par hasard. Il est un grand amateur de musique et lui-même est DJ depuis 2003. Son parcours traduit cette tension vers la musique. Il collabore aux Inrockuptibles et King of Klub est d’abord paru dans les pages de la revue musicale Tsugi. Dans les années 2000, il devient chroniqueur-bd musical, si tant est que cette spécialisation existe, pour les différents journaux dans lesquels il travaille, ou pour son propre plaisir. Ces travaux, l’éloignant momentanément de l’actualité politique, lui permettent de partager, en images, sa passion pour la musique : dans Claudiquant sur le dancefloor puis Faire danser les filles (2005 chez Hoëbeke), il relate ainsi son passage de danseur à DJ. On le retrouve également dans un ouvrage sur l’histoire du rock, Rock Strips, dirigé par Vincent Brunner (2009 chez Flammarion). Et puis n’oublions pas J’aime pas la chanson française, un album sorti en pleine vogue de la « nouvelle scène française » qui lui permet de s’attaquer à Delerm, Kyo, Cali, Bénabar, Raphaël. Luz jouait alors aux briseurs d’icônes.
Qui aime bien châtie bien… D’où un King of Klub détonnant. Bien sûr, l’ouvrage sera plus facilement compris par les adeptes du clubbing, parce qu’il accumule références sur références. Mais même au-delà d’un public de connaisseur susceptibles d’identifier tous les clones de célébrité, l’imagination délirante de Luz est un vrai plaisir.

Pour en savoir plus :

Rouge Cardinal, L’Association, 2010
King of Klub, Les Echappés, 2010
Le site de Luz : http://www.stefmeluz.com/
Des dessins de Luz sur le site de Charlie Hebdo : rions un peu avec la burqa
Est récemment paru un ouvrage qui revient sur les éditions du Square et la revue Hara-Kiri : Mes années bêtes et méchantes, aux éditions Drugstore (scénario de Joub et dessin de Nicoby, d’après les souvenirs de Daniel Fuchs). Je ne l’ai pas lu et vous laisse donc vous faire votre propre avis.
Sur l’histoire du premier Charlie Hebdo, se reporter plutôt à l’ouvrage de Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire, une histoire de Charlie Hebdo, Editions Buchet-Chastel, 2009
Merci au site http://www.harakiri-choron.com/ pour la couverture de La Grosse Bertha par Vuillemin

Baruthon 9 : Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003

Un second Baruthon pour ce mois d’octobre. Après tout, il n’y en a pas eu en août et il me faut arriver en janvier, lorsque sonnera l’heure du festival d’Angoulême dont Baru est le président, à vous parler de son dernier album, Fais péter les basses Bruno paru en septembre dernier chez Futuropolis.
Mais pour l’instant, passons à la seule véritable excursion de Baru du côté de la sérialité (et encore, ce n’est pas si évident !…), Les Années Spoutnik, oeuvre prise entre les souvenirs de l’enfance et la réalité du monde adulte.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux

Les Années Spoutnik : nouvelles normes éditoriales

Au regard de la carrière de Baru, Les Années Spoutnik a de quoi surprendre. Jusque là, notre dessinateur nous avait habitué à un parcours relativement atypique, évitant à la fois les normes éditoriales de la bande dessinée grand public et l’intransigeance extrêmiste de l’édition alternative. Depuis le milieu des années 1990, il travaille avec Casterman, profitant de leur politique en faveur des individualités et des « auteurs », politique née avec (A Suivre) et que la maison d’édition belge essaie, non sans compromis douteux, de maintenir avec la collection « Ecritures » au début des années 2000. Mais la publication des Années Spoutnik, qui s’étend, en quatre albums, de 1999 à 2003, prend des apparences traditionnelles : on n’attendait pas Baru dans le format de la « série », avec des albums fidèles à la norme industrielle et commerciale du « 48 CC » (A4, 48 pages couleurs). Cela ne lui était pas arrivé depuis son premier album, Quéquette blues, publié en 1984-1986 par Dargaud. Par la suite, Baru avait toujours trouvé chez ses éditeurs successifs (Albin Michel, Futuropolis, Casterman…) des éditeurs prêts à lui faire confiance sur d’autres formats et d’autres paginations.
Alors quid des Années Spoutnik ? Un renoncement de la part de Baru ? Une concession à la sérialisation, principe commercial qui régit une grande partie de la bande dessinée, encore dans les années 2000 ? Première remarque : Baru se montre conscient des limites des normes auxquelles il se plie, mais l’analyse qu’il en livre apporte la réponse à notre question. Ainsi déclare-t-il : « Jusqu’à présent, mes éditeurs successifs (à l’exception de Dargaud au début pour Quéquette blues) ont toujours adapté les formats aux récits que je leur proposais. Or, il me faut 250 à 300 pages pour épuiser le propos des Années Spoutnik. Aucun éditeur, à l’exception des japonais, aucun éditeur européen, donc, n’est en mesure, compte tenu de mon impact commercial, de supporter financière une entreprise pareille. ». Ce constat intervient après qu’un passage chez l’éditeur japonais Kodansha lui ait permis de publier la somme que représente L’autoroute du soleil, avec plus de 400 pages. Découper Les années Spoutnik est une manière de publier, malgré tout, une histoire longue complète d’environ 200 pages, si on additionne la pagination des quatre albums. Le troisième épisode, Bip Bip !, dépasse d’ailleurs discrètement les 48 pages. La concession de Baru est une forme d’adaptation aux règles de l’édition française, pour lui permettre de se consacrer à un récit au long cours. A ce titre, le découpage en quatre volumes est avant tout pratique, et Les Années Spoutnik n’est pas à proprement parler une « série ». Pas, du moins, au sens où la bande dessinée l’entend depuis les années 1950. Pas question pour Baru de donner une suite aux quatre albums, de sérialiser ses personnages jusqu’à ce que mort s’ensuive, de produire quantité de séries dérivées : une fois que tout a été dit, inutile de revenir dessus. La normalisation n’est donc qu’apparente, et même si chaque volume raconte une histoire complète, il n’est pas difficile de se rendre compte qu’il s’agit des fragments d’une seule grande histoire : une année dans la vie d’un fils d’ouvrier d’une dizaine d’années, dans la ville de Sainte-Claire en Lorraine.

Autour du monde de l’enfance

Une autre question pleine de préjugés traverse la série : est-ce une série pour enfants ? Là encore, à première vue, la réponse n’est pas évidente. Les héros et le narrateur sont des enfants. La couverture choisie par Casterman est colorée, avec une typographie fantaisiste. Suivant ces apparences, Raymond Perrin (spécialiste de la littérature dont les jugements sont, certes, loin d’être infaillibles) la cite comme exemple de bande dessinée pour enfants dans son Un siècle de fictions pour les 8-15 ans. Plusieurs bibliothèques municipales le classent aussi dans le rayon jeunesse. Pourtant, à la lecture, il s’avère que ranger les Années Spoutnik dans la catégorie de la littérature pour la jeunesse est une erreur. Mais attention : si Les Années Spoutnik n’est pas une série pour enfants, elle peut tout à fait être lue par des enfants qui n’auront aucun mal à se reconnaître dans les jeunes héros, leurs jeux et leurs préoccupations. De ses albums, il s’agit de celui qui est le mieux pensé pour être lu par différentes classes d’âge. On remarquera d’ailleurs que, dans la réédition que Casterman a fait en 2009, la couverture met en avant non pas les enfants, comme dans les couvertures précédentes, mais une scène d’affrontement entre un ouvrier et un CRS, les enfants étant relégués au second plan. Doit-on en conclure qu’après avoir lancé la série dans un format volontairement ambigu (pour n’exclure aucun public), l’éditeur a ensuite réctifié le tir en se rendant compte que, finalement, le public adulte s’est davantage intéressé à la série que les enfants ?

Là est tout le talent de Baru dans Les Années Spoutnik : porter un double regard sur une époque (la fin des années 1950) et un univers (la classe ouvrière) à travers des yeux d’enfants. Derrière les jeux, les joies et les bagarres incessantes d’Igor et ses amis se dessinent des enjeux beaucoup plus importants. Baru nous avait déjà habitué à partir de l’anecdote pour parler de choses graves, mais ici, le principe est poussé au maximum par la complémentarité des regards enfants/adultes. Ainsi du héros, Igor, dans l’album Bip Bip !, qui a surtout retenu de sa participation à une grande fête du parti communiste la honte d’avoir « pleuré comme une fille ». En observant dans le détail, le jeu entre la trame enfantine et les enjeux adultes en toile de fond est extrêmement complexe, sans pour autant que l’un n’empiète sur l’autre, sauf peut-être lorsque les enfants viennent aider leurs parents lors d’une charge de CRS, scène finale de la série.
Utiliser l’enfance pour témoigner d’une époque et faire passer des messages « adultes » est une démarche déjà présente dans la littérature, le cinéma, et la bande dessinée. En littérature, on retiendra par exemple Poil de carotte de Jules Renard (1894), La guerre des boutons de Louis Pergaud (1912), et les Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol (1957-1960). Les deux premiers se démarquent du dernier puisqu’ils ne s’affirment justement pas comme des « souvenirs » propres à l’auteur, mais plus comme des fictions. Comme dans le cas de l’oeuvre de Baru, ils se destinent autant à l’enfance qu’à un public adulte. Dans un autre registre, on pourrait citer Sa majesté des mouches de William Golding (1954), qui partage avec Les Années Spoutnik et La guerre des boutons, outre une représentation sans concession de l’enfance qui n’ignore pas la violence des relations, un procédé narratif : le filtre de l’enfance comme outil pour parler de la société des adultes. Un propos grave se cache derrière les jeux enfantins pour qui sait lire entre les cases.
Dans une interview, Baru est amené à comparer sa propre série avec La guerre des boutons, et l’analyse qu’il dresse nous renseigne sur ses intentions. Il interprète le succès du livre dans les années 1950-1960, suite au film d’Yves Robert (1962), comme une nostalgie à l’égard d’un monde rural en train de disparaître. En ce sens, Les Années Spoutnik est un hommage au monde ouvrier et à sa culture désormais en voie de disparition, dont Baru est originaire.

Autofiction et discours sur la société

Les enfants de Sainte-Claire s'essayent au lancement de leur propre fusée (vol.3, Bip Bip !)


En bande dessinée, d’autres auteurs se sont essayés à l’évocation de souvenirs d’enfance sous la forme de fictions (on dirait maintenant d’autofictions). Le plus connu, et sans doute le plus proche de la démarche de Baru, est l’espagnol Carlos Gimenez et son Paracuellos, publié en France par Fluide Glacial entre 1977 et 1982. Dans cette fresque, Gimenez s’inspire de sa propre enfance pour raconter la vie quotidienne de quelques enfants dans un pensionnat de l’Espagne franquiste des années 1950. Le propos est sombre, et prend valeur de témoignage sur une époque difficile de l’histoire du pays (en 1975, quand Gimenez commence la publication de Paracuellos, la mort de Franco met fin à la dictature militaire). Comme dans le cas de Baru, l’enfance se lit comme un moment fondateur de son oeuvre et Gimenez continuera à évoquer la guerre civile espagnole et le franquisme dans d’autres albums, tout comme Baru poursuivra dans l’évocation du monde ouvrier. Signalons aussi Christian Binet qui publie en 1981 L’institution, souvenir des années passées dans un pensionnat catholique, sur un ton toutefois plus léger que Gimenez.
On aurait pourtant tort de voir dans Les Années Spoutnik une oeuvre à proprement parler autobiographique, et à vrai dire, la même ambiguïté existe dans Paracuellos : Baru et Gimenez s’inspirent de leur enfance, mais l’intrigue, les évènements, les rebondissements sont imaginaires. La part de vérité et de fiction a bien peu d’importance, en réalité : ce qui compte pour Baru, c’est de décrire une époque. Il se défend vigoureusement de raconter son enfance, ou plutôt précise que là n’est pas le but de son récit : « Bon, les années Spoutnik, c’est une fiction, une invention, un produit de mon imagination. C’est une construction, un truc que j’ai bricolé pour qu’il parle à tout le monde, avec des lieux communs, des images qui soient assez communes à tout le monde pour que tout le monde s’y reconnaisse.
Je parle de NOTRE enfance, et pas seulement de la mienne, pour essayer de vous dire autre chose que des histoires de castagne à la récré.
(…)
Autrement dit un peu plus sèchement : l’enfance en soi ne m’intéresse pas, comme mon enfance ne PEUT PAS vous intéresser. C’est juste un moyen que j’ai choisi pour vous parler d’autre chose. »
Cet autre chose, vous l’aurez compris, c’est le destin du monde ouvrier. Baru est toujours poursuivi, lorsque des journalistes parlent de son oeuvre, par l’obsession qu’elle serait autobiographique, et cela dès Quéquette blues. Lui-même soutient le contraire. Ce malentendu est sans doute dû au fait que les sujets qu’ils traitent lui tiennent à coeur, et sont élaborés à partir de son ressenti personnel face au monde contemporain.

On connaît l’importance de « l’effet de réel » chez Baru, toujours attentif à user d’un réalisme très fort dans ses scénarios, qui immerge immédiatement le lecteur. Ici, le village choisi pour l’action (Sainte-Claire) existe, et est même voisin du village natal de l’auteur, Thil. Baru en dessine les rues, les maisons, l’intérieur des cuisines, avec le soin qu’on lui connait. L’ambiance quotidienne de l’époque est renforcée par autant d’indices : les enfants lisent Vaillant et Tintin (avec insertion de vraies planches) et le titre évoque le lancement du satellite soviétique Spoutnik en octobre 1957. Dans le cours du récit, Baru n’hésite pas à parler des enjeux que représente ce satellite, premier à être lancé dans l’espace, dans le contexte de guerre froide qui oppose le bloc occidental et le bloc soviétique.
Dans Les Années Spoutnik, le monde de l’enfance, d’Igor, de Robert, de Jacky, de Jeannot, est confronté aux contradictions du monde adulte. Alors bien sûr est-il question de bagarres à la récré pour savoir qui est le chef, de parties de football, de punitions et de jeudis passés avec les copains. Bien sûr y a-t-il chez Baru une forme de tendresse nostalgique lorsqu’il évoque la dégustation collective de la polenta ou l’incroyable technique footballistique de ces gosses. Mais dans cette société enfantine, Baru met l’accent sur la violence et la « guerre » qui, même pour rire, est d’autant plus révélatrice qu’elle est prise au sérieux par les enfants comme une imitation de ce qui se passe, là-haut, dans le monde des adultes. Guerres contre « ceux d’en-bas » ou contre les enfants du village voisin ; les parties de football sont aussi, à leur façon, des manières de régler un conflit. Même si les grandes bagarres s’arrêtent dès que le sang se met à trop couler et que les flèches n’ont pas de pointe en leur bout, le monde des enfants de Sainte-Claire reflète les tensions des années 1950. La guerre d’Algérie est loin d’être terminé et marquera longtemps la société française. Quant à la guerre froide, elle en est encore à ses débuts et l’empire soviétique est toujours une force soutenue par les différents partis communistes du bloc occidental. Sur le communisme, Baru précise : « Si je traite du communisme dans Les Années Spoutnik, ce n’est pas parce que je le suis ou l’ai été moi-même, c’est parce que l’idéal communiste a été une colossale machine à fabriquer de la solidarité… Et de la dignité. Et c’est pour ça qu’il m’intéresse. Le reste, Staline; le goulag et toutes les saloperies, il regarde l’Histoire – celle avec un grand H – et je ne suis pas historien. ». N’oublions pas, enfin, une autre guerre, interne et plus diffuse, entre la classe ouvrière et le patronat.
Ces craquements du monde, les enfants de Sainte-Claire les subissent aussi, à leur niveau. Ainsi sont-ils contraints de repeindre la fusée miniature construite pour fêter le lancement du Spoutnik parce qu’ils l’ont dessiné sur le modèle de la fusée de Tintin, suppot du capitalisme. Le communisme n’est rien de plus pour eux que la lutte des indiens contre les cow-boys, mais la métaphore employée ici a du bon. Sans compter que la guerre d’Algérie, qui fait rage depuis 1954, n’est pas sans repercussion dans les relations entre les différentes communautés qui cohabitent dans le petit village ouvrier. Italiens, Maghrébins, Polonais, Ukrainiens, composent la population du village. Une manière de rappeler, s’il le faut encore, que l’immigration a toujours fourni à la France une grande partie de sa force de travail.

Conclusion : un style et un rythme

Pour le thème, Baru opère un retour à ses premiers albums, ceux qui évoquaient des adolescences dans les années 1960 au moyen de petites anecdotes du quotidien (Quéquette blues, La piscine de Micheville, La communion du Mino, Vive la classe !, Cours camarade). Tout son art consistait déjà à faire apparaître des enjeux d’un autre ordre, plus graves, plus adultes. Mais entre ces albums des années 1980 et ceux des années 2000 peuvent se lire les progrès effectués par le dessinateur sur le plan de la narration.
On retrouve certains tics d’écriture qui permettent de reconnaître sans se tromper le style de Baru : la narration à la première personne (ici par la voix d’un enfant), la prise à partie complice du lecteur, l’expressivité des visages allant jusqu’à la déformation, l’emploi d’une langue familière qui renforce l’impression de réalisme… Plus que dans ses albums précédents, sans doute à cause du format et du large public auquel la série est destiné, Baru apprend à se tenir à une intrigue précise, à un découpage plus net de l’histoire, à un rythme de l’action plus posé. Il n’y a donc pas dans Les Années Spoutnik ni la force expressive de Quéquette blues, ni l’ampleur narrative de L’autoroute du Soleil. Les enjeux politiques et sociaux sont davantage masqués que dans Le chemin de l’Amérique et Bonne année. Cette série, avec laquelle notre dessinateur entre dans le XXIe siècle, est peut-être celle qui est la plus apte à séduire un public étendu et à faire découvrir Baru a des lecteurs qui ne se seraient pas intéressés d’emblée à cet auteur.

Pour en savoir plus :
Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003 (4 tomes). Réédition en intégrale en 2009, chez Casterman.
Les citations sont tirées d’une interview qui est restée longtemps sur la toile, sur le site officiel de Baru désormais disparu. Elle provient à l’origine du numéro 36 de PLG (Hiver 2000-2001). J’avais conservé l’interview avant sa disparition fortuite d’Internet. Dommage, d’ailleurs, car le site était bien fait.

Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux, Casterman, 1998-2009

En 2009, Casterman fait paraître dans sa collection « Ecritures » le recueil Noir, qui réunit trois récits réalisés par Baru entre 1995 et 1998 : Bonne année 2016, Bonne année 2047 et Ballade Irlandaise. Sans doute s’agit-il là des trois récits les plus politiques de Baru, dénonçant par d’habiles fictions l’extrêmisme politique, la diabolisation des banlieues et les violences religieuses en Irlande.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore

Baru chez Casterman

Quelques détails éditoriaux, d’abord, parce qu’il faut toujours commencer par là. Le recueil Noir est l’aboutissement d’une longue collaboration entre Baru et les éditions Casterman qui file depuis 1995 et L’Autoroute du soleil, cet étrange objet littéraire qui a vu se croiser Baru, Casterman et l’éditeur japonais Kodansha. Souvenez-vous des épisodes précédents relatés dans ce blog : en 1992, il y a une courte participation au recueil Le violon et l’archer réalisé en partenariat avec le musée Ingres de Montauban ; puis en 1995, il y a L’Autoroute du soleil, oeuvre singulière qui marque l’entrée de Casterman dans le marché de l’importation de mangas ; enfin, en 1996, Baru arrive dans la revue (A Suivre) qui vit malheureusement ses derniers instants, et prépublie le futur album Sur la route encore (1997). Encore une année de plus : en 1998, un nouvel album de Baru paraît chez Casterman, Bonne année, et nous en arrivons à notre sujet du jour. L’alliance Baru/Casterman se poursuit encore avec la série Les années Spoutnik en 1999-2003, avec Pauvres zhéros en 2008, et sans compter les rééditions, telles celles du Chemin de l’Amérique en 1998, ou de L’Autoroute du soleil en 2002. Ce sont là d’autres histoires que je vous raconterais dans les mois qui viennent.
La seconde moitié des années 1990 n’est pourtant pas très favorable à Casterman. Est-ce l’arrivée en force de l’édition alternative, poussant l’expérience de l’exigence graphique et littéraire bien au-delà de ce qu’avait fait la revue (A Suivre), pionnière en son temps, mais désormais quelque peu dépassée, au point de cesser de paraître en 1997 ? Est-ce, comme le suggère Jean-Philippe Martin, l’importance trop grande prise par son fonds patrimonial, de la série Tintin au renouveau des années 1980, qui handicape toute forme d’innovation ? Il est vrai que Casterman est une maison bicentenaire, fondée en 1780, qui a su jusque là toujours renouveler sa clientèle, partant de l’édition religieuse au XIXe siècle pour arriver à la bande dessinée moderne au XXe siècle. Elle a su aussi naviguer entre ses origines et ses fidélités à la tradition belge, et une capacité à s’imposer sur le marché français. En 1999, la maison d’édition est rachetée par Flammarion, signe le plus manifeste de ses difficultés. Pour tenter de retrouver une forme de prestige intellectuelle dans le secteur de la bande dessinée, la collection « Ecritures » est créée en 2002, dirigée par Benoît Peeters. Elle est ce qu’on peut appeler une collection « d’auteurs » (par opposition au monde des séries et de la BD de genre), et s’appuie d’abord sur les résultats de la percée effectuée dans l’univers du manga en 1995. Parmi les premiers albums publiés se trouvent des rééditions de la collection « Casterman manga », dont L’Autoroute du soleil de Baru, mais aussi des oeuvres du japonais Jiro Taniguichi. Casterman reproduit également l’expérience du Japon en traduisant des auteurs étrangers.
On comprend assez vite que le mot-clé de la collection « Ecritures » est d’abord « réédition ». Comme souvent, Casterman parie sur des chevaux qui ont fait leur preuve, soit en rééditant d’anciens succès de sa propre collection, soit en traduisant des auteurs étrangers. La collection fera pourtant l’objet de critiques. On accuse Casterman de profiter de la montée en puissance de l’édition alternative (notamment par le format « roman »). La critique la plus pertinente n’est pas tant de viser cette récupération (somme toute, Casterman a déjà fait ses preuves dans la création exigente à l’époque de (A Suivre)) que de pointer du doigt, comme ont pu le faire à plusieurs reprises Jean-Christophe Menu et le magazine PLGPPUR, l’application de principes éditoriaux sans réflexion préalable sur l’oeuvre et ses propres exigences. La collection reste enfermée dans un format, certes original (quoique plus tellement en 2010), mais identique pour toutes les oeuvres. L’édition de Histoires urbaines de Julius Knipl, photographe de Ben Katchor, fait partie des réalisations contestées, Casterman ayant ignoré le format d’origine, à l’italienne, pour faire rentrer l’oeuvre dans le format de sa collection.

Revenons à Bonne année et au recueil Noir, justement paru dans la collection « Ecritures ». Il regroupe trois récits chronologiquement réalisés en 1995, 1997 et 1996. Casterman sauve ici de l’oubli (ou « récupère », selon les points de vue !) des récits qui ne sont pas inédits. Le premier, Bonne année 2016, paraît en 1995 dans un ouvrage collectif des éditions Autrement, Avoir vingt ans en l’an 2000. Le second, Bonne année 2047, vient prolonger l’univers imaginé dans ce premier « Bonne année » par un album paru chez Casterman en 1998 qui reprend les codes éditoriaux de la défunte collection « Romans (A Suivre) » (pagination large de 70 pages, noir et blanc) . Enfin, le dernier, Ballade irlandaise, a une histoire éditoriale encore plus complexe (je reprends là la présentation qui est en faite dans le recueil). En 1996, les éditions Bayard demande à Baru d’adapter une nouvelle de Rodolphe (écrivain et scénariste de bande dessinée) sur le thème de Roméo et Juliette, ramené ici au contexte de guerre civile en Irlande du Nord. Mais le projet de magazine qui devait publier l’histoire ne voit pas le jour. Puis, en 2004, les éditeurs Vertige Graphic et Coconino Press s’associent pour créer la revue Black sous-titrée « le retour des avant-gardes soft », qui entend dépasser la rupture iconoclaste voulue par les éditeurs alternatifs, tout en prenant acte des avancées qu’ils ont permis en matière narrative et graphique. L’histoire inédite de Baru trouve sa place dans cette revue, en compagnie de David B., François Ayroles, Seth et Mazzuchelli.

Noir et blanc, le développement d’une nouvelle technique

Malgré cette parution tardive en recueil sur laquelle je me base pour mon article du jour, les trois récits sont bien ancré dans la seconde moitié des années 1990 et sont, comme l’explique Baru « réalisés dans la foulée de l’Autoroute du soleil ». Cette parenté se traduit, d’un point de vue graphique, par l’emploi du noir et blanc que les 500 pages de l’album sus-cité ont donné au dessinateur l’occasion d’expérimenter. L’occasion de souligner à quel point Baru est un dessinateur atypique, n’hésitant jamais à tenter de nouvelles expériences. D’ailleurs, dans ses premiers albums, Baru s’aidait de Daniel Ledran pour la mise en couleurs.
Sur le sujet de l’apprentissage du noir et blanc, je lui laisse la parole dans les propos liminaires au recueil Noir : « [L’Autoroute du soleil] m’avait permis, entre autres, d’apprivoiser une contrainte technique : l’usage du noir et blanc, même si je l’ai utilisée sur un mode soft, en demi-teintes, sans doute pour ne pas avoir à affronter la radicalité stylistique de mon maître José Muñoz. A la fin, j’avais découvert l’adéquation parfaite de cette technique, pour sa relative rapidité d’exécution, à mes recherches d’un graphisme nerveux au service d’une narration dynamique et efficace. ». Il est vrai que l’usage du noir et blanc a fait évoluer le trait de Baru vers une moindre déformation expressionniste des visages, très présente dans ses albums des années 1980, et que l’on peut rattacher, suivant les propos du dessinateur, à l’influence de Muñoz, le dessinateur argentin de la série Alack Sinner connu pour son traitement radical des visages en noir et blanc à la limite du grotesque. Baru ne va pas jusqu’à cette radicalité, mais son noir et blanc sert davantage la narration que « l’esthétique » (le fond que la forme, si cette distinction vaut quelque chose).
Le noir et blanc encourage chez lui une lecture plus fluide, une attention moins soutenue au graphisme. Ce qui ne l’empêche pas de tester quelques effets particulièrement efficaces, comme lorsque les héros sont pris dans les phares d’une voiture et se transforment alors en de simples esquisses noires sur un immense fond blanc. La formule a dû lui plaire : il la réutilise dans chacune des trois histoires.

Trois récits au fil de l’actualité des années 1990 et 2000

Venons-en aux histoires proprement dites. Un mot d’abord sur Ballade irlandaise, un peu à part dans le dyptique Bonne année, à tel point que l’on peut se demander s’il était judicieux de la joindre. Elle illustre un fait d’actualité résumé à la fin : le 15 septembre 1997 marque le début du processus du paix dans le conflit nord-irlandais opposant républicains catholiques et loyalistes protestants. Par une fable racontant la relation dramatique entre un protestant et une catholique, inspirée de l’éternel histoire d’amour impossible de Roméo et Juliette, Baru présente sa vision d’une guerre civile qui déchire l’Irlande du Nord depuis plus de trente ans. La scène finale peut se lire comme une parabole de la réconciliation du pays.

Si Ballade irlandaise est une simple fiction inspirée par l’actualité, le dyptique Bonne année que composent les deux premiers récits du recueil appartiennent au genre de l’anticipation politico-sociale. Ce n’est qu’en apparence que Baru s’échappe de la réalité, et le discours qu’il porte s’adresse avant tout à ses contemporains.
Dans la version d’origine de Bonne année 2016 (Bonne année), l’action se passe dans un an 2000 où Jean-Marie Le Pen, président du Front National, est devenu ministre de l’Intérieur (drôle d’anticipation sur l’élection présidentielle de 2002). Pour la version de 2009, les évènements ne changent pas, si ce n’est qu’ils sont transposés en 2016 et que Jean-Marie Le Pen premier ministre est remplacé par Nicolas Sarkozy président le second étant, pour Baru, « un héritier à peine édulcoré » du premier. L’accès des centres-ville est interdit aux résidents des banlieues devenues des zones infranchissables gardées par la police. Dans ce contexte tendu, et parce qu’après tout la vie continue dans les banlieues, le lecteur suit les mésaventures de Kent à la recherche d’essence pour pouvoir draguer.
Avec Bonne année 2047, qui, comme son nom l’indique, se passe trente ans plus tard, les enjeux politiques dépassent cette fois le simple stade de l’anecdote automobile. La situation s’est encore dégradée : Nicolas Sarkozy s’est fait élire président à vie, les cités sont désormais encadrées par des murs, des miradors et des blockhaus, et le sida se répand dans des banlieues où un préservatif est parmi les denrées les plus précieuses qui soient. On suit une bande d’amis, Mo’, Houcine, Julien, Sonia, Kader, Maggy un soir de nouvel an. Des histoires de garçons, de filles et de sexe qui rappelleraient le nouvel an puceau de Quéquette blues s’il n’y avait pas l’arrière-plan d’anticipation politique. La principale obsession de tout ce petit monde est de passer de l’autre côté du mur au nez et à la barbe de la police qui a ordre de tirer sans sommations.

Il est remarquable (ou plutôt désolant) de constater que deux récits conçus en 1995 et 1997 sont toujours profondément évocateurs en 2009, à peine transposés pour le recueil. En 1995-1997, Baru réagissait à la montée en puissance électorale du Front National sur la base de discours populiste et nationaliste (en 1995, Le Pen arrive quatrième à l’élection présidentielle avec 15% des voix, et son parti remporte la mairie d’Orange, tandis qu’en 1997, il atteint son plus gros score en pourcentage de voix au premier tour d’une élection législative : 14,98%). D’une certaine manière, la parution du recueil Noir (est-elle de la seule initiative de Casterman, ou aussi de celle de Baru ?) lui permet de rappeler que la question des banlieues et de l’immigration continuent de pourrir la vie politique du pays et d’amener au pouvoir d’autres formes de populisme : « Depuis, comme vous le savez sans doute, les banlieues ont explosé, notamment en novembre 2005. Je n’aurais pas la prétention de revendiquer une quelconque prémonition de ces évènements. Ce désastre était largement prévisible pour tous ceux que préoccupent un tant soit peu les questions sociales dans ce pays. Mais les choses ont changé me direz-vous. Pas sûr ! Pour ma part, je pense que les mouches ont simplement changé d’âne, et que ceux qui ont fait le succès du Front National, il y a dix ans, ont fait la différence qui a permis à Sarkozy de s’imposer aujourd’hui. ».
Le monde des ouvriers et des immigrés étaient le théâtre des premiers albums de Baru. Dans L’Autoroute du soleil, l’aventure commence par l’abandon de ce monde ouvrier et se termine dans une cité en pleine émeute. C’est ainsi qu’à partir de 1995, Baru trouve dans les banlieues un nouvel espace à investir pour faire passer des messages politiques et sociaux. La lecture des albums de Baru (et pas seulement de ce recueil) est salutaire en ce qu’elle constitue une véritable réflexion sur notre époque et ses paradoxes, et porte en elle un militantisme qui ne nuit jamais à la qualité narrative de l’ensemble, au rythme effrené de l’histoire, à la représentation de l’anecdote adolescente et potache, qui n’est jamais très loin. A ce titre, je ne peux pas m’empêcher de l’associer dans mon esprit à Etienne Davodeau, autre peintre la réalité contemporaine (celle du monde rural et ouvrier) chez qui la fiction devient discours sur son temps. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais il pourra être intéressant de les entendre parler tous les deux lors du festival Quai des Bulles de Saint-Malo sur le thème « BD et représentation de la société » (c’est le samedi 9 à l’amphi Maupertuis, de 14h30 à 15h30).

Pour en savoir plus :

Avoir 20 ans en l’an 2000, (collectif), éditions Autrement, 1995
Bonne année, Casterman, 1998
Black n°1, Vertige Graphic et Coconino Press, 2004
Noir, recueil chez Casterman, 2009
Sur la collection « Ecritures » de Casterman : Jean-Philippe Martin, « De l’esprit des “Spéciales” : “Ecritures” », dans 9e Art n°10, Centre national de la bande dessinée et de l’image, octobre 2004, p. 37-38.

Baruthon 7 : Sur la route encore, Casterman, 1997

Rien de tel pour la rentrée de Phylacterium que la suite de Baruthon, exploration dans l’oeuvre de Baru. Après la « somme » de L’autoroute du soleil, nous descendons doucement les années 1990 avec Sur la route encore. Il nous prouve son talent de raconteur d’histoires.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil

Dans le sillage de Casterman

Plus qu’avec L’autoroute du soleil, qui était surtout un projet coordonné par l’éditeur japonais Kodansha et repris pour la France par Casterman, c’est avec Sur la route encore que Baru entre dans l’équipe de l’éditeur belge pour quelques albums encore, ainsi que plusieurs rééditions. En 1998, pour marquer l’entrée de cette nouvelle recrue au palmarès solide, Casterman réédite Le chemin de l’Amérique. De fait, Baru ne publiera plus d’albums chez Albin Michel, et encore moins chez Futuropolis qui n’existe plus depuis 1994, le catalogue ayant été vendu à Gallimard.
Mais Baru n’arrive pas chez Casterman par hasard, puisqu’il intègre le magazine (A Suivre), dans lequel il publie Sur la route encore de 1996 à 1997. Petit retour en arrière pour ceux qui n’auraient pas suivi ou ceux à qui ce nom, aujourd’hui disparu, ne dit rien. Dans la foulée des grandes créations de revues des années 1970, (A Suivre), à partir de 1978, fait date : il confirme l’évolution de la bande dessinée vers la densité romanesque et le refus de certaines conventions éditoriales, telle que le nombre de pages imposé ou la couleur. Voulant faire de la bande dessinée un média intégré à la littérature, il offre à des auteurs généralement déjà connus le moyen de réaliser des oeuvres plus personnelles. Que Baru arrive dans (A Suivre) après une carrière déjà lancée n’est donc pas étonnant. Dès la fin des années 1980, la revue est en perte de vitesse et se maintient malgré tout grâce à ce que Thierry Groensteen appelle une « acharnement thérapeutique ». La pertinence du rédactionnel baisse et la revue peine à intégrer les évolutions propres aux années 1990. Pourtant, elle tente de récupérer des auteurs qui ont justement débuté dans la décennie précédente, François Bourgeon, Moebius, Jacques Ferrandez, ou des valeurs sûres de la revue comme Tardi, Comès, Schuiten et Pratt. Grâce au prestige d’(A Suivre), l’éditeur, originellement spécialisé dans les ouvrages religieux et porteur de l’héritage d’Hergé, s’attire des auteurs adultes aux fortes ambitions artistiques. A regarder les récits publiés dans ses dernières années ((A Suivre) s’arrête en 1997), on sent que, malgré la baisse des ventes, la qualité est toujours présente et Sur la route encore ne fait pas exception.

On the road


Sur la route encore regroupe plusieurs thèmes propres à Baru. Il y a notamment cette violence crue, même si son trait s’est désormais apaisé par rapport à ses débuts pour réserver l’expressionnisme aux moments les plus adéquats. Il y a bien sûr le sexe, toujours présent chez Baru, souvent sur un mode faussement comique et potache. Les récits indépendants (en apparence) qui composent l’album sont parsémés d’histoires où ces deux éléments moteurs, la violence et le sexe, sont étroitement mêlés, mais jamais de façon racoleuse : par exemple, dans le personnage de « Bouboule », autostoppeuse un peu enveloppée qui craint de se faire violer par les automobilistes. Baru adore jouer sur l’ambiguité de la sexualité dans notre société : tantôt ce qui se présente comme un drame tourne finalement à la farce, comme dans les « Teutons pointeurs », tantôt la farce initiale conduit au cauchemar, dans « Au rendez-vous des amis ». Les histoires de Baru ont quelque chose de jubilatoire, maltraitant certains interdits avec le plus grand des plaisirs.
A chaque nouvel album de Baru frappe la cohérence de ses thèmes, qui donne l’impression que tous les albums ne sont que plusieurs chapitres d’une même histoire sans cesse répétée. Il suffit de considérer le titre de Sur la route encore. Le sens du mouvement est omniprésent chez Baru, dans les titres, au moins depuis Cours camarade. Le chemin de l’Amérique et L’autoroute du soleil sont deux autres exemples de l’invitation au voyage perpetuel, même s’ils proposent une destination. Sur la route encore est presque un constat : Baru est toujours en route. Venons-en, justement à l’image de la route.

Par le titre, une double référence résonne avec une Amérique mythifiée des années 1950. C’est d’abord le roman de Jack Kerouac, On the road (1957) : roman initiatique qui raconte le parcours imaginaire, mais aux tonalités autobiographiques, du narrateur à travers les Etats-Unis. On the road évoque le mouvement littéraire dit de la « Beat generation » qui renouvelle le mythe américain (importance de la musique, de la bohème, de la liberté) et possède une forte influence sur des artistes qui lui succèdent. C’est ensuite une célèbre chanson de Willie Nelson, On the road again (1980), devenu un classique repris de nombreuses fois. La country de Nelson trouve également ses racines dans la tradition propre à l’Amérique du Nord et mélange la musique et le thème de l’errance. Cette Amérique mythifiée a une bonne place dans l’oeuvre de Baru : du héros de L’autoroute du soleil passionné par les années 1950 au titre même du Chemin de l’Amérique. Et l’un des héros de Cours camarade, Stanislas, se prend pour James Dean dès le début de l’album. Les Etats-Unis semblent être un rêve qui permet aux héros de Baru, immigrés, ouvriers et banlieusards, d’avancer ; une façon de les lancer dans l’aventure. La première histoire de Sur la route encore, « Calypso rock », en devient presque symbolique du vieux rêve de jeunesse devenant étape originelle : le héros retrouve par hasard la trace des membres de son ancien groupe de rock, reconvertis en accompagnateurs d’un insipide crooner de variétés, marque du temps qui passe. L’occasion est trop belle : le groupe se reforme à l’improviste et injecte un peu de rock dans la soupe « calypso », insufflant une frénésie puissante dans le public. Le ton est donné : il y aura du rythme et de l’action.

Epopée narrative
Que Sur la route encore ait été publiée dans (A Suivre), revue porteuse d’une conception très littéraire de la bande dessinée et mettant l’accent sur le scénario, ne doit pas surprendre : cet album est celui dans lequel Baru laisse le mieux apparaître ses talents de conteurs. J’entends ici conteur dans le sens de raconteur, de tricoteur d’histoiree ; il laisse dans l’ombre tel élément pour mieux nous surprendre ensuite ; il emprunte au polar un art du suspens et du drame ; il multiplie les voies narratives pour faire varier les ambiances. Sur la route encore, composé de six histoires de taille variable est finalement un bon exercice de style. Certes, l’ampleur n’est plus celle de L’autoroute du soleil ; certes les enjeux sociaux et politiques marquent un peu le pas (quoique, si on lit entre les images) ; certes l’intrigue policière apparaît parfois comme un peu artificielle. Mais elle porte une forme de réjouissance personnelle de l’auteur par laquelle il est agréable de se laisser porter.
La structure narrative de Sur la route encore donne même l’impression de jouer sur la liberté de diffusion de (A Suivre), détournant les codes propres à la revue par une dissolution de l’intrigue linéaire romanesque. Il faut ici oublier un instant qu’on lit un album pour se souvenir qu’il y a d’abord prépublication. (A Suivre) publie soit des « récits complets » (courts récits autonomes de quelques pages, ayant un début et une fin propre), soit des « récits à suivre » (feuilletons qui s’étendent de numéros en numéros). Baru joue sur les deux tableaux. Chacun des « chapitres » de Sur la route encore est un récit complet. La publication n’est d’ailleurs pas régulière et plusieurs mois s’écoulent entre chaque épisode. Et après tout, Baru est depuis le début un amateur d’histoires courtes au rythme rapide, telles celles de La piscine de Micheville ou de La communion de Mino, ou beaucoup d’autres disséminées dans la presse spécialisée ou dans des collectifs. Ce n’est qu’au fur et à mesure que l’on se rend compte qu’il s’agit en réalité d’un récit à suivre : le dernier chapitre résout naturellement le fil de l’intrigue et explique la fuite en avant des deux narrateurs. Baru confronte ainsi le rythme allusif et intense de ses débuts à une intrigue au long cours telle que celle de L’autoroute du soleil. L’exercice est d’autant plus amusant que la principe de prépublication est alors en perte de vitesse et que son interprétation par Baru est proche du détournement, jouant sur l’attente et les interrogations du lecteur.
L’exploration des techniques de narration n’est pas si courante dans la bande dessinée contemporaine que l’on doive passer à côté. L’adoption de la bulle a fini par évacuer les lourds récitatifs défilant sous les images mais, comme je le faisais remarquer à propos de Christophe, la présence d’un narrateur commentant l’action peut aussi être une valeur ajoutée quand elle est parfaitement maîtrisée par des auteurs comme Jacques Tardi, Jacques de Loustal et… Baru. Dès Quéquette blues, Baru s’adjoint un récitant qui ne le quittera pas, tantôt à la première personne, tantôt à la troisième, toujours ironique. Il sait en jouer et nous le prouve dans Sur la route encore. Deux narrateurs se partagent les six récits. On suit tour à tour André et Edith, chacun poursuivant son propre road-movie. Et même si on finit par comprendre qu’André cherche Edith, ils vivent, jusqu’au sixième récit, des aventures séparées. Comme dans un morceau de musique, chaque récit a sa propre mélodie, son propre parfum (explosion nostalgique et libératrice de « Calypso rock », farce jubilatoire et absurde des « Teutons pointeurs »…).

Avec Sur la route encore, Baru explore plus que jamais son chemin en solitaire. Dans le paysage de la fin des années 1990, son parcours ne ressemble à rien de connu. Baru ne s’intègre pas à la dynamique qui porte les éditeurs alternatifs sans pour autant baisser ses exigences. Cet album qui a pourtant plus de dix ans n’a jamais été réédité, contrairement à d’autres oeuvres, encore plus anciennes, de leur auteur. Je vous invite, si vous aimez les autres oeuvres de notre Grand Prix du FIBD 2010, à le redécouvrir, en espérant que votre médiathèque est aussi bien fournie que la mienne…

Pour en savoir plus :

Sur la route encore, Casterman, 1997

A suivre dans : Bonne année et autres récits sociaux, 1995-2009

Baruthon 6 : L’autoroute du soleil, Casterman, 1995

L’autoroute du soleil est peut-être l’oeuvre la plus connue de Baru : elle reçoit en 1996 le prix du meilleur album à Angoulême, consacrant ainsi définitivement celui qui, dix ans auparavant, avait reçu le prix du meilleur premier album pour Quéquette blues. Ce que reflète ces deux prix, c’est le succès de Baru pour forger une oeuvre cohérente d’un album à l’autre, sans en passer par le stade de la série. Plusieurs raisons font de L’autoroute du soleil l’album le plus logique de Baru : celui qui concentre le mieux l’essentiel de son art.
Comme d’habitude, vous trouverez dans l’article des liens vers les anciens articles du Baruthon, mon exploration de l’oeuvre de Baru.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs

Du côté du soleil levant

La réalisation de L’autoroute du soleil est pourtant loin d’être évidente de prime abord. Il faut en passer par le Japon pour voir éclore cet album, et retourner un peu les évidences. C’est une évidence que de dire que la décennie 1990 est celle de la découverte par le grand public français de la bande dessinée japonaise, la manga. Quelques dates pour vous replacer ce phénomène : dans les années 1980, quelques tentatives émergent pour diffuser la bande dessinée japonaise en France mais les échecs commerciaux successifs empêchent le mouvement de prendre de l’ampleur, que ce soit par la presse (échec du Cri qui tue, première revue française spécialisée dans la manga en 1981) ou par l’édition (échec de l’édition du Gen d’Hiroshima de Keiji Nazazawa par les Humanoïdes Associés). C’est là une première phase durant laquelle la manga est encore une curiosité, un territoire à découvrir. La clé du succès est trouvée par Glénat, alors devenue une solide maison d’édition à grand tirage. Elle publie à partir de 1990 Akira de Katsuhiro Otomo qui rencontre un succès suffisamment important pour lancer un mouvement de fond, fortement soutenu par l’introduction réussie auprès du jeune public des anime à la télévision française dans les émissions Récré A2 et Le Club Dorothée depuis les années 1980. Ainsi, quand Glénat sort la manga Dragon Ball en 1993, il s’adresse à un public déjà conquis par la série télévisée. D’autres grands éditeurs s’engouffrent dans la brèche commerciale : Casterman en 1995, Dargaud en 1996. La seconde moitié de la décennie voit l’explosion du phénomène avec la traduction d’auteurs « classiques », ainsi que l’émergence d’une culture japanophile qui combine passion pour la manga, pour les jeux vidéos, et pour les anime (la première convention de l’association Epitamine a lieu en 1994.).
Il est déjà plus intéressant d’envisager le fait inverse : dans les années 1990, la bande dessinée japonaise s’ouvre à l’influence européenne et accueille en son sein des auteurs européens. Des passerelles commencent doucement à se créer entre les deux univers graphiques avant que les influences mutuelles ne deviennent de plus en plus manifestes dans les années 2000. Plusieurs auteurs français font alors le voyage au Japon ou se tournent vers l’édition japonaise. Frédéric Boilet, auteur en 1997 de Tokyo est mon jardin, est l’un d’eux, qui deviendra ensuite un passeur important entre les deux cultures. Baru, quant à lui, est contacté par Kodansha vers 1991 (avec Michel Crespin et Edmond Baudoin) pour réaliser un album de bande dessinée de plus de 200 pages. L’autoroute du soleil commence à être publié dans l’hebdomadaire Morning, revue de manga destinée à un public adulte masculin (seinen manga), puis sort en album en 1995, se déroulant finalement sur plus de 400 pages.

L’histoire ne s’arrête bien évidemment pas à l’édition japonaise. Au contraire, et je reprends là les paroles de Baru, l’objectif, à terme, est de faire republier l’album en France, « à un prix abordable », c’est-à-dire les 400 pages en un seul volume, à moins de 100 francs. Son éditeur du moment est Albin Michel, chez qui il a publié Le chemin de l’Amérique quatre ans auparavant, mais cet éditeur n’est pas tenté par l’expérience. En revanche, Casterman se montre intéressé, et Baru avait justement déjà posé des jalons chez eux avec sa participation l’album collectif Le violon et l’archer. Avec L’autoroute du soleil, Baru change d’éditeur de façon définitive : il se fixe chez Casterman. A cette époque, l’éditeur belge possède encore l’aura que lui donne le magazine A suivre dont le rédacteur en chef, Jean-Paul Mougin, commence à s’intéresser, à la suite de Glénat, au phénomène manga. Une collection Manga Casterman est donc créée pour accueillir des albums et des séries venues du Japon, généralement de taille assez imposante, même si L’autoroute du soleil reste une exception notable. Il constitue d’ailleurs le premier volume de la collection, comme si une transition par un auteur français avait été nécessaire pour que Casterman publie des mangas. C’est par exemple dans cette collection qu’est traduit en français Jiro Taniguichi avec L’homme qui marche, autre auteur phare du dialogue franco-japonais.
A noter que Casterman a réédité en 2002 L’autoroute du soleil dans sa collection Ecritures, lancée cette même année pour accueillir des rééditions d’anciennes bandes dessinées françaises et étrangères dans un format « roman » qui entend se rapprocher du « roman graphique » (concept vendeur des années 2000 après la décennie manga !) de l’édition indépendante. Comme dans le cas de la collection Manga Casterman, Baru est, avec Taniguichi, parmi les premiers auteurs publiés dans cette collection. Rien de surprenant : il est devenu un des principaux auteurs Casterman. Cette réédition aurait pu être une bonne chose si l’éditeur n’avait pas subrepticement découpé l’album original en deux tomes, d’une façon que seule justifie un objectif commercial. Heureusement, l’erreur a été réparée depuis et en 2008, L’autoroute du soleil est revenu en un seul volume dans cette même collection Ecritures.

Reminiscences

L’autoroute du soleil a des allures d’album idéal dans la carrière de Baru. Pourquoi ? Il incarne la cohérence de toute son oeuvre en accueillant de multiples réminiscences de ses travaux antérieurs. Le décor minier lorrain, si présent au début de l’album, n’est-il pas celui de Quéquette blues et Vive la classe ? Oui, mais transporté plus de trente ans après, les cheminées d’usine sont des monstres d’acier que l’on abat. Ce héros algérien, Karim Kemal, fasciné par les années cinquante, ne rappelle-t-il pas le Saïd Boudiaf du Chemin de l’Amérique qui, lui, est né dans les années cinquante ? Oui, mais le premier, avec une génération de décalage, est déjà bien plus sûr de lui. La tension sexuelle qui parcourt, de manière très différente, les trois personnages principaux (Karim le séducteur, Alexandre le puceau romantique et leur poursuivant Faurissier, amant destructeur et violent), n’évoque-t-elle pas les scènes cocasses de La piscine de Micheville ?
En revanche, Baru abandonne ici le principe du récit initiatique qui était celui de chacun de ses albums jusque là. Il le limite en tout cas à un seul personnage, Alexandre, le plus jeune, alors que Karim, lui, est déjà un adulte. Il en fait certes un élément de l’intrigue, mais pas le seul.

Au-delà de ces allusions, L’autoroute du soleil est, de l’aveu de Baru, la version longue de Cours camarade : ce que cet album, sorti en 1988 chez Albin Michel, aurait dû être si les conditions de l’édition française n’avaient empêché son extension. Le thème de départ est strictement le même : deux fils d’ouvriers, dont un d’origine arabe, se retrouvent poursuivis par des racistes fanatiques parce que l’un d’eux a couché avec la femme qu’il ne fallait pas. De nombreux personnages croisés au fil de cette longue fuite qui court jusqu’à Marseille se retrouvent dans l’album d’origine, en particulier le vieux soixante-huitard nostalgique. Mais les 400 pages permettent à Baru d’étoffer les personnalités, de faire durer la poursuite pour la rendre vertigineuse, de multiplier les épisodes et les rebondissements. Faurissier, qui poursuit les deux jeunes, sombre dans la folie ; les personnages rencontrés sur la route sont moins manichéens. La farce de potache qu’était Cours camarade se transforme en une épopée moderne.

Kodansha offre à Baru la possibilité de réaliser, selon les critères éditoriaux japonais, une histoire qui s’étend sur plusieurs centaines de pages en un temps très court, défi impensable pour l’édition française encore à l’étroit dans des formats d’albums prédéfinis. S’ajoute à ça le noir et blanc que Baru n’avait jusque là pas encore expérimenté. Suivant les formes japonaises, L’autoroute du soleil se déploie sur d’épais chapitres qui prolongent de pages en pages l’interminable course-poursuite des deux héros. L’expérience nipponne de Baru dévoile, en filigrane, les contradictions éditoriales du marché français qui n’est pas en mesure de satisfaire les envies nouvelles de ses auteurs. Pour mémoire, en 1992, Lewis Trondheim publie à l’Association Lapinot et les carottes de Patagonie, un album de 500 pages. Et le FIBD 1996 voit, en plus du couronnement de Baru, la remise du prix du meilleur album étranger à la série Bone de Jeff Smith, un autre récit de très longue haleine qui est alors en train d’être édité en France par Delcourt dans des albums de cent pages chacun.
Mais finalement, en 1995, Casterman accepte d’éditer 400 pages en un seul album… En l’espace de sept années, les critères ont-ils changé ? Les auteurs sont-ils davantage en mesure d’imposer leur volonté aux éditeurs ? L’autoroute du soleil semble annoncer les changements qui toucheront l’édition de bande dessinée des années 2000, avec l’émergence de l’objet « roman graphique » qui offre aux auteurs la possibilité d’achever une histoire aussi dense et longue qu’un roman.

Un mouvement épique

La publication au Japon ne s’impose pas à proprement parler comme une contrainte susceptible de modifier l’art de Baru. Au contraire, on pourrait presque dire que certains codes propres à l’auteur trouvent, dans le contexte japonais un refuge idéal : ainsi de la représentation assez crue de la violence du sexe ou de l’exagération presque caricaturale de certains visages. Le lecteur japonais est sans doute plus familier de ces procédés que le lecteur européens qui les perçoit comme des signes propres à l’auteur plus qu’au genre. La liberté d’action laissée à Baru par Kodansha a du être importante puisque L’autoroute de soleil est une oeuvre qui ressemble à son auteur.

Du point de vue de la narration, la longueur de l’album permet à Baru d’amplifier les procédés narratifs qu’il a pu mettre en oeuvre jusque là dans ses précédents albums. Vous l’aurez compris, c’est sans doute là ce qui m’enthousiasme le plus chez Baru : son talent de conteur en images, et sa capacité à nous tenir en haleine sur plusieurs centaines de pages, avec une intrigue somme toute assez mince (une course poursuite à épisodes), même si des rebondissements la relancent constamment.
Il y a tout d’abord cette voix narrative attirante, qui intervient dès le départ mais sait laisser la place à l’action au besoin. Chez Baru, le narrateur joue deux rôles. Il se contente parfois d’expliquer au lecteur une situation sociale ou politique, ou de nous présenter, sur une page entière, l’histoire de la Facel Vega : inscription dans le réel qui rend l’histoire crédible. Mais parfois, il s’amuse avec nous du tour qu’il joue à ses personnages, des retournements de situation… Dans L’autoroute du soleil, pourtant, le narrateur est largement en retrait : on sent ici que Baru délaisse un peu le « documentaire » au profit de la fiction, qui prend toute sa place.
Autre procédé courant chez Baru : l’accumulation des intrigues par l’accumulation de personnages. Chaque personnage a sa propre histoire en marge de l’intrigue principale et rien d’indique que l’on n’est pas susceptible de le croiser plus tard ou surtout que cette histoire qui est la sienne ne va pas interférer avec celle qui occupe Karim, Alexandre et Faurissier. On se rapproche de l’idée de « destins croisés », d’une narration à plusieurs voix qui rayonnent autour des personnages principaux. Il me semble parfois que Baru conçoit la narration selon un principe d’emboîtement : des évènements en apparence éloignés s’avèrent en réalité avoir un lien de cause à effet. Comme le résume le narrateur à la fin du premier chapitre : « Bien voilà. Toutes les pièces importantes du puzzle sont en place : Karim, Alexandre, René Loiseau et Raoul Faurissier. Plus tard, d’autres viendront s’emboîter. En attendant, que la sarabande commence ! ».
Et puis il y a le mouvement constant d’une bande dessinée conçue à la manière d’un road-movie, par une suite de chapitres qui sont autant de rebondissements et de surprises pour le lecteur, sur la même trame. On ne sait jamais si un personnage va être bon ou mauvais, s’il va trahir les héros ou les laisser se faire bastonner. On ne sait jamais d’où peut venir leur prochaine mésaventure. Je ne sais pas si Baru a ou non improvisé une partie du récit, qui lui serait venu au fil du crayon. Il semble apprendre, sous nos yeux, à mener un récit sur la durée, et se faire au moins autant plaisir que nous.
De ce point de vue là, L’autoroute du soleil est une étape essentielle dans l’oeuvre de Baru qui n’avait pas encore réussi à mener parfaitement une narration continue, préférant des ellipses fortes ou des suites de récits courts et anecdotiques. Ici, il introduit dans son travail une science du rythme jusque là peu variée, alternant moments de tension et moments de repos comiques, suites de cases rapides et décor unique en pleine page, longs dialogues et scènes muettes commentées par le narrateur. Il explore, en somme, la diversité de la narration graphique.

Comme toujours, Baru ne perd pas de vue l’un des enjeux principaux de ses fictions : rendre compte d’une réalité sociale. Pas comme sujet, mais comme décor. Là encore, les 400 pages permettent de traiter à la fois des questions purement dramatiques et des interogations plus sociales. Tout part de la Lorraine, ce décor maintenant devenu familier au lecteur de Baru. Tout part de la Lorraine et de ce haut-fourneau qu’on abat, signe d’une époque désormais révolue : la fermeture de nombreuses usines en Lorraine entraînent des manifestations dans les années 1980. Dans ces mêmes régions, les partis d’extrême-droite gagnent du terrain. L’allusion au Front National est, comme dans Cours camarade, transparente, et reste l’une des plus grandes inquiétudes de Baru. Les deux héros, Karim et Alexandre, pas encore amis mais promis à le devenir, vont croiser les autres fantômes politiques de la décennie : la montée du racisme ordinaire, les banlieues qui brûlent, la fin des utopies soixante-huitardes. C’est un monde en tension que nous décrit Baru en arrière-plan de son récit échevelé.
Il faut voir aussi les décors qui sont ceux de la poursuite : d’abord l’acier des usines ; puis le bitume de l’autoroute ; viennent le beton des banlieues ; et enfin les grues géantes du port de Marseille. Quelques petites incursions du côté de la campagne ponctuent le voyage. L’autoroute du soleil est avant tout un voyage, et une épopée où l’action ne s’arrête jamais.

A suivre dans : Sur la route encore, Casterman, 1997

Pour en savoir plus :
L’autoroute du soleil, Casterman, 1995 ; réédité en deux volumes en 2002, puis en un volume en 2008
Une interview de Baru sur l’album sur le site Bdparadisio