Archives pour la catégorie Analyses d’oeuvres et d’albums

Evocation de la (jeune) bande dessinée suisse

Quand on parle de bande dessinée francophone, n’oublions pas, non, n’oublions surtout pas la Suisse. Est-ce l’appel d’un marché ouvert par les productions françaises et belges ? Car de fait, une vraie bande dessinée suisse existe, et mérite d’être mis en avant. Celle que je vais vous présenter aujourd’hui est celle que je connais le mieux : les auteurs ayant commencé dans les années 1990 et qui sont parvenus à trouver une place en France en s’appuyant sur les éditeurs dits « indépendants ». Il ne sera donc pas question de Zep, créateur de Titeuf et sans doute le plus connu des dessinateurs suisses actuels… Il ne sera pas non plus question de Frederik Peeters, car j’ai déjà dit toute mon admiration pour lui dans un article intitulé « Pourquoi lire Frederik Peeters ? », ni de Guillaume Long, un de mes Parcours de blogueurs. Il sera question d’auteurs sans doute moins connus, mais tout aussi intéressants… A moi de dénoncer quelques noms, à vous d’aller lire leurs albums !

La bande dessinée suisse de langue française s’est développée en suivant l’évolution de la discipline dans le reste de l’espace francophone. Ainsi retrouvons-nous, de façon attendue, un Derib qui, dans les années 1970, dessine le western Buddy Longway dans Tintin. Durant ces trente dernières années, la Suisse a pu affirmer son statut de terre de la bande dessinée par la création du festival de Sierre en 1984, faisant de la ville du Valais l’équivalent d’Angoulême en France. De même, la ville de Genève remet depuis 1997 deux prix de bande dessinée, dont un « prix Töpffer » pour un auteur genevois. Enfin, un festival international existe depuis 1992 à Lucerne, mêlant auteurs francophones, germanophones et italophones.
Mais là où la bande dessinée suisse s’est montrée prête à égaler les français et les belges, c’est dans sa capacité à s’inscrire dans le mouvement des développement des éditeurs indépendants des années 1990. Genève a vu naître dans les années 1990 de nombreux éditeurs sur le modèle français de l’Association, d’Ego comme X et de Frémok. A Zurich, le magazine Strapazin, fondé en 1984, rassemble bientôt de nombreux auteurs à la recherche de nouvelles expériences graphiques et narratives. L’éditeur genevois Atrabile (1997) est à cet égard le plus marquant, puisqu’il est parvenu à pénétrer le marché français et à imposer des auteurs comme Frederik Peeters, ou sa revue Bile Noire que l’on trouve actuellement en librairie.

Thomas Ott (né en 1966)

Ce premier auteur est originaire de Zurich et n’est donc pas francophone. Un détail qui a assez peu d’importance puisqu’il s’est spécialisé dans la bande dessinée muette où les quelques mots inscrits le sont généralement en anglais. La premier référence qui vient à l’esprit à la lecture des courts récits de Thomas Ott est celle des films noirs ; ruelles sombres, hôtels borgnes et chapeaux feutre sont les constantes de son iconographie. Les thèmes sont également tirés du cinéma fantastique, voire du cinéma d’horreur. Son premier album, Tales of Error, se veut un hommage à la bande dessinée d’horreur (Tales from the crypt est un célèbre comic d’horreur des années 1950). Mais le tout est assaisonné de détails absurdes et d’un second degré dérangeant. Ainsi, Exit, sorti en 1997 chez Delcourt et reprenant d’anciens travaux des années 1989 et 1994, est une suite de récits courts décrivant avec une ironie glacée différentes morts plus brutales et absurdes les unes que les autres. L’univers de Thomas Ott est profondément désespéré et glauque, peuplé de suicidaire, de malfrats et de femmes fatales.
Mais ce qui renforce encore davantage la puissance cauchemardesques de ses histoires courtes (là aussi, le format court est bien souvent idéal pour ce genre d’ambiance fantastique est celui dans lequel il excelle) est la technique toute particulière que Thomas Ott utilise, est qu’il est d’ailleurs un des rares dessinateurs à systématiser : la carte à gratter. Ce qui suivent ce blog depuis les débuts peuvent se souvenir d’un ancien article sur un album de Tardi qui, en 1974, utilisait déjà cette technique dans Le démon des glaces. Andreas et plus récemment Matthias Lehmann s’y sont aussi frotté. La carte à gratter est une technique de gravure fastidieuse, visuellement proche de la gravure sur bois. Elle permet de dessiner en blanc sur noir et donc de faire davantage ressortir les noirs et de jouer sur les ombres et les textures. Si Tardi l’utilisait justement pour se rapprocher de l’esthétique « ancienne » de la gravure sur bois, Ott recherche surtout un aspect rugueux rappelant le cinéma d’avant l’apparition de la couleur. Et l’extrême noirceur des scénarios n’en est que renforcé.
Thomas Ott a trouvé un France un accueil mérité à l’Association : il participe dès 1995 à la revue Lapin et y publie quelques ouvrages. Tout récemment est sorti un recueil de plusieurs histoires intitulé R.I.P., reprenant en partie Exit et quelques récits datés qui permettent de découvrir l’oeuvre de Thomas Ott depuis 1985.
Exit, Delcourt, 1997
73304-23-4153-6-96-8, L’Association, 2008
R.I.P., L’Association, 2010
Une intéressante interview de Thomas Ott sur le site de L’Oeil électrique

Alex Baladi (né 1969)


L’univers d’Alex Baladi est lui aussi marqué par le noir et blanc et au fantastique, mais là où Thomas Ott préfère se limiter à une seule technique graphique et à un seul type de narration, Baladi aime varier les plaisirs. On trouvera donc chez lui des ouvrages très différents, mais ayant en commun un style assez reconnaissable, toujours en noir et blanc, marqué par la déformation des corps. Tout est possible dans l’art graphique de Baladi, très poétique en cela. Les bulles se tordent, les titres suintent ou saignent, les cases rompent avec leur ordonnancement habituel pour former d’étranges spirales… L’ambiance y est généralement sombre et onirique, avec un goût prononcé pour les formes organiques qui font évoluer son dessin en d’étranges concrétions naturelles composées de cristaux, de végétation, de sang qui coule, de fumée… Les albums de Baladi sont de véritables expériences graphiques dans lesquels il n’hésite pas à surprendre le lecteur. Ce qui étonne le plus est la manière dont le dessin évolue en même temps que la narration. Tout est organique, comme un feuillage qui se déplie devant nous.
Et c’est au niveau de la narration qu’Alex Baladi se remet toujours en cause. Il est ainsi capable de livrer des bandes dessinées assez traditionnelles pour de gros éditeurs comme Goudron Plumé, chez Delcourt. Mais tout à la fois, il se lance dans des essais de « bande dessinée abstraite » assez hermétique (sans figures humaines et objets reconnaissables), suivant les preceptes de son compatriote Ibn al Rabin. C’est alors La main droite chez Atrabile. Ou encore d’étranges histoires muettes, Baby, à l’Association.
Car Baladi est aussi un dessinateur qui réfléchit sur son art. Il a livré pour la collection « Eprouvette » de l’Association, collection « théorique », l’ouvrage Encore un effort dans lequel il raconte son rapport à la bande dessinée et ses interrogations face à l’aspect commercial et au statut du genre. Ses réflexions se ressentent d’ailleurs dans certains de ses albums, parfois un peu hérmétiques mais faisant preuve d’une grande maîtrise graphique.
Même s’il affirme travailler lentement, Baladi a déjà publié depuis le milieu des années 1990 une petite trentaine d’albums, la plupart chez des éditeurs indépendants mettant en avant l’originalité graphique : Atrabile, Drozophile, B.ü.l.b. en Suisse, L’Association (hé oui, encore) en France, La Cafetière en Belgique. Mais il reste également très attaché au fanzinat autoédité qu’il pratique, ou à la publication dans des revues alternatives (Psikopat, Jade, Bile Noire, Lapin, Strapazin). Il pratique également l’autoédition sur internet via le site http://www.diogene.ch/.
Télécharger gratuitement l’album Opération délicate (2008)
Goudron Plumé, Delcourt, 1997
La main droite, Atrabile, 2004
Baby, L’Association, 2008
Encore un effort, L’Association, 2009

Pierre Wazem (né en 1970)

Pierre Wazem, issu de l’école des Arts Décoratifs de Genève, possède la double casquette de scénariste et de dessinateur (à quoi il faut ajouter un travail d’illustrateur dans la presse et la publicité). S’il lui arrive de dessiner lui-même ses albums (Bretagne, Promenade(s)…), il s’est surtout affirmé depuis le début des années 2000 comme un scénariste efficace travaillant principalement en compagnie de ses deux compatriotes Tom Tirabosco et Frederik Peeters. Tous trois ont fait leur classe au sein de la maison d’édition Atrabile avant de se répartir sur le marché francophone. Wazem sera un des principaux auteurs de la collection Tohu-Bohu des Humanoïdes-Associés à partir de 1998 : il y dessine ou scénarise quatre albums. Pour l’un d’eux, Bretagne, il remporte le Prix Töpffer de la ville de Genève.
L’empreinte d’Hugo Pratt n’est pas loin, tant dans le graphisme, sobre et proche du croquis à peine esquissé, que dans les scénarios. En 2005, il reprend une série restée inachevée après la mort de Pratt en 1995, Les scorpions du désert. On retrouve également chez Wazem le goût pour les voyages et l’évasion : ses albums nous emmènent des terres inuits aux sables du désert, en passant par la Bretagne et des Etats-Unis de western. En tant que scénariste, il sait dépeindre des sentiments souvent justes dans toute leur ambiguité : amitié, amour, sens de l’honneur, tristesse du deuil. L’humain est alors au centre du récit qui parvient généralement à être touchant sans être trop niais. Il est à l’aise dans de nombreux genres : récit du quotidien et de l’amitié (Week-end avec préméditation, dessiné par Tom Tirabosco), aventure de guerre exotiques (Bretagne), reportage graphique (Presque Sarajevo)… Mais c’est avec la série de science-fiction Koma, dessiné par Frederik Peeters, qu’il se fait mieux connaître du public français (sa seule série, d’ailleurs, Wazem semble préférer le one shot). Cette maîtrise multiple lui vaut d’être édité par des éditeurs variés, aussi bien chez des indépendants (Atrabile), que dans des boîtes grosses et moyennes (Futuropolis, Casterman). Il trouve d’ailleurs parfaitement sa place dans la confusion des frontières entre petits et gros éditeurs qui a poussé à la création de collection dite « d’auteurs » ou « roman graphique ».
Bretagne, Les Humanoïdes Associés, 1999
Presque Sarajevo, Atrabile, 2002
Koma (dessin de Frederik Peeters), Les Humanoïdes Associés, 2003-2008 (6 tomes)
Les scorpions du désert, Casterman, 2005
La fin du monde (dessin de Tom Tirabosco), Futuropolis, 2008

J’ai volontairement inséré dans mes articles des références à d’autres auteurs suisses que je vous invite à découvrir de même si vous les connaissez pas déjà : Ibn al Rabin, Tom Tirabosco, Frederik Peeters…

Baruthon 3 : Cours camarade, Albin Michel, 1988

Et l’exploration de l’oeuvre de Baru, Grand Prix du FIBD 2010, continue pour moi et pour vous avec Cours camarade, publié en 1988 chez Albin Michel.
Dans les épisodes précédents, nous avons vu Baru nous raconter sur un mode faussement potache l’adolescence et la famille dans la société d’ouvriers et d’immigrés de l’Est de la France, dans les années 1960. C’était, souvenez-vous des précédents articles, le cycle développé de 1985 à 1987, qui comprenait Quéquette blues, La piscine de Micheville, La Communion du Mino et Vive la classe. Suite cohérente pour un oeuvre dessiné qui permet à Baru de se faire une identité dans le monde de la bande dessinée.
Changement temporel avec Cours camarade : l’adolescent est devenu adulte et se voit rattrapé par les évolutions de la société… Premier grande oeuvre à résonnance politique qui enclenche un nouveau cycle.

L’Echo des savanes ou les péripéties de la bande dessinée pour adulte
Nous sommes déjà à la fin des années 1980. Jean Giraud est devenu Moebius pour de bon, Jacques Tardi adapte Léo Malet, Shuiten et Peeters développent l’univers des cités obscures. Au FIBD de 1988, les noms à l’affiche nous martèlent, avec le recul, la richesse de la bande dessinée adulte : Enki Bilal est président du jury, Maus de Spiegelman reçoit le prix du meilleur album étranger, Pratt est honoré d’un Grand Prix spécial 15e anniversaire et le Grand Prix revient à Philippe Druillet ; on ne parle pas encore de « roman graphique » et c’est très bien comme ça. Nul ne s’aventurerait à affirmer que la bande dessinée est juste bonne pour les enfants. D’ailleurs, les revues de bande dessinée pour adolescent et adulte (distinction parfois incertaines) sont encore nombreuses : Pilote et (A suivre) sont encore là et Fluide Glacial commence une transition réussie entre grands anciens et jeune génération. Alors certes la crise de la presse de bande dessinée commence déjà à faire ses premières victimes parmi les titres nés dans les décennies précédentes. Charlie Mensuel a cessé de paraître en 1986 et Métal Hurlant en 1987. Le vénérable Pilote qui permit l’enrichissement de la bande dessinée adulte vit ses dernières années et disparaît en octobre 1989, signe d’une inévitable évolution. Baru y a publié ses premières histoires mais le quitte sitôt Quéquette blues achevé pour aller voir du côté de L’Echo des savanes.
Dans ce paysage contrasté, L’Echo des savanes ne s’en sort pas trop mal. Il fait partie des quelques titres qui ont pu être sauvé grâce à un repreneur. Symboliquement, le journal a une importance considérable. Il a été fondé en 1972 par Nikita Mandryka, Marcel Gotlib et Claire Brétécher suite à un désaccord avec René Goscinny, le rédacteur en chef de Pilote dans lequel tous trois travaillaient. Goscinny ne souhaitait alors pas que son journal franchisse définitivement le pas vers le public adulte et cette transformation, portée par nos trois dissidents, ne pouvait se faire qu’au sein d’un autre titre : ce fut L’Echo des savanes, qui libérait définitivement ses fondateurs des carcans moraux de la bande dessinée pour enfants. Après des débuts réussis, le journal rencontre des difficultés et, en 1982, est racheté par un gros éditeur, Albin Michel, dont c’est la première incursion dans le secteur de la bande dessinée. Les années 1990 puis 2000 verront les maisons littéraires françaises se tourner de plus en plus vers la bande dessinée, et Albin Michel se fait pionnière. Pour information, le titre disparaît à nouveau en 2006 pour être relancé en 2008, cette fois par Glénat.
La nouvelle formule mensuelle de L’Echo des savanes oriente nettement ce qui était avant tout un journal de bande dessinée vers une revue culturelle à la mode avec beaucoup de rédactionnel et de photos. Signe des temps et des derniers soubresauts de la libération des moeurs, l’atmosphère y est érotique, avec une nouvelle pin-up dévêtue sur chaque couverture. La BD adulte se veut BD explicitement réservée aux adultes, non pas tant par le contenu des histoires et la complexité de la narration, mais par les apparences extérieures de publication. Comme si le média cherchait à se détacher de plus en plus radicalement de son héritage enfantin. Au milieu de tout cela s’épanouissent des auteurs de bande dessinée dont beaucoup sont des habitués de la presse pour adulte.

Baru était déjà venu dans L’Echo à l’occasion du lancement d’une formule hebdomadaire menée par Jean-Marc Thévenet, qui l’avait déjà fait découvrir dans Pilote et chez Futuropolis (voir les épisodes précédents !). Durant l’année 1987, il y reste pour quelques numéros, le temps d’y dessiner sa nouvelle histoire, Cours camarade.

Une nouvelle violence graphique

L’histoire est celle de deux amis, Stanislas et Mohamet qui viennent juste de passer leur bac et abandonnent pour de bon les études pour se lancer dans la vie active, mais à leur manière… Ayant eu la mauvaise idée de coucher avec deux charmantes soeurs, ils se retrouvent pourchassés par le frère de ces dernières et sa bande de frontistes fanatiques qui ne rêvent que de frapper les deux fils d’immigrés à coups de batte de base-ball. Tout l’album décrit, à un rythme effrené, le périple routier de Stanislas et Mohamet pour échapper à leurs tenaces poursuivants. Ils croisent d’aire d’autoroute en aire d’autoroute toute une galerie de personnages : un brave fils de bourgeois, un ancien soixante-huitard, un routier obsédé…

Là où Baru évolue radicalement, c’est dans la place accordée à la violence et au sexe. Quéquette blues et Vive la classe contenaient déjà ces thématiques sous forme de traces, mais violence et sexe étaient encore restreints à des rituels, à des moments clos. Avec Cours camarade, ils tendent à devenir omniprésents, tant dans l’histoire que dans le dessin.
Dans l’histoire d’abord. On l’aura compris, les deux héros cherchent à échapper à une bastonnade. Alors forcément, les coups pleuvent et les héros passent leur temps à crier en grosses lettres. Et puis l’évolution du graphisme de Baru au cours même de l’album est encore plus intéressante. Le réalisme des corps est définitivement abandonné au profit d’un expressionisme détonnant dont on serait bien en peine de chercher les influences. On se rapproche de l’outrance graphique d’un caricaturiste, de la verve de Reiser, peut-être, que Baru a admiré dans sa jeunesse. Les visages sont déformés par les émotions, mais d’une façon très progressive au cours de l’album, comme si la violence des situations avait libéré sous le crayon de Baru une violence graphique. Les dernières pages sont à cet égard très impressionnantes par la liberté du style de l’auteur : il arrive à y mêler dans un même trait outrance et élégance. Ainsi dit-il dans une interview : « En simplifiant [le dessin], j’augmente considérablement la capacité de mes personnages à porter les émotions, les sentiments que je veux exprimer tout en augmentant leur lisibilité. ». Cette manière de tordre les codes des représentations graphiques traditionnelles est sans doute bien plus transgressive pour l’émancipation de la bande dessinée que les filles en couverture de L’Echo des savanes.

Une fois de plus, Baru raconte un rite de passage à l’âge adulte mouvementé, mais en forme de road-movie cette fois, puisque les deux héros quittent leur ville natale pour aller vers le sud (retenez bien la nouvelle thématique de la route et du voyage, elle reviendra elle aussi !). La publication dans L’Echo des savanes par épisodes semble donner un tempo saccadé à la narration qui avance par à-coups, chaque mauvaise surprise pour les deux héros étant chassée par une nouvelle. Mais Baru a aussi appris de ses précédentes oeuvres. Il reprend la voix narrative, cet inconnu qui commente pour nous les rencontres de Stanislas et Mohamet. Elle complète les portraits graphiques d’anecdotes croustillantes qui font prendre un relief supplémentaire aux personnages et montre le talent de portraitiste de Baru. Suivant le même format que dans La communion du Mino, il dessine dans de très larges cases traitées en bandeau qui élargissent considérablement le dessin et accentue son expressivité.
En revanche, finies les photos sépias, les albums de souvenirs : c’est bien dans la réalité des années 1980 que veut nous emmener Baru.

La fiction comme un avertissement politique

Car Cours camarade marque aussi Baru le début d’une volonté de faire passer un message politique, pas nécessairement partisan, mais à resituer dans son époque. Le résumé en quatrième de couverture n’en fait d’ailleurs pas un secret : ce que dénonce Baru, c’est la « France de Jean-Marie Le Pen ». Depuis 1982, le Front National, parti de Le Pen, obtient des succès croissants aux diverses élections : 9% aux législatives de 1986 et 14% aux présidentielles de 1988. Son thème central devient dans les années 1980 le refus de l’immigration, accusée d’aggraver les injustices économiques du pays. Une telle vision nourrit les penchants racistes de certains, tandis que d’autres, dont Baru, voient dans le Front National un danger à combattre.
Baru n’est pas une prosélyte et il dit lui-même : là où d’autres vont militer, « je réagis en inventant une histoire avec laquelle je vais essayer de vous faire partager mon émotion. ». Pour lui, les fictions sont des messages lancés au public, presque des avertissements. Il ne cherche donc pas un Bien et un Mal, et s’il y a le graphisme s’approche de la caricature, l’histoire elle, ne l’est pas, mais cherche à être la plus réaliste possible. Stanislas et Mohamet ne se posent pas en héros des immigrés, ils fuient et essaient de sauver leur peau à eux. Baru est un auteur de la réalité sociale, au même titre que Chantal Montellier ou Etienne Davodeau, dont je parlais pas plus tard qu’il y a quelques semaines. Depuis les années 1970, la BD s’est clairement affirmée comme un moyen de représenter la société en mêlant fiction et réalité. Les auteurs se font indirectement, à leur manière et en leur temps les héritiers de naturaliste du XIXe siècle comme Zola.
Dans Cours camarade, la dimension politique est encore par trop éclipsée par la narration très rapide, qui laisse assez peu de temps pour la réflexion et la contemplation. Elle est dans l’arrière-plan, dans l’anecdote issue de l’actualité, et surtout dans le titre qui reprend un slogan de Mai 68 : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! ». Baru a encore devant lui une carrière suffisamment remplie pour pouvoir s’exprimer encore…

A suivre dans le Baruthon : Le chemin de l’Amérique

Ohm et Hubert, Bestioles, Dargaud, 2010 ; Kerascoët et Fabien Vehlmann, Jolies ténèbres, Dupuis, 2009

La couverture m’avait attiré et, sans avoir jamais entendu parler du dessinateur de Bestioles, Ohm, je me suis risqué à lire cet album sorti chez Dargaud il y a trois mois, suivant mon seul instinct. Non seulement je ne fus pas déçu, mais la lecture de Bestioles me rappela celle de Jolies ténèbres il y a près d’un an, un excellent album orchestré par le couple des Kerascoët et par le scénariste Fabien Vehlmann. Une excellente excuse pour vous parler de cet excellent album. Tous deux traitent, chacun à sa manière, de la place de la violence dans l’imaginaire enfantin en peignant deux univers où le mignon, le joyeux et le sucré se transforment en un cauchemar acide et cruel.

Les bestioles de Hubert et Ohm

Je me dois d’être honnête : ce n’est pas le nom déjà connu de Hubert, prolifique scénariste du Legs de l’alchimiste (une série que je vous conseille par ailleurs) qui m’a poussé à aller vers Bestioles. C’est le dessin si singulier de Ohm dont les couleurs chatoyantes s’étalent sur la couverture de l’album, à grand coup de mauve, de orange fluo et de turquoise. Je ne connaissais alors pas Ohm, mais une rapide recherche m’a permis d’en savoir plus, et je vous livre mes résultats.
Ohm est un tout jeune dessinateur (il est né en 1982) qui, diplomé de l’Ecole supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg, se lance dans la BD à partir de 2004, successivement dans trois revues pour enfants : Dlire, Capsule Cosmique et Tchô. (Lecteur qui suis sagement ce blog, tu dois te souvenir que d’autres diplômés des Arts déco de Strasbourg sont passés par Tchô ou Capsule Cosmique et aiment à passer de l’enfance au monde adulte : Lisa Mandel, Boulet et Mathieu Sapin). Dans Tchô, il conçoit sa principale série, Bao Battle dans laquelle il affirme son style rond et coloré. Trois albums sont parus jusque là.
Dans une interview donnée sur le blog de Li-an, Ohm dévoile ses influences, question toujours épineuse pour un dessinateur mais tout à fait instructive dans le cas de Ohm qui n’hésite pas à revendiquer son héritage. Rien d’étonnant lorsqu’il affirme avoir « quasiment appris à dessiner avec Dragon Ball » : l’univers futuriste composé d’îles sur lesquelles poussent des villes-champignons et des palmiers, est la trace laissée par Toriyama. Même chose pour les maîtres Tezuka et Disney auxquels Ohm emprunte un style rond et shématique où le trait-contour domine. Ohm déclare ainsi aimer « la simplicité dans le dessin, la compréhension immédiate ». Plus inattendus, peut-être, sont les noms de Chris Ware et Dave Cooper… Quoique, à y regarder de plus près, ils ne sont pas non plus très loin : il suffit de comparer les « bestioles » de Ohm avec celle de Cooper, ou sa gestion des couleurs avec celle de Chris Ware. J’arrête là le petit jeu des comparaisons qui éclaire pourtant bien un peu le style si particulier de Ohm.
Pour conclure sur notre dessinateur du jour, je me risquerais à affirmer que le style de Ohm, que ce soit dans Bao Battle ou dans Bestioles, montre comment, après une accoutumance d’une vingtaine d’années avec les codes graphiques du manga, apparaît une génération de dessinateurs français nourris de ces codes et qui n’hésitent pas y faire appel dans leurs oeuvres. Le début d’une hybridation entre deux cultures graphiques, que j’espère heureuse et féconde (du moins une fois que les derniers rabat-joie incultes auront fini de crier après les mangas).

Bestioles constitue donc la première incursion de Ohm hors du champ de la prépublication. L’album nait de sa rencontre avec Hubert. Il raconte les aventures de trois personnages, Luanne, Childéric et le Capitaine dans un univers que l’on pourrait qualifier de « science-fiction écologique ». L’imaginaire ne se déploie pas seulement sur les machines et la technologie futuriste, mais aussi sur la nature exubérante et les formes de vie improbables que doivent affronter les trois héros. Une mission de routine les entraînent dans une jungle agressive qui recouvre le mystérieux « continent » et lutte impitoyablement contre les hommes. L’intrigue s’appuie sur le caractère différencié des trois personnages principaux : le Capitaine, ivrogne et libidineux (encore une résurgence de Toriyama !); Luanne, volontaire et courageuse ; Childéric, timide et bien peu débrouillard.
L’un des points forts du scénario est la prise en compte de la « nature », traitée non pas comme une ennemi, mais comme un second personnage, par une ingénieuse gestion de l’espace de la page : un filet de cases en bas de page suit l’histoire en adoptant le point de vue de deux bestioles, les deux aventures se croisant régulièrement.
En plus du style de Ohm, il faut ajouter la qualité de la colorisation, par Hubert, nous disent les crédits, qui fait beaucoup pour la qualité de l’album. La jungle est représentée par une dominante de mauve allant parfois jusqu’au rouge, tandis le orange et le ocre dominent dans le monde des « hommes » (les héros sont ce qu’on appelle pompeusement des « animaux anthropomorphisés »). Les scènes de jour et de nuit permettent encore de multiplier la gamme des couleurs, sans cesse très constrasté pour frapper l’esprit du lecteur.

Décadence des fées

C’est dans un tout autre univers que nous invitent les Kerascoët et Fabien Vehlmann dans Jolies ténèbres : pas de science-fiction ici, mais l’univers des contes de fées. Science-fiction et merveilleux sont deux genres littéraires aux racines communes, le premier ayant longtemps été appelé « merveilleux scientifique », car là où les contes de fées révélaient les merveilles de l’imaginaire et du rêve, la science-fiction présentaient celles d’une science fantasmée.
Mais peut-être que certains d’entre vous ne sont pas familiers du couple de dessinateurs qui signe sous le pseudonyme de « Kerascoët ». De leurs vrais noms Marie Pommepuy et Sébastien Cosset, ils se sont fait une place dans l’univers de la bande dessinée en reprenant la série Donjon crépuscule jusque là dessinée par Sfar et par leur série Miss pas touche dans la collection Poisson Pilote de Dargaud. Deux dessinateurs discrets travaillant en couple qui, petit à petit, commencent à se construire un univers graphique élégant où domine l’arabesque, les formes féminines et florales entremêlées et les couleurs vives. Quant au scénariste, Fabien Vehlmann, il est comme Hubert de ces scénaristes prolifiques qui multiplient les collaborations et les univers. On le connaît, entre autres choses, pour Green Manor avec Denis Bodart et la série pour enfants Seuls avec Bruno Gazzoti. Vous verrez de lui ce mois-ci en devanture Les derniers jours d’un immortel, dessiné par Gwen de Bonneval et publié chez Futuropolis.

Jolies ténèbres est un projet à part, « plus personnel », selon Marie Pommepuy qui fait appel à Fabien Vehlmann pour que le projet, encore embryonnaire en 2004, naisse finalement en 2009 chez Dupuis. Il fait d’ailleurs partie de la sélection officielle du FIBD 2010. La première page de l’album nous entraîne dans le décor rose et sucré des contes de fées : une jeune princesse, Aurore, invite à déjeuner le prince Hector dont on devine qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Elle est accompagnée par un ami fidèle, un bonhomme-coccinelle. Voilà pour la première page. Dès le bas de la page se devine déjà l’irruption dans ce monde aseptisé d’une toute autre réalité : celle de la mort. Car ce que devine très vite le lecteur est que Aurore, son prince et son ami, ainsi que toute une multitude de petits êtres féériques, sont en réalité les habitants du corps d’une petite fille qui vient de mourir dans la forêt. Forcés de quitter leur hôte, les créatures féériques sont contraints de survivre dans une immense forêt aux multiples dangers. Cet incipit s’impose au lecteur sans plus d’explication, non pas comme une rupture d’un univers à l’autre mais dans une continuité : l’irréalisme de la situation et d’une nature vu à taille d’insecte venant prendre le relai de la magie d’un conte de fées.
Jolies ténèbres ne s’en tient pas là : ce n’est pas qu’une transposition d’un conte de fées dans le monde réel. Ou plutôt si, le thème principal est celui-ci, mais Vehlmann et les Kerascoët ne l’interprètent pas comme on aurait pu s’y attendre dans un récit pour enfants (les êtres féériques recréant leur univers joyeux dans la nature, pactisant avec les insectes et les souris, etc.). Cette phase est présente au début, lorsque Aurore propose de construire une petite communauté d’entraide. Mais tout au contraire, l’arrivée dans le monde réel va profondément corrompre la nature sage et innocente des petits héros. Déjà les premiers indices, presque incroyables et que le lecteur rejette comme faisant partie de l’exception, apparaissent : l’une des « fées », au visage poupon, se plait à vivre dans le cadavre pourrissant de la petite fille, malgré la désapprobation de ses camarades. L’ami-coccinelle se révèle être un galopin opportuniste tandis que le prince Hector préfère flirter avec une séductrice égocentrique plutôt que d’aider la courageuse Aurore, la seule, peut-être, à avoir encore gardé l’esprit gentil des contes de fées. Et puis les morts se succèdent, d’abord accidentelles et invisibles, puis jouant sur un comique cruel mais encore innocent (la « mort pour rire » des dessins animés de Bugs Bunny et cie), pour enfin devenir froidement sordides, jusqu’ à la scène finale dont je ne dirai rien.
Le scénario de Vehlmann fait appel à des sources devenues classiques de la littérature pour enfants qui traitent eux aussi de l’abandon de l’innocence. Il y a quelque chose d’Alice au pays des merveilles dans Jolies ténèbres, mais peut-être aussi de Sa majesté des mouches de William Golding, cette robinsonnade à l’envers où des enfants laissés à eux-mêmes sur une île déserte s’avèrent être aussi cruels et violents que des adultes. Le trait des Kerascoët vient appuyer le contraste entre la beauté innocente des créatures féériques et la saleté du monde réel : ils sont aussi à l’aise dans un dessin schématique aux couleurs vives que dans un style ultra-réaliste et très sombre, excellant dans la représentation du pourrissement.
Je vous laisse avec une citation de Marie Pommepuy qui présente son album de la façon suivante (et au passage, souligne la vraie nature du trop surestimé Tim Burton !) : « Chez Dupuis, son univers a été comparé à celui de Tim Burton. Or je ne suis pas complètement d’accord avec cela. Burton crée des mondes glauques dotés d’une imagerie gothique, mais où les bons sentiments abondent. Notre démarche suit un sens inverse : nous installons des propos très sombres dans un cadre enfantin, mignon. J’ai même essayé d’ajouter à Jolies ténèbres une pincée de David Lynch, un côté bizarre et crado, parfois inexpliqué. ».

Où quand les charmes innocents de l’enfance deviennent des monstres…


D’un côté un dessinateur débutant jusque là spécialisé dans le dessin pour enfants, de l’autre un quator d’auteurs naviguant entre les deux rives. Le parcours des cinq auteurs donne l’impression que le monde de la bande dessinée est petit : comme une évidence, Hubert et Ohm remercient les Kerascoët au début de leur album. Faut-il rappeler en effet que Hubert est aussi le scénariste de la principale série du couple Kerascoët, Miss Pas touche, parue chez Dupuis de 2006 à 2009, et qu’il a déjà colorisé des albums de Vehlmann ? Tous ont commencé leur carrière dans les années 2000. Tous trouvent leur place au catalogue de grandes et vieilles maisons d’édition (Dupuis, Dargaud, Delcourt, Glénat) qui ont su dominer le marché de la BD de la seconde moitié du XXe siècle en s’adaptant à l’émergence d’un public adulte dans les années 1970 sans pour autant laisser de côté la BD pour enfants (on m’objectera avec raison que Delcourt ne correspond pas exactement à ce profil, étant arrivé dans les années 1980 et se destinant principalement au public adulte). On retrouve d’ailleurs chez ces auteurs un certain attachement aux modes de réalisation désormais classiques qui firent le succès de la BD franco-belge à partir des années 1950 : le respect de l’album grand format et du principe de la série, ou encore l’idée que l’album naît de la collaboration féconde entre un scénariste spécialisé et un dessinateur… Attachement qui ne signifie évidemment pas inféodation, preuve en est de nos deux albums qui sont des one shot et ne se rattachent à aucune série. Et puis les 70 pages de Bestioles et les 92 pages de Jolies ténèbres explosent très largement le traditionnel 48 CC qui régit bien souvent encore l’édition de BD. Ohm a été l’un des auteurs de Capsule cosmique, ce journal du milieu des années 2000 qui essaya en son temps de renouveler en profondeur les thèmes et l’esthétique de la BD pour enfants.

Mais au-delà de leurs créateurs, se sont les deux univers de Jolies ténèbres et de Bestioles que je veux rapprocher. Ils développent tous deux la même idée : comment transformer l’univers enfantin en un monde cauchemardesque ? Le trait de Ohm l’incline vers l’emprunt aux formes rondes de la manga pour enfants et aux personnage animalier à la Walt Disney, avec leurs yeux en soucoupe et leur univers plein d’arrondis. Les Kerascoët lorgnent plutôt du côté de l’imagerie associée au conte de fées, imagerie qui s’enrichit sans cesse depuis le XIXe siècle : monture-oiseau, blondeur et douceur des formes féminines, nourrisson potelé, couleurs de la nature… Ce sont des emprunts avant tout graphiques, car l’objectif est de détourner, par l’image, un imaginaire de convention. Dans les deux cas, c’est en introduisant sans concession la violence que le scénario quitte les codes de l’enfance. Une violence qui se traduit par le combat dans Bestioles où aussi bien l’heroïne, Luanne, que les « bestioles » en question qui peuplent la forêt se montrent capables d’une violence intense, et ce malgré leur apparence mignonne. Dans Jolies ténèbres, la violence est plus subtile et variée, tantôt faussement comique, tantôt provoquée par le dégoût et le malsain.
A partir de là, le traitement est tout de même différent. Hubert, dans Bestioles, ne se départit pas complètement de certains tics scénaristiques de la littérature pour enfants : l’histoire est bien celle d’un « apprentissage de la vie » dont les héros ressortent grandis, ayant surmonté leur peur ; on y retrouve une inévitable histoire d’amour entre Luanne et un « méchant » repenti. Tandis que Jolies ténèbres, tout au contraire, se joue de tous les stéréotypes, l’innocence devenant un sérieux désavantage dans le nouveau monde alors que l’amour s’est abaissé au rang de simple séduction, et que l’amitié est devenue hypocrisie. Pour tout cela, Jolies ténèbres est beaucoup plus subversif que Bestioles, et aussi plus à mon goût…

Pour en savoir plus :
Fabien Vehlmann (scénario) et Kerascoët (dessin), Jolies ténèbres, Dupuis, 2009
Hubert (scénario) et Ohm (dessin), Bestioles, Dargaud, 2010
Le site internet des Kerascoët : http://kerascoet.fr/
Le site internet de Fabien Vehlmann : http://vehlmann.blogspot.com/
Un article de Bodoï sur Jolies ténèbres et les Kerascoët
Une interview de Hubert et Ohm sur le blog de Li-an

Etienne Davodeau, Lulu femme nue, Futuropolis, 2009-2010, Chantal Montellier, Odile et les crocodiles, Les Humanoïdes Associés, 1984

Il n’est pas rare qu’un auteur de bandes dessinées s’engage sur des questions politiques et sociales et s’exprime sur son époque. Une solide tradition de dessins satiriques et de caricatures, qui court du XIXe au XXe siècles a fait du dessin une arme politique. Mais ce n’est pas cette veine humoristique et satirique qui m’intéresse aujourd’hui, mais plutôt une autre voie : celle de la fiction pour parler de l’époque et de la société. Pour une raison étrange mais qui trouverait sans doute, à bien y regarder, une explication, les années 1980 me semblent avoir été propices à un genre de BD que l’on pourrait appeler (si tant est que l’idée de « genre » ait un sens) la fiction sociale. Des auteurs ont imaginé des héros, parfois leur alter ego, pour donner leur vision de la société française. La fiction sert alors autant de révélateur que de moyen d’évasion. Que l’on pense à Claire Brétécher et son Agripinne, à Martin Veyron et son Bernard Lermite, à l’oeuvre du cynique Gérard Lauzier… Mais ces exemples touchent encore de près à l’humour. Que l’on pense à Baru, le Grand Prix 2010, et à sa peinture du monde ouvrier, que je redécouvre dans une suite d’articles, le Baruthon. Les deux auteurs dont je vais vous parler se sont émancipés de l’ambition de faire rire pour plutôt chercher à faire réfléchir. Ils le font en racontant deux histoires de femmes, chacun à leur manière…

Le plaisir du vide


D’abord, revenons à nos années 2000. Le premier tome du dyptique Lulu femme nue paraît en 2008 et reçoit l’année suivante toute une série de prix dont, en France, un « essentiel » à Angoulême (prix récompensant cinq oeuvres de l’année jugées essentielles) et le prix Ouest-France, un des trois prix décernés lors du festival Quai des bulles de Saint-Malo. C’est dire si, déjà, cette série partait avec un avantage auprès du public lorsque, en ce mois de mars 2010, paraît le second tome qui vient conclure l’errance de Lulu, l’heroïne d’Etienne Davodeau.
Dois-je rappeler que Davodeau a déjà derrière lui une carrière bien remplie par une vingtaine d’albums, dont quelques uns destinés à la jeunesse. Tantôt dessinateur, tantôt scénariste, le plus souvent auteur complet, on le trouve édité le plus souvent chez les grands éditeurs du moment (Dargaud, Delcourt, Dupuis), mais parfois aussi dans de plus humbles maisons comme les éditions Charrette ou Les Rêveurs, cette dernière co-fondée par Manu Larcenet. Quant à Lulu femme nue, il s’agit de son second album chez Futuropolis après l’important Un homme est mort co-scénarisé par Kris, album documentaire sur le drame survenu lors d’une grève, à Brest, en 1950.
Voilà le contexte éditorial de l’oeuvre tracé en quelques traits ; voyons maintenant plus en détail de quoi il retourne… Davodeau a tenu à permettre à ses lecteurs de suivre la réalisation de Lulu femme nue sur son blog http://lulufemmenue.blogspot.com/. Les plus acharnés des fans auront donc pu suivre pendant deux ans les humeurs de l’auteur qui, dans chacun de ses billets, décrit son dernier album comme l’un de ses enfants. Il est rare de pouvoir connaître la démarche et les évolutions d’un auteur en train de dessiner et pour cela, ce blog est une chose rare et utile à celui qui souhaite en savoir plus sur l’album. Davodeau y parle du plaisir du papier qui gondole et de l’encre qui bave, des difficultés à trouver les dernières pages et du libre-arbitre des personnages.

Avec tout ça, je ne vous ai toujours pas dit de quoi parle Lulu femme nue… L’histoire est celle d’une femme de quarante ans qui, du jour au lendemain, décide de plaquer sa vie et sa famille après un entretien d’embauche peu encourageant. Elle veut se donner une vacance, un moment vide, improvisé, loin de tout, dans un endroit et avec des gens qu’elle ne connaît pas. Etienne Davodeau nous raconte son errance et ses rencontres successives qui la font réfléchir sur sa propre vie et, au passage, nous font réfléchir sur la nôtre. D’un point de vue strictement stylistique, la principale qualité de Lulu femme nue réside dans la narration qui est menée non pas du point de vue de l’héroïne, mais de celui de ses amis et de sa famille qui tente de comprendre ce qui s’est passé et de raconter, à partir des quelques éléments qu’ils ont pu reconstituer, l’épopée étrange de Lulu. Une voix narrative accompagne ainsi les images, essayent de les relier à des pensées ou, parfois, les laisse parler d’elle-même. La récit-portrait n’est donc pas linéaire et Davodeau montre là une bonne maîtrise de la narration graphique.
Je n’en dirais pas plus sur la forme, qui poursuit celle des autres récits de Davodeau où des héros de tous les jours doivent composer avec des intrigues aux multiples rebondissements. Seule cette originalité dans la narration me semble nouvelle chez lui, même si déjà dans Les mauvaises gens, il avait déjà employé cette figure du témoin-conteur. Si j’ai parlé d’épopée « étrange » c’est dans ce sens où l’aventure de Lulu est « étrangère » à notre quotidien et à notre routine. Davodeau raconte une rupture qui intervient dans la vie déjà remplie d’une femme et pose justement au lecteur une question qui me paraît essentielle : est-ce si étrange non seulement de vouloir un jour tout abandonner et de ne rien faire pendant quelques jours, mais surtout de franchir vraiment la ligne vers l’oisiveté et l’improvisation ? Les amis de Lulu se pose cette question pendant tout le récit : est-ce si étrange d’être fatigué au point de dévier du chemin qui l’on s’est tracé jusque là ? La question semble d’autant plus pertinente à une époque où les impératifs de rentabilité et d’efficacité sont portés à leur plus haut niveau et où l’oisiveté est plus que jamais honnie comme ennemie du travail qui permet de tenir son rôle dans la société. Les longues plages reposantes, le ciel qui se mêle à la mer et au sable donne presque envie de se donner, comme Lulu, un long moment pour ne rien faire. Peut-on seulement se donner ces moments de liberté que la fiction, elle permet ? C’est tout cela qu’interroge Davodeau, et ce sont ces questions qui me viennent à l’esprit en lisant Lulu femme nue.

Une violence pour une autre

Changement de registre, changement d’époque, pour une autre histoire de femme cette fois racontée par une femme. Nous nous transportons cette fois dans ces années 1980 que j’évoquais plus haut et cette tendance de bandes dessinées à fort ancrage social. En 1983, la dessinatrice Chantal Montellier, dessinatrice de presse politique dans les années 1970 avant de s’intéresser à la bande dessinée, commence une nouvelle histoire dans Métal Hurlant dont elle est alors une habituée. Cette histoire s’appelle Odile et les crocodiles et porte la marque de son époque et de la revue qui la publie : une ambiance de désolation urbaine, l’incontournable présence de la sexualité et des images presque psychédéliques et dérangeantes, à base de reptiles, de statues antiques et d’images christiques. Odiles et les crocodiles paraît en album en 1984 aux Humanoïdes Associés, la maison d’édition de la revue. Je vous invite à vous procurer la réédition qui en a été faite par Actes Sud-l’an 2 en 2008 et qui accompagne à un retour dans le champ de la bande dessinée de Montellier depuis 2005, après une petite dizaine d’années d’absence.
L’histoire est cette fois celle d’Odile, jeune actrice qui, après s’être faite violée par un groupe de fils de bonne famille finalement acquittés, rentre dans une étrange spirale de violence, assassinant tous les hommes qui, poussés par leur instinct, veulent faire l’amour avec elle. Ce sont eux, ces crocodiles qui hantent Odile qui, par des actes en apparence immoraux, tente de se faire justice elle-même et de lutter contre la violence des pulsions masculines. Elle devient ainsi une sorte de justicière secrète de son sexe repondant à la violence par la violence.
Comme dans le cas de Lulu femme nue, la narration est agréable : car c’est cette fois Odile elle-même qui raconte son passé, justifiant chacun de ses actes auprès du lecteur. Le style urbain et excessif, marqué par la contre-culture des années 1980 (blousons de cuir, parkings souterrains, et jungle urbaine), n’est pas non plus pour me déplaire. Et puis au passage, Montellier nous livre une intéressante réflexion sur les rapports entre la fiction et la réalité, lorsque Odile se prend à écrire son histoire et à croire que tous ces meurtres ne sont que pure invention.

Et comme Davodeau, Montellier fait réfléchir sur la société. L’écart n’est pas si grand avec les années 1980 et ses questions restent d’actualité. Lors de son procès, Odile passe du statut de victime à celui de « sale provocatrice ». La violence qu’elle se prend alors à infliger, impassiblement, aux hommes, nous interpellent : après tout, n’a-t-elle pas raison de se défendre face à ses crocociles que la justice n’a pas voulu condamner ? Qu’est-ce qui est le plus horrible, des pulsions sexuelles des hommes qu’elle croise où de ses propres pulsions meurtrières ? Le lecteur est forcément conduit à juger Odile et à s’interroger sur son propre jugement. Odile, comme Lulu, est une femme en rupture avec la société qui traverse une période mouvementée de sa vie, qui traverse ce qu’on appellerait maintenant une crise, mais dont on peut se demander si elle n’est pas légitime.

La bande dessinée comme discours politique


L’évocation à grands traits du scénario d’Odile et les crocodiles pourraient vous faire croire à une oeuvre militante et manichéenne. Militante, oui, mais infiniment plus subtile que mon résumé pourrait le laisser croire. C’est pour cela que j’ai voulu rapprocher, dans leur démarche face au militantisme, deux auteurs dont je ne sais si la première a eu quelques influences sur le second. Chantal Montellier et Etienne Davodeau font partie des auteurs de bande dessinée militants. Mais militants dans le bon sens du terme : sans chercher à nous imposer leur vision des choses, ils questionnent et enrichissent notre vision de la société. Et il me semble alors que, dans leur cas, la bande dessinée est un moyen d’expression politique très bien manié.
Si je parle d’auteurs militants, c’est que, même si les deux oeuvres que je vous présente sont des fictions, Montellier et Davodeau ont aussi un parcours plus impliqué politiquement. Chantal Montellier a dessiné pour la presse syndicaliste et a toujours affirmé ses convictions et son militantisme, tout particulièrement en faveur du féminisme. Elle et Etienne Davodeau se sont d’ailleurs adonnés à la bande dessinée documentaire avec deux albums que je ne peux m’empêcher de rapprocher tant par la proximité de leur publication que par la proximité de leur thème. Tandis qu’elle fait paraître Les damnés de Nanterre en 2005 chez Denoël Graphic, il publie chez Futuropolis Un homme est mort en 2006. Tandis qu’elle raconte la fusillade entre de jeunes anarchistes et des policiers en 1994 à Paris, il raconte la mort d’un ouvrier par la police lors d’une grève en 1950 à Brest. Deux récits en forme de témoignages pour deux évènements réels ayant de forts enjeux politiques.
Les carrières des deux dessinateurs sont fortement marqués par le militantisme : Les mauvaises gens de Davodeau paru en 2005 parle du syndicalisme dans les Mauges dans les années 1950 ; Tchernobyl mon amour de Chantal Montellier paru en 2003 enquête, vous l’aurez deviné, sur la catastrophe du même nom. Ce sont des BD reportages qui se présentent comme des points de vue sur d’importants évènements politiques. Et on pourrait encore citer, dans la même veine Rural de Dovodeau (2002).

Mais si j’ai choisi Lulu femme nue et Odile et les crocodiles, c’est justement parce que la fiction y prend le relais du discours purement politique. L’oeuvre de Montellier est incontestablement féministe, voire même, par l’action de son personnage, violemment féministe, mais aussi subtile et intelligente : le féminisme même est interrogé dans ses dérives et ses sous-entendus. Il n’y a pas, dans ces deux oeuvres, de Bien et de Mal et lorsque le mari de Lulu s’exclame « Je suis le méchant de l’histoire, hein ? » parce qu’il vient de frapper Lulu, le lecteur est forcé de comprendre son point de vue, tout comme celui de la fille aînée de Lulu, qui doit remplacer sa mère à la maison. De même, Odile navigue dans une frontière floue entre innocence et culpabilité sans que la narration ne prenne jamais partie. Chaque lecteur sera donc sensible à des aspects différents dans les oeuvres, selon ses propres convictions et selon sa propre vision du monde. Certains jugeront peut-être le féminisme de Montellier daté, et l’idéalisme de Davodeau peu en phase avec la société actuelle. C’est là aussi que la fiction prend le relais en proposant, en plus, des histoires agréablement racontées, des portraits touchants et des images marquantes : l’obsession verte et reptilienne de Montellier, les grandes plages de ciel bleu de Davodeau.
Que la bande dessinée en soit arrivée jusqu’à investir la fiction politique, et avec des albums aussi subtils et aussi intéressants, est d’après moi la preuve ultime de sa capacité à dire le monde et à faire réfléchir. Le temps est loin où l’on racontait des histoires en images dans le seul but de faire rire son public. Sans doute est-il nécessaire que l’on prenne acte de la maturité à laquelle la bande dessinée est parvenue.

Pour en savoir plus :
Le site internet d’Etienne Davodeau : http://www.etiennedavodeau.com/
Le blog de Lulu femme nue : http://lulufemmenue.blogspot.com/
Le site internet de Chantal Montellier : http://www.montellier.org/
Chantal Montellier, Odile et les crocodiles, Les Humanoïdes Associés, 1984 ; rééditée chez Actes Sud – l’an 2 en 2008
Chantal Montellier, Les damnés de Nanterre, Denoël Graphic, 2005
Etienne Davodeau, Un homme est mort, Futuropolis, 2006
Etienne Davodeau, Lulu femme nue, Futuropolis, 2008-2010 (2 tomes)

Baruthon 2 : La Communion du Mino, Futuropolis, 1985 ; Vive la classe, Futuropolis, 1987

Je poursuis pas à pas mon exploration de la carrière de Baru, Grand Prix du FIBD 2010. Après Quéquette blues et La piscine de Micheville, Baru se fait sa place dans le monde de la BD des années 1980, avec La Communion du Mino et Vive la classe.
Ces deux albums marquent un tournant éditorial dans la carrière de Baru puisque, pour la première fois, il abandonne la traditionnelle prépublication pour dessiner deux albums complètement inédits en revue. La réalisation de ces albums, toutefois, se fait dans la foulée de sa collaboration avec Pilote et le changement éditorial n’implique pas un changement de thématique : La communion du Mino et Vive la classe viennent achever le cycle ouvert par les récits courts de La piscine de Micheville et approfondit dans Quéquette blues : des récits de jeunesse et de famille où le héros reste le milieu ouvrier et immigré de l’est de la France.

De Pilote à Futuropolis, premiers pas dans l’économie de l’album
L’année 1985 est celle de la consécration de l’auteur débutant qu’est Hervé Baruléa, dit Baru. Il poursuit tranquillement sa série Quéquette blues dans Pilote, série grâce à laquelle il reçoit, lors du FIBD 1985, l’Alfred du meilleur premier album, une récompense prometteuse. Cette même année, il se lance dans de nouveaux projets et de nouvelles collaborations, guidé par le journaliste Jean-Marc Thévenet, ancien rédacteur en chef de Pilote. Thévenet avait déjà participé à l’intégration de Baru au sein de l’équipe de Pilote. Rien d’étonnant, donc, de retrouver Baru dans la collection X de Futuropolis que Thévenet dirige depuis 1984. C’est l’origine de La communion du Mino, un album jamais réédité et difficile à trouver.

En frappant à la porte de Futuropolis, Baru pénètre dans l’univers de l’édition indépendante des années 1980. Un article récent m’a déjà permis de développer l’importance de Futuropolis pour la réédition de classiques de la bande dessinée (Pratique de la réédition dans l’édition de bande dessinée). Un autre de ses mérites, durant ces années 1980, est sa capacité à faire éclore des jeunes talents en leur insufflant l’esprit d’une bande dessinée adulte de qualité. (Götting remporte en 1986 l’Alfred du meilleur premier album grâce à Crève-coeur, justement paru dans la collection X). Ainsi voit-on se mettre en place des structures éditoriales alternatives qui prennent le relais des revues de bandes dessinées pour servir de tremplin aux auteurs débutants. Plus de 80 albums paraissent de 1984 à 1989 dans cette collection voulue par Etienne Robial, directeur de Futuropolis. Parmi eux, les premiers albums de nombreux dessinateurs qui s’imposeront dans les années 1990 et 2000, soit au sein de l’édition indépendante, soit au sein de plus importantes structures éditoriales : Pascal Rabaté, Vincent Vanoli, Mattt Konture, J-C Menu, Charles Berberian, Farid Boudjellal… Et, donc, Baru. Comme toutes les autres collection de Futuropolis, la collection X est facilement identifiable : de petits albums au format italien contenant un récit complet au nombre de pages réduit. Le prix de vente est volontairement faible (24 F, moins de 2 euros actuellement sur le marché de l’occasion), puisqu’il s’agit davantage de faire connaître un auteur que de faire du profit (des auteurs moins « débutants » publieront aussi un album dans la collection X).
Après ses premiers pas chez Futuropolis, Baru y poursuit sa carrière de dessinateur. Il est alors en train de quitter Pilote pour L’Echo des savanes, de la vieille structure en crise issue de la presse pour la jeunesse à une des revues de bande dessinée adulte encore debout. En 1986, il prépare l’album Vive la classe qui doit d’abord être édité par Dargaud. Mais c’est finalement en 1987 chez Futuropolis que paraîtra Vive la classe. Il est le premier album de grande ampleur de Baru à ne pas connaître de prépublication. Là où quelques récits courts servaient d’introduction à Quéquette blues dans Pilote, La communion du Mino sert d’introduction à Vive la classe chez Futuropolis : 54 pages en couleur pour un album grand format, mis en couleur par le déjà complice de Baru dans Quéquette blues, Daniel Ledran. Malheureusement pour Baru, il arrive dans un Futuropolis en crise, en passe de se faire racheter par Gallimard. Vive la classe est donc, de l’avis de son auteur, « sans doute mon album le plus mal vendu ».

Le cycle de l’enfance et de l’adolescence

Avec ces deux nouveaux albums, Baru affirme déjà la cohérence de son oeuvre. La communion du Mino et Vive la classe sont dans la continuité de Quéquette blues, c’est-à-dire qu’ils s’inscrivent dans le cycle de l’enfance et de l’adolescence. L’univers de Baru, qu’il conservera dans tout le reste de son oeuvre, est en train de se construire : un monde d’ouvriers immigrés, de villes industrielles, de lutte permanente pour l’avenir. Mais la lecture que fait Baru de cet univers n’est pas simplement politique, elle s’offre à nous en une série de portraits et de personnalités contrastées.
La communion du Mino est peut-être des deux l’album celui qui ressemble le moins aux précédents. Le narrateur en est « Mino », un jeune fils d’immigrés italiens, qui présente au lecteur quelques personnages haut en couleurs de sa famille : l’oncle célibataire, la tante près de ses sous, le grand-père jardinier. Alors oui, le personnage n’est plus « Baru », l’avatar de l’auteur dans Quéquette blues, mais ne nous y trompons pas : l’auteur continue son portrait de groupe de la classe ouvrière. On y retrouve les rues et l’ambiance de la petite ville de Quéquette blues. C’est toujours la voix de l’enfance qui décrit, avec son vocabulaire, son propre environnement. Je reprendrais ici une belle phrase de Baru qui résume bien son projet des années 1980 : « Ce n’est pas autobiographique. C’est la biographie des autres et du milieu social. » (Pilote et Charlie 2, 1986). Le pari est réussi dans La Communion du Mino : il offre le portrait de groupe de la classe ouvrière, sans complaisance ni mépris.

Mais c’est surtout avec Vive la classe que Baru concrétise le cycle commencé dans Pilote. Il écrit sur son site internet : « Avec Vive la classe, je terminais le cycle que j’avais commencé avec Quéquette blues. Je tournais la page de l’adolescence dans les années 60 en pays industriel en réalisant ce récit aviné. ». En effet, le thème est le même que Quéquette blues : le passage de l’adolescence à l’âge adulte par la démonstration de la virilité. On y retrouve le groupe d’amis déjà entrevu, avec comme narrateur le jeune Baru. Mais si dans Quéquette blues ce passage était justement incertain, et presque effrayant pour le narrateur, il est cette fois encadré, puisque c’est le départ pour le service militaire que nous raconte l’auteur. A Villerupt, où vit le narrateur, ce moment est un important rite de passage qui passe par le conseil de révision durant lequel les médecins examinent aussi bien la santé que la virilité des futurs conscrits. Puis, ces derniers passent les quelques jours avant le départ à faire la fête et à bousculer les filles.
Quand je dis bousculer les filles, c’est un euphémisme. Car l’affirmation de la virilité penche de plus en plus du côté de la violence, une thématique que Baru poursuivra après. Laissons-le en parler : « Je raconte ce moment où l’adolescent jette sa gourme pour passer dans l’âge adulte et j’essaye de montrer jusqu’où peuvent aller ces réflexes virils : jusqu’au viol. » (Pilote et Charlie 2, 1986). Pour cela aussi, Vive la classe est l’aboutissement de Quéquette blues : des thématiques poussées jusqu’à leurs extrêmités.

Le découpage photographique de Baru, entre fiction et documentaire

La communion du Mino est un album sobre : noir et blanc, très peu de cases, un texte important. Après le format plus traditionnel de Quéquette blues, on peut vraiment parler d’expérimentation dans cet album. Le format italien de la collection X de Futuropolis pousse les auteurs à travailler leur trait sur de grandes surfaces de papier, presque en « gros plan ». L’occasion pour Baru de travailler plus en profondeur son style, aussi bien pour des portraits, expressifs voir expressionnistes, que pour les décors. L’originalité est aussi dans la narration qui casse le récit de forme linéaire pour une suite d’instantanés.
Dans les deux albums parus chez Futuropolis pointe une ambition documentaire et réaliste qui était jusque là au second plan. Attention, Baru ne fait pas du documentaire en BD. Il ne quitte pas le registre de la fiction, mais fait appel à des procédés proches de la veine documentaire pour se rapprocher au maximum de la réalité. Cette réalité est rendue, dans la forme, par une illusion photographique. Les grandes cases cadrées sobrement de La communion du Mino sont autant de photos de famille – certaines sont d’ailleurs volontairement dessinées comme telles – décrivant soit les différents personnages, soit de silencieuses natures mortes représentant, au moyen de détails sobres mais suffisants, une cuisine ouvrière, avec sa nappe à carreaux et ses ustensiles de cuisine, ou bien encore une rue en pente. Comme si l’on pénétrait dans une intimité. C’est aussi une photographie dessinée qui commence Vive la classe, celui de la classe 68 prête à partir au service militaire. De façon tout à fait significative, Baru passe doucement du noir et blanc à la couleur au cours de l’album ; de la réalité documentaire d’un groupe à la fiction personnelle du héros.
L’autre moyen de se rapprocher de la réalité est de d’appuyer son récit sur un arrière-plan documenté. D’où les premières pages de Vive la classe, occupées par un long texte de Baru sur l’origine et les évolutions de la conscription, depuis la Révolution française jusqu’à la classe 68 qu’il représente, dernière classe à avoir connu le conseil de révision. En professionnel sérieux et érudit, il cite sa source : Michel Bozon, Les conscrits, Musée des Arts et Traditions Populaires. Ces pages sont illustrées, là encore, par des dessins clairement inspirés de photographies ethnographiques représentant, dans leurs divers costumes, les conscrits à travers les âges.
Ce n’est bien sûr pas nouveau, chez un dessinateur de bande dessinée, de faire appel à une documentation précise et rigoureuse. A la suite d’Hergé et d’Edgar Pierre Jacobs dès les années 1930 et 1940, la pratique s’est généralisée et a déjà été étudiée. Mais plus rare est le fait de mettre en avant, voire de faire précéder le récit en images d’indications documentaires, comme pour mieux l’ancrer dans sa réalité. Il faudra attendre les années 1990 et le documentaire en BD pour que l’auteur sorte de la fiction pour offrir au lecteur un récit ayant explicitement valeur de témoignage journalistique. Baru, même s’il reste dans la fiction, veut déjà se faire le témoin d’une époque et d’une société.

A suivre dans : Cours Camarade, Albin Michel, 1987


Pour en savoir plus :

La communion du Mino, Futuropolis, 1985
Vive la classe !, Futuropolis, 1987
Pilote et Charlie 2, 1986
site web de Baru où l’on peut lire quelques pages des albums en question