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Sergent Kirk, Hugo Pratt, Futuropolis, réédition de 2009

Cette critique d’une récente réédition me donne l’occasion d’aborder un autre sujet de réflexion concernant la bande dessinée : le rapport des dessinateurs au passé de la bande dessinée.
En tant qu’historien de la bande dessinée, une question ne cesse de me hanter : quel rapport les dessinateurs de bande dessinée entretiennent-ils avec leur passé, avec leurs aînés dans cette discipline ? Il me faudrait éplucher des milliers d’interviews pour trouver, pour chaque auteur, la réponse spécifique. Si la question me préoccupe c’est que, quand on considère les rapports entre la bande dessinée et les Beaux-Arts, l’une des différences qui semble sauter aux yeux est que les Beaux-Arts en question se sont constitués et continuent d’évoluer en réfléchissant, analysant et interprétant leur propre passé. Les exemples sont nombreux : les architectes romans posant leur regard sur l’Antiquité ; bien plus tard, les artistes de la Renaissance posant encore un autre regard sur la même l’Antiquité ; les élèves des Beaux-Arts du XIXe s’inspirant des toiles des maîtres des siècles passés exposés dans les grands musées ; Picasso ne cessant pas de faire référence à Manet, à Cézanne, et à tant d’autres peintres… La liste serait longue. Ce rapport au passé me semble tout à fait différent dans la bande dessinée, pour cette raison logique que les littératures dessinées sont un genre qui a à peine deux cent ans.
Je me donnerais l’occasion de traiter ultérieurement la question des rééditions dans la seconde moitié du XXe siècle. Mais d’abord, un premier article évoquant le destin éditorial d’un des auteurs les plus admirés, Hugo Pratt.

Hugo Pratt, un héros de la bande dessinée française des années 1970


Hugo Pratt, auteur mondialement connu, si présent encore maintenant, quinze ans après sa mort, appartient à une génération d’auteurs qui commence à publier dans les années 1940. Rappelons-le, bien qu’étant né en Italie, Pratt semble ne pas avoir de nationalité, tant il a traversé le globe des centaines de fois et vécu dans des endroits aussi différents que Rome, Londre, Buenos Aires… Inutile pour moi de reprendre toute sa biographie, il existe pour cela de bien meilleurs ouvrages que vous trouverez à la fin de l’article.
En revanche, ce qui m’intéresse est de voir que, jusque dans les années 1970, Pratt est relativement peu connu en France : il a débuté sa carrière en Italie, l’a poursuivie et développée en Argentine avant de revenir en Italie dans les années 1960. A cette époque, ce sont les revues de bédéphiles comme Phénix, Les Cahiers de la bande dessinée ou Hop ! qui l’introduisent en France en lui consacrant des dossiers thématiques. Mieux encore, Phénix fait figure de précurseur dans la réédition/traduction de Pratt puisque, dès 1969, date à laquelle Pratt n’a presque jamais été publié en France, la revue traduit dans son numéro 11 de 1969 un récit intitulé Ernie Pike, datant de ses années en Argentine (1957). D’autres traductions suivront, mais déjà, une « mode » Pratt s’est emparée de la France. Le directeur de Phénix, Claude Moliterni, l’a introduit auprès de Georges Rieu, le rédacteur en chef de Pif Gadget. Ce sera, avec en avril 1970 avec Le secret de Tristan Bantam, une aventure de Corto Maltese, le premier récit que Pratt dessine directement pour la France.
Le public francophone adopte et fait sienne la série Corto Maltese et Pratt rentre progressivement au panthéon des auteurs de bande dessinée. Son goût pour le voyage, incessant, lui donne un vernis supplémentaire d’artiste sans frontières. Son travail inspire de nombreux auteurs partout dans le monde (Munoz en Argentine, Manara en Italie, Comès en Belgique…). La découverte de Pratt par le public français a surtout la chance de correspondre au moment de reconnaissance progressive du média, où la bande dessinée se développe d’une façon considérable et inventive pour le public adulte, et, surtout, dans des genres qui éclatent le traditionnel carcan humour ou aventures. Pratt, avec Corto Maltese, qui, ne l’oublions pas, n’arrive qu’à la suite de toute une série d’autres héros, correspond parfaitement à ces nouveaux critères et avec lui s’affirment les ambitions à la fois artistiques et littéraires de la bande dessinée. Mieux encore, il devient un porte-drapeau de cette bande dessinée fière d’elle-même, donne des conférences, fait l’objet de travaux universitaires, touche au cinéma et à la peinture. Il affirme dans ses interviews de véritables prétentions littéraires et artistiques. Il quitte les pages des revues spécialisées pour s’engouffrer dans celles d’autres revues : Lire en 1981, Le magazine littéraire en 1985 ; en 1986, il expose une série d’aquarelles au Grand Palais à Paris. Puis, les années passant, Pratt suit aussi le triste destin nostalgico-commercial des quelques auteurs mythiques de la BD : élévation de la côte des éditions originales, rééditions quasi permanentes, parutions d’inédits, d’ex-libris, de tirages numérotés, d’affiches originales… Je passe le fait que l’image de Corto servent depuis 2001 de publicité à Dior. Soit.

Vers le monopole éditorial de Casterman
Qu’en est-il de son destin éditorial ? Il est d’abord très complexe si l’on s’en tient aux revues, Pratt travaillant pour plusieurs journaux français dans les années 1970-1980 (Pieds-Nickelés magazine, France-Soir, Pif gadget, Pilote, A Suivre). La publication des récits de Pratt dans les revues des années 1970 est sans doute une des clès de son succès en France. Autre fait important : Pratt est réédité en France avant même d’y être édité, et ses albums jamais traduits connaissent une course à la traduction durant les années 1970 et 1980. C’est ce dernier fait qui m’intéresse plus particulièrement ; sa découverte par le public français passe par un double mouvement simultané : il dessine pour des revues françaises et son oeuvre, déjà importante, est traduite. Cela passe bien sûr d’abord par la réédition des aventures de Corto non parues en France, en particulier La Ballade de la mer salée (première publication en Italie en 1967), publiée dans France-Soir dès 1973, dans Phénix en 1974, puis en album par Casterman en 1975. Notons toutefois que Corto avait déjà été édité en album en France en 1971 chez Publicness. C’est le début du monopole Casterman sur l’oeuvre de Pratt qui ne fera que s’accentuer avec les années, puisque non seulement l’éditeur belge publie la série Corto Maltese en cours à partir de 1972, mais en plus, elle s’attache à rééditer d’anciennes oeuvres de Pratt : Ann de la jungle (1978), Les scorpions du désert (1977) ou Fort Wheeling (1976). Autant de récits dessinés par Pratt dans les années 1950-1960 et jusque là inconnus en France. Lorsque, en 1978, Pratt s’amarre à (A Suivre), la revue de BD adulte de Casterman, la boucle est en quelque sorte bouclée.
Durant les années 1980, toutefois, Casterman n’est pas encore la seule maison d’édition à s’intéresser à Pratt. Bien au contraire, quelques éditeurs y vont soit de leur album maison (Dargaud avec La Macumba du Gringo en 1978, soit de leur réédition « inédite » (Glénat avec Junglemen en 1979 ; les Humanoïdes Associés avec L’As de pique en 1982 ; Dargaud avec Récits de guerre en 1983…). Lorsque Pratt meurt en 1995, toutefois, une petite partie de son oeuvre pré-1970 n’est pas encore traduite en France.
Incontestablement, les années 1990 et 2000 voit le triomphe de Casterman qui, après tout, publie la série-phare de Pratt depuis 1972, en accord avec son virage opéré en direction du public adulte dans les années 1970. La tactique éditoriale de Casterman passe par plusieurs biais :
1. l’édition de la série Corto Maltese depuis 1972, avec de constantes rééditions, dont des déclinaisons commerciales variées : croquis inédits, édition commentée pour collégiens, édition anniversaire…
2. la réédition de la plupart des oeuvres déjà rééditées en France par d’autres éditeurs, comme par exemple Ernie Pike (réédité par Glénat en 1980, puis par Casterman en 2003)
3. l’édition d’ouvrages documentant Pratt, ou récemment, d’un catalogue raisonné de son oeuvre d’aquarelliste (en réalité deux gros catalogues intitulés Périples imaginaires, 2005-2009) qui renforce ainsi son statut mythique de dessinateur/artiste
4. toujours sur Corto, Casterman a entrepris depuis 2006 une double réédition accélérée : d’une part, en petit format, une réédition histoire courte par histoire courte (alors que les albums des années 1970-1980 les regroupaient en recueil ; tactique éditoriale de division qui n’aura échappé à personne), d’autre part une nouvelle collection en couleur grand format.
5. enfin, l’édition des quelques histoires encore inédites, dont dernièrement Sandokan, le tigre de Malaisie

Pourquoi Sergent Kirk ?


J’en arrive maintenant à l’album qui m’intéresse : la réédition de Sergent Kirk d’Hugo Pratt par Futuropolis (2.0, donc). Réédition certes un peu datée (automne 2009), mais que je relie volontiers à mon précédent article sur la BD argentine. Petit rappel historique donc : qu’est-ce que Sergent Kirk ? Il faut revenir dans l’Argentine des années 1950 et son paysage éditorial idéal pour le comprendre. Cesare Civita, émigré juif italien arrive à Buenos Aires vers 1940 et se lance dans l’édition (Editorial Abril), avec, entre autres publications, la revue d’historietas Misterix (1948-1965), qui met l’aventure à l’honneur. Civita y traduit une partie de la production des jeunes dessinateurs italiens (autre grand pays pour la création de BD d’aventures), mais en invite aussi. C’est dans cette revue que le jeune Hugo Pratt, qui a alors 26 ans et habite Buenos Aires depuis quelques années, rencontre le prolifique scénariste Hector Oesterheld. Ils créent ensemble Sergent Kirk (Sargento Kirk en VO). Lorsque Oesterheld fonde en 1955 sa propre maison d’édition et en 1957 sa propre revue, Frontera (1957-1962), la série se poursuit jusqu’en 1959.
Sergent Kirk reprend la formule du western classique (genre cinématographique si populaire dans les années 1930-1940) : la lutte d’un groupe d’hommes contre l’hostilité du Far West (indiens, absence de lois, nature hostile). La narration accompagnant invariablement l’action reprend les codes du comics d’aventure américain. Le sergent qui donne son nom à la série est un des héros, cavalier dans l’armée américaine de l’après-guerre de sécession, dont le sens de l’honneur le pousse à déserter après un massacre d’indiens (le personnage, idéaliste et indépendant, n’est pas sans rappeler celui de Blueberry, que Jean Giraud dessine à partir des années 1960…). Personnage archétypal d’une « bonté courageuse », il se lie d’amitié avec des indiens et avec un ancien bandit, El Corto ; il n’y a pas un seul héros, en réalité, mais plutôt un groupe de héros. Pas de manichéisme forcené non plus : les bons et les méchants se trouvent des deux côtés des guerres indiennes et les personnages évoluent. L’originalité de la série réside justement dans cet humanisme et dans l’importance de la psychologie des personnages, typique des scénarios d’Oesterheld. Si on y ajoute le graphisme si spécifique de Pratt, aux plans de visages très serrés et aux recherches de clair-obscur, on comprend le succès rencontré par Sergent Kirk auprès du public argentin. Après 1959, le destin de la série est plus obscur : Oesterheld poursuit la série avec d’autres dessinateurs dans sa revue jusqu’aux années 1970. De son côté, Pratt fait racheter les droits de la série originale en 1967 pour la reprendre dans une revue intitulée Sgt Kirk qui durera jusqu’en 1969 (dans cette revue naît le mythique Corto Maltese).
Sergent Kirk, cela ne vous aura pas échappé, est rééditée par Futuropolis. Car il s’agit de la seule série (disons de la seule « grande » série) de Pratt qui ait échappé à Casterman. Revenons un peu en arrière. En 1969, Pratt lance la revue Sgt Kirk et reprend les bandes de Misterix et Frontera en les adaptant au nouveau format de la revue, en quatre bandes (format conservé par la suite). En France, tandis que Casterman commence à publier des albums de Corto, l’éditeur Sagédition s’attache, lui, à traduire Sergent Kirk pour la publier en « petits formats » (type de publication très à la mode dans les années 1950 et 1960, disparu depuis : un ouvrage petit format, peu cher, contenant une histoire complète, souvent d’aventure ou de superhéros, souvent traduites ; Sagédition est un des principaux éditeurs de petits formats depuis l’après-guerre). La série se voit doublement sauvegardé, en Italie chez l’éditeur Ivaldi et en France chez Sagédition, alors que la mode « Corto » bat son plein en France. Signalons à tout hasard qu’une autre série, très proche éditorialement de Sergent Kirk, Ernie Pike (scénarisée par Oesterheld et publiée dans les mêmes revues) a également fini par être rééditée par Casterman à partir de 2003.
La réédition de Sergent Kirk par Futuropolis, commencée en 2008 et prévue en 5 volumes, est annoncée sur le site comme un événement : première édition intégrale de cette série « méconnue ». Précisons que, en 1984, un autre grand rééditeur de Pratt, Les Humanoïdes associés, avait réédité la série. Le site de Futuropolis critique à mot couvert cette réédition en précisant que « il y a 25 ans, quelques albums du Sgt Kirk, ont été publiés, en commençant par la page 300, et avec une photogravure… douteuse. ». En effet, l’édition des Humanos est incomplète et oublie de mentionner le nom du scénariste, Oesterheld. L’édition de Futuropolis, avec couverture rigide, papier épais, et témoignage d’amis de Pratt, veut aussi se présenter comme un « beau livre » (au contraire de Casterman qui, avec sa « série Corto » en format poche, vise un public plus large). Le premier tome de l’édition Futuropolis, est-il dit, en entièrement inédit en français. Casterman et Futuropolis sont désormais les seuls dans cette course au collectionneur… Les rééditions contemporaines de Pratt témoignent en partie, comparée à celle des années 1970-1980, des évolutions de l’idée de réédition depuis quelques années. Ce sont des livres de semi-luxe, en noir et blanc (marque ultime du prestige en BD !). Ils recherchent ou prétendent à l’exhaustivité totale, au « définitif ». Il suffit de comparer les couvertures successives : de l’action intense et des couleurs vives de Sagédition dans les années 1970, on passe chez Futuropolis en 2009 à une couverture ultra sobre avec un simple visage en noir et blanc, et la mise en exergue du nom de l’auteur. Il manque encore à cette réédition une dimension plus scientifique : commentaire de l’oeuvre, analyse de la fortune éditoriale, bibliographie, que, pourtant, l’amateur éclairé ne manquerait pas d’apprécier. Pour une prochaine réédition définitive, peut-être ?

Pour en savoir plus :
Sergent Kirk, Sagédition, 1975-1978 (7 tomes)
Sergent Kirk, les Humanoïdes Associés, 1984-1987 (5 tomes avec texte introductif de José-Louis Bocquet).
Sergent Kirk, Futuropolis, 2005-2009 (3 tomes ; Fiche sur le site de Futuropolis)
Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto, Casterman, 1990 (rééd. 1996)
Vicenzo Mollica, Patrizia Zanotti, Hugo Pratt, Corto Maltese, littérature dessinée, Casterman, 2006 (excellent recueil d’interviews, quoiqu’envahi par les illustrations)
http://www.archivespratt.net/

Baruthon 1 : Quéquette blues, Dargaud, 1984-1986 (3 tomes), La piscine de Micheville, Dargaud, 1985

Quelle ne fut pas ma surprise et ma honte, en entendant proclamer le nom du Grand Prix du FIBD 2010, de n’avoir pas lu un seul de ses albums… Une erreur que je compte, pour expier ma faute, réparer en profondeur grâce à une rubrique désormais mensuel d’articles pour explorer pas à pas sa carrière depuis la moitié des années 1980 jusqu’à la fin des années 2000, et voir comment elle s’inscrit dans les évolutions du paysage de la BD contemporaine…

Pilote des années 1980, une revue en crise ?


Le premier album de Baru, paru en trois tomes entre 1984 et 1986, se comprend d’autant mieux dans le contexte de la bande dessinée des années 1980, décennie étrange coincée entre l’explosion créatrice des années 1970 et le renouvellement éditorial des années 1990 ; mais décennie essentielle pour qui veut comprendre l’histoire de la bande dessinée contemporaine puisque c’est durant ces années que s’opère une reconversion majeure : la fin des revues et l’avènement du règne de l’album. Pour reprendre une formule de Patrick Gaumer qui résume clairement la situation, « De phénomène de presse, la bande dessinée devient phénomène d’édition. ».
Dans cette ambiance de crise de la presse de bande dessinée, Hervé Baruléa, professeur d’éducation physique et dessinateur amateur n’ayant jusque là publié que dans son propre fanzine Le Téméraire pendant les années 1970, fait ses premières armes dans la mythique revue Pilote. Seulement, l’âge d’or de Pilote, qui est considérée comme la revue ayant définitivement conquis le public adulte à une bande dessinée créative, est bien loin : les années 1970 ont vu une fuite de ses forces vives, parties fonder leurs propres journaux, définitivement plus « adultes » (Gotlib, Brétécher et Mandryka fondent l’Echo des savanes en 1972, Gotlib et Alexis fondent Fluide Glacial en 1975, Moebius et Druillet fondent Métal Hurlant en 1975). Surtout, l’hebdomadaire n’est plus que mensuel depuis que René Goscinny en est parti en 1974. Les vicissitudes du Pilote des années 1980 sont nombreuses et témoignent de la fin du modèle éditorial de l’âge d’or franco-belge, basé sur la revue : les rédacteurs en chef se succèdent, les lecteurs l’abandonnent peu à peu ; il fusionne en 1986 avec l’autre revue des éditions Dargaud, Charlie mensuel et tend à devenir un catalogue de prépublication des albums Dargaud. Durant ces années, Pilote se chercher une identité et les « nouvelles formules » se succèdent, essayant de moderniser la revue en en faisant un magazine d’informations sur la bande dessinée (interview, biographies), mais aussi en intégrant des critiques de films, de romans policiers, ou de musique. Nous sommes en pleine mode de la « BD rock », dominée par la personnalité de Philippe Manoeuvre qui cumule les fonctions de rédacteur en chef de Métal Hurlant et journaliste rock sur Antenne 2 pour l’émission Les Enfants du rock dans lequel il parle de bande dessinée. Bien qu’ayant tout fait pour rester à la mode, Pilote cesse définitivement de paraître en 1989.

Vicissutudes d’un dessinateur débutant

Qu’en est-il de Baru et de Quequette blues ? La série, qui commence sa prépublication en juin 1983 pour l’achever en 1986, s’inscrit dans tout une suite de récits complets réalisée par Baru à partir de 1982. Elle est avant tout une version longue de ces histoires de 2 ou 3 pages dans lesquelles Baru nous raconte sa jeunesse et sa bande de copains dans un ville industrielle de l’est de la France, dans les années 1960. La présentation qui accompagne la parution de la série nous explique que « cela fera bientôt deux ans que sommeillait dans nos tiroires « Quéquettes Blues ». Somptueuse histoire de gens qui ne veulent pas quitter l’adolescence, chassent les filles et boivent du Picon bière, sur fond d’hiver, de blues et de briques. Mais pas de chance, nous n’avions plus une miettes de place dans le journal… Comment faire je lui ai proposé de faire de courts récits le temps de patienter. » (Pilote n°108, juin 1983). Lui-même le rapporte : après avoir vu refuser Quéquette blues par A suivre, le projet est accepté par Willem de Charlie Mensuel, revue rachetée par Dargaud en 1982, et le projet se retrouve dans Pilote, avec l’approbation du rédacteur en chef de l’époque, Jean-Marc Thévenet, qui tente de trouver un équilibre dans le journal entre de solides pointures des années 1970 (Mandryka, Pierre Christin, F’murr, Annie Goetzinger, Gérard Lauzier) et des nouveaux dessinateurs, dont fait partie Baru. Toutefois, il doit sacrifier à la coutume du journal qui veut que les nouveaux venus, pour mettre le lectorat en confiance, doivent réaliser des récits courts qui sont autant d’échauffements reprenant les personnages et les ingrédients du grand récit qui attend sa publication.
Les premiers récits courts de Baru, tout comme Quéquette blues, se concentrent sur les faits et gestes d’une bande d’amis, tous fils d’ouvriers immigrés, obsedés par les filles, les apparences, et toujours prêts à mettre l’ambiance dans les bars de la ville et des environs. Le trait naissant de Baru y est alors extrêmement expressif, voire parfois presque violent et caricatural par moment, se concentrant sur les physiognomies. Il ébauche des décors qui situent l’ambiance du récit dans l’univers métallique des cités ouvrières ; décor que l’un des personnages se plait à contempler malgré les moqueries de ses camarades : « Ben non, je déconne pas… Moi j’aime bien, le ciel rouge, les tuyaux, la ferraille, tout ça c’est beau. ». La couleur de ces installations industrielles, souvent vues de nuit, est très importante pour l’ambiance et Baru avait d’ailleurs refusé la proposition de A suivre qui voulait bien le publier à condition de rester au noir et blanc. Le récit en images est doublé par une voix narrative à la première personne parlant au nom de « Baru », mais l’auteur a par la suite justifie sa démarche qui ne se réduisait pas à une autobiographie mais plutôt à un portrait de groupe, sorte de « pluri-autobiographies » dont le narrateur serait la classe ouvrière dans son ensemble. Il reproche ainsi à la critique de l’avoir réduit à un simple autobiographe : « Parce que vous n’avez pas vu que le « héros », n’était pas un, mais plusieurs, que c’était un groupe, un personnage collectif, et que l’autre personnage, c’était l’usine et plus généralement le monde ouvrier. Mais bon, à ma décharge, je vous l’ai dit, j’ai fourni le bâton pour me faire battre. Alors que je disais juste « Je » pour dire sans ambiguïté que je, auteur, ne prenais pas de haut les personnages que je mettais en scène, que je n’étais pas au-dessus de cette mêlée-là. »
Le thème de Quéquette blues, si simple (le narrateur, puceau de 18 ans, parie avec ses amis lors du nouvel an qu’il sera dépucelé sous 3 jours) est, en apparence, dans la lignée du journal Pilote de ces années 1980 qui, tant par tradition de la BD adulte des années 1970 que pour attirer le lectorat, parsème alors ses pages d’histoires de sexe et de femmes nues aux formes engageantes. Mais Quéquette blues est bien plus subtile. Le sexe n’y est pas idéalisée puisque, bien au contraire, il n’est jamais représenté, le narrateur étant, on le devine, toujours dans l’attente tout au long du récit et, de surcroît, effrayé par la chose. Et puis surtout, l’histoire de Baru colle à la réalité, même dans sa trivialité. La provocation et l’humour transgressif, deux thématiques qui ont douillettement élu domicile dans la bande dessinée pendant les années 1970, sont ici mis au service d’une peinture sociale qui ne quittera pas l’univers de l’auteur. Ce dernier avoue d’ailleurs s’être lancé dans la BD à la lecture des provocateurs défricheurs de Charlie Hebdo, Reiser en tête. Au sein de Pilote, la série de Baru voisine avec celle du grinçant Gérard Lauzier, Souvenirs d’un jeune homme, où un autre adolescent découvre la vie en essayant de s’échapper de sa famille bourgeoise. Deux jeunesses différentes pour deux styles distincts qui, pourtant, traduisent le même intérêt de la bande dessinée pour la société contemporaine et la question du passage à l’âge adulte.

Fortune éditoriale : Baru et le règne de l’album


Malgré les changements de rédaction (Thévenet est remplacé en 1984 par Francis Lambert), la série de Baru continue et est logiquement publiée en album chez Dargaud dès 1984 au fur et à mesure de son avancement. Mieux encore, elle reçoit en 1985 le prix du meilleur espoir au FIBD, signe que le dessinateur débutant marque déjà les esprits de ses collègues. En 1985, pour accompagner la sortie des albums, les récits courts des débuts dans Pilote sont réunis au sein de l’album La piscine de Micheville.
La fortune éditoriale de ses trois (plus un) albums ne s’arrête pas là. Au contraire, ayant le statut de « premiers albums » de Baru, ils sont régulièrement réédités par les éditeurs successifs du dessinateur, comme pour signifier qu’ils contenaient déjà en germe les autres oeuvres. Ainsi peut-on suivre l’évolution éditoriale de la carrière de Baru à travers ces rééditions : en 1991, c’est Albin Michel qui réédite Quéquette blues sous le titre de Roulez jeunesse, au moment où Baru travaille à L’Echo des savanes (la revue d’Albin Michel) ; puis, en 1993, Albin Michel réédite également les récits courts de La Piscine de Micheville en ajoutant quelques pages. Ce cas de changement de titre est, à ma connaissance, assez exceptionnel dans la BD contemporaine et je serais curieux d’en connaître la raison… Enfin, en 2005, c’est au tour de Casterman, le nouvel éditeur régulier de Baru depuis 1995, de rééditer Quéquette blues en intégrale (ce n’est pas le seul album de Baru que Casterman réédite, formant ainsi autour de lui un catalogue presque complet). C’est sous cette dernière forme que l’album est actuellement le plus facile à trouver. Quant à La Piscine de Micheville, la maison d’édition Les rêveurs l’a réédité en octobre dernier (réédition prémonitoire ?), avec un travail de couleur de l’auteur.

A suivre dans le Baruthon : La communion de Mino et Vive la classe !, Futuropolis, 1985 et 1987

Pour en savoir plus :
Quéquette blues, Dargaud, 1984-1986, (3 tomes). Réédité par Albin Michel en 1991 sous le titre de Roulez jeunesse, puis par Casterman en 2005.
La piscine de Micheville, Dargaud, 1986. Réédité par Albin Michel en 1993 (épuisé chez l’éditeur), puis par Les rêveurs en 2009
Pilote, n°108-133, Pilote et Charlie, n°1à 4
Patrick Gaumer, Les années Pilote, Dargaud, 1996
Le site officiel de Baru : http://baru.airsoftconsulting.info/Accueil.aspx

Evocation de la bande dessinée argentine

Si, dans un précédent et maintenant assez ancien article sur la bande dessinée espagnole j’évoquais quelques anciens ou futurs maîtres (dont Carlos Gimenez, dont la réédition de son célèbre et excellent Paracuellos est dans la sélection officielle d’Angoulême), il ne faudrait pas oublier, tout de même, l’autre grand pays de la bande dessinée hispanophone (appelée « historieta »), l’Argentine. Il s’avère en effet que ce pays a vu se développer une véritable culture de la bande dessinée au moins aussi importante qu’en France, et a donné naissance à des auteurs désormais considéré comme des maîtres de la bande dessinée.
Maintenant, me direz-vous, pourquoi en parler précisément maintenant ? C’est que, discrètement, la bd argentine revient sur le devant de la scène par deux évènements tournant autour de José Muñoz : la parution à Futuropolis du tome 2 de Carlos Gardel, consacré au chanteur argentin des années 1930, diffuseur du tango dans le monde entier ; l’exposition consacrée à Muñoz qui se tient actuellement à la Galerie Martel. Deux excuses pour se pencher sur un grand pan à ne pas négliger de la bande dessinée mondiale. Suivant la même présentation que l’opus précédent sur l’Espagne, je commence avec une trop courte présentation générale, puis l’évocation de deux grands auteurs.

Connaissance et reconnaissance de la bande dessinée argentine

Comme dans de nombreux pays, c’est dans la presse que la bande dessinée trouve en Argentine son support d’élection au tournant des XIXe et XXe siècle. Les revues satiriques ont très tôt décliné le dessin d’humour traditionnel vers un dessin séquentiel : des bandes dessinées soit locales, soit d’importation. Sans doute est-ce là une différence majeure avec la France où les histoires en images se sont avant tout (mais pas exclusivement, il est toujours utile de le rappeler) développées dans la presse pour enfants : la presse adulte s’est elle aussi emparée de cette forme de dessins humoristiques dont l’inspiration venait, en grande partie, des Etats-Unis. Citons des revues comme Caras y Caretas (1898), Tit-Bits (1909) ou El Tony (1928), cette dernière diffusant essentiellement des bandes d’aventure américaines. Mais la revue la plus populaire de cette époque est sans doute Patoruzu (1938), du nom de son personnage fétiche (un indien dessiné par Dante Quinterno, directeur de la revue, qu’il avait crée dans les années 1920 dans un quotidien) devenu à présent un symbole de la BD argentine de cette époque. Ces revues humoristiques sont explicitement destinées à un public adulte ou du moins familial. D’autres apparaissent également pour les enfants, dont la version enfantine de Patoruzu, Patoruzito (1945). Dès lors, deux courants de bande dessinée se développe, tantôt dans les mêmes revues, tantôt dans les revues spécialisées : une bande dessinée plus humoristique, développement des comics strips américains et proche d’une forte tradition du dessin d’humour, et une bande dessinée d’aventures marquée par une diversité de styles graphiques et une recherche d’originalité face aux genres américains traditionnels (western, science-fiction…). Les deux courants ne sont bien sûr en rien hermétiques, et la série Patoruzu mêle un graphisme humoristique et des aventures à rebondissement.
La chance des dessinateurs argentins est sans doute d’avoir eu, dans la première moitié du siècle, des conditions matérielles de travail leur permettant de déployer leur singularité propre, aussi bien dans le domaine de l’humour que dans celui de l’aventures. Peut-être parce qu’ils oeuvraient dans la presse pour adultes et que les contraintes graphiques et scénaristique y étaient moindres ? Peut-être aussi parce qu’ils ont pu être eux-mêmes directeurs de revue, moins soumis à des pressions éditoriales et leur permettant donc de former de jeunes dessinateurs ? Il reste que l’Argentine a vu apparaître des « maîtres » de la bande dessinée, c’est-à-dire des dessinateurs ne produisant pas des oeuvres de commande mais cherchant à innover et dépasser sans cesse les codes du genre. Dans le domaine de l’humour, il s’agit de Dante Quinterno, déjà cité, et de Guillermo Divito, fondateur de la revue humoristique Rico Tipo (1944). Quant à l’aventure, elle demeure marquée par l’empreinte du scénariste Hector Oesterheld, fondateur de la maison d’édition Frontera en 1955. Dans les années 1950, il s’entoure de dessinateurs talentueux (Albert Breccia, Hugo Pratt, Solano Lopez…) et donne naissance à des séries d’aventures pour adultes qui vont marquer leur époque par l’originalité des choix scénaristiques qui ne consistent pas en un simple décalque du modèle de l’aventure américaine. Les personnages d’Oesterheld ne sont pas des surhommes mais des héros ordinaires ; il renouvelle ainsi les codes de la BD de genre des années 1930-1940. Aussi à l’aise dans le western, c’est un de ses récits de science-fiction, dessiné par Solano Lopez entre 1957-1959 qui devient un mythe pour la bande dessinée argentine : El Eternauta, dont une traduction récente se trouvait cette année dans la sélection Patrimoine d’Angoulême. Récit épique d’une invasion extraterrestre aux fortes composantes psychologiques et sociales et à l’esthétique singulière, en cela tout à fait moderne pour son temps.
Il faut aussi parler de maîtres en Argentine car la fondation de l’Ecole panaméricaine d’art et de sa section dessin par Enrique Vieytes en 1954 a à la fois permis de former toute une nouvelle génération d’auteurs de bande dessinée, mais aussi de retenir en Argentine des dessinateurs de renom parmi lesquels l’italien Hugo Pratt travaillant à Buenos Aires de 1949 à 1959 (mais aussi des dessinateurs argentins importants comme Albert Breccia et Pablo Pereyra). A travers cette école se posent les bases institutionnelles de la BD argentine, et se trouve expliqué l’apparente prolifération d’auteurs caractérisant ce pays.

Enfin, la bande dessinée argentine a bénéficié d’une internationalisation qui lui a permis de faire reconnaître ses séries et ses auteurs ailleurs dans le monde. On connaît donc le séjour d’Hugo Pratt, au début de sa carrière, à Buenos Aires, mais c’est aussi le cas du célèbre scénariste René Goscinny qui passe sa jeunesse, de 1928 à 1945, dans le capitale argentine. Dans l’autre sens, de nombreux dessinateurs argentins sont allés travailler soit aux Etats-Unis pour Marvel et DC Comics, soit en Europe. Les raisons de cette dispersion des auteurs formés en Argentine sont souvent politiques : beaucoup d’entre eux fuit, dans les années 1970, la dictature militaire. Depuis les années 2000, c’est davantage la crise économique grave qui touche le pays qui pousse de jeunes auteurs à partir d’Argentine. En France, cette reconnaissance du talent des auteurs argentins se traduit très tôt par une intégration dans le milieu de la bande dessinée : Copi publie dans Le Nouvel Observateur ses strips de La Femme assise dès les années 1960, José Muñoz est édité en France par Casterman dans les années 1980, de même qu’Albert Breccia par Glénat. Cette politique de publication d’auteurs argentins, qu’il s’agisse de traductions d’albums parus ailleurs ou de bandes dessinées directement conçue pour la France, se poursuit encore activement à notre époque dont Carlos Nine (publié par L’Echo des savanes, Rackham, Delcourt et Les Rêveurs) et Juan Gimenez (La Caste des méta-barons avec Jodorowsky) sont peut-être les plus connus. Lors du FIBD 2008, la présidence de José Muñoz est l’occasion pour le festival d’organiser une exposition sur la bande dessinée argentine qui permet de mieux faire connaître en France les apports de ce pays pour l’histoire du genre.

Les auteurs argentins sont nombreux, très nombreux, et la bibliographie qui suit cet article pourra vous permettre d’en savoir plus. Je présente ici deux auteurs qui, sans être à eux seuls représentatifs de la diversité des styles de la bande dessinée argentine, reflètent les deux grandes tendances du dessin d’humour et de l’aventure ; surtout, leurs oeuvres présentent l’avantage d’être abondamment traduits et édités en France depuis les années 1980.

Quino : (né en 1932). Aîné des trois auteurs que je vous présente, Quino est principalement connu en France pour sa série Mafalda. Mais Quino est avant tout un dessinateur humoriste pour qui la bande dessinée, sous la forme la plus classique du comic strip, n’est qu’une procédé parmi d’autres. Après une formation à l’Ecole des Beaux-Arts de Mendoza, il commence sa carrière de dessinateur dans les années 1950 en parcourant les rédactions de Buenos Aires pour vendre ses dessins, entre autre dans Rico Tipo, importante revue humoristique argentine. Mais c’est avec sa série de strips réguliers Mafalda, dans El Mundo, qu’il connaît, à partir de 1965, un succès international (il faut cependant attendre 1979 pour que Glénat les traduisent en France). Il abandonne son personnage fétiche en plein succès : à partir de 1973, il cesse de dessiner des strips de Mafalda et se consacre uniquement au dessin d’humour. En 1976, il déménage à Milan.
L’oeuvre de Quino est donc répartie entre d’un côté les quelques albums de sa principale série (10 sont parus en France) et les nombreux dessins d’humour, dont certains ont été rassemblés en recueil. Mafalda reprend, tant dans la forme que dans l’esprit, une formule déjà bien développée par Charles Schultz aux Etats-Unis dans son strip Peanuts (1950-2000): mettre en scène des enfants pour dire des vérités sur le monde et sur les hommes. Peanuts et Mafalda, tout en prenant l’apparence d’innocentes bandes destinées aux enfants, portent donc en eux un humour bien plus adulte. Quino diffère cependant de Schultz, tout comme Mafalda diffère de Charlie Brown, sur de nombreux points : son minimalisme, tant graphique que narratif, est moins poussé et les interrogations de Mafalda sont autant philosophiques que politiques et sociales, reflet des questionnements politiques de l’Argentin des années 1960-1970. En cela, Quino se rattache davantage au dessin satirique.
Ses dessins d’humour, qui représentent la plus grosse partie de sa production, héritent bien évidemment de l’importante tradition argentine dans le domaine, mais subissent également une forte influence des évolutions de l’humour graphique de l’après guerre. Quino se dit influencé par des dessinateurs français comme Chaval, Bosc, André François ou anglo-saxon comme Ronald Searle et Saul Steinberg. Le point commun de tous ces dessinateurs, et de Quino, est leur goût pour l’humour absurde et la stylisation poussée du trait, deux tendances majeurs des années 1950 et 1960, à l’époque où se fortifie la philosophie existentialiste. Les dessins d’humour de Quino, assez souvent uniques, muets et toujours surréels, sont donc une sorte d’épuration de l’humour et des thèmes présents dans Mafalda, parenthèse de dix ans dans sa carrière. Le dessin y est utilisé pour souligner l’étrangeté de la condition humaine.
Bibliographie indicative en langue française :
Mafalda, Glénat, 1980-1989 (12 tomes)
Glénat a édité, de 1978 à 2004, 16 recueils de ses dessins d’humour.
Le site internet sur l’oeuvre de Quino : http://www.quino.com.ar/

José Muñoz : (né en 1942) José Muñoz est un auteur désormais bien connu des amateurs français de bande dessinée. Régulièrement traduit (entre autres éditeurs par Le Square, Casterman et Futuropolis), président du FIBD en 2008, il est parfois vu comme le symbole de l’originalité de la BD argentine ; sa dernière série en date, Carlos Gardel, dont le second tome est paru en janvier dernier et qui fait l’objet d’une exposition à la Galerie Martel, renforce encore son identité d’Argentin puisqu’il s’attaque là à un monument de la culture argentine, chanteur de tango à la renommée internationale.
Et en effet, José Muñoz est un dessinateur au parcours éminemment classique, passant par toutes les institutions de la BD argentine : il suit dans les années 1950 des cours à l’Ecole panaméricaine d’art, devient assistant de Solano Lopez sur El Eternauta et dessine pour les magazines Frontera et Hora Cero des histoires scénarisées par Hector Oesterheld. Ses années de formation auprès de grands dessinateurs argentins l’amènent doucement vers le style qu’il a conservé durant toute sa carrière : un noir et blanc systématique qui lui permet une grande maîtrise des clair-obscurs (ce qui n’est pas sans rappeler le style d’Albert Breccia). Il développe un expressionnisme puissant où la multiplication des visages joue un rôle important, déclinés selon le contexte soit en un sobre réalisme, soit en une exagération grotesque, soit en une stylisation caricaturale…
Les années 1970 sont pour lui des années importantes : exilé en Europe, il se rend en Angleterre, en Espagne, en Italie, et continue de dessiner. Sa rencontre avec un autre argentin en exil, le scénariste Carlos Sampayo, entraîne la naissance de sa principale série, Alack Sinner. Série policière sombre insistant surtout sur la dimension psychologique des personnes, elle affirme les singularités du style de Muñoz, recherchant davantage l’impression esthétique puissante que la clarté de la narration, souvent sinueuse. Il enchaîne alors d’autres albums, d’autres séries, avec ou sans Sampayo et choisit de rester en Europe, entre la France et l’Italie. Pour cette raison, une grande partie de l’oeuvre de Muñoz a été directement éditée en France.
Muñoz, par sa carrière, résume assez bien, me semble-t-il, la BD argentine : porteur d’une véritable spécificité liée aux évolutions antérieurs de la bande dessinée dans son pays, il n’a presque jamais publié d’albums directement en Argentine, qu’il a quitté définitivement en 1972. De même que l’Argentine est un pays cosmopolite, dont la population s’est constituée au fil des vagues d’immigrants venus d’Europe, la BD argentine, pour des raisons tant politiques qu’économiques, s’est très vite exportée et a connu une grande reconnaissance à l’étranger, particulièrement en Europe, tout en gardant son identité argentine. Muñoz en est le symbole le plus éclatant.
Bibliographie indicative en langue française :
Alack Sinner (scénario Carlos Sampayo), Casterman, 1983-2006 (6 tomes)
Carlos Gardel, la voix de l’Argentine (scénario de Carlos Sampayo), 2008-2010 (2 tomes)

Pour en savoir plus sur la BD argentine :

Lire une oeuvre considérée comme fondatrice, récemment rééditée en France, L’Eternaute, Vertige Graphic, 2008-2010
Lire des auteurs marquant des évolutions plus récentes et tout aussi traduits récemment en France, donc faciles à trouver :
Carlos Nine, Keko le magicien, Rackham, 2009
Maïtena, Les déjantées, Métailié, 2002-2005
Historieta, regards sur la bande dessinée argentine, Vertige Graphic, 2008 (à l’occasion de l’exposition du FIBD 2008, synthèse sur l’histoire de la BD argentine et de ses auteurs)
Un site internet assez complet sur le sujet : http://www.historieteca.com.ar/
Pour les Parisiens : la galerie Martel, qui accueille souvent des auteurs de bande dessinée, propose une exposition sur José Muñoz à l’occasion de la sortie du second tome de Carlos Gardel ; plus de renseignements à cette adresse : http://www.galeriemartel.com/index.html

Edmond-François Calvo, La bête est morte, G.P., 1944-1945

Parmi les « monuments » du patrimoine de la bande dessinée, si tant est que cette expression ait un sens, on situe souvent La bête est morte, un album dessiné par Calvo, humble dessinateur pour enfants des années 1930-1940 qui, sans cette oeuvre, aurait sans doute sombré dans le même relatif oubli dans lequel se trouve d’autres dessinateurs de sa génération (l’école française avant l’essor de l’école belge dans les années 1950, donc) comme Marijac, Jean Trubert, Auguste Liquois, Le Rallic et Roger Lecureux. Alors pourquoi La bête est morte ? Une simple évocation de son contexte de création et de publication pourrait suffire à comprendre l’enthousiasme qui a pu l’entourer : dessiné pendant les derniers mois de l’Occupation allemande, sorti juste au moment de la Libération de 1944-1945, il évoque justement, sous la forme allégorique d’une fable animalière, les années 1939-1945. Sa célébrité est donc intimement liée à un statut d’objet historique, de la même manière que Tintin au Congo est étudié en tant que représentation du colonialisme européen des années 1930.
55 ans après sa première publication, j’ai envie de me pencher à nouveau sur La bête est morte en le considérant à la fois comme objet historique et comme simple album, avec ses qualités et ses défauts.

Calvo dessinateur dans la seconde guerre mondiale


Avant tout, court présentation du dessinateur, Edmond-François Calvo. Né en 1892, il commence sa carrière de dessinateur après la première guerre mondiale d’abord comme caricaturiste (dans Le Rire et Le Canard Enchaîné) puis comme dessinateur pour enfants dans une éphémère revue illustrée créée par le Parti communiste, Les Petits Bonshommes. Il faut attendre la fin des années 1930 pour que, cessant tout autre activité, il se consacre pleinement au dessin, particulièrement au service des publications de la maison d’édition des Offenstadt, la Société Parisienne d’Edition, spécialisée dans les illustrés et albums populaires de divertissement. Ainsi participe-t-il à plusieurs illustrés comme Fillette, L’Epatant, Junior ; c’est le début de sa spécialisation dans un genre dont il sera l’un des maîtres incontestés : la bande dessinée animalière. Il publie en 1943 l’album Patamousse à la SPE qui raconte les aventures d’un jeune lapin parti explorer l’espace dans son astronef.
Les années 1940 et 1950 le voit approfondir dans la même veine, toujours pour les enfants, chez des éditeurs variés : Sépia, G.P., Gautier-Languereau. Il oscille entre les très nombreux illustrés pour enfants de la Libération ( Coeurs Vaillants, Tintin, Zorro), des illustrations de contes pour enfants, et des albums sans prépublications (Croquemulot en 1943). En d’autres termes, Calvo envahit de ses personnages animaliers (il réalisera aussi quelques séries plus réalistes) l’édition pour enfants de ces deux décennies. Il meurt en 1957 sans achever sa dernière série, Moustache et Trotinette, l’histoire d’une souris, d’un chat et d’un chien visitant diverses époques de l’histoire.

Vous l’aurez compris à la lecture de cette courte biographie : la guerre n’interrompt pas les activités de Calvo, alors au plus haut de sa carrière. Beaucoup de ses albums paraissent durant l’Occupation (qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas une période creuse pour la production de bandes dessinées en France ; bien au contraire, les dessinateurs français profitent de l’interdiction d’importation de bandes américaines pour affirmer leur originalité). Mais durant les derniers mois de la guerre, il s’attarde surtout à dessiner l’album La bête est morte, dans la clandestinité, naturellement. L’album paraît en deux fascicules chez l’éditeur Générale Publicité, spécialisé dans l’édition pour enfants. Calvo n’est pas le seul dessinateur à se consacrer au « dessin clandestin » : Marijac, dessinateur et scénariste de Coeurs Vaillants entré dans la Résistance dessine cette même année 1944 Les Trois mousquetaires du maquis, une aventure de résistants ridiculisant l’occupant allemand, qui connaîtra une célébrité moindre que celle de La bête est morte, mais liée aux mêmes raisons.

Revenons à La bête est morte : Calvo n’en est que le dessinateur. Le scénariste principal n’est autre que l’éditeur de G.P., Victor Dancette (aidé pour le premier fascicule de Jacques Zimmermann), qui est aussi à l’occasion écrivain pour la jeunesse, peu prolifique, certes, et principalement auto-publié. Calvo lui reste fidèle après la Libération car beaucoup de ses albums seront publiés chez G.P.
Si je signale le nom du scénariste, c’est que la part de texte est important dans La bête est morte, ce qui est rarement souligné. Les pages se composent de quelques grandes illustrations soutenues par d’épais pavés de textes qui raconte, transposée dans le monde des animaux, la seconde guerre mondiale. Le principe est assez simple : chaque pays est représenté par une espèce animale : les Français sont des lapins, les Allemands des loups (un antagonisme assez classique du règne animal), les Anglais des bulldogs, les Italiens des hyènes, les Américains des bisons, etc. La satire animale est un procédé relativement classique, particulièrement courus des illustrateurs. Sans avoir besoin de remonter jusqu’aux fabliaux médiévaux et aux fables de Lafontaine, l’oeuvre du XIXe siècle la plus connue utilisant ce procédé est le Scènes de la vie privée et publique des animaux, recueil de nouvelles satiriques illustrées par le graveur Grandville (Hetzel, 1840-1842 ; grands succès, nombreuses rééditions). On y trouve la même idée de faire correspondre à une espèce un caractère ou type humain (le lion est un prince africain, le policier est un chien, etc.). Calvo est un habitué du genre animalier et ce récit allégorique ne lui pose donc aucun problème.

Destin d’un album mythifié : succès, réédition et collection


Suivons à présent le destin de cet album, destin qui explique en partie son succès jusqu’à notre époque. Calvo est très tôt considéré comme un maître dessinateur, pour La bête est morte, mais aussi pour ses autres séries. Son image de « Disney français » y est sans doute pour quelque chose : il offre un contrepoids aux Studios Disney dont le succès en France est croissant depuis les années 1920, dans le dessin animé comme dans la bande dessinée.
Puis, sans qu’il ne soit complètement oublié, Calvo profite du mouvement nostalgique d’intérêt pour la bande dessinée dite de « l’âge d’or » (en gros les années 1930-1950). Mouvement qui conduit, de la fin des années 1960 aux années 1970, à une redécouverte des « trésors cachés » de ce qu’on commence à appeler le « neuvième art ». L’ambition est de mettre en avant, par des études ou des rééditions, la cohérence d’un art qui, dit-on, s’est alors développé principalement dans les illustrés pour enfants. La maison d’édition Futuropolis, fondée en 1972 par Florence Cestac et Etienne Robial, se spécialise dès le départ dans la réédition de vieilles bandes dessinées américaines et françaises, et tout particulièrement des albums de Calvo (Futuropolis réédite alors des auteurs comme Herrimann, Segar, Saint-Ogan, Raymond Poïvet…). La bête est morte, tout comme Moustache et Trotinette, fait partie de ces rééditions et un volume réunissant les deux fascicules sort en 1977. Il sera réédité en 1984. Plus récemment, c’est Gallimard (qui, ne l’oublions, possède le catalogue de Futuropolis depuis 1994) qui réédite à nouveau, en grand format, l’album mythique, en 1995. C’est cette édition que l’on trouve habituellement dans nos librairies.

Magie de la réédition ? Force de la nostalgie ? Calvo a bénéficié d’un fort soutien des amateurs de bandes dessinées et aussi des collectionneurs. La bête est morte fait alors office d’album de choix. Selon le BDM, les éditions originales de la Libération atteignent les sommes de 150/180 euros, et ce d’autant plus que, suite à une plainte de Disney pour plagiat, les truffes des loups ont été retouchées, ce qui rend l’édition originale de 1944 (sans truffes retouchées !) encore plus rare. Le marché de la bande dessinée ancienne, de moins en moins contrôlable depuis les années 1970 a fait le reste, mythifiant encore davantage l’album, non plus tant pour sa valeur historique que pour sa valeur matérielle. L’édition de luxe sortie en 1946 réunissant les deux volumes en un atteint 600 euros à l’argus.

Un album de propagande : le poids d’un contexte
Depuis notre regard contemporain, plus de cinquante ans après la guerre, la lecture de La bête est morte laisse une étrange impression. Il a toutes les apparences d’un album de propagande pour enfants au service de la Résistance, célébrant la Libération et la lutte, forcément unanime, contre l’occupant allemand, forcément unique coupable du malheur qui s’est abattu sur le paisible pays des lapins. Deux éléments frappent particulièrement : la lourdeur simpliste de certains propos et la réécriture de l’histoire, caractéristique de la période post-Libération.
Le propos est tout à fait transparent. La transposition du monde des hommes au monde des bêtes est sciemment partielle : les bisons portent des casques l’armée américaine, les loups arborent la croix gammée. Au-delà de ça, la scénario est assez peu subtil, rangeant d’un côté les peuples « gentils », alliés des lapins, et de l’autre les peuples « méchants », alliés des loups. Un manichéisme certes assez courant dans une publication pour enfant, mais qui conduit les auteurs à des simplifications voire à de véritables falsifications historiques. Quelques exemples qui ne résistent pas à la lumière des connaissances acquises sur la période de l’Occupation. L’épisode de Vichy est complètement ignoré, ainsi que le maréchal Pétain et la collaboration. Les lapins-français étaient naturellement tous unis derrière la « grande cigogne nationale ». Pire encore, le ton n’est pas du tout apaisé, mais tout à fait revanchard et patriotique. J’en veux pour preuve cette citation qui présente les loups-allemands comme irrémédiablement mauvais ; remplacer « loups » par « allemands », la Barbarie étant le nom donné au pays des Loups : « Mes chers petits enfants, n’oubliez jamais ceci : ces Loups qui ont accompli ces horreurs étaient des Loups normaux, je veux dire des Loups comme les autres. (…) Ne croyez pas ceux qui vous diront que c’étaient des Loups d’une secte spéciale. C’est faux ! Croyez-moi, mes enfants, je vous le répèterai jusqu’à mon dernier soupir, il n’y a pas de bons et de mauvais Loups, il y a la Barbarie qui est un tout, et ne comporte qu’une seule race, celle des monstres, des bourreaux, des sadiques, des tueurs. »
S’adressant aux enfants, la narration très didactique assurée par un grand-père écureuil, se rapproche paradoxalement de la fable, ce qui amplifie le passage des évènements de la guerre de la réalité historique à la fiction.

La bête est morte
ne peut se lire qu’avec une bonne connaissance du contexte historique qui suit la Libération. Sinon, il paraît horriblement daté. Une telle oeuvre trouve tout à fait sa place dans une littérature de propagande à la fois patriotique et résistantialiste : la nécessité, en 1945, de réunir la nation française brisé par l’Occupation, autour d’un mythe, celui d’un peuple uni pour sa Libération a beaucoup pesé dans les actes et les écrits. Dans cette France de 1945, les notions de Bien et de Mal suffisent pour gérer le passage d’une société de guerre à une société en paix. Les « coupables » sont jugés lors de grands procès, l’Allemagne est écartelé entre l’Ouest et l’Est… Le mythe résistantialiste est une mémoire qui se construit après la guerre pour justifier la refondation du pays et légitimer le pouvoir qui s’installe alors, partagé entre gaullistes et communistes. Les traits principaux de ce phénomène, la mise à l’écart de l’importance de Vichy et la résistance comme mouvement nationale, se retrouvent exactement dans La bête est morte. Il faut attendre les années 1970 pour que l’idée que tous les Français n’étaient pas forcément unis fasse son chemin. En 1945, les Français avaient besoin de lire un ouvrage comme celui-ci, il est le produit d’un rapport complexe à la période de l’Occupation. Il est probable que l’engouement pour l’album soit lié à ce contexte historique, à la volonté de comprendre la période des années noires dont La bête est morte offre une vision flatteuse. La seconde guerre mondiale était et reste encore maintenant une période privilégiée pour la fiction en raison de la fascination qu’elle exerce dans les mémoires.

Ce qu’il reste : le style de Calvo

Alors pourquoi lire La bête est morte à notre époque ? Une raison semble pourtant s’imposer : l’album est un des plus réussis du dessinateur Calvo. Calvo est connu pour sa grande maîtrise du dessin. Il possède un sens du mouvement encore assez rare chez ses confrères qui donne un fort dynamisme à ses oeuvres ; Albert Uderzo est connu pour avoir été un de ses élèves et avoir transmis ce même sens du rythme. Il a perfectionné le dessin d’animaux humanisés en s’inspirant de Walt Disney dont les dessins animés triomphent en France dans les années 1920 et 1930. L’expressivité des personnages animalier rend le récit très vivant.
Les caractéristiques de l’art de Calvo se retrouvent dans La bête est morte et le thème grandiloquent leur donne une stature monumentale que d’autres oeuvres, tout aussi réussie mais aux thèmes plus anodins, ne contiennent pas forcément. Calvo peut donner libre cours à son goût pour les grandes compositions qui éclatent, bien avant les spectaculaires expériences des années 1970, l’organisation traditionnelle de la page. Dans ces vastes scènes d’ensemble, parfois monumentalisée dans des doubles pages (ici le plus souvent des scènes de bataille), il se concentre sur les détails où chaque attitude est individualisée et où de multiples scènes secondaires se cachent dans la page. Mais on trouve aussi chez lui un sens baroque de la composition en grappes humaines, avec des lignes de force très marquées qui orientent le regard. Je ne peux m’empêcher de voir dans ses scènes des rapprochements avec certains peintres de la Renaissance (je pense aux grands scènes de bataille de Paolo Ucello ou aux tableaux paysans de Bruegel, pleins de détails)… Calvo s’en-est-il inspiré ? La seule référence claire est la reprise qu’il offre de La liberté guidant le peuple de Delacroix (1830) pour symboliser la libération de Paris.
Dans d’autres planches, plus narratives, les cases sont complètement destructurées par une multiplication des inserts. Si cette autre manière d’aborder la page, non comme une grille de cases mais comme un ensemble, se lit déjà dans d’autres oeuvres comme dans Patamousse, La bête est morte multiplie le procédé.

Il reste donc de La bête est morte une mesure de ce dont Calvo a pu être capable dans un format qui, il faut bien l’avouer, se rapproche davantage de l’album illustré que de la bande dessinée. L’objectif était sûrement d’impressionner les jeunes lecteurs, de les émerveiller devant des compositions grandioses et de frapper leur imagination, tout en faisant passer un discours conventionnel et unanimiste sur la guerre qu’ils ont vécu.

Bibliographie :

Pour lire La bête est morte, le mieux est sans doute la dernière édition par Gallimard, datée de 1995, qui reprend les deux volumes en un grand volume 35×26 qui rend les grandes scènes de Calvo encore plus spectaculaires.
Le Collectionneur de bandes dessinées, n°60-61, 1989 (numéros spéciaux consacrés à Calvo)
Patrick Gaumer, Larousse de la BD, Larousse, 2004
Thierry Groensteen dir., Maîtres de la bande dessinée européenne, Bibliothèque nationale de France, 2001
BDM : argus bi-annuel des albums de bande dessinée
http://jeunesse.lille3.free.fr/article.php3?id_article=888

Bernar Yslaire, Le ciel au-dessus du Louvre, Louvre/Futuropolis, novembre 2009

Au début de cette année 2009 eut lieu au musée du Louvre une brève exposition intitulée Le Louvre invite la bande dessinée. Cette phrase volontairement provocatrice en ouvre la présentation : « Qui aurait pu imaginer qu’un jour le Louvre exposerait des planches de bande dessinée ? ». En effet, qui aurait pu l’imaginer, nous sommes tous bien en peine de répondre à cette question. Et on ne le peut le comprendre que si l’on connaît le projet sous-jacent : le partenariat entre le musée du Louvre et les éditions Futuropolis pour l’édition d’une série d’albums de bande dessinée mettant en scène le musée, justement réinterprété par des auteurs. Au moment de l’exposition, trois auteurs avaient déjà publié leur album : Nicolas de Crécy, Période glaciaire en 2005, Marc-Antoine Mathieu, Les sous-sols du révolu en 2006, Eric Liberge, Aux heures impaires en 2008 et le quatrième sort justement cet automne, Le ciel au-dessus du Louvre, par Bernar Yslaire, coscénarisé par l’écrivain Jean-Claude Carrière. D’un point de vue purement bédéphilique, l’expérience est réussie : les quatre albums sont de bons albums, voire pour certains de très bons au sein même de la carrière de leur auteur. Un pas de plus dans ce rapprochement entre la bande dessinée et les musées que de nombreuses institutions culturelles, depuis quelques années, souhaitent absolument opérer pour conquérir de nouveaux publics ?

Yslaire, la Revolution française et le grandiose

Rappel rapide de la carrière singulière d’Yslaire, auteur aux multiples visages. Il est, à la fin des années 1970, Bernard Hislaire, né à Bruxelles en 1957, dessinateur au journal Spirou, un début de carrière classique pour un jeune belge. Puis, en 1986, il devient Yslaire et se lance dans une grande saga historico-romantique aux accents balzaciens, Sambre, où il va singulariser son graphisme autour de la couleur rouge et d’un réalisme virtuose. Puis, dans les années 1990, il se lance dans l’épopée numérique avec le site xxeciel.com (lancé dès 1997) qui donne naissance à une série d’albums expérimentaux, rassemblés sous le cycle XXe ciel, tentative d’analyse aux accents psychanalytiques du XXe siècle qui s’achève. (l’un des titres de ce cycle est d’ailleurs Le ciel au-dessus de Bruxelles, titre auquel ce dernier album fait référence).
A l’invitation du Louvre, il transpose donc son univers si étrange dans un album réalisé en collaboration avec le prolifique scénariste de film Jean-Claude Carrière, connu pour avoir scénarisé le Danton d’Andrzej Wajda en 1983. Si je cite ce film spécifiquement, c’est que Le ciel au-dessus du Louvre en reprend le cadre : l’année terrible, 1793, les luttes révolutionnaires. Ici, elles sont vues sous l’angle du peintre Jacques-Louis David qui se mit au service de cette fragile révolution avant de trouver avec Napoléon un mécène plus solide. L’album raconte l’histoire de la réalisation de deux tableaux : La mort de Bara, tableau inachevé actuellement au musée Calvet d’Avignon, et un autre tableau jamais réalisé devant représenter l’Etre suprême, commande de Robespierre au peintre.
Yslaire, devenu Bernar Yslaire, revient à l’exaltation romantique de la saga des Sambre et traite, à travers les états d’âme de David, de la question de la représentation picturale sous la période révolutionnaire. L’album tend vers le grandiose à tous les niveaux : le contexte héroïque de 1793 donne le ton, où l’on retrouve Danton, Marat, Robespierre, Saint-Just, illustrés par les tableaux des maîtres de l’époque (David et Girodet principalement). Le scénario, scandé implacablement par une voix narrative, aborde des questions presque métaphysiques, sur la représentation de Dieu et le rôle politique des symboles. Et surtout, le dessin d’Yslaire apporte une contribution non négligeable. Il renoue avec une alternance de deux couleurs : le rouge sang et le gris. Il joue sur les crayonnés, comme pour mettre en avant l’art en train de se faire, sujet même du volume. Et il semble nous suggérer sa propre virtuosité graphique en la mettant en lien avec celle des peintres du Louvre.

Le ciel au-dessus de Bruxelles est un album graphiquement beau, qui vient s’ajouter aux trois albums qui l’ont précédé dans la collection Louvre/Futuropolis. Il apporte une dimension mythique qui manquait peut-être jusque là et s’accorde davantage avec l’idée d’un musée fier de ses collections et de son identité historique de premier musée de France.

Rapprochement n°1 : voir l’auteur de bd comme un artiste

L’objectif de la collection de Futuropolis est d’opérer un rapprochement entre l’univers de la BD et celle du musée, a fortiori du plus illustre représentant des musées des Beaux-Arts, le musée du Louvre. L’initiative est dûe à Fabrice Douar, reponsable des éditions au Louvre, qui présente le projet par ces mots : « L’intérêt et le principe de cette collection reposent sur le libre échange entre l’auteur, avec ses souhaits et ses envies personnels, et le musée mis à sa disposition. Carte blanche est donnée à la création et à l’imaginaire afin d’instaurer un dialogue, un jeu de regards croisés, entre les œuvres, le musée et l’artiste qui invente son « histoire » en partant, au choix, d’une œuvre, d’une collection ou d’une salle du musée, ou de l’ensemble… », puis poursuit, et cette phrase m’intéresse : « il semble logique d’imaginer une collection de bande dessinée où différentes sensibilités, différents styles d’expression selon les auteurs trouveraient naturellement leur place ». C’est là une des caractéristiques de la collection : avoir choisi des auteurs qui répondent à deux critères essentiels : être des auteurs complets (scénariste/dessinateur) et mettre en oeuvre (au sens propre !) un style graphique singulier. Chacun des auteurs transpose son propre univers graphique : on reconnaît bien le trait tremblant et les couleurs pâles de de Crécy, le noir et blanc implacable de Mathieu, les effets lumineux flamboyants et les superpositions de Liberge…
Le critère de choix des auteurs et leur invitation dans une exposition tend à rapprocher l’identité de l’auteur de BD, envisagé comme un artiste complet, de celle des artistes reconnus exposés dans les autres salles du musée pratiquant ces arts nobles que sont la peinture et la sculpture. D’autres faits concourent à ce rapprochement. L’absence de contraintes éditoriales, puisque les auteurs sont libres du nombre de page, du format, de la mise en page, du sujet, transmet à l’auteur l’idéal de libre création artistique, conception qui est celle de l’artiste du XXe siècle (et qui, paradoxalement, n’était pas celle des artistes exposés au Louvre en leur temps !). Et puis, il faut avouer que la présence d’oeuvres d’art au sein des albums pousse à une comparaison entre la peinture et la BD, comparaison que font Marc-Antoine Mathieu et Nicolas de Crécy dans leurs albums respectifs en théorisant pour l’un et en réalisant pour l’autre un art séquentiel qui utiliserait des tableaux pour raconter une histoire. La BD, par cette opération magique, deviendrait-elle un des Beaux-Arts ? Mais est-ce réellement sa destination ? Un vaste débat s’ouvre ici, trop grand pour cette humble note.

Rapprochement n°2 : attirer au musée un nouveau public « amateur de bd »

J’ai observé depuis quelques années une tendance de certains musées, parisiens ou non, à entrer en relation avec le monde de la BD. L’expérience du Louvre en est certainement l’exemple le plus abouti et le plus réussi dans la mesure où il donne lieu à la fois à une exposition et à plusieurs albums de qualité. Mais elle n’est pas la seule. En ce moment, le musée de Cluny accueille une exposition sur Astérix ; en 2008, le musée Granet d’Aix-en-Provence a lancé une exposition intitulée La Bd s’attaque au musée ; le musée du Quai Branly a présenté dans l’exposition Tarzan toute une série d’originaux du comics de Burne Hogarth ; en 2009 les musées royaux de Bruxelles ont proposé Regards croisés sur la bande dessinée belge, et encore au-delà de ces deux dernières années, rappelons : l’évènement Toy comix où musée des Arts décoratifs de Paris qui invitait en 2007-2008 des auteurs de l’Association, l’exposition Hergé au Centre Pompidou en 2006, celle sur le monde de Franquin à la Cité des Sciences de La Villette en 2005… Voilà pour une lourde énumération des exemples datant des cinq dernières années, durant lesquelles le mouvement s’est acceléré. On peut aussi remonter un peu dans le temps et évoquer l’album Le violon et l’archer édité en 1990 chez Casterman, pour lequel le musée Ingres de Montauban avait invité six auteurs à donner leur vision du musée. Cet intérêt soudain soulève des questions…
Je pense là non pas tant aux questions que posent les expositions de bd en général, pour lesquelles il existe des lieux spécialement consacrés (musées de la BD à Angoulême et Bruxelles, musée Hergé à Louvain), ou qui investissent parfois des espaces d’expositions sans collections permanentes (Moebius et Miyazaki à la Monnaie de Paris en 2005, Vraoum à la Maison Rouge l’été dernier) ou liées de fait au monde du livre (Maîtres de la bande dessinée européenne à la BnF en 2004). Je pense plutôt au fait que des espaces dont la vocation première n’est pas d’accueillir ou de traiter de la BD s’intéressent au medium. En d’autres termes, les musées cités n’ont pas de BD, quelle qu’en soit la forme (originaux, albums, crayonnées, archives, etc…) dans leurs collections (la collection étant ce qui fait l’identité d’un musée). Faire venir des « objets-Bd » est donc une démarche étrangère, presque une transgression qui nécessite souvent de passer par l’institution de référence en la matière, le musée de la BD d’Angoulême, ou de solliciter des collectionneurs privées, comme ce fut le cas en partie pour Tarzan. (le Centre Pompidou a d’ailleurs acquis à l’occasion de l’exposition de 2006 une planche originale d’Hergé). Les musées ont généralement l’habitude de proposer des expositions qui se basent sur leurs collections ou, à tout le moins, qui entretiennent avec elle un rapport évident. Démarche étrange, donc, que d’inviter la BD, mais pas totalement incompréhensible.

Le Louvre s’explique : « L’appropriation du Louvre par l’univers de la bande dessinée permet de « dépoussiérer » l’image de ce dernier auprès du public amateur de BD ; et réciproquement, de faire découvrir au public du musée une forme d’expression artistique plus contemporaine. ». Voilà donc une raison : faire venir un nouveau public. Pour comprendre le présupposé que contient cette phrase, à mon sens en partie fausse, il faut se souvenir de l’exposition La BD s’attaque au musée du musée Granet d’Aix-en-Provence. Le parti pris de cette exposition était le suivant : étudier les rapports entre la BD et musée, et en particulier les représentations du musée dans la BD, en partant du principe que ce sont deux mondes étrangers voire antagonistes. Ouvrages théoriques à l’appui qui disent que la séquentialité et la reproductibilité de la BD s’opposent . Tant que l’on reste sur le plan théorique, l’idée me semble juste. Mais lorsqu’arrive cette affirmation que les lecteurs de BD et le public des musées sont deux groupes distincts, je m’interroge. Il me semble pourtant que la BD a suffisamment évolué depuis ces trente dernières années pour qu’on cesse d’opposer le monde de la « grande » culture à celui d’une culture « mineure ». Il y a, dans la BD, à côté des auteurs « grand public », des auteurs que l’on peut qualifier d’élitistes, au sens noble du terme, s’adressant à un public recherchant des albums exigeant graphiquement et littérairement ; il y a aussi tout un nuancier d’auteurs ni grand public ni élitistes qui démontrent l’inutilité d’un tel classement. On pourrait de la même manière caricaturer le public des musées : il y a un public cultivé, voire élitiste, venant avant tout pour s’instruire, qui achète tous les catalogues d’exposition et a un abonnement à l’année, et un grand public venant là en touriste curieux pour voir la Joconde et repartir. Et là encore, tout un nuancier. Il me semble terriblement injuste d’opposer les lecteurs de BD aux visiteurs de musée et de rester sur cette image de deux mondes à part. Et par ricochet, injuste aussi d’utiliser la bande dessinée comme un argument commerciale.
Que les musées concernés partent d’un a priori faux ne préjuge pas forcément de la vacuité de leurs expositions. Pour reprendre l’exemple de l’exposition du Louvre début 2009, une véritable réflexion avait été menée sur ce que doit être une exposition de BD. Depuis les années 1980, la vogue est à l’exposition des planches originales. Quoiqu’amateur de Bd, j’ai tendance à m’ennuyer devant ce type d’exposition, me disant qu’il aurait été tout aussi bien de mettre des bancs et des albums, on aurait au moins pu s’asseoir. Sans doute n’ai-je pas le respect de l’original. Le parti pris des commissaires de l’exposition du Louvre, Fabrice Douar et Sébastien Gnaedig, est de dépasser l’admiration béate et sacralisée de l’original pour une démarche plus didactique portant sur les conditions de création d’une BD. Ils ont choisi de présenter les oeuvres en train de se faire, à différents stades de leur réalisation. Il s’agissait de saisir la démarche de créateur qui sous-tend le travail de l’auteur de BD, en présentant par exemple, des planches aquarellées de De Crécy, les croquis de composition de Liberge et les étapes de l’élaboration assistée par ordinateur des planches d’Yslaire (que travaille énormément avec des outils numériques). A cet égard aussi, le projet du Louvre m’est apparu réussi. Je reviendrai surement un jour sur la question du rapport de la BD au musée et aux expositions. En attendant, même si l’expo du Louvre n’est à présent plus à l’affiche, je vous invite à lire les albums, et tout particulièrement celui de De Crécy qui reste mon préféré !

Pour en savoir plus :
Sur Yslaire et sur l’album :

Bernar Yslaire et Jean-Claude Carrière, Le ciel au-dessus du Louvre, Futuropolis/musée du Louvre, 2009
Site internet d’Yslaire : http://www.yslaire.be/
Interview en ligne des deux auteurs : http://backstage.futuropolis.fr/debat/blog/le-ciel-au-dessus-du-louvre

Sur la collection Louvre/Futuropolis :
Nicolas de Crécy, Période glaciaire, 2005
Marc-Antoine Mathieu, Les sous-sols du révolu, 2006
Eric Liberge, Aux heures impaires, 2008
Présentation de la collection sur le site de Futuropolis : http://www.futuropolis.fr/fiche_titre.php?id_article=717006
Présentation de l’exposition sur le site du Louvre : Le Louvre invite la bande dessinée
Autres références :
Le violon et l’archer, Casterman, 1990 (Baru, Boucq, Cabanes, Ferrandez, Juillard, Tripp)
La BD s’attaque au musée, Images en manoeuvres éditions/musée Granet, 2008