Archives pour la catégorie Analyses d’oeuvres et d’albums

Martha Jane Cannary, Matthieu Blanchin et Christian Perrissin, Futuropolis, 2008-2009

La réécriture des grands mythes en Bd et la tentation documentaire

Les deux séries que je souhaite vous faire découvrir aujourd’hui sont plutôt récentes, et donc facilement trouvables dans le commerce ou en médiathèque. Il s’agit de la série Martha Jane Cannary de Christian Perrissin (scénario) et Matthieu Blanchin (dessin), dont le second opus est sorti en octobre dernier chez Futuropolis, et Arthur, une épopée celtique de Jérôme Lereculey (dessin), David Chauvel (scénario) et Jean-Luc Simon (couleurs), que Delcourt a édité de 1999 à 2006. Cet article fait en quelque sorte suite au précédent article sur Jules Verne dans la BD, puisqu’il s’agit là aussi de deux adaptations littéraires, mais dont la particularité est de tenter de revenir aux sources de deux grands mythes, la légende arthurienne et Calamity Jane, une des nombreuses figures de l’épopée du grand Ouest américain. Pour cela, les auteurs ont eu recours à de la documentation, procédé certes courant chez les auteurs de BD, et en particulier de BD historique, mais à une documentation rare et peu connue. Une manière pour eux de relire à la fois le mythe dont ils traitent, mais aussi les codes graphiques et littéraires des deux genres dans lesquels ils se sont engouffrés : le western d’un côté et l’heroic-fantasy de l’autre.

La face cachée de l’Ouest américain


Le beau projet de Christian Perrissin et Matthieu Blanchin chez Futuropolis a connu une bonne reconnaissance critique qui lui a assuré une certaine publicité et a très vite affirmé Martha Jane Cannary comme un album marquant. Christian Perrissin, le scénariste, a depuis plusieurs années un projet d’adaptation de Lettres de Calamity Jane à sa fille, un ouvrage publié et traduit en français par Payot et Rivages en 1997. C’est avec le dessinateur Matthieu Blanchin qu’il va le mettre sur pied. En janvier 2008 paraît le premier tome de la série et le projet est alors dévoilé dans toute son ambition : trois tomes d’environ 120 pages chacun, au catalogue de Futuropolis. Ce premier tome, Les années 1852-1869, reçoit le prix Ouest-France – Quai des Bulles au festival de Saint-Malo à l’octobre 2008. En 2009, il est dans la sélection officielle du Festival d’Angoulême et est recompensé d’un « prix Essentiel ». Le parcours idéal de la série ne s’arrête pas là, puisque, au festival de Saint-Malo 2009, une exposition entière lui est consacrée pour présenter le travail des deux auteurs, au moment même où une autre exposition a lieu dans une librairie parisienne… D’où un deuxième tome évidemment très attendu.
On comprend la démarche des auteurs : imaginer la vie de Calamity Jane, de son vrai nom Martha Jane Cannary, en s’appuyant sur des sources précises, et en particulier les Lettres qu’elle aurait écrites à sa fille. Rappelons rapidement que Calamity Jane, née en 1852 et morte en 1903, fait partie des légendes de l’Ouest américain, ces personnages héroïques dont la vie est à la lisière de la fiction et la réalité et dont, finalement, on sait très peu de choses. Elle aurait laissé deux écrits autobiographiques (dont les Lettres connues aux Etats-Unis depuis 1941), mais leur authenticité est contesté par certains historiens, notamment à cause de la dimension mythomane du personnage qui enjolivait elle-même sa vie. Le temps a renforcé l’aura du personnage et sa vie a été surtout pris une allure de légende, diffusée par colportage dans des brochures bon marché, puis au XXe siècle dans des films, romans, séries…
L’album de Perrissin et Blanchin est donc un objet peu courant dans la BD contemporaine, à mi-chemin entre la reconstitution historico-légendaire (les auteurs disent bien « imaginer » et non reconstruire la vie de Calamity Jane) et la fiction d’aventure. Quand au scénario, il s’écarte volontairement d’une vision héroïque et cherche tout au contraire à se rapprocher de la réalité de la vie d’une femme américaine à la fin du XIXe siècle. Nous sommes bien loin de la vision traditionnelle de l’Ouest diffusé par les westerns…

Aux origines du mythe arthurien


Il y a loin, me direz-vous, de Calamity Jane au roi Arthur… Pas tant que ça, vous répondrai-je, car Arthur fait également partie de ces figures héroïques dont l’historicité est douteuse mais dont la légende a connu une importante diffusion. Certes, l’historicité de Calamity Jane n’est pas contesté mais, comme chez Arthur, la fiction prend une place considérable dans sa vie, et on peut parler de personnages légendaires dont la vie est devenu un roman. J’en profite d’ailleurs pour conseiller aux Parisiens de se rendre l’exposition La légende du roi Arthur qui se tient actuellement à la Bibliothèque nationale de France, sur le site François Mitterrand. Elle est consacrée à la diffusion de la légende arthurienne depuis le Moyen Age et en raconte l’origine, les grands héros et les évolutions au moyen de la très belle collection de manuscrits de la BnF. Ne soyez pas effrayés par les vieux papiers, vous en apprendrez beaucoup sur un des mythes les plus importants du monde occidental. Et le site internet de l’exposition est très bien fait ( http://expositions.bnf.fr/arthur/ ).
Mais je m’égare, car c’est de la série Arthur de Jérôme Lereculey et David Chauvel que je souhaitais vous parler. Série commencée en 1999 chez Delcourt (dont je saluais dans cet article l’ambition de renouveler la fantasy), elle s’est achevée en 2007. Les deux auteurs, tous deux bretons, avaient déjà travaillés ensemble sur une série policière intitulée Nuit noire parue chez Delcourt de 1996 à 1997. Avec Arthur, ils changent de registre pour se plonger dans le récit d’aventure épique fait de batailles, d’amours impossibles, et de magie. En neuf albums, chacun consacré à un héros et à ses aventures, ils tissent ainsi un aspect peu connu de la légende arthurienne : sa dimension païenne et primitive telle qu’elle apparaît dans des legendes galloises avant la réécriture du mythe arthurien au XIIe siècle par Chrétien de Troyes. La série commence avec la naissance du curieux Myrddin (Merlin) et s’achève avec la trahison de Medrawt (Mordred).

Vers les nouvelles sources du mythe
Dans Arthur comme dans Martha Jane, l’enjeu est de s’attaquer à un mythe connu et de le renouveler en cherchant d’autres sources que celles traditionnellement utilisées et connues. Ces deux grands mythes occidentaux, la légende arthurienne et la conquête de l’Ouest américain se sont retrouvés durant tout le XXe siècle, au gré de romans, de films, de BD, figées dans des images et des récits qui, parce qu’ils sont connus de tous, ont valeur de mythe. Les auteurs des deux albums ont cherché à créer de nouvelles images à plaquer sur ces mêmes noms. De fait, on ne reconnaîtra pas la légende arthurienne classique dans la série éditée par Delcourt. A l’exception d’Arthur, qui a gardé son nom, les autres héros ont leurs noms gallois ; pas de table ronde, de quête du Graal ni d’épée dans le rocher dans cette légende païenne. Si les structures de base des récits tels qu’on les connaît sont là, ce ne sont pas les mêmes héros, et ils n’ont pas la familiarité que peuvent avoir les Lancelot, Guenièvre, Perceval et Galaad d’oeuvres contemporaines comme les films Excalibur, Sacré graal ou la série Kaamelott. Notre perception de ce mythe est en fait conditionnée par la compilation qu’en a fait Thomas Malory au Xve siècle, principale source pour les relectures ultérieures jusqu’à nos jours (http://expositions.bnf.fr/arthur/expo/salle3/08.htm ). Quant à Calamity Jane, notre vision est forcément orientée sur la grande époque du western qui, dès les années 1930 et jusqu’aux années 1960 a figé une vision du grand Ouest américain fait de cow-boys, d’indiens, de duels d’honneur et de fusillades incessantes. Ce n’est pas du tout ce que les auteurs de Martha ont voulu dépeindre ; ils se sont concentrés sur les aspects plus quotidiens de la vie dans l’Ouest : les travaux de la ferme, les parcours longs et périlleux des convois, la condition des femmes. Il n’y a pas de beau cow-boy ténébreux, de princesses de saloon, de gangsters impénitents. Calamity Jane elle-même est une jeune femme débrouillarde mais néanmoins fragile, bien loin de l’image que les fans de Lucky Luke peuvent en avoir.
On l’aura compris, c’est en allant chercher d’autres sources que nos auteurs ont pu proposer cette vision alternative de grands mythes. Ce qui est d’autant plus intéressant, c’est qu’ils assument parfaitement cette démarche documentariste et ne la cachent pas derrière le récit. Dans les deux cas, une voix narrative s’élevant au-dessus des cases vient rappeler qu’il s’agit d’un conte. Employer un narrateur tantôt pour raconter les trous de l’histoire, tantôt pour expliciter une scène ou une situation n’est pas très courant dans la BD contemporaine (exception faite de l’autobiographie). Cela témoigne de la mise en avant de la pratique de l’auteur, comme s’il désossait sont récit et en montrait la structure. La figure du conteur est d’ailleurs présente dans les deux séries, soit par les nombreuses légendes parallèles racontées par Merlin dans Arthur, soit par les exploits que s’invente Martha Jane Cannary elle-même. La sincérité de l’auteur-documentariste est poussée jusqu’au bout puisque les deux séries commencent par un avertissement des auteurs quant à leur démarche : « Cet album est le premier d’une série ayant pour ambition de retranscrire le cycle arthurien dit primitif (…) il s’appuie en grande partie sur des textes et légendes galloises (…) Les auteurs ayant pour souci de ne pas se faire passer pour les créateurs originaux de ces histoires… » et « Pour imaginer ce qu’a pu être la vie de Martha Jane Cannary en essayant d’inventer le moins possible… ». Dans cette optique, l’auteur est un passeur dont le but est de revenir à une authenticité des faits ou de la légende. Une bibliographie (assez longue et spécialisée dans le cas d’Arthur) annonce au public les sources utilisées pour le travail de reconstitution. Le fait de travailler à partir de la documentation n’est pas rare chez les auteurs de BD. En revanche, il n’est pas courant de présenter son oeuvre comme directement issue de cette étude préalable. C’est en cela que, à mon sens, la démarche des auteurs d’Arthur et de Martha Jane sont tout aussi proches de celle d’un documentariste et historien que de celle d’un auteur de BD.

Relire des mythes masque un autre enjeu : se mesurer au poids de la tradition graphique de trois grands genres très codifiés du neuvième art, le western, l’heroic-fantasy et la BD historique. Les deux albums témoignent de deux attitudes opposées : là où les auteurs d’Arthur se confrontent directement aux codes de la fantasy et de la BD historique, ceux de Martha Jane affirment par un graphisme et une narration originales leur spécificité face au western graphique. On sait que Jérôme Lereculey a appris la BD auprès de Patrice Pellerin, auteur des 7 vies de l’épervier, un classique de la BD historique. Son empreinte se ressent derrière le traitement réaliste des personnages d’Arthur qui, au fil des albums, va vers un dessin velouté, propre et très bien maîtrisé. Cette maîtrise qui se ressent par exemple dans les scènes de combat qui deviennent de grandioses illustrations ; il y a asurément chez Lereculey un fort classicisme, un goût du Beau, qui plait ou non, mais qui, pour ma part m’attire l’oeil. J’y trouve encore d’autres traces d’une beauté classique : une gestion dynamique des cadrages, un rythme permettant d’équilibrer scènes de paysage, combats, portraits rapprochés, des couleurs contrastées posées au bon endroit… Et bien sûr, le goût pour la reconstitution historique des armes, armures, habitats, avec, par moment (voir les couvertures, mais pas seulement), une tentative de faire allusion à l’art ornemental et figuratif celtique, ou du moins à ce qu’on en connaît. Arthur sublime ainsi la BD historique et emprunte à l’heroic-fantasy le rythme épique.
Tout au contraire, Blanchin et Perrissin ont voulu s’éloigner des codes traditionnels du western graphique tel qu’il s’exprime dans des séries sérieuses (Jerry Spring, Blueberry, Buddy Longway) ou comiques (Lucky Luke, Les tuniques bleues, Chick Bill). Il y a d’abord cette voix narrative revenant au début de chaque chapitre, s’écartant parfois face à l’action, revenant à l’improviste pour faire progresser l’histoire, qui fait de Martha Jane un album au rythme plus littéraire où le texte prend parfois le pas sur l’image. Mais surtout il y a le dessin si particulier de Matthieu Blanchin qui ne ressemble à rien de connu jusque là dans le western graphique : ni réalisme forcé, ni style humoristique franco-belge. Le dessin varie en fonction des plans, se faisant tantôt plus soigné, tantôt plus synthétique. L’emploi du lavis renforce encore la singularité de ce dessin, et, pour reprendre les termes de Loleck sur le site Du9 : « Dans ses lavis et ses clair-obscurs, il parvient même à évoquer le sépia des vieilles photos de l’Ouest. Une sorte de brume flotte autour de ses dessins, comme si chaque planche émergeait du passé, comme si chaque dessin nous laissait jeter un regard sur la jeunesse de l’Amérique. » . Je pense alors à une autre série relisant le western, Gus de Christophe Blain. Mais dans Gus, il s’agit davantage d’une parodie sur les codes traditionnels, alors qu’ici, ces codes sont complètement ignorés. L’aventure de Calamity Jane se fait alors moins romanesque mais plus intime, et tout aussi captivante.

Pour en savoir plus :
Sur Martha Jane Cannary et la légende Calamity Jane

http://www.matthieublanchin.net/
Un article intéressant sur les Lettres de Calamity Jane : http://clio.revues.org/index269.html
Et quelques critiques sur la série : http://du9.org/Martha-Jane-Cannary-les-annees et http://www.actuabd.com/Martha-Jane-Cannary-Les-annees
Sur Arthur, une épopée celtique et la légende arthurienne :
Une interview de Jérôme Lereculey : http://www.auracan.com/Interviews/Lereculey/Lereculey.html
Le site de l’exposition de la BnF : http://expositions.bnf.fr/arthur/

Linda Medley, Château l’attente, Ça et là, 2007

Le renouvellement de la fantasy : regards franco-américains
Une récente chronique de Makuchu, de nos chers voisins du Culture’s pub m’a poussé à lire cet album vieux de deux ans pour sa traduction française, mais commencé par la dessinatrice américaine Linda Medley depuis 1996, sous le titre Castle Waiting (publié à partir de 2006 chez Fantagraphics Books, et en France par le petit éditeur Ça et là). Et alors il m’a fallu non seulement rédiger à mon tour un article sur cet album atypique, mais en plus poursuivre dans la foulée avec une analyse sur l’évolution de la fantasy dans la Bd de ses deux dernières décennies… L’occasion pour moi de vous inciter à lire trois excellentes séries publiées chez Delcourt.

L’heroïc-fantasy sur le marché de la BD

Un bref rappel, avant tout, du destin de ce genre littéraire bien spécifique dans l’univers de la BD. N’étant pas spécialiste de la littérature, je ne vais pas m’aventurer à une définition précise de la fantasy (donc si vous avez des précisions, n’hésitez pas). Il s’agit, pour aller vite, d’un genre littéraire dont la caractéristique principale est l’univers dans lequel il se déroule : un univers fictionnel où la magie et le surnaturel ne sont pas étrangers (ce qui le distingue du fantastique), et faisant généralement appel à des thèmes et personnages issus de la littérature ancienne (médiévale, mais pas seulement) et à plus spécifiquement à l’univers des contes : chevaliers, princesses, êtres magiques variés, monstres et dragons… A la suite du succès rencontré à la fin des années 1960 par l’oeuvre de J.R.R. Tolkien The Lord of the rings, le genre connaît un succès croissant dans la seconde moitié du XXe siècle comme littérature populaire, avec des déclinaisons variés et de grands auteurs. Il devient un véritable phénomène culturel dans les années 1970-1980 avec le jeu de rôle Dungeons and dragons, symbole d’une communauté dynamique de fans du genre.
L’insertion et le succès de la fantasy dans le monde de la BD se fait principalement dans une des déclinaisons du genre : l’heroic-fantasy, ou « sword and sorcery » qui, comme son nom l’indique, se distingue par sa dimension épique et met généralement en scène un groupe de héros luttant contre le Mal avec, donc, de la magie et des épées (tout cela est, certes, très caricaturé…). Je vais aller vite sur les Etats-Unis que je connais moins bien, mais le genre s’introduit non pas à travers Tolkien mais à travers la série de romans de Robert H. Howard Conan the barbarian inspirant à Marvel un héros éponyme à partir de 1970. Le succès de ce héros musclé de l’âge Hyborien, symbole de cet heroic-fantasy dessinée, ne cesse pas jusqu’à nos jours.

En France, c’est également l’heroic-fantasy qui va prévaloir à partir des années 1980. La série Thorgal de Jean Van Hamme et Gregor Rosinski prélude à ce succès dès la fin des années 1970, avec l’insertion de magie dans une série à fond historique réaliste (les Vikings). Mais c’est surtout La Quête de l’oiseau du temps de Serge le Tendre et Régis Loisel qui, à partir de 1983, va fonder le succès et les codes du genre pour la BD française.
L’arrivée de l’heroic-fantasy dans les années 1980 n’est pas le fruit du hasard. Cette décennie correspond, pour la BD française, à un retour à une certaine tradition de la BD d’aventure, souvenir des succès de la bd belge des années 1950 dont les principes sont repris au service d’un genre nouveau qui, surtout, dispose de sa communauté de fans. On retrouve ainsi dans la série de Le Tendre et Loisel le principe de la série, l’alliance de l’aventure exotique et de l’humour ; elle va aussi formuler des codes du genre qui seront réutilisés par la suite dans d’autres séries : l’accorte héroïne, de mystérieux monstres humanoïdes, l’exotisme des décors et d’un univers totalement inconnu du lecteur. Le succès de la série lance sur le marché d’autres titres plus ou moins réussi. Je citerais tout de même Les chroniques de la lune noire de Froideval et Ledroit qui, tout en restant dans une sword and sorcery classique, est parvenu à la fin des années 1980 à proposer une oeuvre originale, sorte de space opera appliqué à la fantasy, avec ses étourdissantes scènes de bataille.
La dernière étape de cette assise de l’heroic-fantasy en France tient à l’irruption sur le marché français de Soleil productions de Mourad Boudjellal, d’abord en 1982 pour rééditer d’anciens titres. Mais c’est le succès de la série Lanfeust de Troy à partir de 1994 (Christophe Arleston et Didier Tarquin) qui crée l’identité de l’éditeur et le pousse à creuser la piste de l’heroic-fantasy à destination des adolescents. Depuis cette date, Soleil a contribué à figer le genre selon les codes énoncés plus haut, utilisant le plus souvent Arleston, leur scenariste maison. Un héros en plein quête initiatique, de la magie, des combats épiques, de l’humour, des filles plantureuses, sont les topos de l’heroic-fantasy à la française, reprenant là encore certains principes de la bonne vieille Bd belge, notamment dans la multiplication de séries bâties sur des principes communs en terme de narration et de dessin.

Les voies nouvelles de la fantasy française

Il y a sans doute quelque chose d’amer dans ce constat. D’abord parce que Soleil fige les formes que peut prendre la fantasy dans un produit commercial visant un public spécifique, et ne participe donc pas à un projet de renouvellement des formes. C’est chez un autre éditeur que va se développer ce renouvellement : Delcourt. Tandis que Soleil commence à éditer Lanfeust, il y a chez Delcourt une convergence de séries relevant dans une certaine mesure du genre de la fantasy, mais se dégageant des codes canoniques de l’heroic-fantasy. Turf commence sa Nef des fous en 1993, tandis qu’Alain Ayroles débute simultanément en 1995 Garulfo avec Bruno Maïorana et De cape et de crocs avec Jean-Luc Masbou. On pourrait y ajouter encore d’autres séries (Horologiom de Fabrice Lebeault en 1994-2000, Algernon Woodcock de Gallié et Sorel en 2002-2007 et surtout la saga Donjon à partir de 1998) qui montrent l’opposition entre deux stratégies commerciales : la variation autour de mêmes codes et univers chez Soleil et la mise en avant de la singularité des auteurs et des univers chez Delcourt.
La principale caractéristique de ces séries est de renouveller leur références littéraires : pas de héros musclés, de quête initiatique, de lutte cosmique entre le Bien et le Mal… Ces séries lorgnent davantage vers des univers littéraires variés :
Garulfo est, de façon explicite, une parodie de conte de fées. Ayroles mélange les clichés du genre (princesse à délivrer, prince charmant, dragons, joutes, ogres, sorcières) mais opère un retournement bien souvent efficace, dont le principal est que le héros, Garulfo, est une grenouille qui, une fois transformé en prince charmant, continue d’agir comme un batracien. D’autres surprises de ce type attendent le lecteur qui se délècte du mauvais traitement infligé aux contes de fées.
Dans De cape et de crocs, les références littéraires ne sont pas le moteur de l’action mais plutôt un décor qui permet de faire évoluer les deux héros, le renard Armand de Maupertuis et le loup Don Lope dans un seizième siècle mythifié autour des grands symboles culturels qui le caractérisent, mais avec un intervention de la magie. Ainsi retrouve-t-on les jeux de la Commedia della Arte, la figure héroïque de Cyrano de Bergerac, les rebondissements d’un récit de cape et d’épée, avec un débordement sur le dix-huitième et ses récits de pirates, d’île au trésor, et de bon sauvage. Les auteurs recherchent cet esprit lettré du seizième en agrémentant leur album de poèmes, de pièces de théâtre et de cartes du monde qui donnent une cohérence à l’univers ainsi crée.
La série de Turf, La nef des fous, est de loin la plus mystérieuse et la plus difficile à cerner. Le titre fait référence à l’ouvrage de l’allemand Sébastien Brant, daté de 1494. Mais l’univers de Turf est beaucoup plus ample, mêlant les contes de fées (rois, princesses…) et l’esthétique steampunk avec l’omniprésence des automates et des robots, mais aussi des personnages proches de L’oiseau du temps (monstres, créatures humanoïdes aux montures étranges). Toute une juxtaposition de références créant, au final, un univers tout à fait cohérent.

Ces quatre auteurs ont été mis en rapport lors du dernier festival d’Angoulême dans une même exposition. En effet, tous quatre sont nés dans les années 1960 et sont passés par l’Ecole des Beaux-Arts d’Angoulême. Leur univers, mêlant féérie et aventure, sont assez proches. Le point commun des trois séries tient sans doute à la singularité du dessin dans chacun d’elle : les styles respectifs de Masbou, Turf et Maïorana sont suffisamment différents pour dépeindre des mondes uniques. A chaque fois, une attention toute particulière est portée aux couleurs, souvent très vives et puissantes. Le coloriste de Garulfo est Thierry Leprévost, un autre ancien élève des Beaux-Arts. Je signalerai enfin, pour les fans qui ne le sauraient pas encore, que le dernier tome de De cape et de crocs sort dans deux semaines !

La fantasy féérique outre-atlantique : Castle Waiting
Cette longue introduction pour en venir au sujet de l’article, le comics Castle Waiting, récemment traduit en France, par la dessinatrice américaine Linda Medley. J’ai voulu le rapprocher des trois séries françaises dans la mesure où on y trouve la même volonté de renouveler l’univers de la fantasy par l’apport de sources nouvelles. Linda Medley, née en 1964, est d’abord illustratrice free-lance avant d’entamer chez DC une carrière dans le monde du comics dans les années 1990. Castle Waiting est sa première véritable oeuvre, dont la publication s’échelonne entre 1997 (auto-édition) et 2006 (par Fantagraphics).
C’est au monde de la féérie et du conte que Medley fait appel. Les premiers chapitres reprennent ainsi le conte de Perrault (1697), repris par les frères Grimm (1812) La belle au bois dormant en le modernisant dans une narration dynamique et en posant la question : que se passe-t-il après ? On retrouve ici l’idée de parodie de conte de fées de Garulfo. Puis, l’intrigue se complexifie et s’autonomise de ses références qui deviennent surtout un décor, celui d’un Moyen Age où règne la magie et où certains habitants sont des chevaux, des échassiers, et des halflings ; et bien sûr, fées, sorcières, esprits, existent. La narration est souvent menée sur le mode de la fable ou du conte moral.

Il y a donc une relecture complexe de ce que peut être la fantasy. Pas de quête, bien au contraire, le « château l’attente » est un refuge tranquille pour les héros fatigués. L’aventure n’est présente que lorsqu’elle est racontée par les protagonistes. L’auteur explore une autre facette du genre popularisé par Tolkien, où se voit un goût pour la représentation érudite des époques anciennes et à ses littératures. Des éléments présents chez Tolkien, lui-même grand spécialiste de la littérature médiéval, mais en partie mis de côté par le courant de l’heroic-fantasy. Le conte de fées, qui s’était réfugié depuis le XIXe siècle dans l’espace réservé de la littérature pour enfants, ressort ici dans une littérature pour adulte. Ici sont révélées ses potentialités pour la bande dessinée.
Tous ces exemples, de part et d’autre de l’Atlantique, sont-ils des expériences isolées où sont-ils destinés à engendrer un véritable renouvellement du genre de la fantasy dessinée ? La domination commerciale de Soleil est forte, sans aucun doute, mais le succès des séries De cape et de crocs et Donjon montre que le public est prêt à accueillir autre chose.

Pour en savoir plus :
Sur les séries de Delcourt :

Turf, La nef des fous, Delcourt, 1993-2009
http://www.turfstory.com/
Bruno Maïorana et Alain Ayroles, Garulfo, 1995-2002
Jean-Luc Masbou et Alain Ayroles, De cape de crocs, Delcourt, 1995-2009
Sur Linda Medley :
Linda Medley, Castle Waiting, Fantagraphics Books, 2006 (en France : Ça et là, 2007)
http://www.chateaulattente.com/index.htm

Pourquoi lire Frederik Peeters ?

Alors que sort son dernier album chez Gallimard, Pachyderme, j’ai eu envie de vous parler de l’auteur de bande dessinée suisse Frederik Peeters. Ce sera peut-être pour certains l’occasion de le découvrir, tandis que d’autres le connaissent peut-être déjà, notamment à travers des albums ayant eu un bon succès comme Pilules bleues et la série Lupus, tous deux édités chez Atrabile, un éditeur suisse. Il fait partie de cette génération d’auteurs ayant commencé leur carrière dans la BD indépendante à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Tout en conservant une certaine exigeance dans leur travail, ils ne sont plus, comme les auteurs du début des années 1990 (chez l’Association, Ego comme X, , des défricheurs offensifs à la recherche d’une nouvelle manière de dessiner, mais plutôt, ayant intégré les innovations de leurs prédecesseurs (notamment en matière d’autobiographie, d’utilisation du noir et blanc, d’expérimentation dans les cadrages…), ils les développent selon leur style propre et d’une façon peut-être moins radicale et plus apaisée.

Les débuts chez Atrabile : un bon tremplin pour un jeune auteur suisse
Frederik Peeters commence sa carrière d’auteur de BD au sein de la structure Atrabile (http://www.atrabile.org/ )site en construction). Ce petit groupe d’amateurs de BD suisses est alors une simple revue, Bile Noire, avant de devenir une maison d’édition à partir de 1997. Peeters, genevois, fait partie des premiers auteurs de leur catalogue (il y publie ses premiers albums Brendon Ballard et Fromage et confiture en cette année 1997), avec Tom Tirabosco (Cabinet de curiosité en 1999). Atrabile, qui s’était donné pour objectif de faire connaître de jeunes auteurs genevois, acquiert progressivement une bonne visibilité, d’abord en Suisse en remportant successivement les prix Töppfer décernés par la ville de Genève, en 2000 pour Frankenstein, encore et toujours de Alex Baladi et en 2001 pour Pilules bleues de Frederik Peeters. C’est à travers cette structure véritablement importante de la BD indépendante suisse que Peeters parvient à se faire plus largement connaître dans l’espace francophone. Il lui reste fidèle en y publiant Lupus, une de ses séries phares de 2003 à 2006, et en participant régulièrement à la revue Bile Noire. En 2008, il y publie Ruminations, un recueil d’histoires courtes parues dans diverses revues.
Les deux derniers titres cités, Pilules bleues et Lupus sont sans doute ceux qui le font connaître à une plus large audience. Le premier est nommé à Angoulême pour le prix du meilleur album, et de 2004 à 2006, Peeters participe régulièrement à cette compétition, jusqu’à recevoir en 2007 le prix Essentiels d’Angoulême pour Lupus et en 2008 pour une autre de ses séries, RG (prix décerné par le jury qui sélectionne cinq albums sur une cinquantaine de compétiteur. Pilules bleues est un récit autobiographique dans lequel il raconte sa relation avec sa compagne séropositive, avec une justesse de ton et une pudeur rafraichissante. Salué par la critique et le public, il donne l’impulsion nécessaire à la carrière de Peeters.
Frederik Peeters - Pilules bleues - 2001

A la conquête du marché français

Car entre temps, Peeters a fait ses premiers pas dans le marché français, chez des éditeurs indépendants ou dans de plus grandes maisons d’édition. Ainsi, si sa présence active au sein de l’Association que ce soit pour le recueil de bandes muettes Comix 2000 en 2000, pour l’album Constellation en 2002, pour L’Oubapo 4 en 2005, ou en 2006 pour le collectif L’Association en Inde, n’est pas surprenante et marque son entrée dans l’univers de la BD indépendante française par la « grande porte » que constitue l’Association, il est aussi amené à publier aux Humanoïdes Associés et chez Gallimard. Il s’agit cette fois de travaux pus calibrés, et dont il n’est pas scénariste. Il réalise d’abord Koma de 2003 à 2007 avec Pierre Wazem (un autre auteur suisse lié à Atrabile), une série fantastique restant encore proche de son univers. Puis viennent les deux tomes de RG en 2007-2008 chez Gallimard dans la collection Bayou de Joann Sfar ; la série lui a été proposé par Sfar, justement, et est coscénarisée par Pierre Dragon, travaillant aux Renseignements Généraux. Elle est plus réaliste et documentaire que les précédents travaux de Peeters. Il explique ainsi, en parlant de Koma en 2003 pour le site sceneario son passage de l’édition indépendante aux grandes maisons : « Je le prends comme un exercice de style. Rien à voir avec Lupus par exemple. Koma, c’est un voyage organisé d’une semaine en Grèce. Lupus, c’est le Népal sac au dos, pendant six mois, seul et sans guide de voyage. ».

Pachyderme vient poursuivre la paisible expansion de la carrière de Frederik Peeters. Publié chez Gallimard, hors de toute logique de sérialisation et sans scénariste, c’est un album plus personnel où l’on peut reconnaître les obsessions graphiques propres à l’auteur dans ses albums chez Atrabile. Enfin, il a été l’invité d’honneur du festival BD-Fil à Lausanne en septembre dernier où ont été présenté de nombreux originaux, dont les aquarelles de son blog Portraits as living deads. Une étrange expérience, typique des travaux polymorphes d’un auteur qui revendique une liberté de choix dans son travail.
Ce qui frappe sans doute dans cette rapide évocation de la carrière de Peeters, c’est la variété thématique des projets. Il se montre tout aussi à l’aise dans une évocation autobiographique (Pilules bleues) que dans un polar réaliste proche du documentaire (RG). Il explore tout aussi bien la SF (Lupus) que le fantastique onirique (Koma, Pachyderme).

Frederik Peeters - Lupus - 2003
La revanche du dessin
Vous me direz, ce parcours exemplaire, constellé de récompenses et de succès auprès du public, ne nous indique pas pour autant pourquoi lire les albums de Frederik Peeters. Je vais tâcher de vous persuader de l’originalité et de l’intérêt de son style.
Si Peeters a été tour à tour dessinateur pour un autre scénariste et scénariste de ses propres histoires, son talent réside surtout dans le dessin et la manière dont celui-ci prend, doucement mais sûrement, le dessus sur l’intrigue. Dans des albums avec scénariste, comme Koma et RG, cette caractéristique est moins présente : le dessin suit davantage le scénario, ce qui n’empêche pas Peeters d’insérer ces « images » dont il a le secret, comme les artères censées évoquer les rues de Paris au début et à la fin du premier tome de RG
Son dessin reste assez traditionnel dans les scènes générales, quoiqu’intéressant comme entre-deux entre une stylisation pure des formes et un réalisme précis. Là où il excelle, c’est dans la représentation des détails. Peeters dessine très bien les rides sur le front et les joues, la forme des nez, les doigts, mais aussi toute sorte de volutes, de nuages, de tuyauterie organique, de branchages… Son style possède un aspect décoratif qui, selon moi, montre que le plaisir du dessinateur vient avant l’envie de raconter une histoire. L’instabilité de l’intrigue, lorsqu’il scénarise, donne presque l’impression d’un improvisation spontanée au fil du crayon.

La série Lupus en offre, à mon sens, un excellent exemple. Ici, Peeters est son propre scénariste. L’intrigue se situe dans un univers de SF qui est avant tout un décor, prétexte pour dessiner des animaux, des forêts, des lacs et des montagnes que l’on ne trouverait pas sur la Terre, et, avant tout, de dessiner l’espace, le vide intersidéral et les corps célestes informes qui le parcourent. Lupus, le héros, est conduit durant 4 tomes dans un voyage initiatique, sorte de passage à l’âge adulte comprenant une fuite sans but pour sauver la jeune fille fugueuse d’un riche industriel. Lupus ne veut pas de l’histoire dans laquelle on l’a placé : il ne sait jamais comment réagir et est davantage spectateur de sa propre histoire qu’acteur principal. Il se laisse porter, en compagnie du lecteur, par les évènements, bons ou mauvais, en se métamorphosant sans cesse (grande tignasse, barbe, cheveux ras), ne demandant, finalement, qu’un peu de calme autour de lui.
Ce refus de l’aventure donne lieu à un récit étrange, à une résolution de l’intrigue sans cesse repoussée, à laquelle est préférée la fuite et la tranquillité. Et c’est là que le dessin prend le dessus, comblant les étapes ne pouvant pas se résoudre. D’étranges formes à la limite de l’abstraction parsèment les cases : queues de comètes, forêts impénétrables, créatures spiralées mal identifiées, à quoi se mêlent encore les visions hallucinatoires du héros qui, pour s’enfuir hors de sa réalité, s’adonne à d’étranges drogues. Des pages entières sont ainsi occupées par les formes décoratives sorties d’un imaginaire n’existant pas par les mots, mais par le dessin.
Lorsque, réfugié dans une vieille station spatiale abandonnée, Lupus assiste à la génération spontanée d’une forme de vie mi-plante mi-animale, il s’en amuse plus qu’il s’en inquiète, et le mystérieux organisme envahit progressivement le vaisseau, avec ses excroissances végétales et ses insectes aux formes improbables. Cette scène symbolise presque la série dans son entier. Alors l’histoire s’achève sans véritablement s’achever ; l’intrigue se dissout dans les dernières cases qui ne sont plus que des images isolées, un code à déchiffrer.
Frederik Peeters - Pachyderme - 2001

Apaisement de l’image et onirisme

De cette prédominance du dessin vient la caractéristique principale des albums de Peeters, l’ambiance onirique qui s’en dégage, à la limite du surréalisme. L’art de Peeters se passe de mot et parvient ainsi à traduire la définition minimale de la bande dessinée : une histoire racontée au moyen d’images. L’image évocatrice devient omniprésente et signifie autant que les mots, dialogue ou monologue. Ainsi parvient-il à insérer au sein de Pilules bleues (récit autobiographique et donc proche de la réalité) certaines de ses obsessions animales : rhinocéros et mammouths ; mais aussi, et c’est là ce que j’admire le plus chez Peeters, des images gratuites qui n’ont d’autres buts que de rythmer le récit linéaire. Des images muettes, parfois couvertes par un simple monologue intérieur, mais qui, sans phylactère et dialogue, prennent un double valeur. Elles peuvent être comprises à la fin par la raison, pour le sens qu’elles apportent dans le récit (ainsi un repas entre amis est synthétisé par une vue des plats garnissant la table), et par la sensibilité, comme élément décoratif marquant une pause dans l’histoire. L’occasion pour le lecteur de passer du temps devant la case non pour comprendre le récit, mais juste pour en lire la beauté graphique. La recherche de l’apaisement est une des thématiques de Lupus, et cet apaisement passe par la contemplation gratuite de formes imaginaires.
L’image, non seulement devient langage, mais dépasse sa fonction sémantique vers un but esthétique, ce qui est, à mon sens, une des finalités possibles de la bande dessinée. Dans Laetitia n’existait pas, un de ses récits courts rassemblés dans Ruminations, Peeters raconte le morceau de vie d’une jeune fille par les seules photographies de son compagnon, témoin momentané. L’image est le premier moteur de cette relation et par là de l’histoire ; le narrateur ne pouvant en comprendre que la surface, les apparences.

La supériorité de l’image sur le mot est un des thèmes principaux de Pachyderme où les images surgissent de façon impromptue au sein d’une histoire décousue. Je regrette simplement l’utilisation de la couleur qui fait perdre la force évocatrice aux images ; je préfère Peeters dans le noir et blanc, qui permet de mieux saisir la précision de son trait. Mais Pachyderme reste puissant en tant qu’expérience onirique. Y chercher une histoire, un sens, n’est pas le principale intérêt. Il y a, certes, une intrigue : une femme suisse, la quarantaine, est pris dans un embouteillage en allant voir son mari à l’hôpital. Rejoignant l’établissement à pied, elle est confrontée à une suite d’images étranges et obsessionnelles (entre autres choses des foetus mauve, un espion au long nez, un porcher aveugle et tous les animaux de la création). Si la fin apporte une explication partielle, comprendre n’est pas l’essentiel chez Peeters : il faut avant tout ressentir, et se laisser porter par le dessin et les images.

Pour en savoir plus :
bibliographie sélective de Frederik Peeters :

Brendon Bellard, Atrabile, 1997
Fromage et confiture, Atrabile, 1997
Les miettes, Drozophile, 2001
Pilules bleues, Atrabile, 2001
Constellation, L’Association, 2003
Lupus, Atrabile, 2003-2006 (4 tomes)
Koma, Les Humanoïdes associés, 2003-2007 (5 tomes, scénario de Pierre Wazem)
RG, Gallimard, 2007-2008
Ruminations, Atrabile, 2008
Pachyderme, Gallimard, 2009
F. Peeters sur internet :
Son site : http://frederik.peeters.free.fr/
Son blog : http://portraitsaslivingdeads.blogspot.com/
Une intéressante interview réalisée en 2003 : http://www.sceneario.com/sceneario_interview_PEETE.html
Un article sur son dernier album : http://www.bodoi.info/magazine/2009-09-11/frederik-peeters-histoires-surnaturelles/21167

Jul, Silex and the city, Dargaud ; Gus Bofa, Le livre de la guerre de cent ans, Cornelius, 2007

Mémoire du dessin de presse

Après mon long article sur Internet et la bande dessinée, je reviens à un article plus court que m’a inspiré la sortie récente d’un album par un jeune dessinateur de presse, Jul (Silex and the city). L’occasion rêvée pour évoquer le métier de dessinateur de presse et rappeler brièvement son histoire grâce à la figure de Gus Bofa (1883-1968), récemment redécouvert entre autres par un site internet crée par Michel Lagarde et Emmanuel Pollau-Dulian (http://www.gusbofa.com/ ) mais aussi par les éditions Cornélius qui rééditent depuis 2001 plusieurs recueils de ses dessins, Malaises, Slogans, Le livre de la guerre de cent ans. C’est ce dernier que j’ai choisi car sa thématique centrale (présenter la Grande Guerre qui vient de s’achever lorsque Bofa édite pour la première fois cet ouvrage) se rapproche, dans une moindre mesure, des enjeux de Jul dans Silex and the city qui se livre lui aussi au jeu de l’anachronisme comme procédé satirique. Et je termine avec un troisième album surprise que j’aime beaucoup, toujours autour des dessinateurs de presse.

Le comique par analogie, un procédé vieux comme l’humour
silex
Avec son album le plus récent, Silex and the city, Jul, jeune dessinateur à Charlie Hebdo, s’inscrit, consciemment ou non, dans un double héritage, l’un plus direct et plus récent et l’autre beaucoup plus ancien dont je vais parler tout de suite. Mais d’abord, qui est Jul, dont le nom n’a pas encore la notoriété de ses aînés ? Ce jeune dessinateur se fait connaître auprès du public en 2005 grâce à son premier album Il faut tuer José Bové (chez Albin Michel), satire de l’univers de l’altermondialisme alors d’actualité dans le débat public. Il est à cette époque dessinateur de presse pour Charlie Hebdo depuis 2000, mais aussi pour L’Humanité et Les Echos. Il poursuit donc une double carrière : dessinateur de presse et auteur de BD, puisque à côté d’albums liés à son activité principale (Contes de fées à l’Elysée, 2008), il publie des albums autonomes, traitant, tout de même, de l’actualité. En 2008, Le guide du moutard reçoit le prix René Goscinny (prix du scénario pour un jeune auteur).
Silex and the city se base sur le principe humoristique classique de la transposition analogique. Pour se moquer d’une situation donnée et en démontrer l’absurdité et les défauts, on la transpose (dans le temps, dans l’espace, etc.), car il est plus facile de se moquer des autres que de soi-même. Que l’on pense aux fabliaux médiévaux comme Le roman de Renart, qui mettent en scène des animaux pour se moquer de la société humaine. Plus récemment, de 1840 à 1842 paraissent sur le même principe les Scènes de la vie privée et publique des animaux, textes illustrés par le caricaturiste Grandville où, au moyen d’animaux, les auteurs raillent les moeurs de la société du temps. La transposition permet un double humour : au premier degré, on rit du décalage entre les deux univers (chez Jul, les partis politiques deviennent les néanderthaliens, les cannibales, démocratie lémurienne…) puis, au second degré, on rit de l’analyse ainsi donnée de notre propre société (ici particulièrement les luttes d’influence politiques). Si plusieurs scènes sont drôles, l’album illustre, à mon sens, une impossibilité de sortir de l’instantané qui est la difficulté des dessinateurs de presse. Le support périodique oblige en effet à une écriture de l’instant qui ne convient pas pour un album. Les deux lectures sont complètement différentes. Celle du lecteur de périodique doit être en lien avec l’actualité et attend un humour rapide, et celle du lecteur de BD exige une histoire construite. A titre d’exemple, un personnage caricatural est drôle dans un dessin unique où le stéréotype est nécessaire pour déclencher le rire, mais dans une histoire plus longue, il vaut mieux qu’il gagne en épaisseur et dépasse son statut de caricature. Dans Silex and the city, Jul ne parvient pas réellement à décoller vers autre chose qu’une suite de saynètes amusantes sur les travers de notre époque (les luttes politiques, l’art contemporain, l’éducation nationale…), et ce malgré d’excellentes trouvailles, dont beaucoup utilisent le ressort de l’anachronisme.
Le point fort de l’album est sans doute que Jul tape sur tout le monde, sans tabou ni limites. Une caractéristique laissant deviner la marque des aînés…

La génération de l’insolence, de Pilote à Charlie Hebdo
Le trait et le ton de Jul sont directement issus d’une certaine école de dessin de presse qui apparaît dans les années 1960, marquée par l’irrévérence libertaire et renouant avec une forme de satire graphique. Deux revues essentielles à cette évolution apparaissent alors : Pilote, par René Goscinny en 1959 et Hara-Kiri par François Cavanna et le professeur Choron en 1960. Le premier est davantage destiné aux jeunes tandis que le second brandit fièrement le drapeau de l’insolence, comme le montre sa devise, « journal bête et méchant ». Tous deux sont directement inspirés de Mad, un magazine américain fondé en 1952 par Harvey Kurtzman, et s’inspirent de son humour parodique et irrévérencieux, résolument moderne. Leur but est de renouveller l’humour graphique. Des pages de ces journaux vont sortir des dessinateurs qui, par la suite, se consacreront plus amplement au dessin de presse, parfois en plus de leur carrière de dessinateur de BD (c’est d’ailleurs une caractéristique ce ces deux journaux que de rassembler BD et dessins d’humour). Ainsi voit-on émerger Cabu, Gébé, Wolinski, Reiser, Brétécher, entre autres. Ils inventent un nouveau type de dessin caricatural qui, sans avoir recours systématiquement à l’outrance et au grossissement des traits (caractéristique de la caricature du XIXe), est un dessin refusant le beau pour correspondre à la noirceur et la laideur de la société dont ils entendent dénoncer les travers. Chez eux, la critique politique idéologique laisse souvent la place à une satire plus ample de la société dans son ensemble. Enfin, cette génération est indissociable du contexte de contestation des lourdeurs de la société gaulliste et de l’émergence d’une contre-culture libertaire (débouchant notamment sur mai 1968). Ainsi, en 1970, L’hebdo Hara-Kiri, version hebdomadaire du mensuel, est interdit.Charlie-Hebdo est crée pour le remplacer, se voulant plus ancré dans l’actualité, tout en gardant l’ambition libertaire et l’apolitisme. La génération suivante reste fidèle à la ligne tracée jusqu’ici, tout en recherchant son style graphique propre. Ainsi peut-on citer Lefred-Thouron, Pétillon, Charb, Tignous qui poursuivent l’idée que le rôle du dessinateur de presse est de pointer du doigt la laideur de la société, et ce au moyen d’un humour corrosif mais salvateur. Certains d’entre eux, là encore, voient dans la bande dessinée un autre support de publication (Pétillon ayant fait la démarche inverse, puisqu’il vient de la BD vers le dessin de presse). Avec les années 1990, une troisième génération arrive à maturité. Jul en fait partie, rejoignant l’équipe de Charlie Hebdo, symbole de cette génération. Petite précision tout de même : le Charlie Hebdo actuel n’est plus celui de Cavanna, Choron et Wolinski. Interrompu en 1981, il est relancé en 1992 par Philippe Val, Cabu et Gébé qui y détiennent toutes les responsabilités (Gébé est mort en 2004). La nouvelle direction est vivement critiquée de l’intérieur, notamment par Lefred-Thouron qui quitte le journal en 1996, et Siné qui, renvoyé en 2008, part fonder son propre hebdo satirique, Siné hebdo. Est-il possible que cette génération de l’insolence, formée auprès de Cavanna et du professeur Choron, commence à perdre sa verve initiale ?

Retour sur la figure de Gus Bofa
gusbofa
Ayant beaucoup parlé de la situation du dessin de presse satirique depuis les années 1960, je vais remonter largement dans le temps et voir qui sont les aînés des Cabu, Wolinski, et Jul. Ce qui me permet de parler de Gus Bofa, un dessinateur largement redécouvert lors de ces dernières décennies. L’album que j’ai choisi, La guerre de cent ans, reprend le principe de la transposition analogique précédemment évoquée. Bofa nous parle de la guerre de cent ans pour pointer l’absurdité de la première guerre mondiale qu’il vient de vivre en tant que soldat (il a 31 ans quand la guerre éclate). Le Moyen Age qu’il dessine a peu d’exactitude historique, et ce n’est pas la question. Le détournement est très habile. Les dessins sont d’abord publiés dans La baïonnette à partir 1915, puis dans un recueil au nombre d’exemplaires limités en 1921. La transposition permet de passer à travers une censure politique et militaire qui supporte mal les critiques faites à « sa »guerre ; il ne faut pas risquer de démoraliser l’arrière et le ton est plutôt au « bourrage de crâne », c’est-à-dire à une propagande clamant la nécessité du conflit. Après l’armistice, l’ambiance de célébration et de recueillement, est encore trop peu propice à la critique ouverte du conflit qui vient de s’achever. Cette première publication est un échec, malgré la notoriété dont jouit Bofa depuis le début du siècle (il a dirigé deux revues satiriques : Le Rire de 1908 à 1912 et Le Sourire de 1912 à 1914). Il devient par la suite illustrateur de romans puis écrivain et critique littéraire. L’art de Bofa est marqué par une économie de moyens (qui nous étonne peu à présent mais qui était encore rare au début du siècle), un trait souple et un expressionnisme décrivant un univers sombre, bien souvent lié à un humour noir et dénonciateur. Quand Bofa dessine des médecins aux diagnostics absurdes, des soldats désabusés, des chefs incapables, son but n’est pas de critiquer le Moyen Age ; bien au contraire, il s’agit de montrer que, par une guerre sanglante et inutile, l’homme est revenu à des temps sombres et pénibles.
Gus Bofa est une figure intéressante du dessin d’humour du début du siècle. D’abord parce que ses dessins sont terriblement efficaces, et entraînent le lecteur dans l’univers sombre du dessinateur. Mais surtout parce qu’il a bénéficié d’une redécouverte étonnante que peu de dessinateurs de sa génération, ou même des précédentes, ont connu. Il meurt en 1968, et, à cette date, son oeuvre de dessinateur est tombées dans un relatif oubli. C’est d’abord les éditions Futuropolis, alors très attachées à faire connaître des dessinateurs oubliés, qui publie Gus Bofa, l’incendiaire, une biographie illustrée. Puis, en 1983, une première exposition revient sur son travail à l’occasion du centenaire de sa naissance. Le relais est ensuite pris par d’autres maisons d’édition spécialisées dans la BD qui rééditent quelques recueils ou lui consacre quelques pages. Lapin, la revue de l’Association, livre de lui deux dessins inédits dans un numéro de 1995. Surtout, Cornélius réédite Malaises (2001), Slogans (2002), Synthèses littéraires et extra-littéraires (2003), Le livre de la guerre de cent ans (2007). De nombreux dessinateurs ont déjà déclaré leur admiration pour l’oeuvre de Bofa, comme Nicolas de Crécy, Joann Sfar, et Dupuy et Berberian. Une redécouverte qui montre bien les liens indissociables entre Bd et dessin de presse, deux facettes d’un même travail : faire parler l’image.

blotch
Je termine en vous proposant une troisième lecture pour compléter le tour d’horizon du dessin de presse. L’album Blotch de Blutch, publié en 1999-2000 chez Audie-Fluide Glacial donne une vision grinçante du métier de dessinateur humoriste. Là aussi, le jeu de la transposition est à l’oeuvre : les dessinateurs mis en scène se nomment Blotch (Blutch), Larssinet (Larcenet), Goussein (Goosens) et travaillent pour « Fluide Glacial », mais dans les années 1930. Blutch joue sur le décalage entre les ambitions du mégalomane Blotch, tâcheron se rêvant artiste, et la médiocrité de ses dessins d’humour, pourtant très proche du type d’humour en vogue à l’époque. Il démontre ainsi que l’humour change et que les gauloiseries communes de nos ancêtres nous paraissent à présent désuètes. Il laisse à penser que ce qui est drôle aujourd’hui ne durera pas forcément… Et l’on revient au défi qui se pose à tout dessinateur de presse : traiter de l’actualité, mais se donner la possibilité de durer dans le temps. Jul a choisi de s’ancrer pleinement dans son époque ; Bofa a réussi à passer les époques, peut-être parce qu’il tend à l’universel et que les défauts des hommes n’ont pas véritablement changés.

Pour en savoir plus :
Sur Jul :

Sa page sur le site de Charlie Hebdo : http://www.charliehebdo.fr/index.php?id=660
Il faut tuer José Bové, Albin Michel, 2005
Le guide du moutard, Vent des Savanes, 2007
Sur Gus Bofa :
Un très bon site lui est dédié, avec des reproductions : http://www.gusbofa.com/
Centenaire de Gus Bofa, musée de la SEITA, 1983
François San Millan, Bibliographie de Gus Bofa, La Nouvelle Araignée, 1999 (recense l’ensemble de ses ouvrages)
Sur le dessin d’humour en général :
Solo, Plus de 5000 dessinateurs de presse et 600 supports : en France, de Daumier à l’an 2000, Aedis, 2004 (réédition). Dictionnaire de référence sur le dessin de presse, mine de renseignements sur les acteurs de cet art trop peu étudié.

Evocation de la bande dessinée espagnole

Aujourd’hui, au lieu de vous parler d’un album ou d’un auteur, je vais vous parler d’un pays. Car un séjour d’un mois à Madrid ne m’a pas empêché de m’adonner à la lecture de bandes dessinées ! Pourtant, l’Espagne n’est pas réputée pour être un pays de la bande dessinée, contrairement à la France, la Belgique et l’Italie, pour ne citer que les pays européens…
Je vais me contenter ici de résumer rapidement pour vous l’évolution de la BD espagnole, tiré de l’ouvrage Tebeosfera de Manuel Barrero, livre lui-même issu du site de référence en matière de BD espagnole du même nom (http://www.tebeosfera.com/portada.php ). Tout cela est donc assez décousu, et je vous donne en bas les références pour approfondir. Comme le reste de l’Europe, l’Espagne voit le développement de revues pour enfants incluant des bandes dessinées durant les premières décennies du XXe siècle. Une des plus connues est TBO qui donne pendant un temps son nom à la BD espagnole (los tebeos). Les années 1930-1940 voient donc l’accroissement du capital des maisons d’édition spécialisée et le succès de la BD, y compris dans des revues humoristiques pour adulte. A cette époque, la place de la BD est si importante dans la société qu’elle joue un rôle durant la guerre civile, avec des publications partisanes. La situation va rester ainsi jusque dans les années 1960 : de grands groupes de presses comme les éditions Bruguera développent une bande dessinée essentiellement commerciale, le plus souvent destinée aux enfants.
Mais le déclin commercial se fait sentir dès les années 1960, ainsi qu’un besoin de renouveller le marché de la BD. Les reflexions d’auteurs et d’éditeurs pour une nouvelle bande dessinée coïncident avec les années de développement économique (1961-1973) et la chute de Franco qui permet la libération des moeurs au sein de la société espagnole (1975). Le phénomène a été théorisé comme le « boom » de la BD adulte espagnole, dans le sens où l’évolution nait au sein du secteur adulte. Nouvelles maisons d’édition, nouvelles revues, apparition de l’érotisme et de l’humour satirique, ouverture vers les comics américains en sont les caractéristiques principales. El Vibora et El Jueves sont des nouvelles revues ambitieuses qui accueillent des auteurs sensibles aux modes internationales de la BD des années 1970-1980 : omniprésence de la science-fiction, goût prononcé pour l’underground critique, présence de la sexualité, succès de l’horreur et du fantastique. La Salon de la BD de Barcelone est crée en 1980.
La notion de « boom » de la BD adulte qui durerait de 1970 à 1986 est toutefois relue actuellement de façon critique comme un mouvement fugace et parfois surestimé. Il correspond surtout à l’arrivée bruyante de nouveaux éditeurs indépendants aux idées novatrices (La Cupula, Norma, Toutain) qui ont profité de l’euphorie des années post-franquistes pour affirmer leur originalité dans un marché dominé par de grosses maisons concentrées et dépourvues d’ambitions artistiques. Mais pour la place de la BD en Espagne, il s’agit davantage d’un échec. Dès 1986, l’enthousiasme initial s’affaisse et beaucoup de revues et de maisons d’édition nées du « boom » disparaissent. Le public adulte n’est plus au rendez-vous et dans le même temps, la BD pour enfant, plutôt délaissée, connaît également une crise. La situation actuelle est donc assez difficile. Les dessinateurs de BD sont souvent en parallèle illustrateur, designer ou peintre. Surtout, l’influence étrangère est très forte et empêche l’apparition d’une véritable école espagnole. D’une part les auteurs américains, franco-belges et japonais sont plus présents que leurs homologues locaux dans les étalages des librairies et d’autre part les auteurs espagnols cherchent souvent un travail hors d’Espagne à l’image de Juanjo Guarnido et Juan Diaz Canales, les créateurs de Blacksad pour le marché français. Certains critiques jugent que le marché de la BD en Espagne est devenu avant tout commercial et que les éditeurs du « boom » n’ont pas su transformer l’essai.

Le mieux pour présenter la bande dessinée espagnole est de présenter quelques auteurs. J’ai choisi trois auteurs de générations différentes et aux styles différents qui sont publiés et traduits en France. Pas de soucis, donc, pour les non-hispanophones, vous pourrez les découvrir également.

Carlos Gimenez (né en 1941)
CarlosGimenez
Lorsque Carlos Gimenez commence sa carrière de dessinateur dans les années 1960, le franquisme pèse encore sur la société espagnole et la bande dessinée est très marquée par la tradition et les grands thèmes des comics américains (aventure, guerre, western) et aux mains de puissantes agences de presse. Il commence donc par des récits pour la jeunesse pour la maison Selecciones Ilustradas, séries généralement destinées à l’exportation. Ainsi, sa première grande série Dani Futuro est publiée dans le journal Tintin à partir de 1972. Mais Gimenez fait surtout partie des dessinateurs espagnols qui, à la fin des années 1960, vont tenter de bousculer le milieu de la bande dessinée au sein du « Grupo de la Floresta », atelier installé à Barcelone. Ainsi, il s’affirme sur plusieurs plans comme un novateur. Avant tout, le Grupo de la Floresta considère la BD comme un art qui nécessite des règles de composition, affirmant un métier plus ambitieux qu’avant. Gimenez porte ainsi des revendications en terme de droits d’auteur et son engagement syndical témoigne des évolutions du métier, de la conscience même du travail de dessinateur. Puis, durant le fameux « boom » de la BD adulte, il se présente comme un auteur des plus dynamiques, notamment avec la série Paracuellos publiée à partir de 1975. Il y raconte son enfance dans un pensionnat à l’époque du franquisme avec une force expressive et un sens du drame impressionant, faisant passer à travers de simples souvenirs d’enfance toute la violence et les frustrations d’une période sombre de l’histoire de l’Espagne venant tout juste de s’achever. Suivent d’autres récits de vie, dont Les professionnels en 1982 qui présente ses premières années de dessinateur. En se livrant à l’autobiographie, genre jusque là assez peu usité en bande dessinée, Gimenez affirme petit à petit la modernité de son médium.
Tout l’art de Gimenez est tendu entre deux extrêmes, l’humour et le drame. Son style, d’ailleurs, assez souple, porte à la fois les traces de la tradition hyperréaliste du comics américain et l’exagération des traits, procédé de caricaturiste. Les récits hésitent également entre l’humour (souvent sombre et cynique) et l’émotion dramatique. Dans sa dernière série en date encore inédite en France, 36-39, malos tiempos, il entreprend de présenter le quotidien de la guerre civile espagnole avec une galerie de personnages représentatifs de l’époque. Il se place sous le patronage du peintre Francisco de Goya (1746-1828) qui s’est fait le témoin des malheurs de la guerre d’indépendance de 1808-1814 dans son recueil de gravures Les désastres de la guerre, (1810-1815), ou dans des tableaux comme les célèbres Dos y Tres de Mayo (1814). Gimenez donne ainsi à la bande dessinée le rôle d’art au service de la mémoire d’un peuple.

Max (né en 1956)
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Les débuts de Max se font au sein de deux mouvements d’importance : la tradition de la BD de la région de Valence et le fameux « boom » de la BD adulte. Si Carlos Gimenez fait figure d’ancêtre fondateur, Max est lui directement impliqué dans la création de revues comme El Vibora en 1979, porteurs d’un esprit de renouveau en accord avec la révolution culturelle de l’Espagne post-franquiste : libération des moeurs, culture urbaine de la démesure, américanophilie. Il est très tôt influencé par les comics underground comme ceux de Robert Crumb et leur esprit de rebellion sans limites qui ne peuvent que faire écho à la situation de son pays. Sa première grande série est Peter Pank, une parodie trash de Peter Pan publiée à partir de 1983. Il poursuit sa carrière au fil des années et est ainsi un des rares auteurs issus du « boom » des années 1975-1986 à avoir survécu en tant que dessinateur de BD.
Le style de Max subit plusieurs influences que lui-même assume : d’abord pour le dessin celui de la ligne claire valencienne, elle-même marquée par une forte influence de la ligne claire franco-belge (dont je parle dans cet article : ) et d’auteurs comme Yves Chaland et Ever Meulen ; pour la narration, les milieux de l’underground américains menés par Robert Crumb et Art Spiegelman, maniant un humour cynique et absurde. Toutes ces influences, profondément ancrées dans les années 1970 montrent bien comment le jeune dessinateur Max a envie d’inscrire la BD espagnole dans les grandes évolutions mondiales. Sa dernière création est Bardin el superrealista, personnage aux pouvoirs étranges qui rend hommage à la culture surréaliste dont l’Espagne est un des espaces moteurs. A l’heure actuelle, Max fait partie des animateurs de l’avant-garde de la BD adulte espagnole, dessinant pour des éditions indépendantes comme La Cupula et animant depuis 1993 la revue NSLM. Le but de cette dernière est de « fournir un espace montrant au lecteur le travail d’auteurs qui développent une oeuvre personnelle loin des contraintes commerciales de l’industrie et qui cherchent à reformuler le langage de la BD au-delà de ses frontières traditionnelles. ». On peut rapprocher l’ambition de cette revue de maisons d’édition comme L’Association, qui édite par ailleurs Max en France.

Fermin Solis (né en 1972)
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Le plus jeune des trois, il commence sa carrière en plein dans le XXIe siècle avec Dando Tumbos en 2000 aux éditions Subterfuge comics, après avoir participé au monde du fanzinat, passage souvent obligé pour un jeune auteur. Depuis, il a publié une douzaine d’albums dont certains ont été traduits en France, au Canada et aux Etats-Unis. Prix de la révélation au salon de Barcelone en 2004, il se présente comme un des espoirs de l’édition indépendante espagnole.
Il n’est pas difficile de retrouver, comme chez Max, l’influence de la ligne claire valencienne dans son trait épuré et stylisé fait de courbes. Toutefois, ce n’est plus le milieu underground qui l’attire mais plutôt la vogue du roman graphique, dans sa dimension autobiographique, quotidienne et intimiste. Ainsi, l’influence de Dupuy et Berberian et David B. est très nette dans des récits narrant la vie au quotidien avec une pincée de fantaisie et de surréalisme. Pour cette raison, on le rapproche souvent de la « nouvelle bande dessinée » française d’auteurs comme Lewis Trondheim, Joann Sfar, J-C Menu, Manu Larcenet, dont une grande partie de l’oeuvre se veut autobiographique et marquée par une représentation fantasmée du quotidien. Comme dans le cas de Max, il s’inscrit donc dans les évolutions propres de son époque.
Avec son dernier album, inédit en France, Buñuel en el laberinto de los tortugas, il rend hommage au réalisateur Luis Buñuel. Il raconte (ou plutôt imagine) le tournage du film Las Hurdes, terre sans pain (1933). L’évocation du célèbre réalisateur lui permet de donner libre cours à des scènes surréalistes et de s’écarter un peu de son genre de prédilection, la peinture du quotidien.

Il n’est certainement pas innocent que ces trois auteurs situent leur oeuvre la plus récente au sein de la tradition artistique espagnole. Gimenez s’inspire de Goya peintre national de l’Espagne ; Buñuel et le surréalisme inspirent Max et Solis. C’est une manière de rattacher la BD a des ambitions plus hautes, à en faire un art égal à la peinture et au cinéma. Mais c’est aussi pour eux une volonté de singulariser leur oeuvre par rapport à la BD internationale en traitant de thèmes purement nationaux, une façon d’affirmer que la BD espagnole existe, avec ses carcatéristiques propres que sont, entre autres, la souffrance du peuple espagnol et la fantaisie surréaliste.

Pour en savoir plus :

Sur la BD espagnole :
Jesus Cuadrado, De la historieta y de su uso, 1873-2000, Sins Entido, 2000
Francesca Llado, Los comics de la transicion, Glénat, 2001
Manuel Barrero, Tebeosfera, 2007
La page wikipédia (en espagnol) est assez complète : http://es.wikipedia.org/wiki/Historieta_en_Espana
Le site internet tebeosfera, site de référence pour les études théoriques espagnoles : http://www.tebeosfera.com/portada.php

Pour lire les auteurs cités en français :
Carlos Gimenez, Paracuellos, Audie-Fluide Glacial, 1980 (réédité en 2009)
Carlos Gimenez, Les professionnels, Audie-Fluide Glacial, 1983-1985
Le site internet de Carlos Gimenez : http://www.carlosgimenez.com/menu.htm
Max et Mique Beltran, Femmes fatales, Albin Michel, 1989
Max, Bardin le superréaliste, L’Association, 2006
Le site internet de Max : http://www.maxbardin.com/
Fermin Solis, Je t’aime pas, mais, 6 pieds sous terre, 2005
Fermin Solis, Des baleines et des puces, Le potager moderne, 2006
Le site internet de Fermin Solis : http://www.ferminsolis.com/