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La BD en première(s) ligne(s)

 

De son « printemps » (Georges Raby) [1] à sa « cinquième saison » (Sylvain Lemay) [2], la bande dessinée québécoise connaît un regain depuis le début des années 2000, et particulièrement en Outaouais, grâce au partenariat fertile entre l’EMI et le Studio coopératif Premières Lignes.

 

En février 2011, lors des Shuster Awards – grands prix canadiens de la BD fondés en hommage à Joe Shuster, co-créateur de Superman – Sylvain Lemay figurait au rang des dix auteurs québécois nominés, en tant que scénariste de Pour en finir avec novembre (2011). Cette année, deux œuvres de la région ont été remarquées au Prix Expozine à Montréal : The Best of Iris par Iris, diplômée de l’EMI, ainsi que Boni, Le Bout de la carotte par Ian Fortin, quarante-deuxième et dernier ouvrage publié aux éditions Studio Premières Lignes (SPL).

 

 

La Coopérative elle-même a été lauréate du Prix de la relève aux Culturiades en 2007, et a remporté en 2010 le Prix d’excellence Gilles Gagné-IVes Jeux de la francophonie. J’ai pu rencontrer quelques-uns de ses membres au Salon du Livre de l’Outaouais le 4 mars dernier et recueillir leur témoignage sur l’histoire de cette maison d’édition, dont voici un portrait à grandes lignes.

 

 

Aux origines de Premières lignes

 

La Coopérative est née en 2003, à l’initiative de Pierre Savard et Frédérick Lavergne, « finissants » respectivement issus de la première (1999-2002) et de la deuxième « cohorte » (2000-2003) du bac en Bande dessinée. L’idée a germé un soir autour d’un verre, lors d’un festival de BD, alors que nos deux auteurs, fraîchement diplômés, souhaitaient concrétiser leur rêve en lui donnant un aboutissement professionnel. Rejoints par leurs condisciples de la première « chaudronnée », Ronan Bonnette, Victor Brideau, Lawrence Gagnon, Martin Jalbert, Nicholas Lescarbeau et Jérôme Mercier, ils ont créé la revue Le Scribe, avec l’appui de Sylvain Lemay, se donnant par là les moyens de publier leurs productions et de définir leur ligne éditoriale. Chaque numéro présente un ensemble de récits illustrés à partir d’un thème et parfois d’une contrainte narrative que les auteurs déclinent en fonction de leur sensibilité.

 

 

Le Scribe est de fait le prolongement d’un premier Scribe (1997-1999), fondé au Cégep Marie-Victorin de Montréal par les étudiants de deuxième année du programme en Bande dessinée, qui comptaient dans leurs rangs Pierre Savard, Jérôme Mercier et Martin Jalbert. Elaborée dans le cadre d’un programme scolaire, cette revue publiait les réalisations des élèves et leur permettait de mettre en application les processus de planification, d’administration, et de diffusion d’une production. Soutenus par Sylvain Lemay, Pierre Savard et Jérôme Mercier ont donc importé le concept à l’UQO en 1998 et en ont modifié la forme, afin de montrer les réalisations des jeunes bacheliers en Bande dessinée. La revue s’est professionnalisée [3] et compte à son actif dix numéros [4], qui constituent un laboratoire d’expériences pour les auteurs. C’est la publication du Scribe # 8, en 2003, qui a rendu possible l’ouverture du Studio Premières Lignes.

 

 

SPL : un lieu et des liens

La Coopérative se compose aujourd’hui d’une trentaine de membres, et trois générations se sont succédé au conseil d’administration, présidé selon un principe d’alternance.

 

Fondé sur l’entraide et la mise en commun des ressources, Studio Premières Lignes valorise la bande dessinée et les arts graphiques en Outaouais, et constitue de ce fait un tremplin pour les auteurs de la région. Son fonctionnement repose sur le principe du bénévolat, ses membres recherchent des subventions pour pouvoir payer leurs auteurs. Il n’est pas toujours évident pour un bachelier en BD de trouver une structure professionnelle et Premières Lignes représente un progrès certain dans l’essor et la promotion de la culture en Outaouais. SPL publie en moyenne quatre titres par an.

 

Pour renforcer sa présence sur la scène outaouaise, le Studio s’implique fortement dans les festivals, salons et rendez-vous du Québec, notamment les Rendez-vous de la BD de Gatineau (RVBDG), fondés par Paul Roux, qui fédèrent les événements satellites autour de la BD afin de la faire rayonner dans la région et au Canada : Frédérick Lavergne et André St-Georges en sont membres.

 

 

Studio Premières Lignes organise également des expositions et participe à des colloques. La Coopérative a établi un partenariat avec l’UQO, mais aussi avec le Conseil Régional de la culture de l’Outaouais (CRCO) et le Salon du Livre de l’Outaouais (SLO). Elle s’est également présentée au festival d’Angoulême en 2007, en qualité de maison d’édition.

 

En outre, le Studio offre des services variés en relation avec la bande dessinée : il propose des ateliers dans les écoles, et a participé en 2010 à la conception de la Mascotte des Jeux du Québec à Gatineau.

 

La Coopérative Studio Premières Lignes est donc pionnière en termes de promotion et de valorisation de la création graphique dans la région : elle vise à créer son propre environnement culturel et à susciter un élan, afin de se démarquer de Montréal. Aujourd’hui, Premières lignes effectue une étude de faisabilité et un plan d’affaires pour se lancer dans la recherche et le développement de produits BD exclusivement électroniques.

 

 

Quelques portraits d’artistes de Premières Lignes

 

Passionné de dessin depuis toujours, Frédérick Lavergne publie des albums dans la collection « 4 x 4 », remarquable pour son petit format carré, qu’il a créée avec André St-Georges et qui est actuellement dirigée par Caroline Fréchette. Il est également l’auteur de la bande dessinée autobiographique Les Sens du coeur /L’Essence du cœur (2007), qui évoque son expérience de soldat en Bosnie-Herzégovine en 1993-1994, en deux parties : la guerre y est appréhendée au plus près des sensations et verbalisée, non sans humour, dans toute sa violence mais aussi dans ses aspects les plus triviaux et quotidiens. Comme l’indique le titre à double sens, l’envers du récit fait état du « mur intérieur » et relate le fragile cheminement du retour chez soi et à soi.

 

 

Ses contributions au Scribe # 4 à 8 sont aussi inspirées de son passé militaire.

 

Parmi les bédéistes européens, il apprécie les créations de Manu Larcenet, Lewis Trondheim, Joan Sfar, Tardi, Enki Bilal pour ses premières œuvres, et Edmond Baudoin. Ses sources d’inspiration québécoises sont Julie Doucet, Jimmy Beaulieu (directeur des éditions Mécanique générale) et Guy Delisle. Ce qu’il aime chez ces dessinateurs, c’est leur manière de se libérer des canons graphiques, leur lâcher-prise, leur ligne moins claire et moins « léchée » mais plus poétique, qui sort de l’ordinaire.

 

Coordinateur du Scribe, Pierre Savard a suivi l’enseignement de Sylvain Lemay à l’UQO. Il a publié A queue leu leu, récit graphique underground, dans la collection « 4 x 4 » en 2007. Sous le pseudonyme d’Amon Joris et avec l’aide au dessin de Victor Brideau, il a également réalisé l’album S.A.I.D. Cette œuvre de science-fiction poétique s’inspire des trois lois de la robotique énoncées par Isaac Asimov. Reposant sur un contraste entre un travail en monotype et une partie plus conventionnelle au service du réalisme, l’album alterne les points de vue et les représentations graphiques pour mieux montrer le jaillissement de la pensée créatrice, des émotions et de la conscience de soi chez un robot.

 

 

Si son travail comporte une grande part d’inspiration personnelle, Pierre Savard reconnaît toutefois l’influence des labels indépendants, de Fréon éditions, d’Amok et des Humanoïdes associés, ainsi que l’inspiration américaine des comics : il est particulièrement sensible à l’esthétique et à la singularité du format de publication des fanzines et des livres flexibles.

 

Titulaire d’un baccalauréat en BD à l’UQO (2000-2003), André St-Georges a suivi les enseignements de Réal Calder en peinture et arts visuels, et a étudié la Bande dessinée auprès d’Edmond Baudoin, Sylvain Lemay, Mario Beaulac et Réal Godbout. C’est en 2004 qu’il a publié son premier album, Le Fond, chez Premières Lignes, avant de réaliser les dessins de Pour en finir avec novembre  [5], scénarisé par Sylvain Lemay.

 

 

Ce récit graphique met en abyme le travail d’écriture et les aléas de l’inspiration desquels émerge une fiction sur le thème de l’addiction. L’alternance d’un trait sobre et d’un graphisme sombre semble dessiner un contraste précis entre la camera obscura de la création et le réalisme de l’autofiction, jusqu’à ce qu’une coïncidence troublante vienne perturber les différents niveaux de narration.

 

André St-Georges a également présenté ses toiles lors d’un vernissage au Café des 4 Jeudis, repaire des artistes gatinois, le 4 mars dernier.

 

Il reconnaît comme modèles Goscinny, Alan Moore et Frank Miller pour leurs qualités de scénaristes, et Mazzuchelli pour le graphisme. Il aime également la série Blacksad, le style de Manu Larcenet, et apprécie Baudoin pour ses BD d’auteur, ainsi que Jimmy Beaulieu. Tous ces auteurs privilégient en effet l’anecdotique, l’éloge de la banalité du quotidien, l’art de la mise en scène et de la dramatisation.

 

Auteur et illustrateur, Eric Peladeau a suivi des études en dessin animé et conception graphique en Ontario. Il s’est d’abord distingué dans la littérature de jeunesse avec ses contes pour enfants : Colin, objectif ciel ! et Léo Lalune et les 5 sens. Il a également publié des albums de BD tels que L’Âge de l’innocence et Mon père, l’ébéniste, sans oublier Le chat et la mouche (dans la collection 4 x 4).

 

 

Ses œuvres ont été récompensées dans leur ensemble en 2010 par le Prix de la Relève– Conférence régionale des élus de l’Outaouais. Il réalise aussi des chroniques d’humour dans Safarir, célèbre magazine satirique qui entretient quelque parenté avec les boutades du professeur Choron, en moins « bête » et en moins « méchant ». Depuis un an et demi, il prospecte de nouveaux auteurs pour le Studio Premières Lignes. Il dirige notamment la collection jeunesse « Cumulus », dans laquelle il a publié Boni de Ian Fortin, l’un de ses collègues de Safarir.

 

Outre leurs nombreuses autres réalisations, Sylvie Vaillancourt et Benjamin Rodger ont contribué au recueil collectif Nelligan, ensemble de récits graphiques en hommage au poète symboliste canadien-français, Emile Nelligan (1879-1941) [6], publié sous la direction de Christian Quesnel, dans la collection « Souches ».

 

Couverture par Christian Quesnel.

A la suite du Scribe et avant Nelligan, d’autres projets collectifs ont été mis en œuvre, tels que le Lycanthrope I et II et le recueil 10 x. Surtout les membres de la Coopérative ont réalisé un album d’envergure sur la région, Le Projet Outaouais (2008), sous la direction de Christian Quesnel, et avec la contribution de Raymond Ouimet, membre de Premières Lignes et historien notoire de la région. On pourra en feuilleter quelques extraits ici et .

 

 

L’Outaouais s’avère donc très porteur pour le neuvième art : avec le Studio Premières lignes, le bac en BD de l’UQO et les rendez-vous de la BD de Gatineau, la région entend devenir une scène incontournable de la production et de la diffusion. Selon la formule d’André St-Georges : « Depuis la création du baccalauréat en BD à l’Université du Québec en Outaouais, un nombre considérable de jeunes auteurs ont choisi la région. Se retrouvant plongés dans un milieu social et créatif particulier, rassemblant des bédéistes de tout le Québec et d’outre-mer, un bouillonnement culturel s’est installé. De ceux qui sont venus étudier, plusieurs sont restés » [7].

 

Remerciements

Je remercie tout particulièrement Pierre Savard, Frédérick Lavergne, André St-Georges et Eric Peladeau pour leur disponibilité et leur convivialité.

 

 

Notes


[1] Voir Georges Raby, « Le printemps de la bande dessinée québécoise », Culture vivante, 1971.

[2] Voir Sylvain Lemay, « Pour une cinquième saison de la BD québécoise », TRIP # 6, 2009.

[3] A l’origine, chacun pouvait soumettre des idées au Scribe, puisque l’équipe de réalisation ne comprenait que des membres de l’UQO. Aujourd’hui, le fonctionnement est moins souple puisque le comité de sélection est constitué d’éditeurs.

[4] Quelques extraits du Scribe # 10 peuvent être consultés à l’adresse suivante : http://lescribe10.blogspot.ca/

[5] Voir l’article « L’EMI : une formation diplômante unique en bande dessinée ».

[6] Ce poète est un émule de Rimbaud, Verlaine et Edgar Allan Poe, mais aussi des artistes québécois Louis Fréchette et Octave Crémazie.

[7] Voir l’entrevue d’André St-Georges par Eric Lamiot, sur Bedeka.org.

 


Pierre-Crignasse d’Atak et Fil, FRMK, 2011

Tiens, le dernier appel à contribution de la revue universitaire Comicalités porte sur les rapports entre l’Allemagne et la bande dessinée… L’occasion pour moi de parler pour la première fois sur Phylacterium de bande dessinée allemande… Un domaine que je maîtrise fort peu de par ma méconnaissance de la langue, et qui est assez mal traduit en France (Ralf König et plus récemment Mawil sont les seuls qui me viennent spontanément en tête). Parfois quelques récits nous arrivent en France par le fanzine suisse Strapazin

L’album du jour sera Pierre-Crignasse, par Atak et Fil, paru en 2011 au FRMK sur une traduction de Maud Qamar. Atak a déjà été traduit en France pour sa relecture d’Alice aux éditions Amok (2002), ou pour Ada au Frémok (2007). Pour Fil, en revanche, Pierre-Crignasse est le premier album traduit en français.

Pierre-Crignasse m’intéresse moins en tant que représentant de la bande dessinée allemande que parce qu’il porte en lui une intéressante ambiguïté qu’on a vu resurgir ces dernières années dans d’autres bandes dessinées françaises : « l’adultification » des images de l’enfance ou, pour le dire autrement, comment des auteurs de bandes dessinées utilisent des conventions graphiques et narratives venues du fin fond de la culture enfantine pour y réintroduire le monde adulte.

Pierre-Crignasse : une relecture de l’enfance

Pierre-Crignasse d'Atak et Fil, chez FRMK, 2011

En lisant Pierre-Crignasse vient un sentiment d’étrangeté. Etrangeté des images, portant des couleurs vives et de facture schématique (presque « enfantine » !), images qui bouleversent les règles de perspective et de proportions, souvent bariolées et impromptues. Etrangeté de la narration, plus proche de la comptine illustrée, avec ses grandes images muettes ponctuées par des vers de mirliton. Etrangeté de l’ensemble, composé de onze histoires indépendantes, chacune centrée sur un personnage généralement enfantin : Pierre-Crignasse et sa chevelure immense, Philippe et son mauvais caractère, P’tite Pauline qui joue avec les allumettes. Car « Pierre-Crignasse », qui donne son nom à l’album, n’est qu’un des personnages que le lecteur rencontre. La figure tutélaire, sans doute.

Cette étrangeté vient d’abord de l’origine même de l’album d’Atak et Fil, qui est en réalité l’adaptation d’un classique allemand de l’album pour enfants, presque fondateur de ce type de récit en Allemagne, le Struwwelpeter, bien connu des spécialistes de la littérature enfantine. Réalisé par Heinrich Hoffmann en 1844 pour son propre fils, cet album fait évoluer la littérature enfantine de l’époque en introduisant le personnage de « l’enfant turbulent », contre-modèle éducatif qui permet d’expliquer à l’enfant ce qu’il ne faut pas faire. En effet, chacun des personnages désobéit à une règle et subit une punition exemplaire : la P’tite Pauline, à force de jouer avec les allumettes, s’immole et devient un tas de cendres. Mais derrière cette intention morale, particulièrement portée dans les comptines, le Struwwelpeter est, par ses dessins au style très libre inspiré de la caricature, une rupture avec la rigidité des quelques images que l’on trouve dans les livres pour enfants de l’époque. Certes, les éditions successives « lisseront » en partie le style original de Hoffmann. L’auteur s’inscrit pleinement dans une tradition encore très orale de la littérature enfantine, celle des historiettes illustrées, qui persistera jusqu’au XXe siècle. Les historiettes sont en effet destinées à être lues à l’enfant qui regarde les images. Hoffmann fonde en même temps, partout en Europe, la tradition de l’album promise à un bel avenir.

Couverture du Struwwelpeter d'Hoffmann, ici dans une édition de 1917

Car le Struwwelpeter est traduit dans plusieurs langues, dont en France en 1860 sous le titre de Pierre l’Ebouriffé, sur une traduction de Trim, publié chez Hachette. Apparaît alors la première grande collection d’albums illustrés pour enfants, les « albums Trim » où le traducteur décline la figure édifiante de l’enfant désobéissant et puni, par exemple avec Jean Bourreau, bourreau des bêtes en 1865. Struwwelpeter connaît par la suite d’autres traductions, dont celle de Cavanna pour l’Ecole des loisirs en 1993, Crasse-Tignasse. Il a souvent été étudié et commenté par les pédagogues et les spécialistes, tantôt comme un exemple de la morale cruelle à l’oeuvre dans la littérature enfantine du XIXe siècle, tantôt comme un ouvrage impertinent, voire subversif, où les enfants prennent plaisir à voir les énormités qui leur sont d’ordinaire interdites (et risquent fort de les reproduire !). Un colloque entier lui fut consacré en 1996, à Bruxelles sous le direction de Michel Defourny, dont on peut trouver les actes aux éditions du Théâtre du Tilleul sous le titre Autour de Crasse Tignasse. Il montre que le Struwwelpeter, au gré de ses relectures et de ses réinterprétations, est sorti du simple album de 1845 pour devenir un symbole aux lectures multiples.

La version d’Atak et Fil vient à la suite de ces relectures contemporaines qui, comme le signale Nelly Feuerhahn dans les actes dudit colloque, oscillent entre « livre d’adulte pour les enfants, ou un album jeunesse pour les adultes » (p.34). Dans un premier temps, les auteurs s’attaquent à une modernisation de l’album par les images. Ils en changent le style, mais celui-ci reste fortement inspiré par l’imagerie populaire du XIXe siècle. Il est toutefois plus adapté au lecteur contemporain, peu habitué au style des gravures populaires anciennes. Mais surtout, ils introduisent de-ci de-là, au milieu de la cohue d’images, des références à la culture enfantine contemporaine : les personnages de Tintin et Batman, mais aussi des éléments plus triviaux comme les « trolls », ces figurines à la chevelure gigantesque et flamboyantes, à la mode dans les cours de récré des années 1980. La dernière histoire, celle de Justin qui est le seul ajout à l’original, est dessinée dans un style nettement plus moderne et raconte l’histoire d’un petit garçon de notre temps qui, parce qu’il a été sage, reçoit sa X-Box à Noël !

On ne peut pourtant complètement parler de modernisation, car Pierre-Crignasse est aussi empreint d’une certaine conscience du temps de l’original et d’un archaïsme volontaire. Les auteurs n’ont pas fait la grossière erreur de supprimer des références comme celle du « moutard noir » avec ses lèvres à plateau et son anneau dans le nez, représentation archétypale du noir au XIXe siècle. On ne décèle pas l’intention vaine « d’éclairer le présent à la lumière du passé », mais simplement de faire revivre une imagerie ancienne, de lui redonner des couleurs sans « en montrer l’actualité ».

Le plaisir que l’on prend à lire Pierre-Crignasse est un plaisir d’adulte. Les auteurs ont introduit un second degré en inventant les personnages de Minou et Minet, deux chats intervenant sans cesse dans les histoires, qui sont en quelque sorte les observateurs ironiques des pauvres enfants mal élevés, les avatars des deux auteurs. Enfin, il faut souligner la qualité de la traduction par Maud Qamar, très inventive et personnelle, chose rare en bande dessinée.

« Adultification » des images de l’enfance

Cela fait quelques années qu’il me semble apercevoir dans les rayons des librairies des albums de bande dessinée qui, à l’instar de Pierre-Crignasse, bâtissent des récits pour adultes autour d’images pour enfants. Ou, du moins, des livres à double lecture qui ne sont ni des parodies de la culture enfantine (comme a pu le faire Goltib dans les Dingodossiers), ni des albums complètement pour enfants, et jouent, dans leur diffusion, sur ce double public. De faux récits d’initiation où l’adulte se reconnaît autant que l’enfant qui y devient un écho. Je pense ici par exemple à Jolies ténèbres des Kerascoët et Fabien Vehlmann, à Bestioles de Ohm et Hubert, plus récemment au Trop grand vide d’Alphonse Tabouret de Jérôme d’Aviau, Capucine et Sibylline, ou enfin au dernier album de Lewis Trondheim et Fabrice Parme, Jardins sucrés. Le sujet de ce dernier est d’ailleurs la sortie de l’enfance vue comme un monde où l’imaginaire est plus fort que la réalité, où les enfants sont les doudous des peluches et non l’inverse. Il rappelle en cela ce qui est pour moi une des meilleures bandes dessinées sur l’enfance, le comic strip Calvin et Hobbes, que je comprenais bien peu quand j’étais enfant mais qui me fait rire aux éclats une fois adulte.

La bande dessinée du XXe siècle s’est construite sur cette ambiguïté fondamentale, sur ce balancement entre la culture enfantine des histoires en images et l’âge adulte des dessins de presse, jusqu’à nos jours où des séries sincèrement créées pour les enfants en leur temps (Spirou, Tintin, Lucky Luke) sont tout autant louées par des adultes nostalgiques. Un transfert de public qui confirme combien une oeuvre n’est pas limitée à une seule interprétation, à un seul lecteur, mais qu’elle évoque pour chacun des sentiments différents. Jérôme d’Aviau, dans la préface du Trop grand vide d’Alphonse Tabouret, exprime toute l’ambiguïté de son album (qui paraît chez Ankama, un éditeur qui n’est pas spécialisé dans l’enfance) : « Les enfants peuvent lire « Alphonse Tabouret » sans problème (…). Mais il interpelle à tous les âges de la vie. ». Si on peut, cyniquement, souligner l’intérêt commercial d’une telle ambiguïté du public, on peut aussi en louer l’enjeu esthétique pour un auteur de naviguer entre deux rives. Les auteurs d’Alphonse Tabouret ont su jouer sur des codes de la narration graphique pour enfants, pour en tirer un récit adulte de qualité.

Le rapport à l’enfance dans les albums évoqués plus haut s’exprime d’abord par des images-références. Dans Jolies ténèbres, ce sont des personnages de conte de fées (princesses, prince charmant, lutins, tous plus puériles les uns que les autres) qui se retrouvent abandonnés face à une nature hostile, réduits à la taille d’insectes. Tout comme Jardins sucrés, l’album joue sur le cliché qui veut qu’un livre dont les héros sont des enfants soit nécessairement un livre pour enfants. Pour Bestioles, Ohm et Hubert s’imprégnent d’un graphisme tiré de l’animation pour la jeunesse (on pense parfois aux pokémons pour certains monstres, et on retrouve des échos de la série Dragon Ball), avec des personnages atteints de « néoténie », c’est-à-dire conservant des traits propres aux enfants bien qu’étant adultes (personnages ronds et joufflus avec de gros yeux, « mignons »), et de surcroît animaliers. A côté des références par l’image, c’est une référence à l’enfance par les styles dans la mesure où de tels personnages ne sont connus des lecteurs occidentaux que comme destinés à l’enfance. Ce n’est pas pour rien que des auteurs comme Ohm, Fabrice Parme, Jérôme d’Aviau, ont commencé leur carrière comme dessinateurs pour enfants.

C’est là que ces albums deviennent intéressants : ils fonctionnent moins sur des réalités que sur nos propres clichés culturels qui associent telle image, tel style ou tel mode de narration à la culture enfantine, pour mieux nous tromper. Par exemple, Pierre-Crignasse comme Alphonse Tabouret sont moins des bandes dessinées que des albums illustrés, où le texte et l’image se complètent de façon très libre dans la page, sans emploi de la bulle et avec un vrai travail poétique sur les textes. Or, si l’album illustré était encore considéré comme un objet pour adultes à l’époque romantique (de laquelle date d’ailleurs l’original Struwwelpeter) et encore tout au long du XIXe siècle (on en retrouve quelques traces dans l’entre-deux-guerres avec les livres d’artistes), il est, pour le lecteur du XXIe siècle, fondamentalement un objet enfantin. On aurait bien de la peine (sauf chez FRMK, justement !) à trouver des albums illustrés pour adultes, le succès de ce genre littéraire ayant été définitivement transposé, autour de 1930, à destination du public enfantin, où l’on trouve de véritables perles.

La violence et la cruauté comme irruption de l’adulte ?

Mais alors, par quels signes peut-on distinguer la transgression d’une frontière, indéniablement artificielle car forgée par plusieurs décennies de création et d’édition, entre image pour adultes et image pour enfants ? L’un des plus fréquents dans nos exemples est l’irruption de la violence et de la cruauté, par l’histoire ou par le dessin. Il est particulièrement flagrant dans Bestioles : Ohm revendique « un côté trash-mignon » (interview donnée à Li-An) qui fait que ses personnages joufflus se retrouvent à massacrer des bestioles dans la jungle, avec des giclées de sang à tous les étages, et que les allusions sexuelles ne sont pas qu’allusives (un autre point commun avec Dragon Ball, en tout cas, qui nous montre que l’interprétation « enfantine » de cette série est le fait de sa diffusion française). Violence et sexualité sont par essence des signes de la non-enfance et indiquent l’irruption du monde adulte, comme dans le film de Terry Gilliam, fort sous-estimé, Tideland, sorte de relecture hallucinée d’Alice aux pays des merveilles, roman déjà lui-même fort ambigu à cause des réinterprétations adultes qu’il a vu naître au fil du temps.

La première image Jolies ténèbres, avant l’arrivée des fées et des princesses, n’est-elle pas un cadavre de petite fille en décomposition, d’où, comprend-on, s’échappent les personnages enfantins venus de son imagination ? Une image très forte qui joue sur le contraste avec l’innocence attribuée de l’enfance. Par la suite, la cruauté va s’étendre au reste de la troupe puisque des clans vont se former, et la mort va advenir. La mort, ce tabou ultime des récits pour enfants, qui intervient d’horribles façons. On pense, en lisant cet album, à Sa majesté des mouches, ce roman de William Golding où des enfants laissés seuls sur une île déserte deviennent d’horribles sauvages sans humanité. Considérée tantôt comme une oeuvre pour enfants (parce qu’elle ne met en scène que des enfants et fonctionne selon le principe du parcours initiatique et sur la robinsonnade), tantôt comme une oeuvre pour adultes de par sa cruauté presque malsaine, le roman de Golding traduit l’ambiguïté que nous avons, en tant qu’adultes, face à une culture enfantine que nous souhaitons, hypocritement, vierge de tout le mal du monde adulte.

Le petit Konrad n'avait qu'à pas sucer son pouce !

Mais la violence dans Pierre-Crignasse est bien différente de celle de Jolies ténèbres ou Bestioles, car elle vient de l’oeuvre originale même, c’est-à-dire du fin fond du XIXe siècle. Les personnages des historiettes subissent souvent des fins fatales : P’tite Pauline brûle, Kaspar meurt de faim parce qu’il refuse de manger sa soupe, Konrad se fait couper les pouces à coup de sécateur et le sang gicle vraiment ; sans oublier Friederich, le garnement dont sa mère se réjouit qu’il tombe malade. C’est une violence exagérée, humoristique, digne du slapstick ou de Guignol où les héros se tapent « pour de faux » à coups de bâton. Notre époque qui se prétend libérale et moralement libérée interpréterait cela comme de l’humour noir, d’où les lectures subversives du Struwwelpeter dans les années 1970. En 1972, l’éditeur François Ruy-Vidal en propose une adaptation où il devient « un réquisitoire contre le monde des adultes auquel s’oppose la jeunesse de 1968 » (Nelly Feuerhahn, op. cit., p.34).

Il faut se souvenir, peut-être, que la relation entre l’innocence et l’enfance est un concept psychologique qui se développe surtout dans la première moitié du XXe siècle, avec l’idée que l’enfant est « pur » est doit être protégé des agressions du monde adulte. A l’époque de Struwwelpeter, l’enfance est surtout le moment de l’inaccomplissement, image plus négative qui le rapproche d’ailleurs du « peuple » dans l’imaginaire social.

La relecture qu’offre Atak et Fil avec Pierre-Crignasse n’en est que plus intéressante. Elle contient des échos de notre enfance, mais d’une enfance lointaine et exotique.

(edit : voir la réponse de Fabrice Parme en commentaires)

Collectif, Quoi ?, L’Association, 2011.

Depuis qu’il était annoncé sur le site de Lewis Trondheim dans la rubrique « Projets », ce livre semblait être une riposte, voire un règlement de compte, avec le livre anniversaire des vingt ans de L’Association (XX MMX), auquel la grande majorité des fondateurs n’avait pas participé : une contre-célébration de cette dernière, par quatre anciens (Trondheim, David B., Killoffer et Stanislas). Jean-Christophe Menu aurait pu être la cible de Quoi ?, qui est publié après la longue grève des salariés de L’Association, le retour (à la demande des employés) d’une grande partie des fondateurs de la structure et le départ en mai de Jean-Christophe Menu.

Si Menu n’est pas absent – loin sans faut – des pages de cet album d’un genre particulier, « histoire immédiate » de la fin ou du renouveau d’une belle aventure éditoriale et humaine, il n’est pas non plus trainé dans la boue par ses amis. Tout au long de l’album, les anciens fondateurs et certains compagnons de route de L’Association, dont Joann Sfar, s’en prennent en toute franchise à celui qui en est venu à assumer de facto les fonctions de « patron » de l’Association. Ceux qui suivent L’Association depuis un certain nombre d’années se réjouiront des anecdotes relatives aux débuts de la maison d’édition, comme de l’aperçu donné sur le mode de (dys-)fonctionnement de la structure. Toutefois, en filigrane, c’est aussi et avant tout un album sur l’amitié, ses hauts et ses bas.

David B. et Lewis Trondheim orchestrent et structurent par leurs pages l’album, et pour chaque remise en cause de la gestion de Menu, il y a du recul, une introspection et finalement une grande amitié, qui n’en est pas moins critique. Au fil des pages et des contributions, c’est un sentiment de regret diffus qui se dégage : n’y avait-il pas un moyen de continuer ensemble ? La force de L’Association, c’était cet amalgame entre des styles et des sensibilités différents, mais unis autour de l’idée que la bande dessinée ne se résumait pas à certains formats canoniques.

Ce livre en est d’ailleurs une belle démonstration. Chaque contributeur prolonge à sa façon son expérience autobiographique : Trondheim s’exprime sous la forme de « Petits riens », qui caractérisent aujourd’hui sa production personnelle, alors que David B. fait le lien entre son attitude au sein de L’Association, de son rejet instinctif de l’autorité de Menu, avec l’histoire de sa famille et de leurs tentatives de guérir son frère au sein de groupuscules qui se révèlent être sectaires – le tout est bien-sûr abordé en détail dans L’Ascension du Haut-Mal. Killoffer se met aussi en scène avec la virtuosité graphique qu’on lui connaît, se représentant les bras tombants, comme si la force lui manquait pour parler de cette aventure. La brève contribution de Stanislas semble se conformer à sa description dans Approximativement de Trondheim : assez lacunaire, il égraine sous forme de chronologie ses albums et la vie de la structure.

Jean-Louis Capron (alias Gauthey), éditeur de Cornélius, contribue aussi à l’ouvrage, tout comme Mokeït, l’un des sept fondateurs de L’Association, rapidement parti. Son témoignage est particulièrement intéressant pour plusieurs raisons. D’abord, l’histoire de ce dernier, parti au début de la structure, en désaccord avec Menu, mais qui en reste l’ami dans les années qui suivent. Il revient à la fin des années 2000 comme coursier au sein de la maison d’édition. Participant à la grève, il essaiera de faire la médiation entre les salariés et son ami. En outre, les pages de Mokeït donnent un aperçu de son style graphique, relativement méconnu, mais particulièrement intéressant, entre hachures et aplats de gris.

C’est aussi cela l’intérêt de l’album : la fusion de ces styles et de ces univers, qui ont toujours constitué l’identité de L’Association. D’un côté les classiques, héritiers de la ligne claire de Tintin et Spirou, comme Stanilsas, David B., Lewis Trondheim et Menu et de l’autre, Killoffer et Mattt Konture, plus « underground ». Jean-Christophe Menu fit longtemps la synthèse entre ces styles : le catalogue de L’Association en est le reflet. L’un des grands liants de ce tout était, outre une volonté de s’affranchir de vieux carcans éditoriaux, l’affirmation d’une authenticité dans le récit, qui se traduisait souvent par de l’autobiographie (voir à ce sujet le travail de Bart Beaty, Unpopular Culture : Transforming the European Comic Book in the 1990s, University of Toronto Press, Toronto, 2007, chapitre 5 « Autobiography as Authenticity »). La franchise qui caractérise les pages de cet album, la confrontation des points de vue, surtout avec l’intervention issue des Carnets de Joann Sfar et l’évocation de ses déboires avec Menu pour publier certains passages relatifs à la vie de L’Association, sont tout autant d’éléments qui prolongent l’oeuvre éditoriale de cette dernière.

Plus généralement, ce livre est une illustration des dynamiques qui peuvent traverser une association (avec un a minuscule) et plus généralement un groupe d’amis. L’Association a-t-elle été rattrapé par la logique classique du monde de l’édition : il faut une hiérarchie et il n’est pas possible de discuter autour d’un bon restaurant des prochaines publications ? Les auteurs peuvent-ils être aussi éditeurs ? De nombreux exemples le prouvent contrairement à ce que le parcours de Jean-Christophe Menu pourrait faire croire.

Finalement, ce qui manque le plus à ce livre, c’est la version de Jean-Christophe Menu. Peut-être la livrera-t-il un jour au sein de sa nouvelle maison d’édition L’Apocalypse…

Pour prolonger : le récit de l’année 2011 à L’Association par le Comics Journal : http://www.tcj.com/a-house-divided-the-crisis-at-l%E2%80%99association-part-1-of-2/

D’autres recensions (différentes) de l’ouvrage : http://www.du9.org/Quoi et http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?page=blog_neuviemeart&id_article=343 (par Christian Rosset).

Le Chat du Rabbin de Joann Sfar, de la BD au film

En 2002 sort chez Dargaud le premier volume du Chat du rabbin, et c’est le succès pour cette bande dessinée dont le personnage principal, un chat, habite la Casbah d’Alger chez son maître, le rabbin Abraham Sfar. Après avoir avalé le perroquet de la maison, le chat se met à parler et réclame sa bar-mitsva, la cérémonie réservée aux garçons juifs ayant atteint la puberté. Il faut dire qu’en plus d’être un vrai chat qui court après les souris, apprécie le poisson cru et ne dédaigne pas une chatte en chaleur s’il la rencontre la nuit sur les toits d’Alger, c’est un chat philosophe voire théologien, jamais en reste lorsqu’il s’agit de faire une remarque sur les hommes ou les dieux, et les rapports qu’ils entretiennent.

Le chat du rabbin, vol. 1 (© Joann Sfar)

Son point de vue était celui de la BD, et maintenant c’est celui du film sorti récemment et qui rassemble des éléments de trois des cinq volumes. Le film porte le même titre, il dure 1h40 et Joann Sfar s’est associé à Antoine Delesvaux pour la réalisation et à Sandrina Jardel pour le scénario. Il ouvre sur un décor de zelliges, ces carreaux vernissés, à motif abstraits, qui décorent les maisons orientales. La musique originale d’Olivier Daviaud donne le ton. Très vite aussi on voit la ville d’Alger dans les années 20, et on la reverra plusieurs fois dans le film, toute de ruelles tortueuses et pentues rendues dans une dominante ocre (tous les ocres) sur fond bleu. Un bleu plus sombre domine les scènes nocturnes en ville, dans la campagne, le désert, tant dans l’œuvre papier que dans l’œuvre cinématographique. On voit aussi le port d’Alger en pleine activité. Le dessin est particulièrement soigné, très en relief même dans la version 2D et l’on se souvient de la dédicace du premier volume de la BD : « un hommage à tous les peintres d’Alger au XXe siècle ». Joann Sfar reconnaissait sa dette envers les orientalistes modernes dans leur diversité.
La sensualité de la ville est aussi celle de la fille du rabbin, qui répond toujours au doux nom de Zlabya et qui reçoit les attentions du chat. Zlabya est confinée à la maison ou à l’espace de la terrasse. Ce sont de fort beaux endroits, la maison pour son architecture et sa décoration orientale, la terrasse pour le paysage urbain qu’elle permet. C’est toutefois un monde de l’enfermement qui ne dit pas son nom. Le film ne revient pas sur ce choix.

Le chat du rabbin, vol. 1 (© Joann Sfar)

La langue que l’on parle dans l’Alger de ces années-là charme l’oreille. On connaît les modifications grammaticales qu’apportent les Russes au français. à commencer par l’élision de l’article et la mise à mal des prépositions ; le jeune homme dit dans le volume 5 : « Apprends-moi dire amour sans faire rire toi ». On connaît moins le français que parlaient en Afrique du Nord ceux, l’immense majorité de la population, y compris chez les non musulmans, qui n’étaient pas Français de souche, comme l’on disait. Joann Sfar a retrouvé cette syntaxe authentique des juifs d’Afrique du Nord, encore qu’il évite de donner dans le folklorisme, et qu’il fasse souvent parler les personnages, par le biais du chat, au discours indirect, tout autant dans le film que dans la BD. Le pronom de reprise est fréquent : « Raymond Rebibo, il va pas renier le nom de ses ancêtres, va ! » (vol. 3), ou encore, dans le film, « Ma fille, elle aime mon café ». Enfin, le pronom relatif connaît un usage simplifié : « le Malka des lions regarde les gens d’une façon qu’on n’a pas envie de lui dire non », se permet le chat dans le volume 2. C’est cette même syntaxe que l’on trouve dans le film. Quant à l’hébreu, que l’on retrouvera plus loin dans cet article, il n’apparaît que dans les interjections et les apostrophes. Cette diversité linguistique se prête bien à la mise en scène cinématographique et donne du sel à pas mal de scènes. Et c’est pourtant ici que le bât blesse : puisque le film est parlant, les personnages sont bien sûr doublés. Pour le rabbin Abraham, Maurice Bénichou fait merveille, de même que Mohammed Fellag pour le cheikh ou Jean-Pierre Kalfon pour le Malka. Mais Hafsia Herzi, avec son accent des banlieues, ne convient pas bien à Zlabya, à moins qu’il ne faille voir là un clin d’œil procédant du trop plein de bonnes intentions caractérisant ce film.
Dans le film, seuls les volumes 1, 2 et 5 ont été utilisés. Pour le volume 4, il semblerait que ce soit le caractère parfois mélancolique des dialogues qui ait dissuadé les réalisateurs : on y parlait de la vie et de la mort, de l’étude et de la guerre et de l’éventualité d’avoir une terre à soi.
Le volume 3 qui voit le rabbin, sa fille, son gendre, et son chat bien sûr, se rendre à Paris n’a pas été retenu par les scénaristes. Il est, de façon intéressante, intitulé « L’exode » et contient une méditation sur le regard que les Parisiens pouvaient porter sur le monde nord africain. On comprend que les volumes choisis contenaient largement assez de matière. Les autres pourraient servir d’ailleurs à la réalisation d’autres films, le 4 plus poétique, inspiré par le Malka des lions et ses contes, le 3 plus polémique.
Le monde du Chat du rabbin est riche du caractère cosmopolite et plurilinguistique de l’Algérie des années 1920 mais aussi des déplacements de ses personnages. Il y a de petits et de grands voyages ; le petit est celui que fait Abraham quand il va à la rencontre du cheikh Mohammed Sfar (eh, lui aussi s’appelle Sfar, et il est musicien, comme Joann Sfar), son frère et son maître en sagesse.
Les héros connaissent des épreuves, telle celle de la dictée en français qu’impose le Consistoire de Paris au rabbin Sfar, à lui qui, comme dit son chat, fait faire « la prière en hébreu à des juifs qui parlent arabe ». Cet épisode donne l’occasion à Joann Sfar de sortir des constructions orientales pour entrer dans le monde très reconnaissable, et architecturalement différent, des écoles de la République. Autre aventure, celle où les principaux personnages masculins partent à la recherche de la Jérusalem d’Afrique, ce qui permet à Sfar non seulement de contenter les amateurs d’histoire de l’automobile puisque les voyageurs utilisent un véhicule et le guide de la croisière Citroën, mais aussi, au moment où ils traversent le Congo, de citer Hergé : le désert est bien celui que traverse le journaliste, jeune homme terriblement guindé et condescendant, pâle comme un mirage, et parlant avec l’accent belge. Le célèbre série en devient un objet un brin ringard.
Le contenu idéologique de l’ensemble des volumes est complexe. On y trouve une réflexion sur la norme à travers les discussions théologiques ou les moments de transgression. On notera que c’est une affaire d’hommes, et de chat : la fille du rabbin, affectueuse, belle et attirante, ne rêve que de bonheur amoureux. On trouve dans ces discussions le désir que rien ne change et l’espoir du changement, dans un univers menacé de partout : par le modernisme, par la montée de l’antisémitisme, par le fanatisme des uns et des autres. Se dégage de ceci, plusieurs fois, la question d’Israël, dans une sorte de mouvement rétrospectif puisque le bédéiste Sfar connaît l’histoire telle qu’elle s’est déroulée des années 20 à nos jours. Celle-ci apparaît lorsqu’il s’agit du statut de l’hébreu. Le rabbin dit : « Ma fille, ça ne se parle pas l’hébreu … c’est juste pour faire les prières» (vol. 5, et dans le film). Quant à la recherche de la Jérusalem d’Afrique, elle permet de poser la question d’une terre pour les juifs, allusion sans l’être à Israël. Joann Sfar semble n’avoir pas voulu s’engager dans un débat politique particulièrement brûlant, pour la nommer la question israélo-palestinienne ; il l’a fait il y a quelques années et cela lui lui a valu des critiques. On entend cependant le jeune disciple du rabbin s’enthousiasmer au début du film pour « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » formule qui apparaissait dans le vol. 5 et qui concerne la Jérusalem d’Afrique. Apparaît en contre-point la question de l’intolérance des religions, tant pour les tribus chrétiennes d’Éthiopie que pour les tribus musulmanes du désert. « Dommage, dit le film, que Dieu laisse parler tant d’ignorants en son nom. »
La communauté juive pour sa part est montrée comme un univers modeste, chaleureux et un peu querelleur. Elle reçoit des visiteurs qui apparaissent comme des marginaux : le jeune rabbin venu de Paris, tout empreint de raideur, et surtout le cousin Malka dont le lion n’est pas bien effrayant et qui surtout, dans le livre 4, se révèle merveilleux conteur et poète. Le visiteur important dans le film est le jeune Juif russe qui n’apparaissait que dans le volume 5. Sa personnalité, son statut d’artiste, son langage et sa spontanéité amoureuse apportent beaucoup de fraîcheur aux aventures. Sa présence permet également, en ajoutant aux airs orientaux des mélodies du monde ashkénaze, de donner une belle coloration musicale au film.
La volonté de consensus amène par moments le propos à devenir lénifiant. Une place à part doit ainsi être faite aux Français de souche, les Juifs étaient devenus français avec le décret Crémieux un demi siècle plus tôt. Le film a gardé la scène de la BD où le rabbin est expulsé d’un café ; il n’a pas retenu celle, très dure mais non moins historique, où le maire raciste d’Oran s’exprime devant public exalté.
Ne boudons toutefois pas notre plaisir. Peut-être Sfar a-t-il voulu présenter une jolie fable accessible à tous les publics. Cette œuvre cinématographique est charmante et le dessin rend très bien compte de la fascination exercée par la vieille ville d’Alger, d’un monde gens pas très riches mais chaleureux, conscients d’être regardés comme des étrangers dans leur propre pays mais qui n’en perdent pas leur humour pour autant. La bande originale, de la ballade orientale à la musique klezmer, se veut populaire et enchante le film ; le choix d’Enrico Macias, à la fin du film, pour une chanson en plusieurs langues successives, semble aller dans ce sens.
Sfar a manifestement voulu, dans le film comme auparavant dans la BD, évoquer de façon nostalgique l’Afrique du Nord d’autrefois, la culture sépharade que défendait Georges Moustaki dans la préface du vol. 3, le monde qu’ont connu ses ancêtres où Juifs et Arabes ne vivaient pas forcément en bonne intelligence mais au moins cohabitaient de façon globalement pacifique dans le partage de la beauté du monde.

Anne-Marie Montebello

Le chat du rabbin, le film (© Joann Sfar et Antoine Delesvaux)

Amour, passion et CX diesel de James, Fabcaro et Bengrrr : le feuilleton en parodie

J’ai souhaité m’arrêter sur une sortie assez récente (mars 2011), Amour, passion et CX diesel, du trio James, Fabcaro et Bengrrr, publié chez Fluide Glacial. D’apparence anodine, cet album nous entraîne dans l’univers de la parodie, ici visant les si fameux soap opera qui fleurirent à la télévision dans les années 1970-1980, tels que Amour, gloire et beauté auquel le titre fait explicitement référence. Parodie graphique d’un objet télévisuel, c’est parce qu’il nous parle des représentations de ce qui est généralement considéré comme un « produit » populaire qu’il m’intéresse. Car il me permet d’exhumer un classique de la bande dessinée des années 1960 qui porte le même regard décalé sur les inimitables romans-feuilleton du XIXe : Blanche Epiphanie, de Jacques Lob et Georges Pichard. Par lequel je commence…

Blanche Epiphanie ou la fascination du roman-feuilleton populaire
Jacques Lob et Georges Pichard commencent leur collaboration en 1964 en imaginant la série Ténébrax, le premier au scénario et le second au dessin. Cette série contient déjà les ingrédients de Blanche Epiphanie, tant dans ses thèmes que dans ses modalités de parution. En effet, Ténébrax paraît dans Chouchou, une tentative éphémère, mais restée dans les mémoires, de lancer un périodique pour adultes entièrement composé de bandes dessinées. Chouchou s’interrompt au dixième numéro, mais Ténébrax renaît en Italie dans le magazine Linus. En 1967, c’est dans V magazine, une revue de charme (où naîtra également Barbarella de Jean-Claude Forest) que le duo entreprend Blanche Epiphanie. Cette série connaît un destin proche de Ténébrax puisqu’elle sera publiée successivement dans Linus en Italie, dans Valentina en Allemagne, avant d’être reprise en France dans France-Soir puis dans Métal Hurlant à la fin des années 1970. Durant les années 1970, différentes maisons d’éditions publieront successivement les aventures de Blanche Epiphanie : SERG, éditions du Fromage, les Humanoïdes associés, Dargaud, Dominique Leroy. Plus récemment, l’intégrale de la série est rééditée aux éditions La Musardine, où l’on peut actuellement la trouver.
Pour ce qui est des thèmes, les deux récits s’inspirent de la littérature populaire du XIXe siècle. Mais là où Ténébrax, avec son héros mégalomane partant à la conquête du monde avec une armée de rats mutants, portait un délire encore assez proche de la science-fiction moderne, Blanche Epiphanie s’enfonce encore davantage dans la nostalgie dix-neuvièmiste. L’intrigue se situe dans ce qui ressemble à un XIXe siècle mal défini et tourne autour de l’héroïne éponyme, jeune orpheline blonde et plantureuse mais aussi terriblement naïve, convoitée par tous les hommes qu’elle croise. D’abord porteuse de chèque pour l’ignoble banquier Adolphus, elle parcourt le monde de Paris jusqu’aux Amériques en passant par l’Orient mystérieux et manque de se faire violer à chacune de ses destinations. Seuls la sauvent, à chaque fois, les interventions héroïques de Défendar, un justicier timide et maladroit. Chaque nouvel épisode de Blanche Epiphanie est l’occasion d’une nouvelle péripétie qui plonge l’orpheline dans une situation à même de faire jouer son terrible destin : tantôt prisonnière d’un harem, tantôt envoyée dans un bordel de province, tantôt vendue sur le marché aux esclaves d’une ville d’Orient… Mais systématiquement, une péripétie supplémentaire lui permet de rester vierge, leitmotiv de la série.
Tout cela, bien entendu, est à prendre au second degré, et c’est là que la parodie intervient car le schéma narratif, en apparence absurde, fait simplement référence aux codes du roman-feuilleton populaire du XIXe siècle. Ce type de littérature se développe autour de 1830-1860, au moment où une presse à gros tirage et à bas prix apparaît en France et diffuse des romans-feuilletons par épisodes, qui sont ensuite publiés en fascicule dans des éditions tout aussi peu chères, généralement destinées à un public peu cultivé (quoique rien n’indique qu’il s’agisse du seul public !). Vite écrits pour durer le plus longtemps possible et tenir en haleine des lecteurs contraints par leur curiosité à acheter le prochain numéro, ils se basent sur des procédés de suspens et de péripéties incessantes souvent inspirées des faits divers, pendants journalistiques « non-fictionnels » du roman-feuilleton, dont l’essor date des mêmes années. L’essentiel est de divertir le public, avec tous les artifices possibles. Si Eugène Sue est généralement considéré comme le « père » du roman-feuilleton avec ses Mystères de Paris (1842), où il développe déjà des archétypes récurrents (on se situe ici dans une littérature fonctionnant sur l’identification simple d’archétypes sociaux : le bourgeois, la pauvre innocente, le jeune romantique, le bagnard mystérieux, la beauté froide et mauvaise), Blanche Epiphanie est plus proche des déclinaisons que le roman-feuilleton connaît dans les années 1880-1900. A cette date, les journaux tirent à un nombre d’exemplaires jamais atteint (et jamais atteint depuis non plus), les prix du livre ont encore baissé, et des auteurs comme Xavier de Montépin, Jules Mary, Georges Ohnet accentuent encore les effets mélodramatiques des romans-feuilletons. Ils donnent naissance à une déclinaison spécifique, à côté de romans d’aventure, de romans exotiques, de romans policiers : le « roman de la victime », qui se concentre sur une victime innocente (victime de crimes ou d’erreurs judiciaires) et mêle au drame social à la Eugène Sue des éléments de suspens et des effets de peur venus du roman policier. Une fois de plus, c’est l’explosion du genre journalistique du faits divers qui nourrit cette littérature.
A noter en conclusion une certaine proximité entre la bédéphilie des années 1960 et les amateurs de littérature populaire ancienne. Francis Lacassin, par exemple, s’intéresse à ces deux objets littéraires alors largement déconsidérés. Ceci peut expliquer le choix de ce thème dans le contexte de cette décennie, pour viser un public adulte amateur de bande dessinée.

Dans Blanche Epiphanie, les auteurs construisent leur intrigue en s’inspirant de cette littérature populaire de la Belle Epoque : Blanche est une innocente accusée à tort, comme l’héroïne de La porteuse de pain, roman le plus célèbre de Xavier de Montépin (auteur explicitement cité dans la préface de Jean-Pierre Donnet des éditions du SERG). Mais l’humour parodique, qui suggère au lecteur une interprétation décalée de l’histoire, tient au procédé d’exagération fonctionnant de manière ininterrompu. Il intervient dans le récit, en rapport avec le corpus des romans populaires, à deux niveaux.
Il y a d’abord exagération des principes mêmes du mélodrame : le pathétique, le poids du destin, les archétypes moraux, le sacrifice à la vraisemblance. Blanche, par exemple, garde sa naïveté même dans les situations les plus invraisemblables alors que son pire ennemi, le banquier Adolphus, est le stéréotype du méchant bourgeois exploitant ses pauvres employés. Ce qui était un schéma narratif « sérieux » censé effrayer le lecteur devient le mécanisme idéal d’un comique de répétition. L’exemple le plus frappant étant le fait qu’à chaque épisode Blanche se trouve déshabillée, que ce soit par un être humain ou par n’importe quel autre aléas de son environnement, et dévoile ainsi de larges parties de son anatomie.
Mais l’exagération la plus efficace est sûrement le recours à toutes les déclinaisons du roman-feuilleton. Si le point de départ est bien le roman dramatique dit « de la victime », Lob ajoute dans son scénario des motifs issus du roman policier (le justicier masqué Défendar rappelle le Judex d’Arthur Bernède, rendu célèbre au cinéma en 1917 par Louis Feuillade), du roman d’aventures (Blanche et son justicier voyagent à travers le monde), du roman exotique (Blanche se retrouve dans l’univers des harems et de la traite des blanches, thématiques récurrentes de romans populaires à tendance érotique jouant sur l’orientalisme) et, bien sûr, la littérature érotique. Avec cette superposition de genres qui, d’habitude, ne se rencontrent pas de façon aussi complère, on frôle l’accumulation, autre effet comique diablement efficace.
Une dernière chose mérite cependant qu’on s’y arrête : l’ambiguïté de l’érotisme dans Blanche Epiphanie est le reflet de l’ambiguïté des auteurs face au genre qu’ils parodient. Pour reprendre un commentaire d’Harry Morgan : « Le feuilleton du martyre féminin est détourné, puisque les auteurs rendent explicite le fait que les malheurs de Blanche Épiphanie intéressent surtout le cochon qui sommeille en tout lecteur. Quant au dessin de Pichard, il est foncièrement libidineux. ». Deux interprétations de l’érotisme outrancier de la série sont possibles : s’agit-il d’un simple procédé parodique visant à moquer les sous-entendus libidinaux du roman-feuilleton du XIXe siècle, ou d’une manière de représenter le plus de formes féminines possibles (la parution dans V Magazine penchant plus nettement du second côté) ? Quand un encadré nous annonce à l’entrée de Blanche dans un bordel « Le lecteur très averti aura déjà deviné l’effroyable situation de notre héroïne, perdue dans l’un de ces lieux sinistres que la décence nous interdit de nommer », il fait preuve de la même hypocrisie complice que les auteurs, rendant par là complémentaires les deux interprétations. En ce sens, Blanche Epiphanie est une parodie assez subtile qui mêle premier et second degré, décalage humoristique et hommage nostalgique à son modèle passé (Pour aller plus loin sur Georges Pichard, la revue Bananas lui a consacré un dossier dans son numéro 3 de janvier 2011, qui marque le retour de cette revue d’étude menée par Evariste Blanchet.).

Amour, passion et CX Diesel ou le destin du soap opera
Dans le tout récent Amour, passion et CX diesel, James au dessin et Fabcaro au scénario s’inscrivent dans cette même lignée de la parodie de genre populaire, mais tranchent plus franchement (et en cela moins subtilement) vers le second degré et le décalage pour provoquer l’humour. Cette histoire paraît dans Fluide Glacial (on sait l’attachement presque originelle de ce titre à la parodie) de novembre 2010 à février 2011 avant d’être publié en mars 2011 dans un album chez le même éditeur. Il s’agit de la première collaboration des deux auteurs, et on retrouve le style animalier de James.
Nous sommes en 2011 et les représentations ont changé : le roman-feuilleton a perdu son impact à mesure du déclin de son support, la presse, mais a trouvé une succession dans le nouveau média de la culture de masse : la télévision. C’est le genre télévisuel du soap opera que les deux dessinateurs de Fluide Glacial tournent en dérision. Le soap opera peut effectivement être vu comme un héritier du roman-feuilleton. Il partage avec lui deux caractéristiques essentielles. Profondément lié à une diffusion de masse, il est destiné à un public surtout intéressé par le divertissement. La fidélisation de ce public s’obtient par des techniques narratives fondées sur le suspens (cliffhanger, personnages récurrents, retournements de situations…), des personnages stéréotypés, et sur une intrigue potentiellement infinie. Il s’en distingue toutefois par sa manière de mếler les intrigues parallèles, ce qui permet de satisfaire une des intrigues tout en en poursuivant une seconde ; cette caractéristique, également liée au besoin de fidéliser, est moins présente dans le roman-feuilleton, quoique Les mystères de Paris en fassent usage. Le soap opera se développe à la télévision aux Etats-Unis et au Royaume-Uni à partir des années 1950. La plupart des séries télévisées ayant rencontré un succès en France (et dont nos auteurs ont pu s’inspirer) datent des années 1970-1980 : Des jours et des vies, Amour, Gloire et Beauté, les Feux de l’Amour, Santa Barbara

Amour, passion et CD diesel s’emploie naturellement à immortaliser les tics narratifs du soap opera. Il raconte une histoire de famille, celle des Gonzales : Harold Gonzales, le père, va bientôt mourir et ses quatre enfants (Brandon, Bill, Pamela et Jean-Mortens) convoitent sa CX diesel. Qui va en hériter ? A la façon des dialogues incessants entre protagonistes, chaque strip soulève une nouvelle péripétie : enfant illégitime, coucheries, révélations fracassantes…
Mais la parodie repose ici plus directement sur un décalage burlesque,c ‘est-à-dire un changement de registre par rapport à l’objet parodié. Dans les soap operas, les intrigues sont mélodramatisées au possible, et se veulent, au moins en apparence, parfaitement sérieuses. Dans Amour, passion et CX Diesel, Fabcaro et James transpose le glorieux univers américain des séries télévisées dans une famille française, dès le titre, puisque la « CX diesel » sonne comme la marque piteuse d’une ambition qui détonne avec celle des héros américains, souvent de richissimes propriétaires. Là où la famille Forrester d’Amour, Gloire et Beauté dirige une grande marque de haute couture, Brandon Gonzales d’Amour, passion et CX diesel est le gérant d’un night club minable et le reste de la famille est globalement un groupe de losers idiots. Là où Blanche Epiphanie se situait presque dans le domaine de l’hommage amusé, Amour, passion et CX diesel est beaucoup plus critique. A moins de l’interpréter comme un hommage à ceux des spectateurs de soap opera qui les regardent pour s’en moquer, ce qui, après tout, est un usage possible.
Là où cette oeuvre diffère un peu de Blanche Epiphanie, c’est que la parodie n’est pas son seul objectif. L’humour ne vient pas que des références à l’objet parodié, il peut apparaître de lui-même, et le décalage est aussi là pour se moquer de notre société contemporaine, de son vocabulaire par exemple (« développeur de projets », « éco-responsable »). Cette dérision du quotidien, ce sont des terrains sur lesquels James et Fabcaro se sont déjà aventurés dans d’autres albums. Et un lecteur avisé retrouvera même quelques allusions au milieu professionnel de la bande dessinée, un des thèmes récurrents de James sur son blog, notamment (voir à ce propos mon Parcours de blogueur qui lui est consacré). La parodie, ici, est davantage un décor qu’une finalité.

De quelques procédés parodiques appliqués à la nostalgie du feuilleton
La récente exposition Parodies du CIBDI et son catalogue exploraient les tenants et aboutissants de la parodie en bande dessinée, rappelant à quel point cette modalité humoristique est une part importante de la bande dessinée humoristique. Fluide Glacial en fut d’ailleurs l’un des moteurs. D’autre part, Thierry Groensteen soulignait dans le catalogue l’importance de la littérature de genre comme objet à parodier : « En plus d’être un répertoire de thèmes, de situations, d’emplois archétypes, un genre à la particularité de fonctionner selon une « règle du jeu » implicite. (…) En règle générale, le parodiste borde des variations sur les ingrédients typiques et les clichés du genre ; quant à la règle du jeu, il la bafoue ou, au contraire, l’exacerbe, la porte à un degré d’absurdité. ». Ce sont ces techniques de réappropriation des codes narratifs du feuilleton populaire que nous avons vu dans Blanche Epiphanie et Amour, passion et CX diesel.
Il est aussi amusant de constater que, consciemment ou non, ces deux histoires copient le feuilleton jusque dans leurs modes de diffusion… en feuilleton. On a en effet tendance à oublier que la diffusion périodique existe encore dans la bande dessinée et qu’elle a son importance. Mais, qu’il s’agisse de Blanche Epiphanie dans V Magazine en 1967 ou d’Amour, passion et CX diesel dans Fluide Glacial en 2010-2011, les deux oeuvres ont été conçues pour une diffusion en feuilleton à suivre. Cela se ressent dans leur construction même, qui imite d’autant mieux le genre parodié. Dans Blanche Epiphanie, des encarts de textes débutent et terminent les épisodes, où le narrateur facétieux réintroduit le suspens à la manière du roman-feuilleton : « Allons-nous assister au triomphe d’Adolphus ? Le crime va-t-il bafouer la vertu ? ». Si, dans la version en album, ces encarts demeurent folklorique, comme une concession au genre, ils prennent une vraie importance quand on sait que la série a été diffusée par épisodes. Le mimétisme n’en est que meilleur. Ces procédés sont moins flagrants dans la version album d’Amour, passion et CX diesel, même si le découpage feuilletonesque a conduit à des épisodes en forme des strips humoristique ayant chacun leur chute. D’alléchants encarts de textes étaient toutefois présents dans la diffusion en revue.
Enfin, la parodie passe également par la reconstitution d’un univers visuel, car dans les deux cas, elle est empreinte de nostalgie. L’ancrage dans le passé est important, il fait partie du jeu parodique. James reproduit ainsi des représentations stéréotypées des années 1970 : la CX diesel, le night club, la coiffure afro, les décors improbables en peau de zèbre et de léopards, le kitch, sans oublier les faux prénoms américains (Brandon, Bill, Jessifer, Pamela) qui font partie d’un décorum qui est moins le code des soap operas et de leur époque que le code des représentations types que l’on s’en fait de nors jours. Georges Pichard, quant à lui, s’applique à dessiner des bâtiments Art nouveau, signaux visuels de la Belle Epoque. Mais il va plus loin en appliquant le principe de mimétisme visuel à la mise en forme de l’histoire : il multiplie les arabesques et les cartouches géométriques, selon une pratique des décors de la fin du XIXe siècle, y compris dans les ornements éditoriaux. Autant Blanche Epiphanie joue et assume des stéréotypes nationaux français (Défendar pratique la boxe française et porte une petite moustache ; il préfigure un peu Super Dupont que Lob imaginera un peu plus tard), autant Amour, passion et CX diesel repose sur la transposition d’un genre télévisuel purement américain dans un univers français (ce que j’appelais plus haut le décalage burlesque). Une sorte de Plus belle la vie conscient de son ridicule, en quelque sorte.

Pour Harry Morgan, la littérature populaire a toujours constitué un terreau fertile au développement de la bande dessinée, un imaginaire porteur de mythes sur lesquels elle a pu fréquemment s’appuyer. Dans ces deux albums, cette échange se produit de façon consciente, sur le mode parodique. Il n’en est pas moins riche des relations qui peuvent s’établir entre deux médias aux formes toutes différentes.