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Golothon 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)

Après Ballades pour un voyou en 1979 dans Charlie, Golo poursuit sa carrière de dessinateur de bande dessinée dans une indéfectible collaboration avec Frank, et toujours sur la voie du polar noir et social. Entre 1981 et 1987, il publie plusieurs histoires, plus ou moins longues, sur la droite ligne de Ballades pour un voyou en se rapprochant d’éditions et de revues alternatives, emblématiques de cette époque : L’Echo des savanes et Futuropolis.

Les années Frank à l’Echo des savanes : retour sur la nouvelle presse

On avait précédemment vu les débuts de Golo dans le contexte de la nouvelle presse de bande dessinée pour adultes, notamment dans le vénérable Charlie Mensuel des éditions du Square. C’est au sein du même bâteau qu’il poursuit sa collaboration avec le scénariste Frank. En effet, après avoir terminé Ballades pour un voyou, Frank et Golo reviennent ponctuellement dans Charlie pour livrer une histoire courte, « Le sphinx de verre », en juin 1980. Cette même année, Golo participe régulièrement à certains articles de Jean-Patrick Manchette sur le polar et réalise seul une brève série anecdotiques d’histoires en deux pages intitulée « Les petits métiers de Paris ». Mais, tout en poursuivant cette collaboration, Golo et Frank vont se tourner vers d’autres revues et en particulier L’Echo des savanes, des éditions du Fromage. Reprenant la formule des récits courts qu’ils avaient commencé à concevoir dans Charlie, ils y entrent en mai 1981. En guise d’intronisation, Golo réalise même la couverture.
Là où Charlie Mensuel avait une forme d’antériorité, puisque, créé en 1969, il appartenait à la même équipe que le Hara-Kiri de 1960, L’Echo des savanes descendait d’une autre branche. En effet, il appartient à l’élan mythifié de la « nouvelle presse de bande dessinée » du milieu des années 1970, celle qui émerge à partir du laboratoire du Pilote des années 1960 et à qui on attribue à tort l’apparition de la bande dessinée adulte. Reprenons la légende : en 1972, trois auteurs de Pilote, travaillant tous trois dans le domaine de l’humour, décident de quitter la revue pour des raisons de désaccords avec René Goscinny, le rédacteur en chef : Nikita Mandryka, Claire Brétécher et Gotlib. Ils fondent L’Echo des savanes dont la couverture qui arbore le macaron « réservé aux adultes » traduit bien tout le fond de la querelle avec Goscinny : lui souhaitait conserver son lectorat adolescent, là où les trois compères voulaient aborder des thèmes et un humour plus « adulte ». Mais la question du public masque un enjeu plus profond de cette séparation : la liberté des auteurs. L’Echo des savanes a comme particularité d’être une forme avancée d’auto-édition où les dessinateurs peuvent donner libre cours à des expérimentations inédites impossibles dans un magazine comme Pilote édité par Georges Dargaud, et répondant donc à des impératifs commerciaux évidents. Métal Hurlant jouera le même rôle pour Moebius et Druillet. Je parle de forme « avancée » d’auto-édition dans la mesure où Mandryka, Brétécher et Gotlib fondent, pour soutenir leur revue, les éditions du Fromage, de même que Moebius et Druillet fondent Les Humanoïdes Associés. En attendant, L’Echo des savanes est de plein droit, par ce mythe fondateur de l’auto-édition, un journal underground sur le modèle américain de Mad et de Zap Comix. Et il est beaucoup plus proche que Charlie Mensuel de la tradition de la bande dessinée pour enfants, moins du dessin de presse et de la presse satirique.
Toutefois, cette dimension underground est celle de L’Echo des savanes des années 1970. Quand Golo et Frank y entre en 1981, le journal a considérablement changé. Deux des fondateurs sont partis (Gotlib pour fonder Fluide Glacial et Claire Brétécher pour Le Nouvel Observateur) et Nikita Mandryka est resté jusqu’en 1979. Entretemps, de nombreux auteurs sont venus rejoindre le journal, certains viennent de Pilote (Jean Solé), d’autres viennent de l’illustration et du dessin de presse (Martin Veyron), d’autres enfin commencent leur carrière dans L’Echo des savanes (Philippe Vuillemin, Jean-Marc Rochette), sans oublier les auteurs étrangers (Tanino Liberatore, Carlos Trillo) et ceux qui ne viennent pas directement de la bande dessinée (le groupe Bazooka, Jean Teulé). D’autres, enfin, sont déjà passés par Charlie ; c’est le cas de nos deux auteurs Golo et Frank, mais aussi de Jacques Lob.

Il y a bien dans toute cette presse de la fin des années 1970 une effervescence créatrice, souvent tapageuse et transgressive, qui lie la plupart des titres de revues de bande dessinée pour adultes.

Permanence du polar

Dans L’Echo des savanes, Golo et Frank poursuivent leur travail sur l’adaptation d’un genre, le roman noir, en bande dessinée. De mai 1981 à janvier 1982, ils publient plusieurs histoires courtes dans la même veine. Ce modèle du récit complet et court en bande dessinée, équivalent graphique de la nouvelle en littérature, s’est abondamment développé avec l’apparition de la nouvelle presse. Des histoires d’une dizaines de pages maximum, souvent moins, indépendantes les unes des autres, qui viennent rompre avec le modèle classique de l’histoire « à suivre » dont la destination finale est la publication en albums. Elles permettent aussi indirectement aux jeunes dessinateurs de s’essayer à des exercices de style et connaîssent alors leur heure de gloire dans la collection « X » de Futuropolis qui met en album des histoires complètes inhabituellements courtes sur ce support. Certes, dans le domaine humoristique, ce modèle du récit court était déjà courant ; c’est moins le cas dans le genre du récit « sérieux », ici policier. Golo et Frank avaient d’ailleurs commencé, dans Ballades pour un voyou, par le récit à suivre. Ils explorent ici une nouvelle façon de raconter.
Il est temps ici de parler brièvement de Frank Reichert avec lequel Golo collabore régulièrement. En temps que scénariste de bande dessinée, il participe à un moment où le métier de scénariste, désormais pleinement reconnu, se « littérarise », et devient une des interfaces du dialogue entre bande dessinée et littérature que vient entériner la revue (A Suivre) dans les années 1980. Le scénariste n’est plus seulement là pour construire une histoire dessinée, il complexifie les intrigues et poétise les textes et les dialogues. Grâce à Frank, mais aussi à Jean Teulé ou encore à Jean-Pierre Dionnet la bande dessinée s’ouvre à d’autres domaines de la littérature jusque là peu explorés. En l’occurence, dans le cas de Frank, le roman noir. Beaucoup de ses scénaristes ne vont faire que des incursions momentanés dans la bande dessinée. C’est le cas de Frank. Il commence dans ce milieu en tant que traducteur de l’espagnol ou de l’anglais. Il va traduire pour divers éditeurs (Futuropolis, Humanoïdes Associés, Hachette) des auteurs américains anciens comme Georges McManus, Chester Gould, ou contemporains comme Bill Watterson. Parallèlement, il va scénariser pour Golo mais aussi pour Baudoin. Mais c’est bien en tant que traducteur qu’il va se faire connaître aussi dans la littérature, et en particulier comme traducteur de roman policier américain, profession qu’il exerce toujours maintenant. Plus récemment, c’est lui qui traduit les romans de fantasy de Glen Cook. Quant à son travail de scénariste de bande dessinée ne dépasse pas les années 1980 ; ce qu’on peut regretter dans la mesure où il commençait à construire un univers tout à fait cohérent qu’il n’a pu exprimer nulle part ailleurs. Ce Golothon sera une manière d’esquisser les contours de sa représentation du monde sombre, désabusée, mais comique dans sa cruauté.

La volonté littéraire de Frank est présente dans les récits courts qu’il livre avec Golo par l’utilisation fréquente d’une voix-off qui commente les scènes dessinées, véritables partage des tâches entre l’écrivain-scénariste et le dessinateur-illustrateur. Dans « Gitanes philtres », cette complémentarité texte narratif/dessin illustratif est particulièrement bien développé : le narrateur confesse poétiquement sa vie trouble sur le fil d’une fumée de cigarette tandis que les dessins en illustrent la face noire mais réelle.
Passer du récit long au récit court implique évidemment des évolutions au niveau de l’intrigue. Les histoires, regroupées sous divers titres selon les revues (Le bonheur dans le crime, Petits métiers de Paris…) se concentrent davantage sur la recherche d’une atmosphère et laisse de côté la complexité de l’intrigue, en mode mineur. Elles sont d’ailleurs moins baroques que Ballades pour un voyou dans leur utilisation de la référence et, notamment, de la citation. L’accumulation des débuts est passée et s’assagit dans un format plus restreint. Mais elles conservent de nombreux traits de cette première histoire, comme cette façon de se placer sous la bénédiction de quelques écrivains : Louis-Ferdinand Céline, B. Traven, Pierre Mac Orlan… Mais aussi Francis Carco, écrivain du Paris des années folles : l’une des histoires, « Le sphinx de verre », est une libre adaptation aux années 1980 de Bob et Bobette s’amusent (1919), qui raconte (avec la langue élégante qui caractérise Carco) le destin équivoque de deux tourtereaux entre prostitution et sales combines. L’interprétation qu’en donne Golo et Frank sait conserver l’humour noir de cette étude de moeurs et l’adapter au monde moderne. Chez eux se retrouve toute l’exaltation nostalgique d’une littérature souvent considérée comme mineure, mais qui dit beaucoup sur la société et vit plus qu’on ne le croit.

L’usage de la nouvelle dans le polar n’a rien de surprenant : tout comme la science-fiction et la fantastique, le genre policier possède une solide tradition de récits courts, illustrée dès le XIXe siècle par Edgar Allan Poe, puis par Agatha Christie ou Georges Simenon au siècle suivant. Frank et Golo cherchent à en traduire en image deux des caractéristiques principales : une poétique de la chute et une primauté donnée à l’ambiance plus qu’à l’histoire en elle-même. Et bien sûr, le modèle de la nouvelle permet d’explorer des expérimentations originales, comme le flash-back de « Le joyau dans le lotus ». On se rapproche en réalité de l’anecdote, voire du faits divers journalistique, et c’est là que la figure de Carco me revient en mémoire, lui qui se voulait aussi journaliste, ou plutôt reporter du Paris interlope des années 1920. Frank et Golo transfèrent cette ambition à leur époque à eux, mais les truands sont restés des truands, la drogue circule aussi bien, les prostituées vendent toujours leurs appas, les policiers sont toujours aussi corrompus, et les brutes malheureuses finissent toujours par se suicider à bout portant. Si, avec Frank, la recherche sociologique se traduit par des dialogues vifs et une poétique de l’oralité, Golo en profite pour accentuer ses dons de caricaturistes. Il nous représente une société bigarrée qui navigue autour de Barbès et de Pigalle. La série « Les petits métiers de Paris », qui égrène le blouson noir, les arnaqueurs au bonneteau, le voyeur, en est un bon exemple.
Certes, le trait de Golo est plus relâché dans ces récits courts, moins virtuose que dans Ballades pour un voyou, et parfois un peu faible par rapport à l’ambition littéraire de Frank. Mais il se rattrape dans les scènes de foule, comme l’évacuation précipitée et drôlatique du bar « Atlas » dans « Un si joli sourire kabyle ». Et on ne peut pas lui reprocher de faire la moindre concession graphique face à l’expressivité des scènes, dans toute leur violence et leur crudité. Il peint une vision captivante des années 1980 qui n’est pas sans rapport, on l’a vu, avec la décadence urbaine magnifique de l’entre-deux-guerres, illustrée elle par des dessinateurs et peintres comme Otto Dix, Kees Van Dongen, Albert Dubout…

Le refuge Futuropolis

Mais les années 1980, c’est aussi la décennie qui voit la perte de vitesse de la presse de bande dessinée, et particulièrement de la « nouvelle presse » des années 1970, dont tous les titres, sauf peut-être Fluide Glacial connaissent d’importantes difficultés financières. En 1982, L’Echo des savanes doit être racheté par Albin Michel et de janvier à novembre, aucun numéro ne paraît sauf un hors-série « spécial New York » en juillet. La nouvelle formule axe nettement sur l’érotisme et réduit la part de bandes dessinées au profit du rédactionnel. Dans les faits, de nombreux anciens auteurs sont déjà partis ailleurs et quand la bande dessinée commencent vraiment à revenir dans le journal vers 1984, c’est en grande partie autour d’une nouvelle équipe. Pour ce qui nous importe aujourd’hui, Golo et Frank ne reviennent pas dans le journal qu’ils ont quitté au moment du rachat par Albin Michel. Tout de même, ultime trace de leur passage à L’Echo des savanes, plusieurs des histoires parues dans la revue sont rassemblées en 1982 dans un recueil intitulé Same player shoots again. Paradoxalement, l’éditeur est « Le Square-Albin Michel ». En effet, (suivez bien!), la vénérable maison littéraire Albin Michel, fondée en 1900, se lance alors sur le marché de la bande dessinée. Non content de racheter les éditions du Fromage qui éditent L’Echo des savanes, elle a aussi rachetée en 1981 les éditions du Square qui éditent Charlie Mensuel, s’appropriant ainsi une partie de la presse underground des années 1970. Ainsi commence l’intrusion de l’édition généraliste dans un secteur de l’édition jusque là dominé par des éditeurs spécialisés.

C’est auprès d’un autre éditeur qu’Albin Michel, Golo et Frank vont trouver un moyen d’être édités en album : Futuropolis. J’ai déjà eu l’occasion de narrer l’histoire de Futuropolis en ces lieux et je vais me contenter ici d’en rappeler les grandes lignes. En 1972, Etienne Robial et Florence Cestac reprennent la librairie spécialisé de Robert Roquemartine Futuropolis et se lancent progressivement dans l’édition d’albums. Comme avec Charlie Mensuel, c’est une partie du monde de la bédéphilie qui participe au renouvellement éditorial des années 1970. Le catalogue de Futuropolis se veut profondément exigeant, à la recherche des jeunes dessinateurs de l’époque. Au début des années 1980, à une époque où le support de l’album commence à gagner sérieusement du terrain sur la presse, Futuropolis est au plus haut Elle fédère de nombreux auteurs ayant commencé dans la nouvelle presse. Conscient de l’émergence du nouveau support, elle a notamment pour stratégie de recueillir en album des histoires qui paraissent dans les revues sans aboutir à un album chez leur éditeur d’origine (d’autant plus avec la fin des éditions du Square et du Fromage). Christin et Bilal y réédite Rumeurs sur le Rouergue (Pilote) ; Charlie Schlingo y édite sa série Désiré Gogueneau est un vilain (Charlie Mensuel) et Jean-Claude Denis sa série Luc Leroi ((A Suivre)).
L’arrivée de Golo et Frank chez Futuropolis s’inscrit parfaitement dans la complémentarité qui se crée alors. En 1982 paraît Rampeau !, dans la collection Hic et Nunc (collection au format « traditionnel »). Sous ce titre qui fait référence à un jeu de quilles du sud de la France, il s’agit d’un recueil de plusieurs histoires courtes (environ 5 pages) de notre duo parues dans trois revues : Charlie Mensuel, L’Echo des savanes, (A Suivre). On y retrouve notamment la série presque ethnologique des « Petits métiers de Paris » parue dans Charlie Mensuel. D’autres albums vont suivre : Le bonheur dans le crime en 1982, encore la reprise d’une série parue dans l’Echo des savanes, et c’est la même chose dans Nouvelles du front en 1985, qui va voir du côté de récits parus dans Circus, Libération et Pilote. En 1987 paraît un second Rampeau qui n’est autre que la réédition chez Futuropolis du Same player shoots again de 1982.
Par la violence de ses thèmes et le caractère peu politiquement correct de ses intrigues, on comprend aussi que l’oeuvre forgée par Golo et Frank ait du passer en partie par des éditeurs underground et alternatif, volontairement à la marge du système. D’abord les sujets font la part belle à la violence, à la drogue et au sexe, des repoussoirs presque automatiques pour des éditeurs frileux. Et après tout, c’est une France marginale qui est décrite dans ses histoires courtes qui ressemblent fort à ce que les journalistes actuels appelleraient de la « bande dessinée sociale » comme s’ils inventaient la poudre. Mais le reportage social en bande dessinée, menée sur le ton de l’anecdote, possède une réelle tradition : Baru en est un des meilleurs exemples, et Golo et Frank en illustrent une face plus romanesque et provocante.

Ma description a pu paraître profondément absconse et bien trop érudite, accumulant les dates et les titres. A ma décharge, c’est là une des difficultés à parler de la bande dessinée des années 1980. C’est une décennie de transition par excellence : perte de vitesse de la presse, mutation de l’underground, reconfiguration de la presse pour enfants, nostalgie profonde pour l’école belge… Les titres et les maisons d’édition se multiplient sans grille de lecture aussi claire que les décennies précédentes. Les auteurs eux-mêmes ne sont plus guère attachés à un éditeur ou à une revue mais naviguent de l’un à l’autre, brouillant leur propre piste, cherchant les moyens d’être édités au sein de multiples structures dont les compétences et les politiques éditoriales se chevauchent. Le destin des polars courts de Golo et Frank est parfaitement représentatif de cette époque considérée comme celle d’une « crise » de la bande dessinée ; mais, dans le fond, le terme « crise » ne cache-t-il pas plutôt une reconfiguration des règles éditoriales où les limites entre les secteurs sont moins essentielles qu’avant ?

Pour en savoir plus :
Same player shoots again, scénario de Frank, Le Square – Albin Michel, 1982
Rampeau !, scénario de Frank, Futuropolis, 1982
Le bonheur dans le crime, scénario de Frank, Futuropolis, 1982
Nouvelles du front, scénario de Frank, Futuropolis, 1985
Rampeau 2, scénario de Frank, Futuropolis, 1987

La plupart des références à l’histoire de la bande dessinée proviennent de l’ouvrage de Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, musée de la bande dessinée/Skira, 2010.

Golothon 1 : Ballades pour un voyou, Editions du Square, 1979

Il m’aura fallu plusieurs mois avant de trouver l’auteur qui allait succéder à Baru après mon « Baruthon » de l’année 2010, qui consistait à lire et commenter en un an l’intégralité de l’oeuvre d’un auteur. Comme le successeur de Baru à la présidence du FIBD d’Angoulême m’avait laissé coi (ma connaissance du domaine américain étant bien trop limitée), j’en étais resté là de mes réflexions.
Puis m’est venue l’idée de parler de Golo, que j’ai découvert, souvenez-vous, il y a moins d’un an, avec la sortie de ses Milles et une nuits au Caire chroniqué lors d’un voyage en Egypte. Pourquoi Golo ? Peut-être parce que, à l’instar de Baru, il demeure un auteur assez peu connu par le public, et pourtant passionnant sur bien des points. Et si la partie égyptienne de son oeuvre commence à se faire reconnaître, en relation avec les évènements politiques qui secouent le pays, ses oeuvres plus anciennes n’ont fait l’objet d’aucune réédition, ce qui, cette fois, le distingue nettement d’un Baru qui, par la présidence du festival d’Angoulême 2010, a vu la plupart de ses albums, y compris les plus anciens, resurgir dans des éditions toutes neuves. Je note au passage qu’en parcourant la toile, à part une fiche Wikipédia, une autre dans Lambiek.net, et bien sûr les descriptions de ses albums sur les catalogues en ligne des éditeurs, je n’ai pas trouvé le moindre site ou article un peu complet dédié à Golo. Donc disons que ce sera l’occasion d’engager la réflexion autour de ce dessinateur…
Et, sait-on jamais, si un éditeur bienheureux passe par ici, il aura au moins un client pour la réédition des oeuvres de Golo…

Les débuts de Golo dans la presse


Guy Nadeau, qui choisit pour pseudonyme Golo, commence sa carrière au début des années 1970 (la date varie selon les sources, entre 1971 et 1973) comme dessinateur de presse. Mais pas de n’importe quelle presse : il participe à l’engouement pour une presse que j’ai du mal à qualifier autrement que « rock » par les attaches qu’elle affirme pour cette musique, mais qui, en réalité, s’étend bien au-delà au sein d’une culture contestataire et jeune, friande de contre-culture pour ne pas employer l’horrible terme journalistique « branchée ». Au milieu des années 1980, l’idée d’une « culture rock » engagée à gauche et dépassant le seul goût pour un genre musical se cristallisera autour des Inrockuptibles. L’archétype de cette presse musicale mais ambitieuse qui apparaît à partir de la fin des années 1960 (Rock and Folk, encore en vie, est fondée en 1966) est Actuel. Ce mensuel est fondé en 1968 et s’engage sur le terrain de ce qu’on nomme alors les « contre-cultures ». Tout naturellement, il croise un grand nombre de dessinateurs de bande dessinée et accueille le dessin entre ses pages, devenant une première passerelle entre la culture underground contestataire et la bande dessinée. Dans les pages d’Actuel, on pouvait lire Marcel Gotlib, Robert Crumb, Francis Masse : la revue vit grandir toute une génération de dessinateurs et c’est bien à tort qu’on l’oublie quand on évoque la bande dessinée de presse pour adulte des années 1970. Actuel participait , dans le domaine de la bande dessinée, du même mouvement que Charlie, Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, par la recherche d’une irrévérence pointue. Je cesse là ma description, de peur de m’aventurer sur un terrain trop connu, bien conscient des dangers d’assimiler presse underground et presse rock. Les spécialistes n’hésiteront pas à me reprendre.
Revenons à Golo. Dans le contexte de foisonnement d’une presse rock et underground, il commence à dessiner pour le magazine Best, mensuel fondé en 1968 et concurrent direct de Rock and Folk. La revue sait profiter des grandes évolutions du rock des années 1970, et notamment le punk, puis le hard rock. Le dessin y est présent, au point que, dans les années 1980, le dessinateur Bruno Blum y tient une rubrique dédiée : c’est bien par presse interposée que se nouèrent les liens entre auteurs de bande dessinée et journalistes rock (Métal Hurlant servant de pendant de l’autre côté, qui a certainement plus de points communs avec Best qu’avec Le journal de Spirou).
Golo reste fidèle à la presse de la contre-culture des années 1970 et livre des dessins pour Actuel, Zoulou, Hara-Kiri, autant de titres mêlant rédactionnel culturel alternatif, dessins de presse et engagements politiques. C’est aussi durant cette décennie qu’il commence à travailler pour des journaux égyptiens. Mais de ses débuts dans une presse culturelle marquée par la contre-culture, Golo franchit finalement le pas vers des revues entièrement consacrées au dessin de presse et à la bande dessinée. Nous sommes alors en juillet 1978 et il collabore avec le scénariste et traducteur Frank Reichert, (alias Frank, à ne pas confondre avec Frank Pé) pour créer leur première série de bande dessinée, Ballades pour un voyou dans Charlie Mensuel.

Charlie, passerelle entre le dessin de presse et la bande dessinée

Je m’étendrai sans doute plus longuement sur Frank à une autre occasion : il devient le scénariste attitré de Golo pour les années à venir. Pour l’instant, quelques précisions sur Charlie Mensuel, car souvenez-vous que l’un des leitmotiv de ce Golothon, comme pour le Baruthon, est de replacer l’auteur dans l’histoire de la bande dessinée française.
A la fin des années 1970, la presse est encore le principal support de la bande dessinée. La décennie a vu une nouvelle presse adulte apparaître et, surtout, trouver un public et un succès (là où quelques tentatives avaient échoué dans les années 1960, comme Chouchou). Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, sont les plus connus de ces titres. Charlie Mensuel est en un autre, plus ancien (1969) et différent en ce qu’il ne dérive pas directement de la presse pour adolescents. Au contraire, Charlie Mensuel se trouve à la croisée entre deux mouvements et héritages. D’une part il est un des titres de la presse contestataire et underground déjà citée plus haut ; il en incarne le versant satirique, puisqu’il est créé par les éditions du Square qui publient depuis 1960 le journal Hara-Kiri du professeur Choron. Dans les pages de Charlie Mensuel se retrouvent de nombreux dessinateurs de presse, parmi les plus virulants : Cabu, Gébé, Reiser, et bien sûr Wolinski qui en est le rédacteur en chef à partir de 1970. D’autre part, côté bande dessinée, Charlie Mensuel dérive de la tradition des fanzines bédéphiles des années 1960, aussi bien des revues d’études nostalgiques que des revues de publication/réédition. C’est par son penchant bédéphile qu’il va rééditer des auteurs américains anciens (Al Capp, Herriman, Bud Fisher) et faire connaître des auteurs étrangers contemporains, en particulier américains, argentins et italiens (Schultz, Breccia, Copi, Crepax, Munoz et Sampayo…).
De cette façon, on comprend mieux l’entrée de Golo en bande dessinée, lui qui avait commencé comme dessinateur de la presse rock. En ce sens, Charlie Mensuel a constitué une plate-forme où se sont mêlées des traditions graphiques et journalistiques, la bande dessinée ayant été une des briques de cette construction culturelle multiforme.

L’influence du dessin de presse n’est pas négligeable chez Golo, et c’est pour cela qu’un petit détour par l’histoire de Charlie Mensuel n’était pas inutile. On retrouve chez lui, tout au long de sa carrière, un goût pour la représentation caricaturée de ses contemporains, en particulier dans d’intenses scènes de rue. Ballades pour un voyou est plein de foules où chaque trogne est travaillé le plus précisément possible, comme un calque d’une réalité urbaine déformée. Dans cette série, c’est le Paris des années 1970 qu’il croque, un Paris nocturne et interlope qui fonctionne souvent sur le mode du stéréotype (le blouson noir, le juif pingre, le voyou à la gueule cassé, l’adolescente rebelle de bonne famille…), mais y gagne, dans le fond, une force satirique. Par-delà l’intrigue policière, que je ne vais pas tarder à vous conter, le dessin lui-même (et le dessin seul) se risque à quelques infidélités en racontant en arrière-plan d’autres histoires, anecdotiques mais témoignant d’un bon sens de l’observation qui est le propre des dessinateurs satiriques de presse. La génération de Golo regorge de ces jeunes dessinateurs (Cabu, notamment) qui s’attachent très vite à dépeindre une société post-soixante-huitarde, jeune et contestataire. Chez Golo se sent, dès cette première série, une véritable tension presque sociologique pour tirer le portrait de son époque, comme Honoré Daumier et Gavarni faisait de la leur, plus de soixante-dix ans auparavant. Son époque, ou du moins ce que Golo en retient, c’est l’efferverscence du mouvement punk, le retour du rock fifties, la crise qui crispe le rapport à l’argent, la libération sexuelle vainqueur de l’amour, la contestation politique par la violence.

Ballades pour un voyou, une entrée en matière littéraire

Scène de bar à la fin des années 1970 : juke box et blouson noir


A la fin des années 1970, le modèle éditorial canonique prépublication en revue/parution en album est encore solidement implanté. La plupart des maisons d’édition possède à la fois une revue mensuelle ou hebdomadaire et une collection livresque : même Casterman, qui jusque là n’était qu’un éditeur de livre, se lance dans la presse en 1978 avec (A Suivre). Les éditions du Square, qui éditent Charlie Mensuel (mais aussi Hara-Kiri, Charlie Hebdo, et l’hebdomadaire politique à tendance écologique La Gueule ouverte auquel Reiser participe pour le dessin), ont lancé depuis 1974 une collection intitulée « Bouquins Charlie » pour publier leurs auteurs dans des albums à couverture souple. A titre anecdotique, le nom de cette collection est un amusant pied-de-nez anticipé aux prétentions littéraires de la collection des « Romans (A Suivre) » qui nait en 1978 chez Casterman. Mais ce n’est pas si innocent : ces deux collections se ressemblent, tant par la rupture qu’elles imposent en terme de nombre de pages (des albums autour d’une centaine de pages, sans pagination fixe) que dans la densité romanesque des récits proposés.

Toutefois, rendons à César ce qui lui appartient : le scénario de Ballades pour un voyou n’est pas de Golo mais de Frank Reichert, sous le pseudonyme de Frank. C’est le début d’une collaboration qui durera jusqu’à la fin des années 1980. Après tout, Golo ne s’est consacré jusque là qu’à dessiner, et pas à raconter. Frank trouve son inspiration dans la vogue du roman noir qui sévit alors sur la France, venue des Etats-Unis. Des romans policiers qui situent leur intrigue dans le milieu du crime organisé et des villes nocturnes et corrompues, portant un regard profondément pessimiste et cynique sur la société, traitée comme un théâtre de violences et de malhonnêtetés à peine dissimulées : voilà les codes narratifs du roman noir. Dans les années 1970, c’est le romancier et critique Jean-Patrick Manchette qui redonne du souffle à un genre actif en France au moins depuis la Libération (et la création en 1945 de la collection Série Noire chez Gallimard, qui fait découvrir au public français les auteurs américains). Le genre se développe également, dans les mêmes années, au cinéma.
Frank respecte ici avec précision les codifications et les thèmes récurrents du genre, que je vous invite à retrouver dans mon court résumé. L’histoire est celle de Jean, un truand désabusé et nonchalant qui sort de trois ans de prison après un casse manqué et tente de reprendre pied. Il retrouve son ami Vlad et rencontre Babet, avec qui il s’installe. Inévitablement, Vlad lui propose un coup : le vol d’un diamant dans les beaux quartiers parisiens à une bourgeoise dont il a séduit la fille, Sof. Le plan est complexe mais Jean, Vlad, Babet, Sof ainsi que Nicolas et Boris, l’oncle faussaire juif de Vlad, se lancent dans l’aventure. La suite est classique : rien ne se passe comme prévu, entre l’intervention d’une commissaire sadique et les efforts égoïstes de Boris pour tromper un vieil ennemi. Le tout se déroule dans une atmosphère sombre, urbaine, de corruption facile et de règlement de comptes. La violence et le sexe, ingrédients habituels du roman noir, sont bien entendu au rendez-vous : tout est fait pour respecter le code, y compris l’emploi très pointu de l’argot.

L’inspiration littéraire est là : j’aurais l’occasion de la détailler dans les albums suivants qui ancrent le duo Golo/Frank dans la déclinaison du roman noir en bande dessinée. C’est l’émergence d’un style chez Golo qui m’intéresse plus précisément ici. Parfois un peu maladroit sur la durée (des personnages qui changent de visage, des perspectives aléatoires), il n’est pas sans personnalité. C’est ce style graphique étonnant qui permet à l’album de décoller de sa seule influence littéraire. J’ai déjà signalé ce goût pour les scènes de foule. Il rappelle un peu José Munoz (d’autant plus avec le jeu des clairs-obscurs), surtout quand on sait que, depuis 1975, Charlie Mensuel accueille dans ses pages la série policière Alack Sinner, elle aussi déclinaison du roman noir, que l’Argentin dessine sur un scénario de Carlos Sampayo ; la série est très apprécié en France. Difficile, dans ses conditions de ne pas faire le rapprochement. Golo transpose les Etats-Unis d’Alack Sinner en France, tout en conservant l’ambiance noire et urbaine. Munoz affectionne les arrières-plans habités, et l’irruption de figurants au premier plan pour le seul plaisir de représenter de caricaturer ses semblables. Golo emploie ces mêmes techniques dans Ballades pour un voyou.
Un autre procédé propre à Munoz que Golo choisit également d’utiliser est le jeu du collage et de la citation. Il le démultiplie même, jusqu’à tracer, tout au long de l’histoire un patchwork de références des plus diverses, mais qui forment un tout cohérent. Elles interviennent à différents titres et sont de différentes natures : des chansons entonnées par un passant, par une radio, par un juke-box, des citations mises en exergue en début de chapitre, des images photographiques d’actualité rêvées par les protagonistes, un livre, un film ou une revue entraperçus, sans compter le traitement architectural de Paris qui, sans être omniprésent, est parfois reconnaissable (Beaubourg, Montmartre, Barbès…). L’écheveau est trop épais pour que les références se trouvent là par hasard. Nous nous trouvons face à une esthétique du collage par juxtaposition d’image et de texte débouchant sur un vaste travail d’intertextualité. Les citations littéraires et cinématographiques, par exemple, renvoient toutes au stéréotype romanesque du hors-la-loi rebelle mais libre de toute autorité, avec des figures comme Cartouche, Lacenaire et Zapata. Elles sont comme des commentaires érudits et instantanés de l’intrigue policière, comme si les auteurs prenaient de la distance par rapport à leurs héros, les reliant à une longue généalogie d’artistes du crime.
Il faut voir comment, par leurs procédés graphiques et littéraires, Golo et Frank construisent et manipulent un folklore de leur époque : celui d’une société désabusée en décomposition où les blousons noirs et les mafias font la loi, où la bande sonore est soit le rock le plus sauvage, soit des chants bohèmes de la contestation populaire (dont le Renaud débutant de cette époque, dont on reconnaît les chansons, incarne l’alternative moderne). C’est là un autre objectif du collage de références : construire tout un imaginaire autour de ces années 1970 qui s’achèvent. Certains trouveront peut-être que cet ancrage puissant dans l’époque fait de Ballades pour un voyou un objet daté ; les autres se réjouiront au contraire de ce voyage dans le temps.

Pour en savoir plus :

Ballades pour un voyou, scénario de Frank, éditions du Square, 1979. L’album est réédité en 1983 chez Dargaud.
Une brève histoire de la presse rock : http://steviedixon.com/presse.html

Trois voyages en Arctique

C’est une sortie récente qui m’a inspiré cette chronique triple autour des albums suivants : Monroe de Pierre Wazem et Tom Tirabosco (Casterman, 2005) Groenland Manhattan de Chloé Cruchaudet (Delcourt, 2008) et Celle qui réchauffe l’hiver de Pierre Place (Delcourt, 2011). Trois albums sur un même sujet : les déboires historiques et contemporains du peuple inuit dans sa confrontation avec l’Occident. Par le biais de fictions aux styles forts différents, c’est une des cultures les moins bien connues de la planète qui est la matière première de l’aventure.
Ensemble de peuples autochtones vivant dans les terres situées autour de l’océan Arctique (actuellement : Groenland, province du Danemark mais de plus en plus autonome depuis 1979 ; Alaska, état des Etats-Unis ; Nunavut, territoire du Canada), le peuple inuit subit la colonisation occidentale dès le XVIIIe siècle. Cette colonisation est généralement liée à la recherche du passage du Nord-Ouest, reliant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique par l’Arctique ; puis, au XXe siècle, ce sont les richesses minières qui attirent les Occidentaux. Le paradoxe fut cependant que, bien que revendiquant les territoires inuits comme leur possession, les Occidentaux (Danois, Russes et Nord-Américains) n’en connaissaient que très peu la nature exacte et la géographie. La découverte de la culture inuite se fit progressivement, lors des explorations polaires du XIXe siècle. Elles s’accélèrent au tournant des XIXe et XXe siècle, autour de Joseph-Elzear Bernier, James et Joseph Tyrell, Roald Amundsen et Knud Rasmussen. Du fait des explorations, la connaissance du peuple inuit par les Occidentaux va avant tout passer par des récits de voyage, puis par de nombreux documentaires après l’invention du cinématographe. Nanouk l’esquimau de Robert Flaherty fait connaître, en 1922, la vie quotidienne d’un Inuit de la baie d’Hudson : l’inspiration de ce film documentaire est bien ethnologique. Leur assimilation dans la fiction semble plus tardive et plus limitée que les autres cultures autochtones ; les amérindiens ont vite été importés dans le riche folklore du western qui se développe à la fin du XIXe siècle. Ce sont d’autres thèmes en lien avec le pôle nord qui sont plus volontiers mis en avant dans les fictions que les peuples qui y vivent : les explorations, le mythe de Thulé et de l’Hyperborée, et les animaux exotiques que sont le pingouin et l’ours polaire, ces derniers intègrant notamment la culture enfantine, sont transformés en stéréotypes romanesques et des représentations types commencent à émerger. Dans les années 1950, le courant ethnographique est encore très présent et dynamique, avec la parution en 1955 du livre Les derniers rois de Thulé de l’explorateur français Jean Malaurie, qui poursuit la tradition des récits d’immersion totale dans la culture inuit, tels ceux de Knut Rasmussen.

C’est aussi là l’originalité des albums dont je souhaite parler aujourd’hui : il s’agit bien de fictions qui mettent en scène le peuple Inuit comme personnages principaux, non de récits d’explorateurs. Un retournement de perspective qui permet un regard plus seulement scientifique ou ethnologique sur la culture inuit, mais qui laisse une large part au déploiement d’un merveilleux exotique. Chacun des auteurs s’est approprié ce thème d’une manière forte différente, en se basant sur des représentations encore à construire.

Pierre Wazem et Tom Tirabosco, ou l’ironie du silence

L’album de Pierre Wazem et Tom Tirabosco est mystérieusement titré Monroe. Un titre qui ne s’éclaire qu’à la lumière du point de départ presque surréaliste choisi par les deux auteurs : en 1962, un groupe d’inuits chasseurs de baleine découvre dans les entrailles d’une de leurs proies un escarpin blanc qu’ils identifient comme celui de l’actrice Marilyn Monroe. L’un d’eux est désigné pour partir à la rencontre des Occidentaux et aller rendre à Marilyn sa chaussure, pour une lapidaire raison : « On ne peut pas marcher avec une seule chaussure ». L’heureux élu, de rencontre en rencontre, affronte l’étrangeté d’un monde moderne qu’il ne maîtrise pas, et va d’une déception à l’autre vers sa propre déchéance. La mésaventure d’un seul a fonction de parabole pour tout un peuple, confronté à des codes qui ne sont pas les siens et ne risquent que de le détruire. Derrière l’aventure se niche aussi un conte initiatique, le récit d’une transformation progressive.
Le fable de Monroe n’est pas véritablement muette, mais l’effet de contraste joue entre un peuple Inuit avare de mots (ils parlent surtout avec leur visage) et les Américains bavards que le personnage principal rencontre sur sa longue route. Des paumés, pour la plupart, qui n’ont pas plus d’attaches que lui. A ce titre, d’ailleurs, les deux auteurs suisses, bien loin de toute intention documentée et scientifique, manipulent notre propres clichés d’Européens, tant sur les Inuits que sur les Américains. Les premiers sont naïfs, les seconds désabusés et violents. Les images de l’Amérique dessinées par le trait épais de Tom Tirabosco sont profondément évocatrices, des grandes forêts de pins aux rues désertes des quartiers pauvres, en passant par un sombre cargo à la dérive. S’y oppose la croyance de l’Inuit, attaché à son icône-Marylin, à son escarpin blanc, à son « Hollywood ». C’est à une Amérique tout aussi cinématographique dans son inspiration, mais bien loin de la grandeur de la grande époque hollywoodienne, qu’il va se trouver confronté.
Derrière les mots, réduits à une fonction utilitaire, l’image est bien au centre du dispositif dans Monroe, en tant que vecteur de croyances : c’est à cause d’une simple photographie de Marilyn Monroe que l’Inuit part à l’aventure, pensant que la chaussure appartient à l’actrice (la date de 1962 est choisie avec soi : c’est l’année de la mort de Marilyn Monroe), ignorant des notions de production en série et encore subjugué par un culte de l’image sacré, même quand elle vient d’Hollywood, machine à construire de fausses images.
Même si la fable court au rythme d’un road-movie américain, avec son lot de péripéties et de violences, elle n’en oublie pas sa dimension morale. De la gentillesse initiale de l’Inuit, il ne reste plus grand chose à la fin de son aventure quand il a affronté les réalités douces-amères du « rêve » américain.

Chloé Cruchaudet, ou l’ambiguité de la science

Il est toujours question de confrontation, de transformation et de voyage dans Groenland-Manhattan de Chloé Cruchaudet. L’histoire est celle de Minik, un jeune esquimau choisi par l’explorateur Robert Peary en 1897 pour être présenté au public new-yorkais et étudié par les scientifiques américaines. Arraché à sa famille, il est élevé par des Blancs et finit par s’intégrer à la culture occidentale et changer d’identité, au point d’être étranger sur sa terre d’origine.
Ce qui est intéressant dans Groenland-Manhattan est le traitement qui est fait de la science. Dans un premier temps, la science sert l’album. Chloé Cruchaudet s’est en effet inspirée d’une solide documentation, et donne en fin d’ouvrage une bibliographie, des références en ligne, et des photographies d’époque. Son récit met en scène des personnes ayant réellement existé : c’est le cas de Robert Peary, célèbre explorateur des régions polaires (1856-1920), mais aussi de Minik, dont l’histoire a fait l’objet d’un documentaire par Delphine Deloget en 2003. Chloé Cruchaudet a travaillé avec elle pour l’album et est allée voir les sources d’archives qui relatent la courte vie de Minik, qui meurt à 28 ans. Ce poids de l’histoire fait toute la densité romanesque de Groenland-Manhattan qui croise les questions de la colonisation et de l’acculturation, répétant là encore, par le destin d’un homme, celui de son peuple. Mais en même temps, la science est aussi ce qui motive le déracinement de Minik, que les hommes du museum d’histoire naturelle vont étudier sous tous les angles et exposer comme un objet de musée, avant que l’intérêt pour les exhibitions d’Inuits ne s’émoussent. Dans le New-York de la Belle Epoque, la science devient vite spectacle. Là se situe toute l’ambiguïté entre la recherche de savoir et ses limites humaines. L’Occident du début du XXe siècle va bientôt, avec la guerre, entrer dans une phase de questionnement autour du progrès.
D’une certaine façon, Chloé Cruchaudet revient à la tradition du documentaire ethnographique comme voie d’accès privilégié à la culture inuit. Elle le traite comme sujet, et dans sa démarche de documentation. Mais elle en retourne aussi la perspective en illustrant la vision de l’explorateur par les Inuits et non le choc de l’Occidental auprès d’un peuple exotique, thématique courante des récits d’exploration. Le traitement graphique est ici essentiel. Par les dialogues, elle signifie l’incompréhension, les paroles des Américains étant remplacées par des gribouillis quand les Inuits les écoutent. Par de courtes séquences oniriques, probablement inspirées des codes graphiques de l’art inuit, elle déploie le monde rêvé de Minik, une Amérique où les gratte-ciel sont des tipis posés les uns sur les autres. Par contraste, les images américaines sont de modernes et sèches coupures de presse, où les caractères imprimés remplacent les courbes fantastiques.
Là où Monroe traitait à la façon manichéenne des fables la mise en relation d’un peuple inuit avec leurs colonisateurs occidentaux, Chloé Cruchaudet est bien davantage dans l’entre-deux, à l’image de son héros qui, d’Inuit, devient un vrai Américain. Il navigue entre la science et le rêve, entre les bienfaits de la « civilisation » et le calme de la vie dans les régions polaires. Et lorsque le rêve du grand Nord a perdu toute sa valeur auprès des spectateurs américains, l’histoire s’achève sur la vanité des grandes épopées héroïques.

Pierre Place, ou le merveilleux moderne

C’est sur la plateforme en ligne 8comix (http://cellequirechauffe.8comix.fr/) que vous pourrez lire les soixante premières pages de Celle qui réchauffe l’hiver de Pierre Place, sorti en avril 2011, album qui m’a inspiré cet article. Le voyage dans la culture inuite y est plus durable et profond, parce qu’il s’inscrit dans leurs croyances, et le potentiel narratif des légendes locales. Plusieurs récits se mêlent autour d’un même groupe : celui de Amaat, né au moment où le printemps venait juste chasser un hiver venteux ; celui de Tagak et Anki, chargés au nom de leur tribu d’aller coiffer la « Déesse sous la mer » pour qu’elle libère les poissons et les phoques de sa chevelure et rendent aux chasseurs leurs proies.
Si Chloé Cruchaudet se situait encore dans la veine ethnographique, Pierre Place s’en éloigne définitivement. Ce n’est pas sur le mode de la précision documentaire qu’il se situe, mais il travaille au contraire à nous rendre plus proches la vie des Inuits. Quitte parfois à jouer sur l’anachronisme, quand ses personnages empruntent à nos propres familiarités gestuelles ou langagières. Il n’est plus du tout question de confrontation entre une modernité occidentale et une « authenticité » inuite, mais d’une étrange fusion des deux, dont l’album est parsemé d’indices : ainsi de Mifune, un vieux taxidermiste Japonais vivant dans une carcasse d’avion au sein de la tribu ; ou encore de l’improbable irruption d’une chanson de Renan Luce au fond des mers.
La gestion du merveilleux est le principal moteur de cette modernisation qui n’est pas là pour choquer ou dénoncer mais pour rapprocher. Alors que Pierre Wazem en revenait presque à la structure narrative du conte, Pierre Place utilise le contenu des contes locaux, mais les retravaille sous une forme moderne occidentale. Ses Inuits ont clairement glissé d’un discours légendaire mythifié et sacralisé à une proximité avec le merveilleux qui fait de la rencontre entre les deux aventuriers, Anki et Tagak, et la Déesse sous la mer une simple séance de séduction, et non plus un rituel magique. Engoncé dans son scaphandre, Anki évacue les traditionnelles « épreuves » de conte de fées en deux ou trois coups de poings. Un dialogue entre deux personnages illustre peut être mieux que tout le glissement d’un imaginaire codifié à l’aventure fictionnelle moderne. Parlant de leurs maris respectifs partis à l’aventure au fond des mers, deux femmes échangent : « Je me dis juste que deux manchots valent mieux qu’un seul. » « C’est même pas un proverbe, ça ! » « Bah non, c’est juste une phrase. » « Ça sonnait un peu proverbe. ».
La familiarité de ces aventures inuits n’empêche pas Pierre Place de déployer un fantastique graphique élégant. Les séquences relevant du merveilleux sont l’occasion de dessiner d’étranges monstres difformes. Mais là où Chloé Cruchaudet mettait l’accent sur l’exotisme du rêve, Pierre Place ne différencie pas la vie quotidienne de la vie de l’esprit. Le merveilleux fait partie de leur quotidien. Une autre façon de faire d’un peuple peu connu des héros modernes.

Oklahoma Boy de Thomas Gilbert : La tentation des Amériques


Amis lecteurs de Phylacterium qui suivez si bien l’actualité de la bande dessinée sur Internet, peut-être avez-vous remarqué la présence du présent article sur le site du9.org ? Ce n’est que le résultat d’une toute neuve collaboration entre Phylacterium et du9 : cet article sur Oklahoma Boy est publié simultanément sur le célèbre site de réflexions et d’actualités sur la bande dessinée. Une première étape avant la conquête du monde, évidemment.

En janvier dernier est sorti chez Manolosanctis le second tome d’Oklahoma boy par Thomas Gilbert, récit prévu pour être une trilogie, et l’un des premiers projets d’auteur nés de l’expérience « d’édition collaborative » lancée en 2009, dans le paysage encore en construction de la bande dessinée numérique. A une époque reculée où le nom d’Izneo n’évoquait encore rien à personne, Manolosanctis se lançait dans l’aventure de l’édition papier après avoir accueilli sur son site la production de quelques jeunes dessinateurs. Parmi eux, Thomas Gilbert, alors tout juste connu pour Bjorn le Morphir, une série pour adolescents. Avec Oklahoma Boy, tout en restant fidèle au genre du récit d’initiation, il se lançait dans une histoire plus ambitieuse dans son propos et scénarisée par ses soins.
Le second volume vient confirmer que la qualité de l’histoire troussée par Thomas Gilbert tient à son appropriation atypique de l’imaginaire américain… Une tentation des Amériques bien réelle, mais traitée avec suffisamment de recul et d’inventivité pour éviter de douloureux clichés. Se faisant, il s’inscrit dans une solide tradition de la bande dessinée francophone pour qui, non les Etats-Unis à proprement parler mais leur culture, a constitué un champ d’investigation privilégié en terme d’imaginaire – c’est-à-dire, dans le fond, ce qui nourrit la matière d’un récit en images.
Oklahoma Boy me servira donc d’excuse habile pour cheminer d’une époque à une autre, du western aux réinterprétations contemporaines décalées de la culture américaine par des auteurs français.

Oklahoma boy, naissance d’un album


Depuis le milieu des années 2000, et notamment cette bien fameuse vague médiatique des « blogs bd », Internet s’est affirmé comme un média idéale pour lancer des auteurs encore débutants – phénomène qui, par ailleurs, n’a rien de spécifique à la bande dessinée, mais dont on pourrait trouver quelques exemples dans la musique. Entre 2005 et 2009, une forme d’équilibre s’était empiriquement trouvée dans le rapport entre une production en ligne gratuite et un marché papier qui récupérait les auteurs découverts au travers de blogs, sites, webcomics, plate-forme communautaire, et suffisamment plébiscités par un public pour se « professionnaliser » dans l’édition papier. J’emploie l’imparfait car en deux ans, la situation s’est très largement brouillée, entre l’apparition de bandes dessinées numériques payantes (Bludzee, Les autres gens), et la diffusion gratuite d’albums entiers réalisés par des professionnels déjà installés (8comix : http://www.8comix.com/). Mais la naissance de Manolosanctis obéit encore au premier schéma pré-2010 : l’entreprise est à la fois une plate-forme qui diffuse gratuitement en ligne des « albums » postés par des auteurs et une maison d’édition qui commercialise sur papier ceux d’entre eux qui reçoivent le meilleur accueil de la communauté des lecteurs. D’où cette notion « d’édition participative » qui met en avant la participation des lecteurs à la vie de la maison, par divers outils du Web (commentaires, forum, tags, signalement sur les réseaux sociaux…), et la fédération d’une communauté d’échanges autour du site, d’auteurs à auteurs ou de lecteurs à auteurs. Manolosanctis n’étant pas le sujet de cet article, je cesse là ma description qui me permet toutefois de resituer un peu le contexte de la naissance d’Oklahoma Boy. Une dernière précision : en deux ans, Manolosanctis s’est suffisamment agrandi, est distribué en librairie, et possède à présent une activité d’éditeur papier de plus en plus importante, tout en gardant le schéma en ligne-gratuit/papier-payant.
Oklahoma Boy, donc… Thomas Gilbert entre en bande dessinée par la série pour adolescents Bjorn le Morphir, éditée par Casterman et scénarisée par le romancier belge Thomas Lavachery qui adapte là sa propre série de romans à l’Ecole des loisirs. Il ouvre en février 2009 son blog Profondville (http://profondville.blogspot.com/), se joignant ainsi au long cortège des dessinateurs blogueurs. La même année, il commence à publier les premières pages d’un nouveau récit sur Manolosanctis, alors simple plate-forme d’édition en ligne, en même temps que sur son blog. Ce n’est là qu’une simple migration vers un espace collectif à l’interface de lecture mieux conçue que sur un simple blog, et la promesse d’une audience plus large, puisque Thomas Gilbert a l’habitude de poster sur son blog ses projets personnels, tels que Yankee Hotel Foxtrot, et qu’il se lance en même temps dans l’aventure d’un blog collectif, « Le club des uns » (http://leclubdesun.blogspot.com/), projet finalement mis de côté courant 2009. Le succès survient de côté de Manolosanctis : Oklahoma Boy est choisi pour être un des premiers albums papier de la maison d’édition, avec Base Neptune de Renart et le collectif Phantasmes. C’est bien par la voie de la plate-forme d’édition que Thomas Gilbert entre encore plus avant dans le monde de la bande dessinée.
Déjà le titre et l’ambiance de Yankee Foxtrot Hotel (titre d’un disque du groupe de rock Wilco, originaire de Chicago) évoquaient les Etats-Unis, territoire qui semble fasciner Thomas Gilbert. Oklahoma Boy se déroule dans une Amérique à la charnière des deux siècles (la temporalité reste incertaine dans le premier épisode) et raconte le destin d’Oklahoma, jeune garçon durement élevé par un père évangéliste et bâtissant sa vie et ses rêves autour des valeurs chrétiennes. Le second épisode voit notre héros rejoindre les combats en Europe lors de la première guerre mondiale en tant qu’aumônier. C’est, pour Thomas Gilbert, l’occasion d’accentuer encore une violence en partie sous-jacente et fantasmée dans le premier épisode. Violence parfaitement servie par le style de Thomas Gilbert, crument expressif, au trait pointu. Oklahoma Boy entre par la guerre dans ce premier vingtième siècle qui semble voué à la destruction et au chaos, propre à ébranler aussi bien les croyances en Dieu qu’en la science. Telle est le tableau que nous dresse Thomas Gilbert : une épopée américaine puissante et sombre, celle du moment même où les Etats-Unis surgissent sur une scène européenne dévastée.

Quelques données de la tentation des Amériques de la bande dessinée européenne
Je ne vais bien sûr pas m’amuser à vous lister ici les auteurs français de bande dessinée qui partagent avec Thomas Gilbert cette « tentation des Amériques » qui les pousse à construire, comme lui, une image graphique des Etats-Unis et des Américains, le temps d’un album ou d’une série entière. Je me contenterai de poser quelques jalons de cette tradition de l’appropriation de la culture américaine par la bande dessinée francophone, pour arriver à nos jours. C’est à la fois dans la forme et dans les thèmes que se lit cette appropriation qu’il faut considérer moins comme une « imitation » des images venues d’Amérique (par le cinéma et la bande dessinée, principalement) que d’un travail de réception et d’adaptation vers le public français. C’est bien l’Amérique imaginaire mise en fiction et non un volet plus documentaire qui m’intéresse ici.
L’année 1934, qui voit l’arrivée en France du fameux Journal de Mickey et de quantité d’autres illustrés pour enfants diffusant des comic strips américains est certes un moment important, mais autant le nuancer d’emblée : avant cette date, la culture américaine a déjà pénétré la France et les dessinateurs français connaissent leurs collègues américains et leurs techniques : ainsi de Martin Branner, auteur de Winnie Winkle (Bicot en français), diffusé en France dès 1924. De fait, Mickey et Felix le chat paraissent dans la presse quotidienne française dès le début des années 1930 et d’importants dessinateurs de la période interprétent déjà les Etats-Unis comme une destination possible pour leurs héros globe-trotter : Alain Saint-Ogan (avec Zig et Puce, en 1925), Louis Forton (Bibi Fricotin, vers 1930), Hergé (qui commence Tintin en Amérique en 1931) pour citer les plus connus. Autour de ces trois auteurs se constituent déjà un premier visage de l’Amérique des années 1930, plus fantasmé que réel, fait d’un mélange de cow-boys et d’indiens, de gratte-ciel et de modernité haut-de-gamme, de culte de l’argent-roi et de prohibition1. Bien souvent, à l’égal des colonies ou de l’extrême-orient, les Amériques sont un terrain de jeu propice à « l’aventure » à tendance exotique : la pratique du stéréotype y est donc essentielle.
Mais c’est surtout après la seconde guerre mondiale que l’influence culturelle des Etats-Unis s’accroît. Pour reprendre l’analyse de l’historien Jean-François Sirinelli : « L’influence américaine, perceptible dès 1939, va connaître une montée en puissance dans ces années d’après-guerre.Car ses vecteurs furent alors souvent des supports culturels de masse aux effets démultiplicateurs. ». Le contexte de guerre froide fait de cette acculturation américaine un enjeu géopolitique particulièrement pregnant à l’heure où la France se rapproche du bloc occidental. L’influence des Etats-Unis n’est pas seulement l’importation directe de la production américaine : elle est davantage une acculturation de la culture française, en particulier dans le domaine de la bande dessinée où la loi du 16 juillet 1949 tend à contrôler l’importation de bandes dessinées étrangères (sans y parvenir véritablement). Dès la fin des années 1930, et plus encore dans la décennie suivante, les dessinateurs français et belges reprennent les thèmes et les formes des productions américaines, parfois sur des sujets « locaux », parfois sur des sujets « à l’américaine ». L’essentiel est que les thèmes américains, fédérateurs car démultipliés sur différents supports de consommation large, plaisent au jeune public. C’est pour cette raison que certains dessinateurs français semblent atteint par la fascination des Amériques (et aussi, peut-être, parce qu’ils sont eux-mêmes des consommateurs de cette culture : l’exemple de Morris est ici le plus connu), et y compris pendant l’Occupation qui est ici un maillon essentiel : l’interdiction d’importer des bandes américaines est une des raisons qui a pu entraîner les français à produire « à l’américaine ».
Un des exemples de cette appropriation européenne d’un imaginaire typiquement américain, né même aux Etats-Unis et parlant des Etats-Unis, est le western3. Déjà présent dans Zig et Puce et Tintin, l’ouest sauvage y est encore un signe d’exotisme parmi des aventures variées. Après la guerre, il devient résolument un « genre » de bande dessinée européenne avec ses propres références visuelles. La bande dessinée n’en a d’ailleurs en rien le monopole : les fameux western-spaghetti de l’italien Sergio Leone seront là pour le prouver dans les années 1960. Il est vrai, cependant, que la Nouvelle Vague française subira plus l’influence du film noir que du western, alors que ce second genre s’exprime tout particulièrement en bande dessinée franco-belge. On le retrouve comme un genre à part entière et autonome, aussi bien dans la bande dessinée de revues (Tintin, Spirou, Vaillant, Coq Hardi…) que dans les petits formats, ces publications de récits complets qui constituent une large partie des ventes de bande dessinée dans les années 1950-1960 (chez Lug, Artima, Sagédition). Le foisonnement des titres donne une idée du phénomène : parmi ceux passés à la postérité, pensons à Lucky Luke de Morris (1946), Jerry Spring de Jijé (1954), Chick Bill de Tibet (1953), Sergent Kirk d’Hugo Pratt et Hector Oesterheld (1953)… Je parle d’appropriation plus que d’imitation dans la mesure où la déclinaison du western en bande dessinée, dès les années 1950, prend des formes extrêmement variées, de l’humour pur à l’aventure à la plus sérieuse. Chaque auteur y trouve des codes qu’ils traitent différemment selon ses objectifs. Blueberry de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud et Les Tuniques bleues de Willy Lambil et Raoul Cauvin apparaissent sensiblement à la même date (1965 et 1968) et relèvent d’approches complètement différentes du western.
Cependant, le point commun de la plupart des auteurs cités plus haut un goût pour les images de l’Amérique, en particulier celles que diffusent le cinéma. A ce titre, Lucky Luke est une merveille d’ambiguité, en particulier lorsque René Goscinny commence à la scénariser vers 1954 : là où Morris employait le plus sérieusement du monde l’imagerie des westerns (les figures mythiques, les rodéos, les duels au pistolet…) quitte même à emprunter des scénarios et des scènes à certains films, Goscinny les détourne au profit d’une modalité parodique basée sur le stéréotype, l’un de ses procédés comiques favoris. Il ne s’agit plus d’emprunt mais de détournement. Par ailleurs, dans Les Tuniques bleues, série humoristique, les deux auteurs tentent de coller à l’histoire de la guerre de Sécession et à certaines scènes « fortes », dont des images sont généralement reprises au début des albums. Le scénario fait alors l’objet d’une documentation précise : la bataille de Bull Run en 1861 fait l’objet d’un album éponyme. A travers ces deux exemples, on peut saisir toute l’ambiguité de l’image des Amériques qui est contenu dans l’interprétation du genre « western » : ambiguité du type d’images choisies (d’origine plutôt cinématographique et fictionnel, ou plutôt documentaire) ; ambiguité de l’appropriation qui en est faite (imitation sérieuse et admirative ou jeu sur les stéréotypes et le décalage). Enfin, quoi de mieux que de considérer deux séries diamétralement opposées et pourtant diffusées en même temps en France et traitant de la même période historique : Blek le roc par le studio italien Esse-E-Gesse (1955) et Oumpah-Pah de Goscinny et Albert Uderzo (1958). Dans les deux cas, l’univers est l’Amérique originelle des trappeurs du dix-huitième siècle ; mais au ton sérieux et épique du premier s’oppose le traitement exagérément comique et anachronique du second. On ne s’étonnera guère d’un traitement multiple d’un même sujet ; l’acculturation de la France par les Etats-Unis n’est pas un phénomène homogène, du moins pour la bande dessinée. Mais dans un cas comme dans l’autre, ce qui domine est le jeu sur des stéréotypes et des images et scènes reconnaissables par le lecteur.

De l’exaltation de l’Amérique héroïque à la décadence impériale


Après cet intermède historique qui nous permet de savoir d’où l’on part, revenons à Oklahoma Boy. Du point de la vue de la tentation des Amériques, le récit apparaît profondément ambivalent : à la fois la fascination pour ce pays y est bel et bien présente, et s’exprime naturellement sous la forme de l’emploi d’images évocatrices (l’évangélisme, les enfants en salopette abandonnés à eux-mêmes, sorte de reminiscence des romans de Mark Twain), mais en même temps, l’écueil du stéréotype est évité par un regard décalé, indirect, qui n’idéalise pas la culture américaine, mais en dévoile les aspects les plus sombres et les plus violents, du moins à nos yeux européens.
Si les décennies 1940-1960 sont marquées par la focalisation sur un nombre limité de thèmes pleinement américains, tels que la conquête de l’ouest et la guerre de sécession, c’est à un phénomène bien différent que nous assistons actuellement, me semble-t-il, dans la bande dessinée de langue française. En effet, depuis le début des années 2000, plusieurs auteurs se sont emparés des Etats-Unis avec l’intention d’en diffuser d’autres images au service de la fiction, tout en conservant le rythme de l’aventure historique des productions de l’après-guerre. Ce sont eux qui m’intéressent à présent parce qu’ils définissent un « contexte » de création et de circulation des images en pleine évolution. Est souvent cité Christophe Blain, dont la série Gus (2007) renouvelle le genre du western, tant par un trait jusque là peu employé dans ce domaine que par des préoccupations humoristiques contemporaines qui démontent délicatement l’image classique du cow-boy. Dans la même veine, Lincoln d’Olivier et Jérôme Jouvray (2002) se situe plus franchement dans une parodie de western avec un anti-héros cynique. Enfin, et pour terminer sur les westerns contemporains, Martha Jane Cannary, de Mathieu Blanchin et Christian Perrissin prennent résolument le contre-pied du cliché en étudiant un stéréotype de la légende de l’ouest sauvage (Calamity Jane) sur un mode documentaire et réaliste, inspiré par les écrits de Calamity Jane (2008). Plus récemment et sortant du seul western, je ne manquerai pas de signaler d’autres dessinateurs qui développent d’autres images des Etats-Unis : avec Fred Boot, auteur, entre autres, de Gordo, un singe contre l’Amérique (2008) ou Aseyn, auteur d’Abigail (2010). Chez eux, la culture américaine est bien un champ idéal où l’on va piocher des images : imaginaire des séries policières retro et de leurs intrigues rythmées chez Fred Boot, super-héroïsme revu au filtre de l’enfance chez Aseyn. On assiste ici à une diversification, à la recherche de nouvelles images pour parler des Etats-Unis. Chez ces auteurs, le style est également une marque de différenciation avec la tradition. En réalité, dès les années 1980, des auteurs comme Loustal ou Götting renouvellent les imaginaires américains de la bande dessinée. Non que des westerns plus traditionnels aient disparu : au contraire, Blueberry et Lucky Luke continuent de paraître, tandis que d’autres titres naissent dans une veine fidèle à la codification du genre et à son rythme, tout en lui donnant un souffle nouveau (Bouncer de Boucq et Jodorowsky et W.E.S.T. de Xavier Dorison et Christian Rossi). Simplement, tandis que les genres représentant symboliquement les Etats-Unis, comme le western, sont à présent mûrs pour être détournés et remis en perspective, ce sont de nouveaux mythes américains qui émergent, se concentrant davantage sur les années 1950, l’entre-deux-guerres et la première guerre mondiale. Des périodes plus sombres qui ne sont plus celles d’un héroïsme conquérant mais de grandes crises touchant le monde occidental.

Ce qui frappe surtout est le passage de l’héroïsme épique, de l’aventure presque fondatrice, dans le cas du western, à l’image d’une Amérique crépusculaire dont les failles ressortent bien plus que les succès. En cinquante ans, l’image des Etats-Unis a changé, et certains dessinateurs de bande dessinée en ont pris la mesure. Je me risquerais, sans trop m’aventurer sur un terrain que je connais trop peu, de relier ce phénomène au cinéma américain qui, lui aussi, revisite de grands genres américains (le western et le film de super-héros) sur des modes beaucoup plus désabusés : prenons pour exemples There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson (2007) et The Dark Knight de Christopher Nolan (2008). Tous deux se veulent infiniment plus pessimistes et sombres sur la conquête de l’ouest dans un cas, et les Etats-Unis contemporains dans l’autre. Auprès du public européen, ils contribuent à un renouvellement profond des images.

Le lien entre ce nouveau cinéma américain et Oklahoma Boy me semble possible, même si Thomas Gilbert ne le revendique pas et, au contraire, en appelle aussi à des références plus musicales et littéraires. Néanmoins, le ton des deux albums est véritablement sombre, et traduit une vision des Etats-Unis qui, sans être négative, est ambiguë, entre la folie religieuse et une violence sauvage déjà présente dans certains westerns tardifs moins héroïques. Voyons un peu comment Thomas Gilbert se débrouille avec les images de l’Amérique qu’il intègre dans son récit.
C’est bien le western qu’évoque le premier tome, genre dont Thomas Gilbert isole quelques éléments visuels reconnaissables : les paysages rocheux et rougis, les églises de bois, le soleil au zénith… Ainsi avance-t-on en terrain connu. Mais bien vite Thomas Gilbert se livre à un évitement des stéréotypes et du piège du « genre ». Le western est associé à d’autres images, peut-être parodoxalement plus modernes en tant que représentation des Etats-Unis, comme le Ku Klux Klan et la ségrégation, face sombre de l’Amérique de l’après guerre de sécession. Surtout, l’insistance sur la religiosité est une donnée assez originale, et qui sonne pourtant très juste (peut-être fait-elle écho aux évolutions de l’Amérique actuelle ?). A travers elle, Thomas Gilbert peint une nation de croyant qu’il fait dialoguer avec d’autres images qui semblent venir de l’extérieur : ainsi, les démons qu’Oklahoma Boy voit dans ses transes évoquent avant tout des représentations de la Renaissance européenne.
Avec le deuxième tome, le refus de se laisser enfermer dans un genre et une période est évident, puisque nous sommes transportés dans la première guerre mondiale. On quitte donc les Etats-Unis, mais le personnage central reste pour nous un repère fort de cette culture. Elle se transmet ici par deux éléments essentiels. Tout d’abord la religion, qui fait écho au premier épisode, puisqu’Oklahoma est devenu pasteur et que, chargé de délivrer l’extrême-onction aux soldats sur le champ de bataille, il entremêle encore plus qu’avant la religion et la violence. Mais surtout, au milieu des combats, les Etats-Unis sont signe d’espoir, et, graphiquement, les seules véritables « couleurs » d’une palette noire et rouge : qu’il s’agisse de la bannière étoilée ou des souvenirs du pays. Là encore, Thomas Gilbert marque sa différence en exportant les Etats-Unis dans l’Europe en guerre et en insistant non sur l’héroïsme, mais sur l’horreur et la folie.
Sans doute est-ce la violence omniprésente et l’exagération qui éclatent avec le plus d’évidence comme nouveau signe graphique des Etats-Unis, servi par l’expressivité de Thomas Gilbert : violence du sang qui ne cesse de jaillir tout au fil des pages, venant de tous les côtés. Exagération des visions fantasmatiques du jeune fanatique qui croit devenir un héros universel, sauvant l’humanité toute entière. En cela, la vision de Thomas Gilbert n’est pas si loin de l’image des Etats-Unis du début du vingtième siècle vu d’Europe : un pays qui prend de plus d’ampleur dans un contexte de crise grave et de violence accrue. Ce que Thomas Gilbert dépeint avec le personnage d’Oklahoma Boy, c’est une forme de puissance incontrôlée d’un pays encore jeune, sa face sombre et ambiguë, car, dans le fond, les croyances du jeune héros justifient ses crimes : il n’est ni un héros, ni un anti-héros, mais un héros de l’obscurité, et c’est en cela qu’il fait écho pour moi à la transformation du personnage de Batman qui, sous le crayon de Frank Miller, puis derrière la caméra de Christopher Nolan, s’est assombri de plus en plus. Lorsqu’Oklahoma Boy, au plus profond des combats, fantasme sa propre personne en un monstre surpuissant de griffes et de sang, il incarne un dieu guerrier ambigu, à la fois vengeur et destructeur. On ne se borne plus ici à simplement constater la puissance de la culture américaine, mais plutôt à l’analyser, quitte à découvrir ses mécanismes les plus inquiétants. Oklahoma Boy le temps de quelques albums, nous indique une nouvelle perception des Etats-Unis qui ne fascine plus l’Europe pour son héroïsme, mais pour l’étendue de la violence et de la folie qui émane de sa culture.



Pour lire une partie des albums d’
Oklahoma Boy en ligne : tome 1 ; tome 2

La dernière cigarette, Alex Nikolavitch et Marc Botta, La Cafetière, 2004

La dernière cigarette nous est offerte par Messieurs Alex Nikolavitch (scénario) et Marc Botta (dessin) aux éditions La Cafetière. Le récit court, au rythme maitrisé, se déroule dans la deuxième moitié de la seconde guerre mondiale, sur le front de l’est de l’Europe, et dans les cendres encore chaude de l’après-guerre en Allemagne. En toute subjectivité, le graphisme d’un flou élégant est associé à un texte simple et incisif, dont le traitement sobre et sombre fait ressentir la mélancolie qu’ont pu vivre les acteurs de ces évènements.

Séduit par cette bande dessinée, le propos de ce billet est de livrer quelques raisons expliquant pourquoi ce récit si court et sobre m’a autant plu. Attention, il serait dommage de lire ce commentaire avant de lire l’œuvre.

 

Forces d’un graphisme qui sert la narration.

Sur des planches à peine plus grandes que du A5, le récit est partagée entre du noir et blanc et des passages en « couleur ». En fait de couleur il ne s’agit que d’un dégradé d’ocres ajouté au noir et blanc, mais cela suffit à donner une fraîcheur aux passages ainsi marqués, qui se rapportent aux évènements se déroulant après l’arrêt officiel des combats. Le lecteur, ainsi guidé de manière plus ou moins inconsciente par ce code et par d’autres indices graphiques (les uniformes, en particulier), n’est jamais perdu dans la chronologie. Cela permet au narrateur de faire alterner deux temporalités qui avancent en parallèle et se font écho, l’une pendant la guerre et l’autre dans une paix dont la saveur n’est pas plus douce, sans toutefois que le texte se retrouve alourdi par des précisions chronologiques devenues inutiles. Ce procédé fonctionne d’autant mieux qu’il est utilisé de manière discrète. Sur le trait et la texture du dessin, je dois préciser que je suis admiratif du style adopté, mais les avis divergent probablement, en particulier sur ce qui peut être un abus de flou pour les visages et silhouettes des personnages. Cela permet en tout cas à chacun de plaquer les expressions qu’il imagine, là où un dessin précis ne pourrait pas convenir à l’imaginaire de tous en exprimant des émotions trop figées.

La dernière cigarette utilise une des principales forces de la bande dessinée : combiner l’image et le texte et, dans ce cas, ne garder qu’un texte efficace.

 

 

Comment un monologue descriptif peut-il maintenir l’attention du lecteur ?

Une grande part du récit suit le monologue d’un soldat-narrateur. Ce procédé facile peut parfois manquer d’intensité, mais cela n’est pas le cas ici grâce deux ressorts. Le premier consiste à se reposer sur une culture préexistante sur cette période de l’histoire et à utiliser le graphisme pour se contenter d’ouvrir des portes en ne s’attardant que très peu sur chaque point. Le résultat est un tableau dense d’évocation. Le second ressort consiste à distiller dans ces tableaux des éléments cyniques sur des réécritures de l’histoire par les alliés vainqueurs.

 

De la bonne utilisation des coïncidences.

Dans beaucoup de récits, on trouve des coïncidences en grand nombre, qui sont souvent amenées sans aucun effort de justification et qui surtout n’apportent pas grand-chose. Un défaut de ce procédé est que l’on finit par perdre les effets que pourraient apporter certaines de ces coïncidences (à commencer par la surprise). Par exemple, quand deux personnages se retrouvent contre toutes probabilités, l’esprit critique peut être réveillé par les grosses ficelles du scénario, aux dépens des émotions ou du message. Dans le récit proposé par Nikolavitch, les deux protagonistes se croisent à deux reprises, chaque fois contre leurs volontés. Cela apparait ici comme le résultat d’une fatalité digne d’un mythe, dont certains apprécieront l’ironie tandis que d’autres pourront trouver qu’elle s’insère bien dans l’absurdité de la guerre. Par ailleurs, le lien utilisé pour forcer la seconde rencontre, s’il reste une coïncidence de faible probabilité, est loin d’être invraisemblable et, surtout, il apporte une charge symbolique riche sur le dernier tiers du récit.

Un deuxième exemple de coïncidence bien utile permet à un soldat russe de converser avec un allemand russophone pendant la guerre puis avec un américain russophone dans l’après guerre, à une époque où il n’était pas forcément fréquent que deux soldats ennemis puissent se comprendre. Ces brefs échanges bilatéraux entre les trois camps apportent de la matière au récit et, encore une fois, le scénariste se débrouille pour que cela n’apparaisse ni comme une surprise artificielle, ni comme une banalité sans crédibilité.  La justification qu’il offre dans le second cas apporte même matière à penser sur la notion d’ennemi.

Sans qu’il s’agisse vraiment d’une coïncidence, on peut aussi saluer l’utilisation de la cigarette comme point fixe commun à deux scènes qui se font écho, donnant un sens ex-post très fort au titre au récit.

 

Sur la richesse des thèmes évoqués.

Concernant, la guerre, La dernière cigarette aborde des thèmes qu’il est toujours intéressant de revisiter ou même d’effleurer, pour se souvenir comme pour comprendre :

  • La justice des vainqueurs, avec l’un des procès d’anonymes éclipsés dans la mémoire collective par les procès de Nuremberg.
  • La capacité d’un homme conditionné à faire un choix.
  • La proximité avec l’ennemi pour un soldat.
  • Le malheur d’appartenir à un pays en guerre pour un soldat, un peu comme le fait de n’avoir pas choisi ses parents.
  • Le front de l’est de l’Europe et certaines actions perpétrées par les armées du Reich et de l’Union soviétique pendant, respectivement, la fuite et la marche vers Berlin.

 

Pour terminer, une dernière approche : la Description par référence à des œuvres connues.

Il n’est pas question, dans ce paragraphe, de juger si une modeste bande dessinée est digne d’être comparée à l’une ou l’autre des références suivantes. En revanche, il est possible de positionner en quelques mots son contenu par rapport à d’autres œuvres afin de définir les contours de ce que nous offrent Nikolavitch et Botta.

  • De la même manière que Les bienveillantes de Jonathan Littell met en perspective la folie de la guerre et la folie d’individus qui en sont acteurs, cette bande dessinée illustre une vision sans espoir de la guerre et de l’après-guerre par les témoignages de personnages désabusés.
  • L’intensité de la mélancolie et du cynisme rappelle le roman Kaputt de Curzio Malaparte (l’absurde et l’humour en moins).
  • Les passages sur l’armée allemande en déroute rappellent l’atmosphère donnée dans le film La chute (Der Untergang) d’Oliver Hirschbiegel.
  • Contrairement aux personnages-héros du scénario de Stalingrad de Jean-Jacques Annaud, les protagonistes de La dernière cigarette ont des rôles plus anonymes et l’identification n’en est plus forte.

 

Theoden Janssen