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Parcours de blogueurs : Davy Mourier

C’est incidemment que Davy Mourier, bien connu du monde des geeks (les vrais, pas ceux qui le sont devenus avec la mode), se transforme en dessinateur de bande dessinée. Le temps de quelques webcomics et de quelques albums. Et pourtant, s’il mérite une place dans nos « Parcours de blogueurs », c’est bien que son travail n’est pas si anodin que ça…

Davy Mourier l’homme orchestre du XXIe siècle

Davy Mourier joue Régis-Robert dans Nerdz : le troisième en partant de la gauche


Il était une époque (les années 1970-1980) où la bande dessinée flirtait allègrement avec la musique, et tout particulièrement avec le rock. Et de nombreux spécialistes du rock en devenaient spécialistes de bande dessinée voire scénaristes quand le coeur leur en disait, tels que Jean-Pierre Dionnet ou Philippe Manoeuvre. S’il y a un phénomène clairement parallèle à l’émergence de la bande dessinée numérique, c’est sa collusion avec les univers du jeu vidéo et de l’informatique, qui a amené des spécialistes du jeu vidéo, des amateurs de culture web, des informaticiens, à s’intéresser de près à la bande dessinée, comme auteur, critique ou éditeur (Kek, Julien Falgas…). Cette rencontre a notamment pu se faire par une certaine culture « geek » qui mêle bande dessinée et création numérique. Vous voyez où je veux en venir : Davy Mourier fait partie de ses spécialistes hommes-orchestres, aussi bien passionné de bande dessinée que de jeux vidéo, et également de production vidéo.
C’est d’abord dans ce domaine que Davy Mourier se fait connaître sur la scène culturelle. En 2000 il fonde avec Didier Richard et Rémy Argaud le collectif « Une case en moins » dont les activités se partagent entre la vidéo, la vente de bandes dessinées et l’animation dans des salons de manga. Au milieu des années 2000, lorsque Sébastien Ruchet et Alexandre Pilot décide de créer une chaîne dédiée aux passions variées de la culture « geek », le collectif de Davy Mourier apparaît comme l’interlocuteur idéal. C’est la création de Nolife en 2007, chaîne du cable dont Davy Mourier va devenir un des principaux animateurs, réalisateurs et producteurs, et ce dès son lancement. Il anime en particulier 101%, émission quotidienne, et, dès 2008, il décide de se consacrer entièrement à la chaîne. Le collectif « Une case en moins » est en tremplin idéal : c’est à travers lui qu’il imagine en 2007 pour Nolife une série qui va vite devenir culte : Nerdz. Il y détourne les codes habituels des sitcoms télévisés (la vie quotidienne d’une bande de colocataires) en les transposant dans le monde des geeks, avec des personnages de « nolife » rivés sur leur console de jeu et refusant toute vie sociale. Série habile et hilarante, composée d’épisodes courts d’environ cinq minutes, elle est, à partir de 2008, diffusée en ligne en même temps que sur la chaîne Nolife. Davy Mourier y joue lui-même un personnage de crétin appelé Régis-Robert. Les trois autres personnages principaux sont incarnés par d’autres complices récurrents : Mr Poulpe, Didier Richard et Maelys Ricordeau (http://nerdz.over-blog.net/).
Il conçoit et anime d’autres émissions qui sont, pour la plupart, diffusés à la fois sur son blog et à la télévision, sur Nolife et sur GONG. J’irais loler sur vos tombes est un magazine culturel sur la création en matière de jeu vidéo, de bande dessinée, de culture numérique. Roadstrip est une émission spécialisée dans la bande dessinée, faites d’interviews et de chroniques d’albums. N’oublions pas qu’elle est, avec Un monde de bulles sur PublicSénat une des rares émissions consacrées à la bande dessinée. Toutes ses émissions reprennent en effet les canons de la télévision, mais s’en éloignent par les modes de diffusion.
Enfin, on retrouve Davy Mourier chez le principal représentant de la culture japonaise en France, l’entreprise Ankama, fondée en 2001 à Roubaix, qui mêle services web, jeu vidéo (Dofus en 2004), animation et bande dessinée. Davy Mourier scénarise plusieurs épisodes de la série animée Wakfu, déclinaison de l’univers du célèbre MMORPG Dofus. En matière de bande dessinée, Ankama est l’éditeur du webcomics Maliki du dessinateur Souillon, ainsi que des productions sortis du forum de graphistes CaféSalé. Son lien avec la production de bande dessinée en ligne est dont très fort.

Par ses diverses activités de producteur, animateur et acteur télé, Davy Mourier s’est affirmé comme un des piliers de la culture « geek » qui connaît une traduction en matière de création et une médiatisation de plus en plus en importante à la fin des années 2000. Cette culture, riche par ses thèmes et variée dans ses supports, dont la définition demeure tout de même très fluctuante, met en avant tout un pan de la production artistique, qui croise la bande dessinée, l’animation, la télévision et la vidéo, le jeu vidéo, l’informatique, le jeu de rôle, le cinéma de genre et la culture japonaise. Cette culture à ses codes, ses références, et est portée par toute une génération d’adultes dont l’enfance et l’adolescence se sont déroulées pendant les deux dernières décennies du XXe siècle. La culture japonaise, très marquée par la convergence entre les supports modernes (vidéo, animation, jeu vidéo, bande dessinée), est un des moteurs, mais pas le seul, de la culture geek. Ce dernier point explique le tropisme générationnel : la culture japonaise fait son apparition en France dans les années 1980 et marque profondément des générations de spectateurs. La chaîne Nolife est un des principaux espaces d’expression et de dialogue de la culture geek, mais la libre diffusion en ligne en est également une caractéristique. Le potentiel de création et de distribution d’Internet est parfaitement investi par Davy Mourier qui a conquis un public avec son blog « Badstrip », mais aussi par ses collègues. Ainsi, la série Nerdz possède une extension uniquement disponible sur Internet par un vidéoblog du personnage principal, Darkangel64, qui complète les épisodes principaux.

Strips et dessins d’un « geek dépressif »


Même si on aurait tort de les réduire à cet aspect, les strips dessinés de Davy Mourier sont une des incarnations possibles de la culture geek, dont on retrouve quelques thèmes. Celui que Davy préfère est sans doute la nostalgie de l’enfance, mais j’y reviendrai à propos de son dernier album, 41 euros pour une poignée de psychotropes. Davy commence à publier des dessins sur Badstrip en 2006. Les histoires qu’il réalise déclinent l’usage fréquent des blogs bd : le journal personnel mettant en scène un avatar dessiné. Pour Davy, le blog est une manière de défouloir par lequel il peut exprimer ses névroses personnelles, et ses états d’âmes les plus sombres.
Il est inattendu mais agréable et juste de constater ce que donne la fusion entre l’esprit geek, trop souvent cantonné à son côté bouffon et farcesque, et une émotivité à fleur de peau. Les strips de Davy Mourier, loin des préoccupations superficielles d’autres blogs bd, s’enfoncent profondément dans l’inconscient et la psychologie de leur auteur, l’interaction avec le public, via les commentaires, établissant un rapport spécifique à la mise à nu d’inspiration autobiographique. La culture geek n’est pas abandonnée à cette occasion ; au contraire, l’impossibilité à grandir, la difficulté des relations amoureuses sont des thèmes qui en font tout autant partie.

Trois séries sont développées sur Badstrip par des épisodes réguliers. Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois est diffusée à partir de 2006. Elle mêle plusieurs techniques graphiques et raconte une histoire d’amitié et d’amour entre l’avatar graphique de Davy Mourier et une fille qu’il a rencontrée sur Internet à l’époque lointaine des premiers chats. Pour son auteur, Il était une fois… exploite, tant par son thème principal (les amitiés nourries par Internet) que par les techniques utilisés (photo numérique, dessin par ordinateur) et bien sûr par sa diffusion, une création entièrement fille de l’ère Internet et des émotions qui peuvent y naître et s’y développer. Il a ainsi déclaré lors d’une interview donnée au Festiblog 2009 : « Cette bande-dessinée est là pour contredire les gens arriérés  qui ont peur du virtuel… ».
Avec Papa, maman, une maladie et moi, Davy Mourier rentre plus précisément dans l’autobiographie (2007). Il s’intéresse cette fois à son rapport aux parents, et plus précisément à la maladie de son père. Enfin, Mouarf, journal intime d’un geek depressif est un étrange objet graphique : sous couvert d’illustrer les mésaventures d’un personnage de bande dessinée minimaliste, Davy Mourier explore plus avant les possibilités de la veine introspective. Il y mène quelques expérimentations graphiques, quelques amusantes mises en abyme qui montre ses progrès en matière d’expression graphique.
Les deux premières séries de strips seront publiées dans un même album aux éditions Adalie en 2009, et la troisième séparement, toujours chez Adalie. Il s’agit des premiers albums publiés par Davy Mourier. On peut lire certaines de ses créations ailleurs : il scénarise des histoires pour la dessinatrice et blogueuse Mélaka dans le célèbre et inusable Psikopat. Quelques unes de ses bandes dessinées sont aussi éditées et lisibles gratuitement sur le site de l’éditeur en ligne Manolosanctis : Préhistogeek, dessiné, justement, par Mélaka, Humour de geek et Histoire(s) de fille(s).

Dans ses vidéos comme dans ses bandes dessinées, Davy Mourier oscille toujours doucement entre et humour franc et une élégante émotion face à la vie. J’aurais même tendance à dire pompeusement qu’il incarne la face névrosée de la culture geek, celle qui revient sur ses défauts, sur son inadaptation au monde et à la vie. Une constante que l’on retrouve dans un chouette dernier album lui aussi venu du blog, 41 euros pour une poignée de psychotropes.

Nostalgie et psychanalyse


41 euros est édité en association entre Adalie, éditeur traditionnel de Davy Mourier, et Ankama, pour qui il travaille par ailleurs. Une fois de plus, l’origine de l’album se trouve par des dessins publiés sur le blog : des strips courts et percutants dans lesquels Davy Mourier se dessine dans des séances de psychanalyse. Si l’humour domine dans la série, il la réutilise dans un aboutissement du travail introspectif commencé en 2007.
Le récit de base qui est à l’origine de l’album pourrait ressembler à n’importe quelle histoire d’amour classiquement narrée sur un blog bd à tendance sentimentale. Après avoir rompu avec « elle » (on ne saura jamais son prénom), Davy Mourier rentre dans une profonde phase de dépression et entreprend de revenir sur « ce qui a merdé » et d’entamer une psychanalyse chez un spécialiste. Histoire banale, certes, mais il n’entreprend pas de nous la raconter selon un fil suivi et chronologique, ce qui serait par trop banal et attendu. Là est le premier effort de Davy Mourier qui, d’emblée, par la forme de son récit, se situe au-delà du simple témoignage autobiographique. 41 euros est principalement constitué de séquences successives tournant toutes autour du même sujet : qu’est-ce qui a merdé dans la tête de Davy Mourier, mais y répondant selon des biais différents et, surtout, selon des formes différentes. L’auto-apitoiement, qui reste un critère dominant de l’album et de sa gestation, s’en trouve en quelque sorte embelli, l’album se définissant d’emblée comme les traces d’une recherche sur « les origines du mal ».
L’une des séquences est la suite de stripŝ qui, publiée sur le blog, donne son titre à l’album. Dans ces strips se retrouvent quelques unes des caractéristiques d’autres travaux de Davy Mourier : le minimalisme graphique (les strips jouent sur une suite de plans identiques), l’emploi de photos retouchées, l’équilibre permanent et indécis entre l’humour et le drame. Ces séquences sont encore très traditionnelles : de simples strips courts comme on en voit tant. Mais autour d’eux, le long des pages de l’album, vont graviter une multitude d’autres séquences : des collages, des polaroïds, du texte illustré, des images qui se suffisent à elles-mêmes. Les collages et photos deviennent l’expression la plus directe des souvenirs, la trace laissée quelque part. Elles expriment le malaise de l’auteur : les difficultés d’une rupture qui transforme l’être aimé en obsession, les questionnements sans fin du dépressif, la remontée vers l’enfance… L’originalité formelle parvient à être généralement autre chose qu’un simple artifice : il faut la considérer comme le travail d’un auteur qui, dans son métier, est déjà un homme-orchestre habitué à passer d’une forme d’expression à une autre. Dans ce dernier album, Davy assume plus qu’ailleurs cet aspect multisupport en produisant un album de bande dessinée d’allure peu ordinaire.
Peut-être parce qu’il utilise des formes directes d’expression plutôt qu’une narration construite et logique, Davy Mourier rend très présent son mal-être psychologique au lecteur de 41 euros. Il touche là où ça fait mal, pour lui et pour le lecteur qui reconnaîtra, au détour de certaines pages, des moments et des pensées qu’il a lui-même vécu et conçu. On retrouve chez lui une manière d’entrer dans les profondeurs de ses pensées et la violence de sa relation à l’autre qui, avec des moyens et des thèmes totalement différents, peut faire penser au travail autobiographique de Fabrice Neaud ou de Mattt Konture dont je parlais récemment. A côté de ça, Davy Mourier maîtrise de mieux en mieux le trait simple mais nerveux qu’il s’est approprié au fil du blog.

L’une des réponses apportées par 41 euros aux questionnements métaphysiques de Davy Mourier est l’impossibilité à atteindre l’âge adulte. Elle nous intéresserait bien peu si l’auteur n’en profitait pas pour déranger un peu quelques codes graphiques et narratifs propre au récit d’enfance dessiné. C’est dans les premières pages qu’il nous présente son enfance et son adolescence : celles d’un gamin somme toute ordinaire des années 1980 : Récré A2, BD, jeu vidéo, Ulysse 31, Goldorak… L’effet de réel est donné par des collages de « vrais objets » de l’enfance, comme des stickers, des cartes scolaires, des emballages de malabars. Davy Mourier s’engage dans une sorte de fouille archéologique de laquelle il ressort ses vieilleries. 41 euros est lui-même pensé dans cette idée d’ancrage dans l’enfance puisqu’il prend l’apparence d’un carnet d’écolier à spirales. Le style graphique de Davy imite même parfois des dessins de marge, entre les cours, par l’emploi du stylo bille et son côté inachevé.
L’obsession de l’enfance n’est pas un élément innocent dans la culture geek qu’incarne Davy Mourier. Il y a bien, à la base, une forme de nostalgie de toute une culture de l’enfance que l’on cherche à redéplacer et réexploiter dans le monde adulte : les jeux vidéos, la télévision. Ainsi Davy se présente-t-il comme un petit garçon qui voulait faire « de la TV et des BD » et qui y est parvenu… mais qui trouve maintenant que « le monde des adultes ne me convient pas ! ».
Là où Davy prend le contrepied des clichés habituellement accolés à la culture geek, c’est dans l’usage qu’il donne de cette nostalgie de l’enfance. Elle n’est pas une simple régression comique, un cliché de « l’adulscent » atteint du « syndrôme de Peter Pan ». Elle se présente à la fois en positif et en négatif. Positif en tant qu’incroyable réservoir à imaginaire : les images de Davy Mourier sont nourries de références très générationnelles qu’il transforme dans le cours du récit. Négatif car la contrepartie de rester un enfant semble être de se laisser poursuivre par de multiples fantômes, et de ne jamais vivre comme tout le monde.

Pour en savoir plus :
Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois / Maman, Papa, une maladie et moi, Éditions Adalie, 2009
Mouarf – Journal Intime d’un Geek dépressif, Éditions Adalie, 2009
41 euros, pour une poignée de psychotropes, Éditions Adalie, Ankama Éditions, 2011
Le blog de Davy Mourier, Badstrip
Le site de Nerdz, et un vieil article, mais complet, du Culture’s pub sur le sujet.
Sur la culture geek, que je n’ai pas vraiment détaillé ici alors que j’aurais pu, il ne faut pas manquer le blog « Culture de masse, culture de genre, culture geek » de David Peyron, un doctorant en sociologie qui travaille sur la culture geek et qui donne sur le sujet de très enrichissantes réflexions.

Parcours de blogueurs : Tanxxx

Dans le foisonnement que furent les années 2004-2005 en matière de blogs bd, j’ai toujours regretté de passer à côté d’une blogueuse qui a su démontrer par la suite au public que son blog n’était qu’une partie de son talent : Tanxxx. Faisant mon pain quotidien de Frantico, Boulet, Ga, Cha, Lovely Goretta, Laurel, Miss Gally, Mélaka, Pénélope Jolicoeur, la discrète niche dans laquelle se situait Tanxxx est passée dans mon angle mort. Cette petite introduction pour expliquer deux choses : le temps que j’ai mis avant de consacrer un « parcours de blogueurs » à Tanxxx, et les éventuelles imperfections de cet article, écrit par quelqu’un qui ne découvre que maintenant le blog de Tanxxx (mais qui, fort heureusement, avait déjà su s’enquérir de ses autres travaux).

Tanxxx dans la foule des premiers blogueurs bd


Le parcours de Tanxxx ne commence pas directement par la bande dessinée, partie de son travail qui émerge au moment de la création de son blog vers 2005 (indépendamment de ce même blog, d’ailleurs). Tanxxx, née en 1975, étudie aux Beaux-Arts d’Angoulême en section Art, période pendant laquelle elle dit n’avoir que très peu dessiné, et commence véritablement une carrière de dessinatrice vers 2003, se spécialisant tout particulièrement dans l’affiche rock. Elle collabore notamment avec le sérigraphiste Brazo Negro pour réaliser de belles affiches de concerts, ou de films de série B. Cette activité reste d’ailleurs l’activité professionnelle principale de Tanxxx, et je vous laisse admirer sur son site, http://www.tanxx.com/, le reste de ses réalisations dans le domaine de l’affiche.
Avant tout illustratrice, Tanxxx ne se destine pas d’abord à la bande dessinée. Mais, en lançant son blog autour de 2004, elle se risque à quelques trips. Même si j’ai quelques doutes sur la date, il est certain que Tanxxx fait partie de la première vague de blogs bd, celle qui voit commencer, dès 2003-2004, de futurs « célèbres blogueurs » tels que Pénélope Jolicoeur, Boulet, Laurel, Miss Gally ou Cha, c’est-à-dire avant l’apparition éclair du blog de Frantico, puis la création du Festiblog, deux évènements qui, en 2005, lanceront définitivement le phénomène auprès d’un public de plus en plus large. Et comme la grande majorité des blogueurs de la première génération, elle est d’abord une dessinatrice investissant la toile comme espace d’expression. D’abord sur un site free, à présent fermé, puis sur un blog appelé « Des croûtes au coin des yeux » ; http://tanxx.com/bloug/.
En feuilletant les archives du blog de Tanxxx, on retrouve le plaisir encore naïf des temps où la « blogosphère bd » ne se composait que de quelques dessinateurs discrets, se connaissant tous entre eux, et dont il était facile, en tant que lecteur, de faire le tour. Quelques strips qui semblent griffonnés sur un coin de table, des anecdotes personnels, de brefs textes lors des temps de disettes graphiques. Le blog lui permet aussi de s’affranchir du format serré de l’illustration, qui impose un dessin unique, pour aller vers la narration et utiliser son crayon d’une autre manière, peut-être plus décontracté et plus prolixe.

BD rock, affiche rock


L’une des composantes du mouvement des blogs bd a été une forme de résurgence de ce qu’on appelle parfois la « BD rock », notion très vague plus que réel projet esthétique, mais qui permet de replacer Tanxxx au sein d’une communauté de blogueurs partageant les mêmes passions. La blogosphère a compté plusieurs blogs bd dont les auteurs revendiquaient un intérêt pour le rock, en particulier dans ses formes punk et hardcore, particulièrement propices, par leur marginalité, à l’apparition d’une fan-culture underground : Cha (Ma vie est une bande dessinée), Slo (Sombrebizarre), Louna (Au donjon joyeux), qui font tous trois partie du collectif Humungus (http://collectifhumungus.free.fr/), rassemblant actuellement neuf dessinateurs autour d’un fanzine (Speedball, depuis 2007) et de réalisations de fresques lors de festivals ou concerts (les blogs n’ont bien sûr pas été le moteur de leur rassemblement, mais servent au moins de caisse de résonnance pour leurs réalisations). Tanxxx, sans faire partie du collectif, a participé au premier numéro de Speedball. Quelques blogs bd incarnent une déclinaison de la « BD rock » sur la toile.
Un petit point sur ce que j’entends par « BD rock », notion éminemment floue (et même moi, je ne suis pas bien sûr de comment l’utiliser). J’y pense par comparaison avec un mouvement analogue qui a amené à la fondation de Métal Hurlant dans les années 1970 et qui a porté, dans les décennies suivantes, une partie du monde du fanzinat (Guillaume Bouzard, Pierre Druilhe, Jean-Christophe Menu, Mattt Konture, Max, Luz, font partie des auteurs récents qui ont su mêler dans leur oeuvre souvenir du fanzinat et amour de la scène rock). Ce sont des dessinateurs dont l’un des moteurs du rassemblement (autour d’un fanzine, d’une association, d’une maison d’édition, d’une communauté sur le net) est un goût pour le rock qu’ils cherchent en plus à exprimer dans leurs travaux. Ce qui passe le plus souvent non par une uniformisation des styles, mais par des références à des thèmes communs : les concert et la musique, évidemment, mais aussi d’autres aspects périphériques de la culture rock, comme le lien avec le cinéma de série B et les films d’horreur dans le cas du punk qu’affectionne Tanxxx. On passera bien sûr sur le jeune label KSTR de Casterman où la notion revendiquée « d’esprit rock » est plus un concept commercial qu’une réalité, puisqu’il ne s’établit sur aucune communauté de dessinateurs fidèles. Mais au fil de revues, d’albums, d’auteurs particulièrement efficaces, on voit resurgir occasionnellement ce qui pourrait être une « BD rock », réunissant à la fois un public de fan de BD et de fan de rock. La puissance communautaire (rassembler un public de fans fidèles qui se reconnaissent et s’apprécient autour de références communes) de certains courants du rock comme le métal ou le punk joue ici un rôle fédérateur important.

Il est souvent difficile de trouver des artistes qui revendiquent jusqu’au bout le concept de BD rock, c’est-à-dire qui non seulement traitent dans leurs albums ou travaux de thématiques précises, mais en plus s’intègrent au monde du rock, ou cherchent à traduite, dans leurs dessins, les émotions transmises par la musique. Si bien qu’il s’agit le plus souvent d’une mode passagère et que les dessinateurs passionnés de rock prouvent, fort heureusement, qu’ils sont capables de produire autre chose et d’évoluer. Dans le cas de Tanxxx, pourtant, l’idée semble alléchante de tisser un lien solide entre la culture rock et son travail de dessinatrice. Même si, là encore, il ne se réduit pas à cela.
Son travail de graphiste rocken est un bon exemple, où dessin et musique se trouvent concrètement mêlés, puisque l’affiche doit exprimer le contenu du concert, pour attirer un public qui sache s’y reconnaître. Plus, peut-être, que dans d’autres domaines de l’illustration, l’affiche rock s’est affirmée comme un art autonome, avec ses codes et ses maîtres ; parce qu’il réalise les affiches, les pochettes de disques, les flyers, le graphiste est l’un des acteurs incontournable de la culture rock. Le festival Rock en Seine propose d’ailleurs depuis 2009, en marge des concerts, des expositions de dessinateurs. Tanxxx explique à propos de sa collaboration avec le sérigraphe Brazo Negro : « Nous aimions la musique et la sérigraphie, et il n’y avait pas meilleur moyen de combiner les deux. ». Elle s’est aussi formée auprès de Guy Burwell (http://www.guyburwell.com/) et s’est intégrée à la communautés des affichistes rock dont elle cite de nombreux artistes dans une interview donnée sur le blog Crewkoos (pour ceux que le sujet du graphisme rock intéresse, le blog de Crewkoos fourmille d’informations sur le sujet). Elle décrit ainsi la manière dont elle voit les spécificités de l’affiche rock : « Pour le poster rock en particulier, bien évidemment l’inspiration vient du groupe lui même, il peut avoir une identité visuelle forte, ce qui est soit une facilité soit un piège monumental, mais la plupart du temps j’écoute le groupe et j’essaie de retranscrire l’ambiance générale de sa musique. ». Tanxxx réalise les affiches pour les concerts en France du groupe canadien NomeansNo, qu’elle fait apparaître dans son album Rock, Zombie.

Tanxxx et la bande dessinée

Si Tanxxx reste avant tout une illustratrice, plus à l’aise dans les dessins uniques, les amateurs de bande dessinée peuvent également apprécier son travail dans plusieurs ouvrages. Tout d’abord dans des artbooks, mode classique de diffusion des illustrateurs : deux ont parus aux éditions Charrette en 2006-2008 (http://editions.charrette.free.fr/). Elle a d’ailleurs participé, chez ce même éditeur, à un album collectif en hommage à Popeye en 2010. Plus récemment, un autre éditeur, le Potager moderne, a édité un portfolio au tirage limité intitulé Tanxxx girls.
C’est en réalité dès 2005 que Tanxxx se lance dans la bande dessinée en publiant chez les Requins Marteaux Rock, Zombie. Court album, il part d’un principe très simple : Tanxxx se rend à un concert de son groupe préféré dont elle vient de dessiner l’affiche, NomeansNo, lorsque le public du concert se transforme progressivement en une armada de zombies affamés. Sorte d’hommage personnel au cinéma bis, qui regorge de ce type de scénario zombiesque qui n’ont d’autre intérêt que de voir des humains massacrer des morts-vivants, et inversement, Rock, Zombie, pour être le premier album de Tanxxx, multiplie les clins d’oeil à sa double expérience de graphiste et de public rock. On peut lire la suite de cet album, réédité depuis, sur le site de Tanxxx sous le titre Faire danser les morts. (Au passage, je signale aux fans de cinéma bis que Hard rock zombies est aussi le titre d’une comédie musicale de 1984 dont je vous invite à lire la critique sur Nanarland, ou même à le voir pour les plus curieux/téméraires d’entre vous). Il suffit de regarder les pochettes des disques des groupes de hard rock Iron Maiden ou Black Sabatth pour comprendre que rock et film d’horreur ont fait partie d’une culture commune, dont le graphisme était la meilleure expression. Par la suite, Tanxxx continue de nourrir ses albums des mêmes références croisés au rock et aux films d’horreur, comme le montre la couverture Double Trouble sorti en 2007 aux Enfants Rouges, qui reprend en partie des strips retravaillés du blog Des croûtes aux coins des yeux, et d’autres illustrations inédites mettant en scène Tanxxx elle-même et certains de ses personnages récurrents : le chat Burzum, Tom de NomeansNo, ou l’inimitable madame Putois que l’on retrouve dans El Coyote. Enfin, Tanxxx se prête parfois au jeu que lui suggère un scénariste : dans Neuf pieds sous terre, paru fin 2010 aux éditions Six pieds sous terre, elle cosigne avec Loïc Dauvillier un délicieux et malin petit conte macabre qui raconte les mésaventures d’un chat suicidaire qui meurt à la fin de chaque chapitre avant de ressusciter au début du suivant. Plusieurs revues accueillent aussi les histoires de Tanxxx : notamment Le Psikopat, L’Echo des savanes et Sierra Nueva des Requins Marteaux. Elle y développe ce même univers à la fois drôle et macabre, inspiré par un certain cinéma d’horreur.
A entendre évoquer les maisons d’éditions sus-cités, l’amateur averti de bandes dessinées remarque de la part de Tanxxx un certain tropisme vers l’édition alternative : Charrette, le Potager Moderne, les Enfants Rouges, sont de petits éditeurs. Six pieds sous terre et les Requins Marteaux le sont certes un peu moins, mais n’en sont pas pour autant des éditeurs grand public. Les Requins Marteaux, même, représente tout un héritage du fanzinat underground (et se montre finalement assez proche de l’esprit décadent, non-conformiste et ironique du mouvement musical punk par sa ligne éditoriale) dans lequel on ne s’étonne pas de trouver Tanxxx. Plus récemment, elle s’est liée à plusieurs projets d’édition alternative situées bien à l’écart des grandes machines de l’édition de BD, comme la jeune maison d’édition Même pas mal, par laquelle elle édite plusieurs illustrations (http://meme-pas-mal.fr/). Même pas mal accueille dans son catalogue de nombreux autres blogueurs amateurs d’humour noir (Goupil Acnéique, Pixel Vengeur, Abraham Kadabra) ou de rock (Cha). Certains de ces projets se développent d’ailleurs uniquement en ligne. Tanxxx participe ainsi au webzine El Coyote (dans lequel on retrouve ses collègues Cromwell, Rica et d’autres encore) et à la bédénovela de Thomas Cadène Les autres gens dont je vous donne régulièrement des nouvelles sur ce blog. Vous l’aurez compris : les occasions de lire Tanxxx ne manquent pas.

A côté de ses nombreux projets dans l’édition alternative et la diffusion en ligne, Tanxxx s’est fait connaître d’un public plus large lors de la publication d’Esthétiques et filatures, scénarisé par Lisa Mandel, dont je vous parlais dans un ancien Parcours de blogueur. L’album, paru en 2008 dans le label KSTR de Casterman, a fait partie de la sélection officielle d’Angoulême lors du FIBD 2009, sans pour autant recevoir de prix à cette occasion. Cette nomination a pu servir de tremplin à l’album qui reçut, cette même année 2009, le prix Artémisia (pour la promotion des femmes auteurs de bande dessinée).
Tanxxx n’est pas elle-même scénariste au long cours et il me semble que c’est bien dans cet album qu’elle a pu développer au maximum ses compétences de dessinatrice de bande dessinée, tout au long d’une histoire longue et complexe qu’elle n’aurait pas su mener seule (les histoires qu’elle a scénarisé jusque là s’aventurant rarement au-delà de l’anecdote). Lisa Mandel avait depuis longtemps en tête le scénario d’Esthétiques et filatures et a voulu le confier spécialement à Tanxxx, qu’elle voyait comme une des dessinatrices les plus à même de restranscrire l’ambiance voulue pour l’histoire. C’est un récit contemporain qui voit se croiser deux femmes : Marie, une jeune lesbienne caractérielle qui fuit la colère de son père et Adrienne, trentenaire blonde paumée dont le vernis de normalité va peu à peu craquer sous l’influence de la fugitive. On y retrouve des thèmes déjà présents dans d’autres albums de Lisa Mandel : l’homosexualité, la violence des rapports humains, l’impossibilité à devenir adulte… Ils sont traités de manière délicate, à la marge d’un scénario de roman noir aux ressorts surprenants (les amateurs de Lisa Mandel connaissent son art du rebondissement inattendu). Et c’est assez plaisant de se dire que la scénariste a accepté de prendre le risque de confier une de ses histoires à une dessinatrice dont le style est à l’opposé du sien. L’album est réussi, au moins dans cette fusion de deux styles autonomes, l’un narratif, l’autre graphique.
Sans doute est-il temps, justement, de parler du style graphique de Tanxxx, qui reste cohérent des affiches aux albums en passant par le blog (quoique logiquement un peu plus relâché dans ce dernier). Tanxxx est une spécialiste du noir et blanc et ne se risque que très peu vers la couleur. Les effets d’ombre et de lumière qu’elle parvient à donner installent d’emblée une ambiance sombre et lourde. On la rapproche souvent, d’interviews en interviews, de maîtres de l’underground américain contemporain qu’elle admire et chez qui elle semble avoir appris la gestion des noirs et blancs ainsi que le goût des déformations physiques expressives : Charles Burns (Black hole), Daniel Clowes (Ghost world), les frères Hernandez (Love and rockets). Surtout faut-il dire qu’elle s’approprie leur style glauque au sein de son propre univers, plus humoristique et moins désespéré. Loïc Dauvillier, dans Neuf pieds sur terre, exploite malicieusement le goût du noir et blanc et la puissance des ombres chez Tanxxx puisque, au fur et à mesure que le chat meurt et ressuscite, encore et encore, le style graphique change au cours de l’album, le noir envahissant progressivement la ligne claire initiale. Dans Esthétiques et filatures, le style de Tanxxx assure une grande partie de l’ambiance et fait passer sans accrocs certaines ficelles du scénario où le risque de pathos ou de ridicule était parfois grand : dès qu’il est question de violence, de sexe ou de toute autre émotion forte, le dessin de Tanxxx s’impose,plus grave que dans ses autres travaux, mais souvent très posé voire virtuose dans des pleines pages savamment composées qui nous rappellent qu’elle est d’abord une illustratrice au graphisme sans concession.

Pour en savoir plus :

Webographie :
Site internet : http://www.tanxx.com/
Blog Des croûtes au coin des yeux
Webzine El Coyote
Interview sur le blog CrewKoos
Interview au FIBD 2009 avec Lisa Mandel lors de la sortie d’Esthétiques et filatures
Interview à Bodoï lors du prix Artémisia pour Esthétiques et filatures.

Bibliographie :

Rock, Zombie, Les Requins Marteaux, 2005
Tanxxx, Editions Charrette, 2006
Double Trouble, Les Enfants Rouges, 2007
Tanxxx2, Editions Charrette, 2008
Esthétiques et filatures, Casterman, 2008 (scénario de Lisa Mandel)
Neuf pieds sous terre, Six pieds sous terre, 2010 (avec Loïc Dauvillier)

Parcours de blogueurs : Capucine

Deuxième volet de mes articles « spécial festiblog » en l’honneur des deux parrains de cette année, Martin Vidberg (qui a déjà eu droit à son article) et Capucine. Et en plus, je suis dans les temps : le festiblog a lieu le week-end prochain, les 25 et 26 septembre, devant la mairie du IIIe arrondissement de Paris (http://www.festival-blogs-bd.com/).

Donc aujourd’hui Capucine. Parler de Capucine, c’est bien sûr l’occasion de relire un ancien article sur son compagnon dans la vie et dans la blogosphère, Libon (décidément, ces introductions deviennent de vrais panneaux publicitaires). Mais elle réalise également sa propre carrière de dessinatrice solo.

Moutonbenzène luxe, le blog de l’élite

Capucine est une blogueuse de la première génération, celle que les internautes découvre autour de 2004-2005, et dont les figures les plus connues sont alors Boulet, Mélaka, Laurel, Gally, Kek et bien d’autres jeunes dessinateurs en route pour la gloire. Capucine ouvre un blog en juin 2004 sur la modeste plateforme de blog 20six avant d’ouvrir une seconde version, plus élaborée et plus jolie, en février 2005, accompagnée d’un site (qui est depuis en construction d’ailleurs, et donc fort incomplet), http://www.turbolapin.com/. Cette fois, son compagnon Libon participe plus activement au blog qui devient un véritable blog à quatre mains. Ce sont donc les blogs Moutonbenzène puis Moutonbenzène luxe pour la version 2005 qui est encore en fonction (http://www.turbolapin.com/blog/). Les blogs bd ne sont pas encore devenus le phénomène populaire qu’il sera à partir de 2005 ; la blogosphère bd est alors assez réduite et on y voit tourner les mêmes têtes dans les liens de Moutonbenzène, outre ceux déjà cités, Cali, Pixel Vengeur, Cha, Ga, Ak, Tanxxx, Lovely Goretta ; une sorte de de première communauté de jeunes dessinateurs, noyau initial du mouvement. C’est bien naturellement que Capucine et Libon sont parmi la petite quarantaine de blogueurs invités pour la première édition du festiblog, en septembre 2005.
Le blog Moutonbenzène, bien qu’ayant deux auteurs, n’est pas réputé pour ses mises à jour fréquentes. On y trouve le contenu habituel des premiers blogs bd : des anecdotes domestiques en images, des extraits de carnets, des informations sur l’avancée des projets et des dédicaces, pas mal de private jokes. Puis, en septembre 2006, Capu et Libon commence une grande saga sur leur blog, Sophia, un webcomic sur lequel je reviendrais car il sort en album cette semaine.

Des projets en solo et à plusieurs

Mais, me direz-vous, qui est exactement Capucine ? Graphiste et illustratrice diplômée de l’Ecole Professionnelle Supérieure d’Art graphique et d’Architecture de la Ville de Paris, elle poursuit d’abord, et encore actuellement, une carrière de maquettiste dans l’édition. Depuis quelques années, elle illustre notamment Fortean Times, un magazine anglais consacré au phénomène paranormaux. Mais elle ne se lance vraiment dans la bande dessinée que vers 2004, avec son blog et ses premiers albums.
C’est d’abord chez Le Cycliste qu’elle publie ses premiers albums. Le Cycliste est un éditeur alternatif bordelais fondé en 1993. Cette maison est la même qui publie les albums d’un autre éminent blogueur de la première génération, Pixel Vengeur (Black et Mortamère, Dingo Jack). Toutefois, depuis 2007, cet éditeur connaît de grosses difficultés financières et doit gêler son catalogue. Le premier projet BD de Capucine, Corps de rêves, naît à l’automne 2004. S’inscrivant dans les récits du quotidien, Capucine y raconte . Elle explique dans une interview donnée à l’occasion de festiblog 2005 que les planches ont préalablement été mises en ligne sur des forums de grossesse. Le second albu paru chez Le Cycliste est Le Philibert de Marilou. On quitte cette fois le quotidien (quoique) pour un récit psychologico-fantastique autour de Marilou qui possède un ami monstrueux, sorte d’émanation d’elle-même, qui l’empêche de poursuivre une relation amoureuse. Le scénario d’Olivier Ka est plus profond qu’il n’y paraît, explorant la noirceur de la solitude. On connaît Olivier Ka pour ses scénarios subtils et sa manière de jouer sur les émotions du lecteur parfois jusqu’à la douleur (je vous conseille particulièrement l’autobiographique Pourquoi j’ai tué Pierre dessiné par Alfred, Delcourt, 2006). Mais il est aussi un des membres de la famille Karali, famille de dessinateurs dont fait partie son père, connu sous le pseudonyme de Carali, son oncle Edika et sa soeur Mélaka, par ailleurs blogueuse. Carali est à l’origine du magazine Psikopat qui, depuis 1989, publie presque exclusivement des auteurs débutants et garde un esprit potache revendiqué. Capucine et Libon y ont occasionnellement publié également.
On retrouve à la fin de Corps de rêves quelques-uns des noms de dessinateurs, blogueurs ou non, que j’ai évoqué, dans une série d’illustrations (Pixel Vengeur, Tanxxx, Carali, Melaka, Boulet, Ga…)

A côté de ces deux albums, Capucine dessine à l’occasion d’ouvrages collectifs. Tout d’abord dès 2004 au sommaire du troisième numéro de Sierra Nueva, le fanzine de Nikola Witko publié aux Requins Marteaux. On la retrouve ensuite dans le recueil Nous n’irons plus ensemble au canal Saint-Martin, publié en 2007 chez la petite et jeune maison d’édition des Enfants Rouges. Il s’agit d’une suite de trois histoires scénarisées par Sibylline et Loïc Dauvillier et dessinées successivement par Jérôme d’Aviau (le blogueur Poipoipanda), François Ravard et Capucine ; trois histoires croisées autour de trois personnages solitaires et du canal Saint-Martin. L’album recoupe en partie les thèmes du Philibert de Marilou et se trouve être tout aussi touchant et juste. L’année suivante, toujours avec Sibylline qui dirige un recueil collectif, elle participe à Premières fois, qui rassemble plusieurs nouvelles sur le thème de la première expérience sexuelle. Au début de l’année 2010, Capucine a sorti un mini-album chez Dupuis intitulé Princesse des mers du sud et dont je serais bien en peine de vous parler, ne l’ayant pas lu.

Et enfin, il me faut vous parler de Sophia. Les premières pages de Sophia, réalisées par Libon et Capucine (je serais bien en peine de vous dire qui fait quoi) sont publiées sur le blog Moutonbenzène en 2006 et on peut lire les 45 premières pages ici (http://www.turbolapin.com/sophia/). L’histoire est celle d’une justicière-aventurière dans la France de 1870 en guerre contre la Prusse. Elle est chargée par madame le maire de Paris (oui, dans Sophia, tous les protagonistes sont des femmes) d’une mission secrète pour empêcher les Prussiennes d’entrer dans la capitale. Le registre est celui d’un humour au second degré, voire au troisième degré ou pire, à partir d’une intrigue qui est, elle tout à fait sérieuse. Le comique vient beaucoup de l’aspect ringard de ce roman-feuilleton qui semble sorti des succès érotico-policier de la littérature populaire du XIXe siècle, ou d’un roman de gare du siècle dernier. L’héroïne et son ami Rima passent en effet leur temps à se retrouver nue par inadvertance et leur aventure, entre deux combats, est ponctuée par l’évocation de leurs histoires d’amours (forcément lesbiennes vu qu’il n’y a pas d’hommes). Et puis les deux auteurs s’inspirent (nous disent-ils en tête de l’histoire) d’un roman paru en 1882 dans Le Magasin pittoresque, un journal populaire de distraction, écrit par Mme « veuve de Clermont née Fauvette ». Elle fut ensuite dessinée par Paolo Brancaio dans la Settimana dello Reggiseno en 1976 (je reprends là aussi la présentation). Présentation sans doute fictive (Settimano dello reggiseno veut dire en italien « semaine du soutien-gorge » !), mais qui feint de situer l’histoire dans les deux pôles de la culture populaire que sont le roman-feuilleton XIXe et les revues italiennes pseudo-érotiques. Peu importe qu’il s’agisse d’un vrai roman-feuilleton arrangé, l’inspiration retro est présente dans le style sépia tout en clair-obscur et le tout est vraiment délirant et décalé, plutôt inattendu dans le paysage de la bande dessinée.

Le style graphique de Capucine


Je dois bien avouer que le seul album que Capucine ait scénarisée elle-même sur sa grossesse, Corps de rêves, ne m’a pas particulièrement touché. Peut-être parce que je ne suis pas père, allez savoir. Du coup, je ne vais guère me passionner pour Capucine-scénariste mais plutôt pour son graphisme particulier qui, là, m’a plutôt séduit.
La plupart de ses albums sont en noir et blanc et elle joue souvent sur les contrastes et leur expressivité. La plupart de ses personnages féminins ont des yeux en amande proéminents qui renforcent les jeux du regard. Parmi ses sources inspirations, elle cite notamment Baudouin, un maître du noir et blanc et de l’expressionnisme graphique. On comprend mieux alors d’où vient cette tendance à la déformation ou au contraire à la simplification expressive.
Ce style s’accorde bien avec des scénarios émotionnellement forts, tels qu’on lui a livré pour l’instant. Dans Le Philibert de Marilou, en particulier, l’évolution graphique constante du personnage principal fonctionne bien avec l’histoire, au gré des émotions de Marilou. Dans cet album, le style de Capucine oscille à merveille entre un trait élégant et des formes monstrueuses, accentuant l’ambiance très sombre de l’histoire. Avec Sophia, c’est bien sûr tout autre chose. Le style est plus dans la pastiche (et Libon a dû y mettre son grain de sel) d’un réalisme maladroit.

Un dernier mot, sur Sophia, justement : l’album est sorti le 22 septembre, chez Delcourt, et l’histoire, qui reste limitée à quelques mésaventures parisiennes dans la version en ligne, prend alors une toute autre ampleur, puisque les héroïnes doivent se rendre jusqu’au fin fond de l’Afrique. Une intrigue qui fleure bon le colonialisme ! Pour ceux qui ont aimé les quelques pages prépubliées sur le blog, n’hésitez pas à acquérir ce bel ouvrage, même si j’ai l’impression que les couleurs étaient meilleures sur la version numérisée, mais enfin… Du coup, le mois de septembre est bien le mois spécial Capucine, entre la sortie de Sophia, le festiblog le 25-26 et, au début du mois, la sortie d’Alphonse Tabouret, scénarisé par Sibylline, dessiné par Jérôme d’Aviau et calligraphié par Capucine (chez Ankama). Elle y dévoile une autre partie de son travail, le lettrage, particulièrement étudié dans cet album qui singe l’univers de l’enfance.

Pour en savoir plus :

Corps de rêves, 2004, Le Cycliste
Le Philibert de Marilou avec Olivier Ka, 2005, le Cycliste
Princesse des mers du sud, Dupuis, 2010
La grand vide d’Alphonse Tabouret, Ankama, 2010 (dessin de Jérôme d’Aviau et scénario de Sibylline)
Sophia, Delcourt, 2010 (avec Libon) ; lire le début en ligne
Collectifs :
Sierra Nueva n°3, Les Requins Marteaux, 2004
Nous n’irons plus ensemble au canal saint-martin, les enfants rouges, 2007 (avec Sibylline et Loïc Dauvillier)
Premières fois, Delcourt, 2008
Webographie :
Blog Moutonbenzène luxe, avec Libon
Interview collective à l’occasion du festiblog 2005
Pour le plaisir, la désopilante note réalisée avec Libon à l’occasion du festiblog 2009

Parcours de blogueurs : Martin Vidberg

Septembre, c’est le mois du festiblog, qui a lieu cette année les 25 et 26 septembre 2010 rue Eugène Spuller à Paris. Pour marquer le coup, je vais consacrer deux parcours de blogueurs à la marraine et au parrain de cette édition, Martin Vidberg et Capucine (ce qui m’arrange, vu que ce sont des auteurs que je connais et que j’apprécie.). On commence avec Martin Vidberg, qui va nous amener presque dix ans en arrière…
(Pour d’autres informations sur le festiblog, voyez sur le site http://www.festival-blogs-bd.com/.)

Bloguer en amateur

Avec Martin Vidberg, la série des « parcours de blogueurs » revient aux origines mêmes du blog bd. Cela fait plus de dix ans que Martin Vidberg, actuellement connu pour son blog du Monde.fr « L’actu en patates », sévit la toile. Il incarne le parcours idéal du blogueur bd en tant qu’auteur amateur qui ne cherche pas à en faire son métier, mais plutôt à conserver intacte sa passion et la faire partager. Un sujet idéal pour la rentrée du blog qui va nous permettre de retracer quelques étapes de l’histoire des blogs bd.

Martin Vidberg est professeur des écoles, métier qu’il exerce depuis 2001 et qui nourrit certains de ses albums. C’est donc sur ses loisirs et en autodidacte qu’il dessine, principalement sur deux blogs : « L’actu en patates », blog partenaire du monde.fr depuis janvier 2008 (http://vidberg.blog.lemonde.fr/) et « Everland », bien plus ancien puisqu’il le crée en octobre 2000 (http://www.martinvidberg.com/). A cette date, la présence de blogs français sur la toile est un phénomène récent et les éditeurs de blogs n’en sont qu’à leur début (Blogger apparaît en 1999 et Skyblog en 2002). Ce moyen d’expression par une page personnelle gratuite est nouveau et n’est pas encore devenu l’outil de communication qu’il est destiné à devenir à partir du milieu des années 2000. L’essor des blogs en tant que communauté s’inscrit alors en partie dans l’apparition progressive des réseaux sociaux et de ce qu’on appelle le Web 2.0. C’est aussi le cas dans le domaine de la bande dessinée : en 2000 on ne parle pas encore de blogs bd comme un phénomène de création et de réseautage de forte ampleur, capable d’attirer un très grand nombre de visiteurs.
Everland, le blog historique de Martin Vidberg, a souvent déménagé et son auteur a donc pu nouer des liens avec plusieurs sites « historiques » de dessinateurs amateurs et d’amateurs de bande dessinée. Il participe notamment à deux communautés qui ont leur importance dans le web de la bande dessinée : le site bulledair.com (2001) et le site bdamateur.com (1998). Bulledair est d’abord un site d’amateurs de bande dessinée partageant leurs avis et leurs critiques sur tel ou tel album ; le site a évolué ensuite en une véritable communauté et, entre autres activités, a hebergé quelques blogs bd (Thorn, Obion, Thierry Robin…). Vidberg devient un des animateurs de cette communauté (sous son premier pseudonyme d’Everland) et dessine notamment une série de chroniques. On le retrouve aussi sur le site bdamateur.com. Il ne s’agit plus seulement d’amateurs de bande dessinée mais d’auteurs de bande dessinée amateurs, idée née sur le forum BDParadisio, là aussi un des espaces les plus anciens du Web consacré à la bande dessinée (1996). Le principe est simple : offrir une plate-forme de diffusion pour des non-professionnels qui leur permette d’avoir des retours sur leur travail. Un forum et de nombreuses activités animent la communauté de dessinateurs qui existe encore, douze ans après sa création (http://www.bdamateur.com/). Par la suite, d’autres sites seront créés pour mettre en valeur des dessinateurs amateurs comme le portail Abdel-INN (2002). Ces deux sites (bdamateur et Abdel-INN) correspondent à une phase pré-blogsbd de la diffusion de bande dessinée en ligne, phase ouvertement « amatrice » et non tournée vers l’édition. A partir de 2005, deux évolutions apparaissent suite à l’ampleur nouvelle du phénomène des blogs bd : le blog tend à devenir le principal support de diffusion pour des dessinateurs amateurs (du moins le plus visible et le plus directement vendeur) et des liens se créent avec le monde de l’édition, soit par la publication de version papier de blogs bd, soit par la transformation de certains sites amateurs en maison d’édition, soit par l’apparition de maisons d’édition en ligne (le site Manolosanctis en 2009 est à mes yeux représentatif de la seconde phase : il ne revendique pas l’amateurisme, mais vise au contraire à accompagner les dessinateurs débutants vers le professionnalisme et l’édition commerciale).
Bref… Après cette longue disgression, revenons à Martin Vidberg. Il n’est pas le seul membre de bdamateur.fr à poursuivre ensuite une carrière professionnelle ou semi-professionnelle : parmi les membres « connus » se trouvent d’autres blogueurs bd célèbres comme Laurel et Zviane. Par l’intermédiaire du site, il fait la connaissance d’autres auteurs dont Mickaël Roux et Thorn, cette dernière étant également présente sur bulledair.com. Tous trois se lancent dans une série en deux tomes intitulées Les passeurs, publiées en 2007-2008 chez Carabas (quelques pages en preview sur BDGest).
Autre rencontre provoquée au sein de la communauté de dessinateurs amateurs : avec Nemo7. Ensemble, ils réalisent en 2005 l’expérience de « Le Blog ». Il s’agit, comme son nom l’indique, d’un blog ouvert pour la mise en ligne d’un webcomic, sur la plateforme de diffusion 20six (http://leblog.20six.fr/). Les deux auteurs s’inspirent directement des expériences graphiques de l’Oubapo : Martin Vidberg dessine une demi-douzaine de cases avec lesquelles Nemo7 réalise des strips qui racontent les mésaventures d’un blogueur bd (ce qui rappelle furieusement l’album de Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim Moins d’un quart de seconde pour vivre, en 1992). Beaucoup de private jokes et d’autodérision dans cette oeuvre qui vaut surtout comme exercice de style. Elle est adaptée en album en 2007 par la jeune maison d’édition Onapratut (que j’évoquais récemment pour leur album les Nouveaux Pieds Nickelés). Vidberg garde de cette expérience un goût pour les projets interactifs : il propose de nombreux jeux sur son blog, ou invite ses lecteurs à suggérer des sujets de dessins.

Le blog Everland reste le principal espace d’expression de Martin Vidberg, et il est naturellement présent à partir de la seconde édition du festiblog en 2006, première manifestation qui regroupe les auteurs de blogs bd et leurs lecteurs. Il utilise aussi bien son blog pour poster des notes spontanées que des projets plus complexes, comme le Journal d’un remplaçant (dont on peut lire la moitié du contenu sur ce site).

Du blog bd à l’édition : un contexte idéal


Avec le Journal d’un remplaçant, la carrière de dessinateur amateur de Martin Vidberg prend une autre ampleur. Non qu’il se lance dans une carrière professionnelle : au contraire, et c’est là une des caractéristiques de Vidberg, il poursuit parallèlement son vrai métier d’instituteur et sa passion du dessin, avec une prolixité assez impressionnant d’ailleurs. Le Journal d’un remplaçant est directement lié à sa profession puisqu’il raconte dans cette bande dessinée une année de son travail d’instituteur remplaçant, d’abord dans un petit village de sa région, puis dans un institut de redressement pour élèves violents. Le ton est très pédagogique : l’auteur explique le quotidien du métier d’instituteur comme dans un reportage en direct, s’attachant autant aussi bien aux difficultés qu’aux plaisirs. On peut facilement le lire comme un état des lieux de la profession, certes subjectifs mais très intéressant.
Le Journal d’un remplaçant est d’abord diffusé en ligne avant d’être adapté en album papier en 2007 aux éditions Delcourt, dans la collection Shampooing. Il faut dire qu’à cette date, la situation a changé et que la médiatisation et l’importance, en terme d’audience, des blogs bd, en a fait de possibles tremplins vers l’édition. Je cite pour mémoire quelques uns des blogs édités dans les années 2005-2008, parmi les plus connus : Le blog de Frantico, Le journal d’un lutin d’Allan Barte, Libre comme un poney sauvage de Lisa Mandel, Maliki de Souillon, Ma vie est tout à fait fascinante de Pénélope Bagieu. D’autres suivront dans les années suivantes, avec des qualités fort variables. Il faut pourtant distinguer entre les recueils de notes de blogs, qui prennent plutôt l’aspect d’un journal intime, et les récits complets qui s’apparentent alors à des webcomics diffusés via un blog. Certains auteurs jouent d’ailleurs sur les codes du blog pour livrer de « faux blogs bd » qui s’avèrent être des fictions travesties en journaux intimes (c’est le cas de Frantico ou du Journal d’un lutin, par exemple). Le journal d’un remplaçant n’en fait pas partie, mais il hérite nettement du phénomène des blogs bd sa construction en forme de journal de bord, laissant s’écouler les jours en mimant une publication échelonnée et régulière. Album bien construit et original, il s’agit, de l’aveu de son auteur, de son projet éditorial le plus important.
Un dernier élément de compréhension : l’album est édité dans la collection Shampooing, dirigée par le dessinateur Lewis Trondheim qui non seulement soutient de nombreux blogueurs en publiant leur blog (Allan Barte, Boulet, Lisa Mandel…), mais participe lui-même à la blogosphère bd et à des projets de bande dessinée en ligne.

L’essor des blogs bd donne lieu à d’autres phénomènes d’éditions plus ou moins éphémères auxquels Martin Vidberg participe. Avant les publications successives de Le Blog chez Onapratut et du Journal d’un remplaçant chez Delcourt, toutes deux en 2007, il participe au projet des « miniblogs » lancé par les éditions Danger public. En partenariat avec le festiblog, cette maison d’édition conçoit en 2006-2007 une collection d’albums courts réalisés par des blogueurs bd où chaque histoire trouve un prolongement sur un site internet, via un code d’accès offert au lecteur. Même si elle ne dure que deux saisons, cette collection permet à plusieurs blogueurs bd d’être publiés pour la première fois sur papier. C’est le cas de Martin Vidberg qui dessine l’album J.O.2012 où il se prend organiser les prochains jeux olympiques dans son salon (l’album est accessible à cette adresse).
Les éditions Diantre ! (http://www.diantre.fr/) font partie des quelques éditeurs, le plus souvent de jeunes maisons, qui vont chercher du côté des blogueurs bd pour éditer des auteurs débutants. Elles sont notamment à l’origine de la publication de Mon gras et moi de Gally qui remporte à Angoulême un prix décerné par le public en 2009, événement qui confirme la place occupée par les blogs bd. Martin Vidberg reste fidèle à cette maison d’édition pour ses deux autres albums : Les instits n’aiment pas l’école en 2008 et Perdus sur une île déserte en 2009. Le premier est plutôt destiné aux enfants et fait suite aux réflexions entreprises dans Le journal d’un remplaçant : il y parle du métier d’enseignant, d’une manière plus poétique et détournée, en de courtes séquences. Le second est une fois de plus la version papier d’une histoire paru sur son blog Everland. Le crash d’un avion sur une île déserte est l’occasion de moquer certains aspects de notre monde contemporain.

En dehors de ses quelques albums, relativement modestes depuis Le journal d’un remplaçant, Martin Vidberg travaille surtout comme blogueur invité de lemonde.fr sur le blog « L’actu en patates ». Le site internet du célèbre quotidien Le Monde est, rappelons-le, une rédaction à part entière qui possède son fonctionnement propre, une partie du site étant payant et le reste gratuit (les articles récents, en général). Un certain nombre de blogs gravitent sur le site, mis en avant sur la page d’accueil ; certains sont des « blogs de journalistes », d’autres des « blogs abonnés » (dans ce dernier cas, lemonde.fr est une simple plate-forme de publication, reservées à ses abonnés), et enfin, des « blogs invités », généralement sur des thèmes de société et d’actualité. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient le blog de Vidberg. Les sites d’information en ligne se dotent souvent de ce type de blogs « graphiques » qui s’apparentent, d’une certaine manière, à du dessin de presse (ainsi trouve-t-on des blogs graphiques sur rue89, lexpress.fr, nouvelobs.com, bakchich.info ; j’ignore toutefois si les blogueurs invités sont rémunérés de quelques façons comme des rédacteurs). Martin Vidberg assume nettement le lien avec le dessin de presse, puisqu’il traite uniquement de l’actualité et s’inscrit donc dans la vieille tradition du dessin d’actualité. L’autre blog graphique invité du monde.fr est celui de Guillaume Long (hop, un ancien article à relire !), consacré à la gastronomie (et n’oublions pas le blog spécialement consacré à l’actualité de la bande dessinée, http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/).
Tous les jours ou presque, sur « L’actu en patates », Martin Vidberg propose donc un dessin d’humour. Sans doute en raison du travail actif et régulier qu’il demande, ce second blog tend progressivement à remplacer « Everland », laissé en veille depuis novembre 2009. De mon côté, j’ai d’ailleurs découvert Vidberg grâce au blog du monde.fr. Lui-même affirme que son second blog attire beaucoup de plus de lecteurs et que les deux publics sont différents : plus de visiteurs occasionnels sur « L’actu en patates », plus d’habitués sur « Everland ». Quant au nom du blog, il correspond au style graphique si particulier de l’auteur…

La tentation de l’actualité


Car quand on parle de Martin Vidberg, les habitués savent tout de suite que l’on parle de patates… Ou plutôt de bonhomme-patates : c’est ainsi qu’il représente l’ensemble de ses personnages, y compris lorsqu’il s’agit de caricatures de personnalités, et l’effet n’en est alors que plus saisissant, car tout se concentre sur le visage, à la manière des « grosses têtes » du XIXe siècle. On compare souvent cette technique avec certains personnages de Lewis Trondheim, et Vidberg avoue son admiration pour ce dessinateur. La démarche n’est pas exactement la même : les bonhommes-patates de Trondheim (tels qu’ils apparaissent dans Les formidables aventures de l’univers ou Mister I et Mister O) correspondent plus à une démarche minimaliste poussée qui contamine les décors et le scénario, qui frôle l’humour absurde. Il me semble que Vidberg utilise plus ses bonhommes-patates à la manière des dessinateurs de presse : pour une schématisation qui permet une lecture efficace et rapide (et le style de Vidberg est justement basée sur la rapidité de lecture) et en forme de « signature » graphique, qui le rend immédiatement reconnaissable.

Si je parle autant de dessins de presse, c’est que le lien à la société et à l’actualité est un trait récurrent du travail de Vidberg. Dans « L’actu en patates », c’est une évidence : chaque dessin quotidien illustre un article du monde.fr, et de nombreux ressorts humoristiques sont convoqués : calembour, allégorie, le décalage absurde, l’inventivité graphique, le gag muet, la caricature… Le ton est assez bon enfant : il s’agit de dessins d’humour, pas de dessins satiriques. Vidberg fait d’ailleurs partie des dessinateurs associés au projet « Ça ira mieux demain », une application payante pour smartphone, développée par Ave!Comics permettant de recevoir des dessins d’actualité au fil des mises à jour. Il y côtoie des dessinateurs de presse aguerris comme Plantu, Chappatte, Jul, Maëster et Tignous (http://www.cairamieuxdemain.com/).
Mais il n’y a pas que dans ce blog qu’il fait preuve d’un sensibilité à l’actualité : dès « Everland », Vidberg réalisait des dessins d’actualité (à lire ici une série sur 2008, par exemple). Et lorsqu’il parle de son métier de professeur, que ce soit sur son blog ou dans Le journal d’un remplaçant, il se fait momentanément reporter et témoin éclairé de la société. Les petits bonhommes de Martin Vidberg, par leur simplicité, ne sont pas simplement drôles mais portent aussi autant de messages venant d’un auteur qui, malgré une certaine discrétion, sait parfaitement se faire comprendre.

Depuis la notoriété acquise par son blog, Vidberg diffuse ses bonhommes-patates un peu partout dans des travaux d’illustration et de publicités. Certains sont en rapport avec l’éducation (pour des revues ou des reportages spécialisés), mais d’autres non (publicité pour Direct assurance, notamment).

Pour en savoir plus :

Bibliographie :
J0 2012, Diantre, 2006
Le journal d’un remplaçant, Delcourt, 2007
Les passeurs, Carabas, 2007-2008 (2 tomes, sur un scénario de Mickaël Roux)
Le Blog, sur des textes de Nemo7, Onapratut, 2008
Les instits n’aiment pas l’école, Diantre, 2008
Perdus sur une île déserte, Diantre, 2009
Webographie :

Everland
L’actu en patates
Le blog, avec Nemo7
Le site de bdamateur : http://www.bdamateur.com/
Interview de Martin Vidberg sur psychologies.com
Autre interview sur petitformat.fr

Parcours de blogueurs : The Black Frog

Une fois de plus, je vous fais le coup du blogueur qui n’en est pas un… Ce n’est pas par son blog qu’Igor-Alban Chevalier, alias the Black Frog, s’est fait connaître en tant que dessinateur de bandes dessinées, mais plutôt par le forum de graphistes CaféSalé dont j’aurais l’occasion de vous toucher un mot. Auteurs d’une série de trois albums, Les carnets de la grenouille noire, the Black Frog impressionne par sa maîtrise technique, par son parcours, par la force de ses fables. Un auteur essentiel révélé par Internet, que j’ai découvert sur le tard, mais à côté duquel il aurait été dommage que je passe, pour moi comme pour vous !

Parcours d’un imagier

Dans le premier tome des Carnets de la grenouille noire intitulé Conscient de vacuité, the Black Frog nous narre son parcours professionnel et les méandres du métier de graphiste. En des temps plus reculés, il aurait été un « imagier », c’est-à-dire un artiste capable de travailler des matériaux très différents pour créer des images. C’est en tout cas ce que m’inspire la variété des tâches auxquelles il s’est consacré. Voyez plutôt : il se forme aux arts de l’image au sein d’une Ecole d’arts appliqués à Nîmes, puis, pendant un an, à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles spécialisé dans la bande dessinée. Après avoir essuyé plusieurs échecs pour percer dans la bande dessinée malgré le soutien de Caza, dessinateur du Métal Hurlant des années 1970-1980, il travaille pour différents médias, dont le jeu vidéo. En 1998, il parvient à se faire engager au Jim Henson’s creature shop, un atelier londonien spécialisé dans les animatronics et autres marionnettes et effets spéciaux pour films d’animation. On le retrouve ensuite aux Etats-Unis où il participe à la direction artistique de plusieurs films (comme par exemple, Le pacte des loups, Harry Potter, X-Men 3…). Il se définit lui-même comme un « mercenaire » travaillant au gré des appels de l’industrie du cinéma comme designer, et complétant cela par divers autres projets d’illustration, de scénario, de jeux de société, de jeux vidéos… Derrière ses travaux d’illustrations et ses scénarios, il dit aussi vouloir consacrer une grande partie de son temps à la sculpture, autre passion qui lui permet de créer, une fois encore, des personnages et leurs histoires.
The Black Frog a donc derrière lui une solide carrière lorsqu’il commence à s’intéresser à la bande dessinée, ou plutôt à s’y réintéresser, puisque c’était à l’origine à ce domaine précis du dessin qu’il aurait aimé pouvoir se consacrer.

The Black Frog, c’est aussi un personnage, et peut-être en cela se rapproche-t-il un peu des blogueurs bd que j’ai l’habitude de chroniquer dans ses pages. La grenouille noire est à la fois le surnom et l’avatar de notre dessinateur, personnage né d’une histoire qu’il a d’ailleurs publié et dont je vais vous parler par la suite, The Moo Factory. Grande silhouette martiale et barbue aux allures de capitaine de l’armée coloniale, the Black Frog en impose immédiatement, on le retient dans le paysage. Il semble incarner une projection idéale de ce qu’aimerait être son auteur ; projection mais aussi déguisement ironique et décalé, pris entre la fiction de ses aventures et la réalité du net.

The Black Frog et le forum CaféSalé


Même si the Black Frog ne fait pas réellement partie de la communauté des blogueurs bd, c’est grâce à l’un d’entre eux, Manu xyz, célèbre ours-blogueur, que j’ai découvert l’existence et le travail de la grenouille noire, dans une de ses notes de début 2009. Lui-même ne possède de blog que depuis février dernier et il s’en sert pour présenter ses actualités (http://lagrenouillenoire.tumblr.com/). Jusque là, c’était sous la forme plus traditionnelle, mais parfois plus fonctionnel, d’un site Internet qu’il était présent sur Internet (Dynamographika).

Mais l’espace que the Black Frog a le plus marqué de sa présence sur le net est le forum CaféSalé… Petite présentation rapide mais, je l’espère, pas trop fautive. Le forum CaféSalé naît en 2002 de l’initiative de Kness, coloriste et illustratrice. Le forum regroupe d’année en année une communauté d’illustrateurs et de graphistes de plus en plus nombreuse, dans des styles et des profils extrêmement variés. Il s’est rapidement imposé comme l’espace francophone majeur pour la création sur Internet dans le domaine de l’illustration : ici l’idéal de partage qui sous-tend le fonctionnement de tout forum fonctionne à plein, aussi bien pour attirer des membres que pour les faire progresser, ou encore susciter des vocations et des projets. D’autant plus qu’au-delà du forum, le site offre une vitrine assez efficace pour ses membres (plus de 25 000 selon le compteur) : certains disposent d’une galerie en ligne dans laquelle ils peuvent se présenter et présenter des extraits de leurs oeuvres. A cela s’ajoute des activités diverses qui permettent de tenir sans cesse la communauté en mouvement : depuis 2003 une exposition est organisée tous les ans au bar Les Furieux à Paris et CaféSalé est présent aux diverses manifestations type Japan Expo. Enfin, depuis le début de cette année, CaféSalé a franchi une nouvelle étape en proposant des Workshop durant lesquels des artistes importants du forum proposent des cours et des conférences sur les métiers de l’image. Comme dans tant d’autres secteurs (y compris la bande dessinée, j’en parle suffisamment entre ses pages !) s’est produit la professionnalisation progressive d’une initiative amateure et collective née sur Internet. Devenue une sorte d’institution, CaféSalé est à présent capable de mettre en valeur ses membres, et Black Frog en fait partie.
Car CaféSalé, en s’associant à l’entreprise Ankama, est devenu une maison d’édition en juin 2009. La collaboration avait commencé avant cette date : Ankama, entreprise spécialisée dans la création numérique (elle est à l’origine du jeu en ligne Dofus) et, depuis 2005, tournée vers l’édition de bande dessinée, avait déjà permis la publication du premier artbook collectif du forum CaféSalé en 2007 (pour info, cette même année, Ankama édite un autre projet venu du web avec le lancement de la série Maliki du dessinateur Souillon, à l’origine un blog lancé en 2004). La création de CFSL Ink, maison d’édition pour les projets et les auteurs du forum, comme filiale d’Ankama, ne fait donc que confirmer ce partenariat. The Black Frog, dont l’album Conscient de vacuité paraît dès la naissance de CFSL Ink est le premier ouvrage d’un auteur en solo à sortir du forum, événement à mes yeux aussi importants puisqu’il associe la création de la maison d’édition avec une diversification dans le domaine de la bande dessinée.

C’est sur le forum CaféSalé, en avril 2008, que the Black Frog commence à publier ses Carnets de la grenouille noire qui se trouveront édités en album. Le principe de publication des Carnets suit une règle immuable, à la manière d’un défi : réaliser dix planches de bande dessinée par jour pendant un mois. Kness a raison de dire sur la jaquette de l’album que « Ce livre est vraiment né sur Internet, il est le fruit d’une rencontre quotidienne entre l’auteur et son public. ». Dans les faits, le premier opus des Carnets, Conscient de vacuité, est une sorte de webcomics virtuose dans son rythme de publication. Seul diffère, par rapport aux webcomics traditionnels, l’espace de diffusion : sur un forum plutôt que sur un site ou un blog. Différence purement formelle, qui, peut-être, provoque une meilleure interaction avec une communauté de spécialistes (un forum étant d’emblée un espace de discussion, contrairement au blog), mais dont les mécanismes, et notamment le bon vieux principe de la diffusion feuilletonesque, sont sensiblement identiques à ceux des webcomics.
Dans Conscient de vacuité, the Black Frog raconte son parcours d’illustrateurs et les différents épisodes marquants de sa carrière. Le ton est assez détendu, sans indulgence ; la fiction vient parfois soutenir le récit autobiographique et, par la densité du propos et de l’introspection, nous sommes très loin de la plupart des blogs bd (à l’exception peut-être du blog d’Esther Gagné qui porte lui aussi un véritable projet autobiographique). On comprend que le récit, témoignage sur une profession, ait séduit sur un forum spécialisé mais, bien au-delà et même pour le public profane (dont je suis!), c’est une histoire passionnante.

Conscient de vacuité terminée sur le forum, l’idée vient progressivement de poursuivre l’aventure, et c’est ainsi qu’est réalisé une seconde histoire, une fiction cette fois, même si elle est intimement liée à the Black Frog (mais au personnage, pas à l’auteur !), The Moo factory, puis une troisième, Les fondateurs. C’est le lancement d’une véritable saga à suivre.
Une dernière chose : the Black Frog participe à d’autres projets BD sur Internet, et en particulier à la bédénovela Les autres gens pour laquelle il a dessiné deux épisodes.

Force du classicisme virtuose

The Black Frog donne l’impression d’avoir en cours un nombre incalculable de projets dans le plus de domaines possibles. Ses ouvrages édités, sauf erreur de ma part, sont au nombre de quatre : les trois Carnets de la grenouille noire chez CFSL Ink et un artbook solo chez Design Studio Press intitulé Doodles, you know, teapots and stuff. Bon, il est quand même difficile de passer sous silence certains de ses autres travaux encore non-édités, comme Stone Monkey, prévu pour être une bande dessinée de 3000 pages adaptant le célèbre roman chinois Pérégrinations vers l’ouest. (Dont on peut consulter quelques pages sur le forum).

En ce qui concerne son travail d’illustrateur, je suis davantage dans l’admiration que dans l’analyse : c’est un domaine dont je maîtrise assez mal l’histoire et les techniques. On peut voir quelques unes de ses oeuvres dans sa galerie : des illustrations aux styles variés, de l’hyperréalisme à une forme d’impressionnisme d’ambiance crépusculaire. The Black Frog saisit la force de l’art de l’illustration dans ce qu’elle a de grandiose et de vertigineux, suivant une ligne qui va des couvertures de romans de science-fiction et d’heroïc-fantasy du milieu du XXe siècle jusqu’à l’art des comic books ; ligne qui remonte sans doute encore plus loin, allant chercher des codes graphiques éprouvés et le plaisir d’une certaine virtuosité artistique du côté de la grande peinture figurative du XIXe siècle. L’art de l’illustration m’a toujours paru avoir pris le relais, à partir des années 1950, de la figuration et du naturalisme qui perdaient alors nettement de la vitesse dans la peinture académique. Les mondes imaginaires issus des nouvelles littératures lui ont fourni des thèmes neufs et une plus grande liberté d’interprétation. Les artistes issus de l’illustration ont souvent la capacité de se tourner vers des médias différents : le cinéma, le jeu vidéo et, bien sûr, la bande dessinée. Le cas de Philippe Druillet est à cet égard exemplaire de ce qu’un illustrateur, dont le talent et les références sont avant tout visuelles, peut apporter à la bande dessinée . The Black Frog se situe un peu dans cette tradition des auteurs à mi-chemin entre l’illustration (l’image « seule ») et la bande dessinée (l’image séquentielle).
Pourtant, il n’est pas qu’un illustrateur et, dans ses Carnets de la grenouille noire, il nous présente ses dons de raconteurs d’histoire, un peu sur le même ton que les conteurs anciens colporteurs d’histoires fantastiques. Dans The Moo Factory, tome 1 de la série, il utilise un dispositif extrêmement simple : des dessins en noir et blanc très tramés, laissant apparaître le gris comme pour imiter une gravure ancienne, servent d’appoint au texte. The Black Frog développe un style où domine le noir et où les visages ne sont qu’entraperçus, ce qui ne fait que renforcer l’atmosphère fantastique. Cette forme mixte, relativement moderne dans la bande dessinée, présente l’avantage de mettre sur le même plan le dessin et le texte : le premier ne peut se passer du second mais le second n’aurait pas la même saveur sans le premier. Il fait des oeuvres de la grenouille noire un « roman graphique » au sens propre du terme.
The Moo factory est un récit sur l’enfance et la création. Premier tome de la série, il en déroule la genèse, l’origine. Dans ce qu’on devine être un XIXe siècle finissant (cette époque dite « victorienne » outremanche qui fascine tant les anglais par ses contours brumeux et sa dignité gothique), deux frères siamois orphelins enfermés dans les caves d’un couvent depuis leur naissance découvrent l’aventure sous la forme de romans. Lorsque vient le moment d’inventer leurs propres histoires, ils font la connaissance de jumeaux aveugles, A et B, fils illégitimes d’un ministre de la République, qui s’avèrent être le public idéal. Il suffit alors que la science, ou la magie, s’en mêle, et l’histoire du docteur Von Oxyde et des travailleurs de la nuit décolle vers le fantastique et le rêve, voire le surréalisme. A l’origine des carnets, donc, il y a les histoires que se racontent les enfants, à l’infini, et qu’ils ne peuvent cesser de se raconter. Les quatre enfants découvrent peu à peu que l’imagination est une chose qui doit être maîtrisée, apprivoisée, mais qui reste profondément magique. Le lien entre enfance et imagination n’a bien sûr rien de neuf, mais the Black Frog nous en propose une interprétation qui parvient à être à la fois lugubre et touchante. Les dessins, très sombres et distanciés, s’attardant plus à décrire une ambiance qu’à raconter l’histoire, donnent une utile solennité et une érudition aristocratique au récit qui lui évitent de tomber dans le bon sentiment.
The Black Frog ne se fait pas écrivain : il se fait plutôt conteur, et ce qu’il maîtrise, c’est surtout l’efficacité de mécanismes narratifs classiques : l’autonomie des épisodes, la progression lente vers le merveilleux, l’équilibre des effets de surprise et des rebondissements, la capacité à peindre un personnage en quelques lignes, aidé de quelques traits. Le mot qui me vient à la lecture des carnets est « calibré », et avec une fluidité déconcertante. Il sait rendre une histoire, et comme pour ses illustrations, c’est aux romanciers du XIXe que cela me fait penser.

Si on met en rapport Conscient de vacuité et The Moo factory et Les fondateurs, on obtient bien le portrait d’un raconteur d’histoires ininterrompu. Le lien est facile à faire entre le récit autobiographique et la fiction : tous deux parlent de la création, de ses difficultés, de sa capacité presque magique à changer celui qui raconte comme celui qui écoute. On comprend mieux ce qui bouillonne dans le cerveau de la grenouille noire…

Pour en savoir plus :

Le site de la Grenouille noire et son blog : http://www.dynamografika.com/ , http://lagrenouillenoire.tumblr.com/
Le forum CaféSalé : http://www2.cfsl.net/fr/home
Une présentation exhaustive de The Black Frog sur CaféSalé : http://www2.cfsl.net/fr/galleries/the-black-frog