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Une autre génération de blogueurs : Trondheim, Larcenet et Maëster

Faut-il penser que les blogs bd sont réservés aux jeunes auteurs ? Que si beaucoup d’auteurs de bande dessinée disposent d’un site internet, ils dédaignent généralement la potentailité du blog en terme de création comme en terme de communication ? Voici trois auteurs qui viennent infirmer cette idée : ils ont trouvé dans le blog un nouveau moyen de mettre à l’épreuve leur crayon. Tous trois offrent une interprétation différente du blog bd qui ne manque pas d’intérêt, et prennent appui sur leur blog pour diversifier leur champ d’action dans le domaine du dessin.

Lewis Trondheim ou le blog comme prolongement des carnets et du jeu de l’autofiction

Lewis Trondheim est sûrement l’auteur de la génération pré-webcomics qui est le mieux parvenu à prendre en compte les potentialités des blogs bd. Je vais passer assez vite sur ses états de fait qui en font, à mes yeux, un des expérimentateurs les plus importants de la bande dessinée des années 1990 et 2000. En 1990, il fait partie des fondateurs de la maison d’édition l’Association, éditeur associatif géré uniquement par des auteurs ; au sein de cette structure comme au sein de l’Oubapo ou d’autres éditeurs indépendants comme Cornélius, il se spécialise dans des oeuvres qui tiennent davantage de l’exercice de style graphique et comique : la répétition constante d’une même case avec Le dormeur (Cornélius, 1993), la BD-fleuve de 500 pages avec Lapinot et les carottes de Patagonie (L’Association, 1992), le strip muet avec La mouche (Le Seuil, 1995), le minimalisme abstrait (Bleu, L’Association, 2003) et j’en passe. Il anime de 1997 à 2003 une série plus traditionnelle intitulée Les formidables aventures de Lapinot (Lien Rag, du Culture’s pub en avait livré une exhaustive et intéressante chronologie dans un précédent article). Il est aussi à l’origine de la série-sans-fin Donjon chez Delcourt, avec Joann Sfar. Si je vous expose ça, c’est que pour moi, le principal apport de Trondheim à la bande dessinée est son infatigable curiosité qui le pousse à explorer les possibilités du médium. Il a ainsi ouvert de nombreuses portes à la jeune génération en défrichant plusieurs territoires dans le domaine de la narration graphique.

Dans les années 2000, il cherche à confirmer que cette curiosité ne s’est pas éteinte avec l’âge en pénétrant dans les territoires encore vierges d’Internet. Sa contribution la plus visible tient d’abord à sa capacité à déceler de jeunes auteurs à partir de leurs travaux en ligne et de les publier ensuite au sein de la collection Shampooing qu’il dirige chez Delcourt : ainsi publie-t-il le blog de Martin Vidberg, d’Allan Barte, des Chicou-Chicou, de Fred Neidhardt, de Boulet. Clairvoyance autant artistique qu’éditoriale, puisqu’il sait profiter, dès 2005, du nouveau public apparu au travers des blogs bd. Il va aussi s’intéresser à Donjon Pirate en 2007, site où plusieurs auteurs s’inspirent de la série Donjon pour livrer des planches supplémentaires d’albums potentiels : il fait appel à Obion, l’un des « pirates » du site pour reprendre la série Donjon Crépuscule, tandis que le blogueur Boulet reprend le dessin de Donjon Zénith.
Dans le même temps, il se fait lui-même blogueur. D’abord est-il l’auteur d’un blog « officiel », qu’il poursuit d’ailleurs toujours, intitulé Les petits riens. Il poste de courtes planches anecdotiques qui s’effacent progressivement, si bien qu’il n’y a jamais plus de six planches lisibles sur le blog. Les petits riens est d’ailleurs son blog actuel et donne lieu à une série d’albums chez Delcourt. Mais ce n’est pas là l’expérience la plus originale. Trondheim va également créer anonymement en 2005 un faux-blog pour lequel il invente un personnage de looser obsédé sans autre ambition que de coucher avec une fille, n’importe quelle fille : le blog de Frantico. Frantico est toujours accompagné par sa « mauvaise conscience », un énorme chat lubrique. A l’exception de quelques autres blogueurs, personne ne sait que Frantico n’existe pas et que derrière lui se cache Lewis Trondheim. Après tout, le style et les thèmes abordés sont très différents de ce qu’on connaît du dessinateur, et le mouvement des blogs bd entretient le mythe, puisque les autres blogueurs bd font volontairement apparaître Frantico sur leur blog pour faire croire qu’il existe. En insistant sur sa misère sexuelle, Frantico dynamite une blogosphère jusque là relativement soft dans le récit de l’intime. L’anonymat du web est ici utilisé à merveille, puisqu’il permet de livrer un faux journal intime, une supercherie autobiographique que l’édition traditionnelle ne facilite pas forcément. Au passage, il montre aussi que Lewis Trondheim est encore capable de réussir sans avoir recours à sa célébrité ; il parvient à donner l’illusion de notes réalistes et spontanées réalisées dans un style presque maladroit. Le blog s’arrête à la fin de l’année 2005, alors que sort un album du blog chez Albin Michel, qui sera le premier du genre. Frantico revient ensuite : en 2006 dans le blog de Nico Shark, satire de notre bon président de la République, puis dans Méga Krav-Maga en 2010, un blog réalisé avec Mathieu Sapin qui est surtout une pré-publication partielle d’une série d’albums intitulée MKM et qui sort en 2010.
Enfin, il va s’essayer à l’exercice du webcomic en lançant le projet Bludzee en août 2009 : il s’agit là du premier projet de strips quotidien en ligne payant réalisé spécifiquement pour portable et I-Phone. Par un abonnement, le lecteur reçoit tous les jours un strip muet de quelques cases racontant les mésaventures du chat Bludzee. C’est, au moment de sa sortie, une évolution technique importante puisque la société Ave!Comics conçoit une interface de lecture spécialement adapté à la lecture nomade, et on commence alors à s’interroger sur la conception de BD en ligne adaptées pour une lecture en ligne.

Les petits riens de Trondheim, tout comme Le blog de Frantico, ne peuvent se comprendre que par rapport au reste de sa carrière : on aurait tort de les considérer comme une simple lubie d’auteur qui souhaite faire comme les jeunots pour rester dans le vent. Bien au contraire, ce blog n’est que la continuation de son travail de « carnettiste » qu’il entreprend avec Approximativement, chez Cornélius en 1993. J’invente ici le terme de carnettiste pour éviter de parler d’autobiographie et d’entrer ainsi dans des subtilités de définitions littérairaires. Disons que Trondheim publie régulièrement depuis Approximativement des albums-carnets où il raconte, dans un style spontané et en utilisant ses habituels personnages animaliers (lui-même se représente comme une sorte de rapace), des anecdotes personnelles. Ces publications passent par plusieurs éditeurs, formes et titres (Cornélius, L’Association, Delcourt, Dargaud) mais la forme la plus aboutie éditorialement sur la durée, avant Les petits riens, était la série de Carnets publiés à L’Association de 2002 à 2004. Nous sommes loin des autobiographies sans concession de Menu ou de Neaud à la même époque ; la veine de Trondheim est ailleurs, plus légère et plus pudique : c’est celle du quotidien d’un dessinateur, de ses rencontres, de ses interrogations métaphysiques sur le monde et sur son travail. Un art de transformer l’anecdote en une histoire dessinée. Il parle peu de l’intime et conçoit souvent ses notes avec un contrepoint comique dérisoire qui est comme une marque de fabrique.

Une question me taraude d’ailleurs depuis le début de la vogue des blogs bd : Trondheim en est-il l’inspirateur indirect, voire direct ? Le blog de Frantico a, je pense même si je n’en ai pas la preuve, nettement contribué à faire connaître et amplifier le mouvement qui avait commencé vers 2003-2004 autour de bandes d’amis et qui a vu, à partir de 2007, la prolifération de blogs bd variés et la multiplication des lecteurs. Il y a pourtant eu peu, il me semble, d’imitateurs directs du blog de Frantico.
Mais j’en viens parfois à me demander si la spécificité française qu’est le succès du blog bd, carnet quotidien personnel, face au webcomic qui, en France, a de fait été en partie éclipsé, ne vient pas justement du goût que certains auteurs connus des années 2000 (Trondheim, Sfar, mais pas seulement) ont développé pour le récit dessiné du quotidien façon « carnet ». Trondheim, dans ses carnets, s’est fait une spécialité de l’autobiographie du dérisoire, des « petits riens », justement ; il a utilisé pour cela une forme de narration très libre qu’il n’a bien sûr pas inventé mais, peut-être, popularisé. Certaines caractéristiques de cette narration se retrouvent dans beaucoup de blogs bd, du moins dans ceux qui se veulent des carnets d’anecdotes personnelles : récitatif à la première personne, utilisation d’un avatar dessiné, suppression des cases, style graphique spontané, recours fréquent à la répétition d’une même image, nécessité d’une chute comique même si le reste n’en appelle pas… Tout cela serait à voir de plus près pour éviter de généraliser, mais beaucoup de blogueurs bd ont entre vingt et trente ans et ont pu être bercé par les expériences de la génération Trondheim/Sfar et par la pénétration du genre autobiographique en BD. Bon, ce n’est là qu’une hypothèse, sans doute biaisée par la propre admiration que j’ai pour Lewis Trondheim… Mais elle m’est venue en écoutant Fabrice Neaud déclarer, à propos de la vogue des blogs bd et du lien avec l’autobiographie, que la plupart des jeunes blogueurs bd faisaient du sous-Trondheim, notamment en reprenant le schéma narratif de ses gags ; une manière pour lui de minimiser l’intérêt esthétique du mouvement des blogs bd (je dois sans doute caricaturer des propos que je retranscris de mémoire). A garder dans un coin du crâne, donc…

Pour en savoir plus :
Les petits riens : http://www.lewistrondheim.com/blog/
Le blog de Frantico : http://www.zanorg.com/frantico/
Le blog Mega Krav-Maga avec Mathieu Sapin : http://www.megakravmaga.com/
Carnets de bord, L’Association (4 tomes), 2002-2004
Les petits riens, Delcourt (4 tomes), 2006-2009
MKM, Delcourt (2 tomes), 2010


Manu Larcenet ou le rapport au public sur Internet

Là encore, est-il besoin de présenter Manu Larcenet ? Auteur tout aussi prolifique que Trondheim, il aime lui aussi la polyvalence et fait fi des codes et hiérarchies entre les genres. Il débute à l’école de Fluide Glacial au milieu des années 1990 et se spécialise d’abord dans l’humour graphique, notamment avec son collègue Jean-Yves Ferri (dont vous devriez lire les Fables autonomes, récemment chroniquées ici lien). Il se lance ensuite dans les années 2000 dans un travail plus proche de l’autofiction (i.e : fiction pour laquelle l’auteur s’inspire de sa propre vie, sans franchir le pas de l’autobiographie) soit sur un mode humoristique avec Ferri dans Le retour à la terre, soit dans une tonalité plus grave qui fait découvrir au public une autre facette du travail de Larcenet, avec Le combat ordinaire. Dès lors, Larcenet oscille entre l’exploration de l’humour et des études graphiques élaborées qui montrent un vrai sens du dessin et un dynamisme du trait qu’il sait manier du minimalisme au réalisme le plus précis, en passant par l’expressivité graphique. L’un n’empêchant pas l’autre, bien sûr.
Tandis que la plupart des auteurs sont présents sur Internet par le biais d’un site, Larcenet choisit de créer un blog. Il ne s’agit pas, comme pour Trondheim, de raconter de courtes anecdotes, mais d’utiliser réellement le blog comme support de communication pour ses amis et ses lecteurs. Il y présente ses projets en cours, des billets personnels plus souvent écrits que dessinés, des annonces, des dessins spontanés, des coups de coeur personnel pour un film ou une musique… Il y a en réalité trois blogs qui se succèdent sous le titre commun Epais et tordu : un premier sur la plate-forme canalblog, dont je n’ai pu trouver la trace et donc la date de création, un second sur la plateforme blogspot qui commence vers juillet 2007 et un dernier sur la plateforme wordpress à partir de janvier 2008. Ce dernier, plus agréable à l’oeil, se rapproche d’ailleurs davantage d’un site complet présentant dans le détail bibliographie, projets, etc.

Si Larcenet m’intéresse tout particulièrement, c’est que sa présence sur Internet et l’existence de son blog vont donner lieu à une sorte de polémique qui interroge justement le statut du blog comme espace « public ». Sans entrer dans les détails (que je maîtrise par ailleurs assez mal), disons que Larcenet a ressenti dans certains espaces en ligne où l’on parle de bande dessinée (forums, sites spécialisés…) des critiques injustes, voire une certaine hostilité à son égard. Contre ces critiques de bande dessinée (amateurs autoproclamés ou journalistes), il a notamment fermé les commentaires de son blog. Là où le blog est vécu par de nombreux auteurs débutants, comme un moyen d’avoir un retour sur leurs travail via les commentaires, Larcenet a de cet outil de communication une autre interprétation davantage à sens unique. Son blog est surtout un espace d’expression personnelle. La querelle entre Larcenet et certains forumeurs et critiques en ligne trouve son origine dans deux visions différentes du net et de son usage public par un créateur. Il faut bien signaler aussi que cet épisode s’inscrit dans un mouvement général de tensions entre (certains) auteurs et (certains) critiques de bande dessinée au milieu des années 2000. La sortie de Plates-bandes de Jean-Christophe Menu en 2005, pamphlet sur le monde de la bande dessinée et certaines de ses dérives avait en son temps jeté de l’huile sur le feu, de même que la virulence du critique Didier Pasamonik (actuellement éditeur adjoint du site actuabd et éditorialiste du site mundobd), qui aime les polémiques, à l’égard de certains acteurs de la bande dessinée, Menu le premier.
La polémique autour du blog de Larcenet et de la place des commentaires et des « web-critiques » de bande dessinée a été pour notre dessinateur l’occasion d’un petit livre, Critixman, publié en 2006 chez Les Rêveurs, maison d’édition dont Larcenet est un des fondateurs. Il n’est d’abord disponible qu’en vente directe, puis réédité pour les librairies en 2007. Larcenet y reprend des dessins parus sur son blog et mettant en scène le personnage de Critixman, superhéros supersuffisant ; il singe tout à la fois les moeurs des critiques « papier » et des critiques « internet ». Critixman doit d’abord être interprété comme un pamphlet assez virulent qui lui permet de se défouler face aux attaques et aux tensions qu’a pu engendrer sa présence sur Internet. L’anti-héros éponyme, créé sur le blog comme une réponse à ses détracteurs, passe près de 80 pages à éreinter un Manu Larcenet dépressif et apathique, lui trouvant tous les défauts possibles : plagiaire, amuseur sans envergure, vénal, minable… Le tout dans le style libre et vivant qu’il utilise souvent dans ses albums publiés chez Les Rêveurs. La préface de Joann Sfar est assez savoureuse ; il y dresse un portrait des critiques de bande dessinée.
Il va de soi qu’Internet et l’émergence d’une multitude de blogs, sites, forums et système de commentaires, amplifie la question de la validité de la critique de la bande dessinée. Critixman est le cri poussé par Larcenet face à cette nouvelle masse.
Pour en savoir plus :
Le blog actuel de Manu Larcenet, Epais et tordu
Le retour à la terre, Dargaud (5 tomes), 2002-2008
Le combat ordinaire, Dargaud (4 tomes), 2003-2008
Critixman, Les Rêveurs, 2006

Maëster ou la tentation du dessin d’actualité
Dernière évocation des utilisations du blog par des auteurs papier, le blog de Maëster intitulé La grande tambouille de Maëster. Ce second blog fait suite depuis février 2010 a un premier, lancé en 2005. Tranquillement, par une publication régulière et des dessins de qualité, le blog de Maëster fait partie des plus anciens présents sur la toile, et aussi des plus lus. Maëster pourchasse avec la même fougue que Larcenet les inconvénients propres à la publication sur Internet, notamment en soulignant les problèmes de droits d’auteur et de diffusion des images.
Autre point commun avec Manu Larcenet (observation qui n’a guère d’autre sens que de réussir une transition), Maëster fait ses classes au sein du magazine Fluide Glacial, dans les années 1980 et en devient pour plus de vingt ans un des principaux dessinateurs, notamment par sa caustique série Soeur Marie-Thérèse des Batignolles dès 1983 qui met en scène une nonne épicurienne et obsédée. C’est dans ce même hebdomadaire qu’il poursuit l’essentiel de sa carrière, avec quelques incursions du côté de L’Echo des savanes. En homme de la presse spécialisée, il multiplie au sein de Fluide Glacial les dessins « rédactionnels » et autres clins d’oeil à la vie du journal, en plus de ses séries régulières.

Le blog de Maëster lorgne nettement du côté des blogs de dessinateurs de presse, autre grande catégorie de blogs graphiques dont les dessins, vous l’aurez compris, s’apparentent par leur format court et leur rôle de commentaires de l’actualité et de la société, aux dessins que l’on trouve dans la (bientôt défunte!) presse papier. Nombreux sont les dessinateurs de presse qui, par leur blog, offrent au public d’internautes des dessins gratuits et libérés de toute contrainte éditoriale. Maëster profite ici de la spontanéité du support qui devient un espace de réaction immédiate à un fai d’actualité. L’ère Sarkozy qui s’ouvre à partir de 2005 lui offre, à l’ouverture du blog cette même année, des sujets parfaits pour faire passer ses idées et ridiculiser Il y ajoute une rubrique qui reprend le principe d’une série du Pilote des années 1970 intitulée « les Grandes Gueules » dans laquelle Ricor, Mulatier et Morchoisne caricaturait selon le principe des « grosses têtes » des personnalités du moment. L’héritage auquel se relie Maëster est ici évident et direct, mais correspond en réalité à la tradition de certains dessinateurs du XIXe siècle qui mirent à la mode, en leur temps, cette façon particulière de caricaturer en grossissant les têtes et en accentuant les traits du visage d’une manière hyperréaliste. La vogue de ce principe caricatural a quelque peu décliné dans la première moitié du XXe siècle qui lui préfère la stylisation des corps, mais revient dans la seconde moitié : il a notamment été remis à l’honneur aux Etats-Unis dans le magazine Mad dans les années 1950, source des dessinateurs de Pilote sus-cités.
L’oeuvre même de Maëster n’est pas sans parenté avec certains aspects du dessin de presse dans sa version dessin d’actualité. Après tout, l’humour dont il fait preuve dans ses séries de Fluide Glacial n’est pas dépourvu d’un esprit caustique et satirique. Soeur Marie-Thérèse des Batignolles, c’est aussi un regard porté sur la société française en mêlant deux de ses extrêmes les plus antinomiques, le sexe et la religion. Le journal Fluide Glacial a par ailleurs parfois constitué un espace de transition entre la bande dessinée et le dessin de presse en accueillant volontiers l’humour politique. Surtout, Maëster s’est fait une spécialité des caricatures outrancières hyperréalistes, de la déformation faciale mais qui reste reconnaissable. On en trouve déjà un bon nombre dans ses dessins pour Fluide et le passage à une autre catégorie de l’art graphique se fait ici tout en douceur. Les dessins d’actualité du blog sont certes un peu assagis graphiquement : ils sont autant des prouesses graphiques que des messages drôles et mordants et se doivent de rester lisibles. Maëster y fait souvent passer des messages politiques : il apporte son soutien à Denis Robert lors de l’affaire Clearstream en 2007 ou, plus récemment à l’humoriste Didier Porte chassé de France Inter par Jean-Luc Hees sous de fallacieux pretextes. Il remplit bien ainsi le même rôle qu’un dessinateur de presse politique, le blog n’étant qu’un support nouveau et investi avec succès.
Du blog sont nés plusieurs recueils de dessins d’actualité, d’abord chez le Lombard, puis chez Drugstore (label lié à Glénat qui reprend le fonds de L’Echo des savanes depuis 2008) ; un aboutissement finalement récurrent dans le monde des blogs bd. D’une certaine manière, le blog a permis de développer et révéler une autre partie du travail de dessinateur de Maëster à côté de la fiction qu’il avait jusque là privilégiée, tout en gardant son style propre.
Pour en savoir plus :
Le blog de Maëster : http://maesterbd.wordpress.com/
L’ancien blog de Maëster : http://maester.over-blog.com/
L’actu tue, Le Lombard, 2007
France terre d’asile(s), Le Lombard, 2008
Le premier an pire, Drugstore, 2008

Parcours de blogueur : Esther Gagné

La vague de création de blogs bd qui, à partir de 2006, a fait suite au succès des blogs « historiques » comme nouveau mode d’expression graphique, a vu naître toutes sortes de solutions, diversifiant tant dans la forme que dans le contenu ce que peut être un blog bd. La dessinatrice que je vous présente aujourd’hui fait partie de ceux qui, me semble-t-il, sont le mieux parvenus à utiliser les possibilités de ce moyen d’expression pour en faire un « moyen de création ». Là où beaucoup limitent l’usage de leur blog à des billets d’humeur ou une présentation de leur travail, Esther Gagné se sert de son blog comme un démarche artistique originale. Pour moi, une des découvertes les plus réjouissantes de la seconde génération de blogueurs bd.

Les débuts sur le net
J’avais déjà expliqué dans un vieil article (très certainement à remettre à jour et qui s’appelait « Les blogs bd et l’illusion autobiographique ») mon avis sur le lien que l’on fait parfois entre le journal intime, l’autobiographie, et le phénomène des blogs bd. Pour vous résumer cela : c’est une erreur de considérer que le blog bd est proche du genre de l’autobiographie en BD, genre ayant émergé dans les années 1970 et explosé dans les années 1990 en France. Certes, il lui emprunte indéniablement quelques traits comme la création d’un avatar dessiné ; certes, il affectionne l’autofiction que démultiplie l’apport du dessin et de l’image, lorsqu’un auteur s’imagine une vie fantasmée (Boulet s’en est fait une spécialité, par exemple) voire raconte la fausse vie d’un blogueur fictif (Frantico, Maliki et les Chicou-Chicou en sont les meilleurs exemples). Ce sont là davantage des rapprochements ponctuels qui font de certains blogs bd une forme superficielle d’autobiographie. Quant au journal intime, là aussi bien peu de blogueurs racontent leur intimité ou du moins s’en servent pour déboucher sur une forme de création artistique, la plupart des propos présents sur les blogs bd relevant du quotidien, pas de l’intime. Esther Gagné vient faire mentir cette affirmation.

Esther Gagné commence un blog en 2005 mais l’expérience connaît une première interruption dès l’année suivante, interruption qui dure deux ans. La lanterne brisée, nom qu’elle donne à son blog, repart donc en 2008, de façon définitive, cette fois. On peut actuellement le retrouver à l’adresse suivante : http://tergiversations.lanternebrisee.net. En apparence, ce blog reprend les logiques de nombreux autres blogs bd : un mélange d’anecdotes et de réflexions personnelles, de présentation de travaux et d’illustrations en cours. Comme souvent, son objectif est de créer un lien avec un public et d’avoir des retours sur son travail. Elle y présente notamment deux bandes dessinées sur lesquelles elle travaille : Reika et J’appartiens à la nuit.
Il me semble pourtant que déjà, et plus que dans bien d’autres blogs, la dessinatrice se dévoile. Cette impression naît peut-être de la manière habile et naturelle dont elle parle d’amours lesbiennes ; peut-être encore de l’adéquation constante des notes avec son humeur du moment, comme si elles répondaient autant à un besoin qu’à une envie ; ou peut-être, paradoxalement, de la rareté des notes qui, du coup, sont très souvent de qualité. A la lecture de La lanterne brisée, on découvre, en kaléidoscopes, le portrait d’une jeune fille passionnée par la musique, le dessin, et aussi la culture japonaise. Elle dépasse pourtant très largement le stade « manga » et sa connaissance de cette culture se concrétise dans des dessins qui mêlent références à la culture ancienne, à la culture contemporaine, et aussi à des sentiments personnels. Voir par exemple ce dessin, « Le cygne noir » et son interprétation codée. L’intimité de l’auteur n’apparaît que de façon masquée, d’où une certaine aura mystérieuse qui donne envie d’en savoir plus sur l’auteur. La tonalité n’est jamais mélodramatique et outrancière, mais toujours intelligemment discrète et souvent drôle.

Cette première version de La lanterne brisée connaît plusieurs styles, et des notes très variées, assez hétérogènes tant par leur contenu que par leur style. Esther Gagné maîtrise aussi bien un style plus spontané et stylisé, assez fréquent dans des blogs qui demandent une lecture rapide, qu’un graphisme virtuose et très détaillé. Le dessin ne fait pas tout, il est souvent accompagné de textes, de photographies et de musique (car notre dessinatrice est aussi compositrice !).
Dans une interview donné pour le psychologies.com, Esther Gagné explique qu’elle perçoit avant tout le blog comme un « espace d’expression intimiste ». Cette expression convient bien pour décrire les spécificités de La lanterne brisée par rapport à d’autres blogs. Elle évite généralement de faire une note lorsqu’elle n’a rien à dire, ce qui ne peut être que bénéfique…

Par son blog, Esther Gagné se fait remarquer au sein de la blogosphère. Elle participe pour la première fois au festiblog en 2009. Cette même année, elle est publiée pour la première fois…

Une expérience de publication : Phantasmes chez Manolosanctis


En 2009, Esther Gagné est sélectionnée pour figurer dans le recueil Phantasmes qui paraît à la fin de l’année aux éditions Manolosanctis. Il s’agissait alors des premiers pas de cette jeune maison d’édition en ligne vers le format papier : un concours avait été lancé, parrainé par la blogueuse Pénélope Bagieu et soumis en partie au vote des internautes sur le site communautaire de l’éditeur. (voir la note que j’y avais consacré à l’époque). L’histoire qu’Esther Gagné y dessine s’intitule Film et est visible sur le site de Manolosanctis. Conformément au thème imposé par le recueil, elle y raconte en huit pages le fantasme d’une adolescente pour un acteur et la manière dont cet amour, forcément illusoire car dévié par le filtre de la fiction cinématographique, oriente le reste de sa vie, jusqu’à la rencontre.
Derrière une histoire assez classique et une grande sobriété, la narration est très riche car elle joue sur l’interprétation que le lecteur peut se faire de cette histoire d’amour fantasmée. L’opposition entre la voix narrative de la jeune fille et la réalité de son quotidien tel qu’il apparaît dans les cases propose une certaine distanciation, presque ironique tant l’amour tourne à l’obsession. Par ce thème, Film rejoint de nombreuses notes du blog et, d’une façon générale, l’ambiance douce-amère qui y règne, mélange de sentimentalisme et de conscience, de fiction et de réalité.

Le style graphique d’Esther Gagné est d’emblée très séduisant par sa propreté et sa netteté, du moins tel qu’il apparaît dans ses oeuvres autres que les notes spontanées du blog, comme Reika et Film. Je ferais bien le lien avec le style de certains mangakas, notamment dans le traitement du noir et blanc et des cadrages mais, faute de m’y connaître dans ce domaine, je préfère me fier à ce qu’en dit l’intéressée. Elle révèle en effet qu’aux auteurs japonais se mêlent aussi des influences d’auteurs européens comme Moebius et Schuiten dont elle reprend la précision réaliste du trait. C’est aussi la photographie et le cinéma qui l’influencent énormément.

Blog et intimité : un nouveau départ pour La lanterne brisée
Mais c’est en mai 2010 que le blog d’Esther Gagné semble prendre une nouvelle direction. Elle crée en effet une nouvelle Lanterne brisée spécifiquement consacrée à raconter sa propre histoire. Je vais me contenter de reprendre la présentation de ce nouveau blog qui est suffisamment parlante en elle-même : « J’ai hésité pendant cinq ans. La lanterne a toujours contourné ce à quoi elle était destinée, et les usages communs du blog en tant que vitrine de soi. Parler de moi était particulièrement difficile, mon quotidien était très pauvre en anecdotes comiques sur lesquelles extrapoler l’éternelle planche courte avec son gag et sa chute. Mais ma vie récente à changé pour le mieux, et j’ai enfin le courage de me lancer dans la seule histoire que je sois apte à bien raconter : la mienne. La Lanterne Brisée est donc pour la première fois un blog dans son acception usuelle — son ancienne version est disponible dans les liens du footer. ». Une telle déclaration a à la fois quelque chose d’émouvant, d’honnête, et démontre en même temps une conscience des potentialités du blog en tant que journal intime, potentialités qui avaient jusque là été assez peu développé par les blogueurs. D’une certaine manière, elle passe du blog bd au webcomic : de la suite de notes spontanées au déploiement progressive d’une oeuvre. Mais elle conserve du blog le dévoilement de l’intime, cet aspect justement autobiographique d’une dessinatrice qui présente au public une partie de sa vie au moyen d’images. Pour une fois, le blog bd remplit pleinement le rôle qu’on lui assigne souvent, celui de journal intime en bande dessinée. Même si elle-même ne le revendique pas, je ne peux m’empêcher de rapprocher cette évolution du travail de Fabrice Neaud pour Le Journal, dans les années 1990 : une oeuvre où un dessinateur accepte de livrer, avec sincérité et une sensibilité exacerbée, son histoire au public. La démarche d’Esther Gagné, pourtant, passe avant tout par la forme du blog, qui s’affirme ici pleinement comme un outil d’autoédition qui, parce qu’il est fondé sur l’importance du lien avec les publics, via les commentaires, peut en devenir particulièrement propice au dévoilement de l’intime. Ainsi se trouve réalisé ce fameux « pacte autobiographique » qui, selon Philippe Lejeune, spécialiste du genre, définit l’autobiographie. Sur La lanterne brisée, l’oeuvre de la dessinatrice s’interprète dans le contexte de plus de deux ans de notes comme autant de fragments, complété à présent de façon plus radicale et directe. Sa démarche sur Internet devient, au fil des années, de plus en plus personnelle.

Cinq planches sont actuellement postées et donnent un aperçu de ce que peut devenir cette nouvelle Lanterne brisée. Comme dans Film, c’est le récit d’une obsession amoureuse et sa traduction en images. Comme dans Film, Esther Gagné choisit de doubler un texte poétique à la première personne d’une succession de dessins en noir et blanc, mais cette fois réhaussés d’un rouge pâle qui porte une certaine tension qui est peut-être celle de l’obsession. La recherche artistique semble ici se donner au lecteur presque en temps réel, ce prologue étant d’abord fait d’impressions juxtaposées. J’attends la suite avec impatience, en espérant que notre dessinatrice saura mener à bien ce projet. Mine de rien et avec tout le tact qui l’a caractérisé jusque là, elle apporte à sa manière une pierre nouvelle à ne pas sous-estimer dans le champ de la bande dessinée en ligne.

Bibliographie :
Phantasmes (album collectif), Manolosanctis, 2009


Webographie :

Le blog d’Esther Gagné, La lanterne brisée
L’ancienne Lanterne, avant mai 2010
Une longue interview sur Psychologies.com
Une autre interview à l’occasion du Festiblog 2009

Parcours de blogueur : Erwann Surcouf

Avant-propos : je pars me terrer pour une semaine dans un recoin de France où, ô miracle, Internet n’existe pas encore… Un peu de patience, donc, pour le prochain article. En attendant, j’ai remis à jour l’index du blog, si vous souhaitez explorer le blog en retrouvant d’anciens articles.

Cela faisait longtemps que je n’étais pas revenu, dans mes parcours de blogueurs, sur la première génération, celle par qui le phénomène des blogs bd a connu une expansion inattendue au milieu des années 2000 ; pour la plupart de jeunes dessinateurs et illustrateurs, dont beaucoup commençaient alors leur carrière dans le dessin pour enfants. Parmi eux il s’en trouve un, peut-être plus discret que des Boulet, Cha, Obion et Vivès, mais qu’il serait bien injuste d’ignorer. Après la tête rouge de Lommsek, la tête noire d’Erwann Surcouf…

Un univers visuel à explorer : la littérature pour la jeunesse


Comme de nombreux blogueurs déjà cités dans ces pages, Erwann Surcouf, originaire de Laval, a appris l’illustration à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Il a même été, nous apprend sa notice wikipédia, dans la même promotion que d’illustres blogueurs de la première heure : Boulet, Lisa Mandel et Nicolas Wild. Il complète toutefois son cursus à l’Ecole des Gobelins, à Paris, et c’est à partir de 2002 qu’il commence son travail d’illustrateur.
Là encore, je dois faire un parallèle avec ses camarades dessinateurs sortis des Arts Déco de Strasbourg : il passe par la case du dessin pour la jeunesse, de la même manière que Boulet et Lisa Mandel font leurs débuts dans Tchô !. Mais à la différence de ces derniers, Surcouf s’intéresse d’abord davantage à l’illustration proprement dite plutôt qu’à la bande dessinée, l’image « fixe », en quelque sorte, plutôt que la séquentialité. C’est ainsi qu’on le retrouve en couverture ou à l’intérieur de plusieurs cycles de romans pour la jeunesse : la série des Sally Lockhart, de l’anglais Philip Pullman, traduits chez Folio Junior (2002-2004), la série des Lapoigne, de Thierry Jonquet toujours chez Folio Junior (2005-2006), plusieurs romans policiers chez les éditions Rageot (2004-2005), pour ne citer que quelques exemples. A quoi il faut ajouter plusieurs travaux pour le magazine Je lis des histoires vraies dans les années 2002-2003. Autant de supports pour lesquels il développe déjà un style lisible et habilement coloré.

Projets nés du web


Dans le même temps, il s’inscrit dans le mouvement des blogs bd avec un léger décalage puisque son blog s’ouvre en décembre 2005, moment où le phénomène a déjà bien émergé, ayant même donné naissance, cette même année 2005, au premier festiblog. La communauté commence à se rassembler, et les camarades des Arts Déco d’Erwann Surcouf en font partie. Rien de plus normal, donc, d’accueillir une nouvelle tête ; le jeu de réseau et de mise en lien qui gouverne Internet fonctionne bien. Les formules classiques du blog bd se mettent rapidement en place sur ce blog intitulé doubleplusbon, en particulier la création d’un avatar ayant des traits reconnaissables (en l’occurence une étrange tête noire qui dissimule habilement les véritables traits du blogueur).
Toujours dans la logique des blogs bd, Surcouf emploie internet à la fois comme réseau d’échanges avec les autres dessinateurs, et comme espace concret de création graphique. Certes il n’a pas réellement besoin du « tremplin » internet : beaucoup des premiers blogueurs bd qui ouvrent leur blog dans les années 2003-2005 sont déjà des dessinateurs professionnels (la majeure partie, mais pas tous); mais la perception de l’intérêt renouvelé de ce moyen de communication moderne est bien là, et des projets naissent de sa présence sur Internet.

Il dispose d’abord de sa propre page Internet qui lui permet de présenter ses travaux, en marge de son blog (http://erwann.surcouf.free.fr/). Surtout, on va le retrouver dans quatre expériences originales nées du phénomène des blogs bd et de la bande dessinée en ligne.
Il intervient lors de la deuxième saison du faux-blog bd Chicou-Chicou, qui met en scène, à la manière d’un blog bd, une bande d’amis mayennais (projets conduit en 2006-2007 par Aude Picault, Lisa Mandel, Domitille Collardey et Boulet). Il y interprète le rôle de Fern, étrange personnage venu d’un obscur pays d’Europe centrale et venant troubler le quotidien de Juan, Ella, Claude et Frédé. Ce personnage lunaire et décalé, jaillissant lors d’une mémorable arrivée enrichit le blog d’un regard nouveau.
En 2007, Erwann Surcouf livre un album pour la deuxième saison de la collection « Miniblogs » des éditions Danger Public, collection dirigée par la blogueuse Gally. Cet album s’intitule Un soir d’été. Le principe de cette éphémère collection distribuée lors du festiblog est simple : l’album, court et à prix réduit, trouve un développement sur un site internet auquel on peut accéder par un code présent sur l’album. Un exemple de dialogue entre le support papier et les possibilités d’Internet.
Toujours en 2007, Surcouf participe aux 24h de la bande dessinée, une expérience initiée par Lewis Trondheim lors du festival d’Angoulême qu’il préside cette année-là. Là aussi, un principe simple : les 26 auteurs présents doivent réaliser une histoire de 24 pages en 24h, partant d’une contrainte donnée (en l’occurence cette année : la première et la dernière planche doivent comporter une boule de neige). Certes m’objecterez-vous à raison, l’évènement n’est pas lié à Internet : cette première édition se déroule dans la maison des auteurs d’Angoulême. On y retrouve toutefois quelques blogueurs, et les éditions suivantes offrirent la possibilité de mettre en ligne les planches.
Enfin, lorsque se monte, au début de l’année 2010, le projet de bande dessinée quotidienne en ligne Les autres gens, Erwann Surcouf est de la partie. J’évoquais dans un précédent article ce feuilleton-bd qui fonctionne par abonnement.
Je précise que trois de ces quatre projets donnent lieu à des albums : il y a bien sûr l’album pour la collection Miniblogs ; un recueil du blog Chicou-Chicou paraît en 2008 chez Delcourt ; un recueil intitulé Boule de neige chez Delcourt rassemble les planches des 24h de la BD. Les autres gens, plus récent, annonce peut-être une époque où la publication en ligne tend à s’émanciper du format papier.

Et puis, il faut bien l’avouer, le blog d’Erwann Surcouf déroge bien souvent aux « codes » du genre (si tant est qu’il y en ait…). Si l’on admet que le développement classique d’un blog bd, tel qu’il s’est développé dans la majorité des cas, en fait un espace pour raconter des anecdotes personnelles en image, et poster de temps en temps des planches, des croquis et des essais, Surcouf ne s’est pas véritablement aventuré dans cette voie là. On trouvera peu sur doubleplusbon d’anecdotes du quotidien transformées en gag désopilant. On se situe peut-être plus dans la logique du « carnet d’expériences » qui correspond mieux à ce que pourrait être, dans l’idéal, un blog de dessinateur qui ne soit pas que outil de communication ; un espace pour laisser courir le dessin, sans aucune contrainte de publication. Le trait souple, polymorphe de Surcouf se prête tout particulièrement à ce type d’exercice de style. A côté des « classiques » du blog bd (le compte-rendu de festival, l’anecdote-gag, la mise en ligne d’une radio-blog pour écouter les notes en musique), certaines rubriques se démarquent, comme l’étrange et parfois surréaliste « Imagier », tenu en 2006, où Surcouf nous fait pénétrer à l’intérieur de son quotidien par l’évocation des objets qui l’entourent sous la forme canonique de l’imagier pour enfants (une case, un dessin, un mot).
Autre façon intéressante de détourner les codes du blog bd pour en faire des expériences graphiques : le carnet de croquis détournés. Comme de nombreux blogueurs, Surcouf publie des croquis de passants réalisés sur le vif ; mais il y ajoute des dialogues pour les transformer en des saynètes cocasses.
Et puis surtout, rien de mieux que sa rubrique « sur la table de chevet », exercice de style oubapien qui consiste à mettre en images, mot pour mot, la première page d’un roman (généralement mauvais), ou encore de redessiner les premières pages d’une bande dessinée tout en gardant le texte. A voir par exemple cette relecture du prologue d’Anatomie de l’éponge, l’excellent album de Guillaume Long. Frappent souvent, dans ses adaptations, l’extraordinaire jeu sur les couleurs et les expériences calligraphiques où le texte devient image, comme dans cette relecture expressive du Da Vinci Code.

A l’assaut de la narration séquentielle (et au-delà !)

Illustration pour la jeunesse, blog… Il faut encore ajouter une corde à l’arc d’Erwann Surcouf (cette expression est on ne peut plus étrange…), puisqu’il a également publié plusieurs bandes dessinées.
Dans l’univers du fanzinat et de la presse spécialisée, tout d’abord, dans le fanzine Soupir de l’association Nekomix. Il publie également régulièrement des planches dans le Psikopat, revue de Carali née en 1985, toujours à cheval entre le fanzinat non-rémunérateur et la revue installée, qui, depuis 1989, s’attache à faire découvrir de jeunes dessinateurs. Et puis depuis 2009, Erwann Surcouf est régulièrement au sommaire de la mythique revue trimestrielle Lapin de l’Association (qui vit commencer les membres fondateurs de la maison d’édition et de nombreux autres dans les années 1990). Elle aussi cherche, en cette fin des années 2000, à intégrer dans son équipe du sang neuf : on retrouve donc, dans cette quatrième série de la revue, les noms de Ruppert et Mulot, Alex Baladi, Anne Simon, et j’en passe, beaucoup. En 2009, il dessine une histoire courte pour le recueil des éditions Asteure Histoires fantastiques d’Edgar Allan Poe, adaptant Le diable dans le beffroi.
Erwann Surcouf s’est surtout affirmé comme auteur de bande dessinée par des collaborations avec Joseph Béhé et Amandine Laprun. La figure de Béhé m’intéresse tout particulièrement, et pas seulement parce qu’il est professeur à la fameuse Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Auteur accompli (il a dessiné entre 1989 et 1999 la série Péché mortel, une bande dessinée d’anticipation scénarisée par Toff et a participé au Décalogue de Frank Giroud), il s’est investi pour sa profession de dessinateur. Il ouvre en 2001 le site atelierbd.com, une école de bande dessinée sur internet, et participe en 2007 au lancement du syndicat des auteurs de bande dessinée. Amandine Laprun, la plus jeune des trois, diplômé des Arts Déco de Strasbourg, poursuit également un travail d’illustratrice et a travaillé comme professeur dans l’atelierbd de Béhé. De leur collaboration (Surcouf au dessin, Béhé et Laprun au scénario) sont donc nés deux albums, Erminio le milanais en 2006 et Le chant du pluvier en 2009, le premier chez Vents d’Ouest et le second chez Delcourt. Il s’agit de deux histoires de famille et de village très touchantes et au ton très juste. Ce sont aussi deux voyages : le premier se passe dans la Sicile des années 1960 et le second au Groenland, à notre époque. Erwann Surcouf y fait des merveilles, donnant, par son graphisme, un charme particulier aux deux univers, bien loin d’un exotisme tapageur. A noter que les deux albums ont investi Internet sur deux sites qui leur sont dédiés (http://erwann.surcouf.free.fr/erminio/) et (http://www.lechantdupluvier.com/). Si le premier est plus anecdotique, le second site est extrêmement complet, proposant, au-delà des aspects promotionnels (extraits, revue de presse…) une plongée photographique et sonore au Groenland qui complète la lecture de l’album.

Parler de style pour Erwann Surcouf est peut-être délicat tant son travail d’illustrateur se veut souvent expérimental et donc polymorphe, naviguant d’un style à l’autre. Tout de même, certaines constantes apparaissent, notamment dans ses travaux publiés.
Le trait de Surcouf est marqué par un fort cloisonnisme des figures qui les rend plus lisibles. Dans ses albums Erminio le Milanais, Le chant du pluvier et Le diable dans le beffroi, ce style est poussé vers une bonne maîtrise des clair-obscur et des ombres, très contrastées, qui produit finalement un expressionnisme simple mais efficace. Le noir domine largement dans ces histoires, s’accordant ainsi avec des ambiances soit douces-amères, soit carrément sombres, comme pour l’adaptation de Poe. Peut-être sent-on ici l’esprit d’un illustrateur avant tout qui privilégie la clarté et la beauté graphique (autrement dit ce que le dessin apporte comme sens et comme sensation) à la narration proprement dite. Dans Erminio le milanais, la présence de hachures noires donne un grain particulier à l’image, grain rugueux qui rappelle une pellicule de film. J’en viens même à me demander s’il n’a pas été réalisé par un procédé de gravure (sur bois ?) qui expliquerait les hachures et l’aspect ancien. Après tout, il avait bien expérimenté la linogravure dans Le diable dans le beffroi… Malheureusement, je n’ai pu trouver la réponse nulle part.
Autre trait que j’attribue au savoir graphique de l’illustrateur : la gestion de la couleur. Dans les albums cités domine une bichromie subtile, entre le noir et une seconde couleur servant à gérer les ombres et les grisés, une couleur sépia. Mais Surcouf démontre que la bichromie ne signifie en rien une exclusion des couleurs qui, ici, ont du sens, soit qu’elles donnent un cachet ancien justifié par le scénario, soit qu’elles servent à exprimer deux espaces dans Le chant du pluvier, entre le Groenland et les Pyrenées. Ce qui me fait dire cela est que sur son blog, le dessinateur a déjà montré son goût pour les coloris rares (nuances, mélanges, teintes inattendues) dans des compositions beaucoup plus exubérantes.
Enfin, quand Erwann Surcouf scénarise, il peut déployer son sens de l’expérimentation où l’idée graphique domine sur la narration. C’est le cas dans Le diable dans le beffroi, ou l’espace des planches est divisé en trois registres. Chaque registre assure, indépendamment de l’autre, une partie de la narration de l’histoire : le premier au rythme des douze coups du beffroi, le second avec un narrateur qui se dévoile petit à petit, le troisième par une suite de grands panoramas muets. Les trois registres se retrouvent bien sûr à la fin. Ce dispositif particulier, qui fonctionne très bien à l’échelle d’une histoire courte, lui permet d’adapter une nouvelle sans passer par une transcription littérale case à case, comme on le voit trop souvent : l’adaptation est uniquement graphique, ce qui est, après tout, le propre de la bande dessinée !

Pour en savoir plus :
Bibliographie (bandes dessinées):
Erminio le milanais (scénario de Joseph Béhé et Amandine Laprun), Vents d’ouest, 2006
Boule de neige (collectif) Delcourt, 2007
Chicou-Chicou, (avec Lisa Mandel, Aude Picault, Domitille Collardey et Boulet) Delcourt, 2008
Le chant du pluvier (scénario de Joseph Béhé et Amandine Laprun), Delcourt, 2009
Histoires fantastiques d’Edgar Allan Poe (collectif), Asteure, 2009
Webographie :
Blog Doubleplusbon
Page personnelle d’Erwann Surcouf (pas mise à jour récemment, semble-t-il)
Interview d’Erwann Surcouf au festiblog 2009
Site des Chicou-Chicou
Le site d’atelierbd

Parcours de blogueur : Lommsek

La sortie récente de La ligne zéro de Lommsek chez Warum est l’occasion idéale pour revenir à mes évocations des dessinateurs découverts grâce à leur blog bd, à la manière d’Aseyn ou de Gad. Ajoutons à cela, encore plus récemment, sa participation au collectif Les Nouveaux Pieds Nickelés, hommage de nombreux dessinateurs à une des séries mythiques du neuvième art… Un parcours de blogueur dans l’actualité.

Un blog dans le métro qui pue

Le blog de Lommsek, aussi appelé Shaïzeuh, récompensé par le prix Révélation blog lors du FIBD 2009, commence en avril 2007, soit assez tardivement dans le mouvement des blogs bd, amorcé dès 2004-2005. Mais Lommsek trouve finalement son rythme de croisière et singularise son blog. En bon blogueur, il se crée un avatar « masqué », presque monstrueux : Lommsek, homme à la tête rouge, employé anonyme d’une grande entreprise anonyme qui prend tous les jours le métro et y dessine de courtes mais incisives notes de blog. Le leitmotiv de la « vie qui pue dans le métro qui pue avec des gens qui puent » devient finalement le théâtre des exploits de Lommsek, personnage cynique qui s’attaque ici à l’un des espaces les plus detestables de la vie de tout parisien ou banlieusard. Il se situe dans le domaine de l’humour absurde et impertinent et utilise, comme d’autres prestigieux blogueurs comme Monsieur le chien, son avatar dessiné pour expulser les colères rer-esque qui s’agitent en lui. La fonction du blog comme espace d’expression personnel est parfaitement remplie, et ce d’autant plus que Lommsek n’est pas un dessinateur « professionnel », mais exploite à merveille les avantages et les libertés du format blog, tout en s’appuyant sur les codes de l’autobiographie feinte que d’autres blogueurs ont développé avant lui. Autre caractéristique commune à d’autres blogs bd, et qui les sauvent souvent d’une platitude quotidienne : les anecdotes de vie relatées ne sont, dans le fond, que l’occasion de développer des délires d’imagination auxquels participent le langage étrange de l’homme à la tête rouge. Chez Lommsek, la cohérence est trouvée par le métro, qui pue, évidemment.
Car le métro est l’essence fondamentale du blog de Lommsek : sujet de la plupart des notes de blog, c’est aussi l’espace où il les réalise, au bic noir, nous révèle-t-il sur son blog, pour les coloriser et les scanner avant de les mettre en ligne. Et puis le métro est aussi, nous révèle-t-il encore, mais dans une autre interview sur le site 30joursdebd, un moyen pour lui d’apprendre à dessiner vite, sans brouillon, et d’introduire dans ses dessins une spontanéité qui ne se trouvait pas encore dans ses premières planches. On assiste à une vraie évolution stylistique du blog, d’un langage synthétique, presque schématique, à une expressivité énergique. L’énergie et le rythme du trait deviennent assez vite l’une des caractéristiques graphiques de l’auteur, et le rythme, c’est celui du métro. Vous l’aurez compris : le métro fonde l’unité même du blog, pour une formidable et stimulante mise en abyme qui ne se prend pas au sérieux.
Bon… Lommsek n’est pas non plus complètement obsédé par le métro et d’autres thématiques viennent enrichir son blog, telles les aventures de « blogbédéman », sorte d’hommage à la blogosphère.
(Il semblerait aussi que Lommsek soit à l’origine de deux autres blogs, révélation ourdie par le blogueur Wandrille… Je pense tenir une bonne piste en citant le « blog d’une niaise », tenu durant l’année 2007, et le blog du faux Frantico en 2008, reprise d’un des plus célèbres blog bd, le blog de Frantico qui, dans l’année 2005, participa à l’émergence médiatique du phénomène. Mais enfin, avec Frantico, personnage mythique de la blogosphère, rien ne peut être sûr. Hypothèses et supputations que je vous livre après une brève investigation.)

Et donc en 2009, Lommsek remporte le concours Révélation blog… Peut-être dois-je rappeler aux lecteurs qui prennent ce blog en chemin ce qu’est le concours Révélation blog (même si j’en parle abondamment dans un précédent article). Ce concours est lancé lors du FIBD 2008 et marque la reconnaissance du phénomène des blogs bd et de sa capacité à trouver de nouveaux talents pour la bande dessinée. Le gagnant du concours, sélectionné successivement par les internautes et par un jury, obtient le possibilité de se voir publié chez Vraoum, label de la maison d’édition Warum dirigée par Benoît Preteseille et le blogueur Wandrille. Les trois éditions qui ont eu lieu jusque là ont donc permis de mettre sur le devant de la scène trois jeunes dessinateurs : en 2008 Aseyn, qui a sorti au début de cette année son album Abigail, en 2010 Lilla, dont l’album n’est pas encore sorti, et donc en 2009 Lommsek qui s’est ainsi vu publié par Warum. Mais j’y reviendrai ; avec la parution de La ligne zéro en ce mois de mai 2010, second album Vraoum issu de Révélation blog, le concours continue de dérouler son projet.

Quelques repères d’un parcours dans l’édition en ligne


Mais comme plusieurs auteurs débutants, Lommsek, avant de publier son premier album, a su profiter d’autres canaux de diffusion, et notamment la diffusion en ligne et l’autoédition numérique. Quelques exemples qui vont me permettre de faire le tour des différents modes de publication qui ont pu se développer en quelques années :
vant d’ouvrir son blog, Lommsek est déjà un fidèle du fanzine L’homme des banlieues, et ce depuis ses débuts en 2004 (http://www.lanebuleusebd.com/hdb/index.html). HDB est une revue annuelle qui continue d’ailleurs de paraître et dans laquelle on retrouve régulièrement Lommsek, parfois sous le pseudonyme d’Exal. Il n’y a parfois pas beaucoup de différences entre le monde du fanzinat et celui de l’édition en ligne : importance de l’édition collective, facilité d’accès pour des auteurs débutants, sobriété et humilité nécessaires des formules éditoriales, prix bas voire inexistant pour le lecteur qui, malgré tout, doit accepter de se donner la peine de chercher. Petite transition pour vous expliquer que Lommsek passe logiquement du fanzinat à l’édition en ligne, dont il explore quelques unes des solutions. Et à commencer par celles de HDB, puisque l’association La Nébuleuse BD dispose d’un blog, le Nébublog, dans lequel Lommsek poste son actualité et quelques dessins.
Lommsek publie souvent des planches sur le site 30joursdebd. Ce site, crée en janvier 2007, se donne justement pour but de publier en ligne une planche par jour d’un auteur débutant pour le faire connaître aux lecteurs, à des éditeurs, voire l’éditer, puisque 30joursdebd a donné naissance quelques mois plus tard aux éditions Makaka, maison d’édition papier. Un bon exemple de maison d’édition entièrement née de l’édition en ligne, et qui se donne pour but d’y découvrir de jeunes auteurs.
Ce commentaire vaut aussi pour TheBookEdition, maison d’édition (pas seulement de bande dessinée d’ailleurs), fondée sur le principe de l’édition libre. TheBookEdition imprime et diffuse des ouvrages d’auteurs qui s’auto-éditent sur Internet, sur un principe d’impression à la demande : le tirage se fait au fil des demandes des acheteurs sur une plateforme internet. La diffusion se fait donc à un nombre d’exemplaires réduits ; mais TheBookEdition cumule un statut minimal d’éditeur et de libraire et encourage l’autopublication des auteurs, processus permis par Internet. Par ce système, Lommsek a pu publier un véritable album, Bringuebalés, qu’il avait déjà autopublié sur un site perso.
Et un dernier exemple de la richesse et de la diversité de l’édition en ligne : Lommsek a également fait partie de l’album collectif Phantasmes édité par Manolosanctis. Manolosanctis, c’est encore un autre système d’édition en ligne : il s’agit d’une maison d’édition communautaire née en 2009 qui permet la diffusion et la lecture gratuite d’albums de bande dessinée qu’elle héberge. Les lecteurs-membres comme les auteurs-membres sont invités à participer aux choix éditoriaux en laissant leur avis sur les albums et les auteurs mis en ligne. L’édition se fait sous Licence Creative Commons qui garantit, sur Internet, le droit d’auteur sans entraver la libre diffusion des oeuvres. Depuis 2009, Manolosanctis a publié plusieurs jeunes auteurs et, en décembre 2009, a sorti un recueil papier, Phantasmes, qui regroupe autour d’un même thème les contributions de plusieurs auteurs, dont notre Lommsek, qui y livre Mon père est américain, un étrange récit d’enfance en quelques pages aux accents surréalistes.
Une observation au passage : 30joursdebd comme TheBookEdition comme Manolosanctis sont trois maisons qui recherchent un équilibre entre l’édition papier traditionnelle et l’édition en ligne. J’entends par là que pour elle, les deux supports se complètent et ne s’annulent pas : une fois sortie en papier, un album mis en ligne n’est pas supprimé d’internet, au contraire. Le lecteur est invité à acheter le format papier d’une histoire qui lui a plu. Ce sont également des maisons qui promeuvent l’autoédition, principe qui s’est développé avec Internet et qui a comme enjeu de laisser à l’auteur la plus grande marge d’action possible.

Les deux créations de Lommsek ainsi publiées en ligne, Bringuebalés comme Mon père est américain sortent résolument de la logique du gag présente sur le blog Shaïzeuh. Ce sont des récits où Lommsek explore d’autres voies, plus poétiques, et peut-être plus personnelles. Signe qu’il voit une différence entre l’édition en ligne type blog, spontanée et plus brouillonne, et une édition en ligne qui tend vers une pratique plus professionnelle de la bande dessinée.

Un blogueur dans l’actualité : La ligne zéro et Les Nouveaux Pieds Nickelés

L’actualité de Lommsek est double puisqu’en ce mois de mai 2010, il est publié chez deux éditeurs : chez Warum, il propose l’album attendu depuis le prix Révélation blog, album à la parution sans cesse repoussée depuis début 2010 mais qui arrive enfin en librairie ; puis, dans une semaine sort Les Nouveaux Pieds Nickelés, un recueil collectif paru chez Onapratut et dont le thème est transparent.
Je passe assez vite sur Les Nouveaux Pieds Nickelés édité par Onapratut dans la mesure où je ne l’ai bien évidemment pas lu… Je remarque juste, pour replacer un peu le contexte, que ce petit ouvrage s’inscrit dans la lignée d’un précédent, Popeye, aux éditions Charrette, c’est-à-dire un album-hommage à une vieille série qui a marquée la bande dessinée. Charrette comme Onapratut sont de petits éditeurs récents. Onapratut est, plus précisément, née d’un fanzine du même nom. Cette petite maison d’édition va souvent voir du côté des dessinateurs apparus sur Internet, et publie notamment des planches sur 30joursdebd. Encore une autre expérience qui mêle à la fois fanzinat, édition en ligne et édition papier.

La ligne zéro est pour Lommsek, après les expériences de Bringuebalés et Mon père est américain, est une nouvelle aventure entièrement inédite qui rend en quelque sorte un auto-hommage au blog qui l’a fait connaître. La scène est donc le métro qui pue et le personnage principal est Lommsek, avatar à la tête rouge de l’auteur, dans une extension de ses habituelles aventures souterraines et ferroviaires. Les lecteurs du blog retrouvent donc leurs repères, logique pour un album né de la Révélation blog. Lommsek, obscur employé d’une obscure entreprise, est amené à découvrir (par hasard ?) l’existence du « groupe M », société secrète qui régit, dans l’ombre, le métropolitain parisien. S’ensuit une avalanche de péripéties débridées et un enchaînement de gags qui permettent à l’auteur de renouer avec son humour tout à la fois cynique et absurde, et de poser sur la faune du métro un regard acide.
Niveau graphisme, Lommsek s’est là encore distingué. Tout l’album est un monochrome rouge vif, rouge comme la tête du héros ; technique simple, oui, mais qui immerge le lecteur dans l’aventure. Il y dispose des moyens de développer son style expressif, profitant du grand espace de la page. Il y a chez Lommsek une forme d’exagération voire d’agressivité graphique souvent bien exploitée, faisant appel soit à l’art de la caricature dans ce qu’elle a de plus outrée, voire de laid, soit à la déformation vertigineuse des décors dans une dominante de noir (à laquelle le format ne rend d’ailleurs pas toujours hommage…). On y retrouve donc le rythme emballé de ses notes de blogs, ainsi que son trait énergique qui s’active en une trame rappelant parfois les sombres intrigues de Christophe Blain (de même que le long nez du héros évoque celui de certains héros de Blain, dont le cow-boy Gus). Lommsek aime à représenter le mouvement grouillant et la vitesse incessante. Vitesse qui est celle du métro, qui pue, vous l’aurez compris.

Pour en savoir plus :
Shaïzeuh, le blog de Lommsek,
Mon père est américain dans Phantasmes (collectif), Manolosanctis, 2009
Bringuebalés, autoédition par TheBookEdition, 2009
La ligne zéro, Vraoum, 2010
Divers articles m’ayant servi :
La présentation de Lommsek sur son site avec quelques liens vers des interviews
La présentation de l’auteur sur le site de Warum

Parcours de blogueur : Sophie Guerrive

Parce qu’il n’y a pas que Les autres gens dans le monde de la BD en ligne et qu’il parfois bon de revenir dans de chaleureux endroits comme le portail Lapin pour dénicher de jeunes auteurs apparus sur Internet ces dernières années. Aujourd’hui, petite présentation du travail de Sophie Guerrive aux multiples pseudonymes (vous la trouverez sous le nom de Zof ou simplement de Guerrive), qui a déjà fait paraître en librairie trois astucieux albums…

Du côté des éditeurs : passerelles


Passons sur le fait que Sophie Guerrive a étudié l’illustration à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg, j’ai déjà fait suffisamment de publicité dans mes parcours de blogueur à cette école qui a vu passer Boulet, Lisa Mandel, Nicolas Wild et Vincent Sorel, pour ne citer que ceux que vous pouvez retrouvez sur ce blog (liens). Elle en sort tout récemment, en 2009.

Heureusement pour elle et pour nous, Guerrive n’a pas attendu la fin de ses études pour publier des albums de bande dessinée. On la retrouve chez deux éditeurs : Warum et Delcourt. C’est avec un livre petit mais dense, Girafes, publié chez Warum en 2007, qu’elle débute dans la bande dessinée. Album minimaliste, dans son style et dans son format de poche, pas si courant dans la bande dessinée (même si les « pattes de mouche » de l’Association avaient déjà lancé le concept). On y suit trois girafes dans leurs aventures archéologiques et amoureuses. Elle reste fidèle à Warum pour publier les deux tomes de sa série en ligne, Chef Magik (un premier tome en 2008 et le second vient de sortir en mars dernier). Même format, même style, même humour absurde : ceux qui ont aimé Girafes aimeront Chef Magik, et inversement. Le héros est, comme vous vous en doutez, « Chef Magik », un être étrange, chef d’une tribu tout aussi stupide et incohérente que lui. Ces trois albums sont les bienvenus dans la collection « Décadence » de Warum, dédiée à « l’humour absurde et la dérision contemporaine » ; dans cette même collection se trouvent d’autres albums cultivant le minimalisme du trait, qu’il s’agisse de la série Seul comme les pierres de Wandrille, ou les deux Moi je d’Aude Picault.
Le quatrième album de Guerrive est Crépin et Janvier, paru en mars dernier chez Delcourt, album que vous trouve surement encore en tête de gondole dans les librairies. Il trouve sa place dans la fameuse collection Shampooing, dirigée par Lewis Trondheim et dont la dévise est explicitement « une collection où Lewis Trondheim met tout ce qui lui plait ». Crépin et Janvier est un ancien projet de Guerrive, dont on peut encore trouver la trace sur son blog sous le titre Alice . Elle l’a amplement retravaillé pour l’occasion.

La présence de ces deux éditeurs n’étonnera pas vraiment ceux qui suivent le parcours de jeunes auteurs s’étant fait connaître sur la toile : Warum et la collection Schampooing de Delcourt ont la curiosité d’aller voir sur Internet pour trouver des auteurs, soit en adaptant leur blog (Chicou-Chicou chez Delcourt, Un crayon dans le coeur de Laurel chez Warum), soit en éditant des projets inédits sur Internet (Abigaild’Aseyn chez Warum, Transat d’Aude Picault chez Delcourt). Chef Magik, Crépin et Janvier, sont autant de projets nés sur Internet et qui trouvent leur résolution dans des collections attentives aux évolutions récentes du monde de la bande dessinée. Editer des auteurs connus sur Internet est à double bénéfice : pour l’auteur, qui met un pied dans l’édition de bande dessinée, et pour l’éditeur qui s’assure un public minimal (parfois déjà suffisamment important!) de lecteurs déjà conquis. Edition numérique et édition papier commencent à fonctionner de concert, même si le support papier reste la voie dominante.
Enfin, je signale au passage et pour être complet que Sophie Guerrive a publié quelques dessins dans le magazine de bande dessinée Comic strip magazine, une expérience de gratuit de bande dessinée ayant donné lieu à trois numéros en 2009 et qui regardait lui aussi du côté des dessinateurs publiés et autopubliés sur Internet. (http://www.comicstripmag.fr/)

Du blog au portail Lapin


Ce qui me conduit à parler des dessins de Guerrive que l’on peut trouver, en cherchant bien, sur Internet. Sophie Guerrive possède un blog, Antenne Nocturne, désormais fermé depuis 2009 au profit d’un site plus complet où l’on peut voir ses travaux (http://poste99.over-blog.com/). Il y a d’abord les dessins qui ont donné naissance aux deux Chef Magik. Commencés dès 2007, ils se poursuivent à partir de 2008 sur le portail Lapin (http://lapin.org/). Pour ceux qui ne le sauraient pas, je rappelle que le portail Lapin est parmi les plus anciens projets d’édition numérique. Fondé en 2001 à partir du webcomic Lapin de Phiip, le portail Lapin est devenu à la fois une communauté d’auteurs et de lecteurs avec une trentaine de bande dessinée disponible gratuitement, et une maison d’édition papier qui publie régulièrement des dessinateurs généralement issus du webcomic. Sur ce portail s’épanouit Chef Magik, sur le mode du strip vertical régulier jusqu’à la fin de l’année 2008, forme de publication courante pour les webcomics. Les aventures du chef-magicien s’étoffent de semaine en semaine de nouveaux personnages, jusqu’à leur consécration dans un album.

Internet permet de voir que les dessins de Guerrive ne se limitent pas à des strips minimalistes et absurdes en noir et blanc. Sur ses blogs se retrouvent d’autres personnages, comme l’ours Tulipe, mais aussi des dessins plus complexes. A voir par exemple, ses nombreux dessins en noir et blanc foisonnant de détails, inspirés de gravures anciennes ; ses monstres des profondeurs aux formes incroyables. Elle est également l’auteur d’un récit en cours de réalisation, La Très singulière expédition du capitaine Vermulet, qui reprend certains thèmes des dessins en question, avec une ambiance d’expédition médiévale vers des mondes inconnus.

Les délicieux dédales absurdes de l’humour graphique

L’humour est aux origines de la bande dessinée et, en près de deux siècles, les auteurs qui se sont succédés dans cette discipline difficile qu’est l’humour graphique ont eu le temps de raffiner leur savoir-faire et de tester tous les humours possibles, au gré des modes et des écoles. Guerrive se plait dans un humour poético-absurde.
Le point commun aux premières réalisations de Sophie Guerrive, Girafes et Chef Magik, est donc l’humour. Un humour absurde qui a ses règles, la première et la principale étant que tout est susceptible d’advenir, et en particulier ce qui est le moins logique. Guerrive trace des mondes qu’elle fait ensuite dévier au gré de son imagination. Les girafes peuvent ainsi devenir archéologues et porter des chapeaux. Le chef Magik est surement l’incarnation la plus pure de ce grand n’importe quoi, ses pouvoirs ne faisant qu’amplifier l’étendue des gags. Mais l’humour n’est jamais seul et s’accompagne toujours d’une tonalité poétique, surtout quand il va voir du côté du nonsense, à la manière du Concombre masqué de Mandryka, quoiqu’en plus épuré, mais non moins déluré, la sexualité des personnages de Guerrive étant elle aussi contaminée par l’humour et la poésie.
C’est aussi le minimalisme que cultive Guerrive. Les personnages sont composés d’une simple ligne, de façon suffisamment schématique, et toujours en noir et blanc. N’oublions pas que, dans le fond, chef Magik n’est qu’un bonhomme patate sous un chapeau de magicien et qu’il n’a même pas de nez. Le dessin permet ensuite tout, y compris transformer une de ses jambes en écureuil et l’autre en poisson. Les dessins semblent flotter en liberté dans la page blanche. Dans ce type de strips, l’humour passe beaucoup par les dialogues et les mots, et parfois aux jeux de mots, mais Guerrive sait naviguer du dessin aux dialogues. C’est du coup l’exploration d’une gamme très riche de comiques qui se concentre dans les pages de ses albums.

L’album Crépin et Janvier présente déjà une tentative d’évolution et d’approfondissement. Certes, l’humour absurde n’en est pas absent. Crépin, le héros, ne cherche-t-il pas une aimée qui ressemblerait à ses poèmes plutôt que de trouver d’abord une aimée et ensuite lui écrire des poèmes ? Le trait est reste schématique et épuré, en noir et blanc et sans modelé. Mais vient s’y ajouter en arrière-plan un décor du XVIIIe siècle et ses obsessions : le romantisme marivaudant, le mythe du bon sauvage, le libertinage, le retour à la nature. L’histoire prend ainsi une dimension nouvelle, plus littéraire et presque savante. Et le scénario, plus complexe, abandonne le minimalisme narratif des strips à suivre pour une intrigue entre parodie romanesque et comédie théâtrale aux multiples retournements de situation, selon les mêmes principes absurde que dans Girafes. Les deux héros sont deux cousins, Crépin et Janvier, l’un romantique et l’autre pragmatique, qui vont de rebondissements en rebondissements en cherchant l’amour, et croisent sur leur chemin une évadée du couvent, un noble autoritaire, une sauvage venue d’Amérique et une bonne libertine (entre autres personnages). Guerrive complète également son style en entrecoupant son histoire de scènes de paysages où elle déploie un style plus fouillé, précis jusqu’au moindre détail. Un album qui laisse bien augurer de ses futurs travaux…

Pour en savoir plus :

Girafes, Warum, 2007
Chef Magik, Warum, 2008
Crépin et Janvier, Delcourt, 2010
Chef Magik 2, nouvelle formule, Warum, 2010
Le site de Sophie Guerrive
Lire Chef Magik sur le portail Lapin