L’exposition qui se tient actuellement à Paris, à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est l’occasion rêvée de tester pour mes chers lecteurs les difficultés d’exposer la bande dessinée, exercice de style auxquels de nombreux musées de France, dont des établissements nationaux, aiment à s’adonner depuis un peu plus d’une dizaine d’années. Je passe sur l’historique de ce type de manifestations, j’aurais peut-être l’occasion de le faire dans un autre article. Je remarque juste que cette exposition est éventuellement à mettre en rapport avec La BD s’attaque au musée qui s’était tenue au musée Granet d’Aix-en-Provence en 2008 : la bande dessinée vient soutenir une institution jeune (dans le cas de la Cité de l’architecture, ouverte au public en 2007) ou ayant connu une importante rénovation (le musée Granet a réouvert en 2007). Dans le cas du musée Granet, il s’agissait même de la première exposition temporaire depuis la rénovation. Dans celui d’Archi et BD, le délai est plus grand, mais relève, à mon sens d’une volonté de faire venir dans ce musée qui se cherche une identité un public plus large de celui auquel il est normalement destiné.
Mon impression globale est que Archi et BD ne fait que confirmer les difficultés qu’il y a à faire une exposition sérieuse sur la bande dessinée et que, si l’on excepte les institutions dédiées (CIBDI d’Angoulême, CBBD de Bruxelles) qui disposent d’important fonds à mettre en valeur, il va encore falloir répéter et répéter l’exercice avant d’aboutir à des expositions qui tiennent la route. Vous l’aurez compris, mon article sera surtout fort critique à l’encontre d’Archi et BD, voire même parfois carrément rageur.
Je passe vite sur les détails de l’organisation. Il y a deux commissaires à l’exposition : Jean-Marc Thévenet, acteur dynamique dans la presse BD des années 1980 et ancien directeur du FIBD d’Angoulême de 1998 à 2006 et Francis Rambert, journaliste longtemps spécialisé dans l’architecture et faisant à présent partie de la direction de la Cité de l’architecture. Logiquement, un commissaire pour la bande dessinée et un pour l’architecture. Le fait qu’aucun d’eux ne soit ni chercheur ni praticien (auteur ou architecte) dans l’une ou l’autre spécialité conditionne l’orientation de l’exposition qui ne se veut ni une synthèse vulgarisée et mise en scène des connaissances sur un sujet (oui, oui, parfois les expositions servent aussi à ça !), ni une installation scénographique (comme le firent Schuiten et Peeters) mais un parcours donné à voir à un large public plus qu’à celui, plus réduit, des spécialistes et amateurs de l’une ou l’autre discipline. Ce n’est pas une critique, juste une observation pour signaler que d’emblée, l’exposition ne s’adressait pas à moi, ce qui peut assez largement expliquer ma déception. Mais ce n’est pas parce qu’on s’adresse à un large public qu’il faut dire en profiter pour raconter n’importe quoi.
Une dernière remarque : en marge de l’exposition, Jean-Marc Thévenet sort chez Dupuis une biographie en bande dessinée de Le Corbusier, un des architectes les plus importants du XXe siècle. Il coscénarise avec Rémi Baudouï, un spécialiste de la question, pour le dessinateur Frédéric Rébéna ; et l’album est soutenu à la fois par la Cité de l’architecture et la Fondation Le Corbusier à Paris.
Lubies
J’ai plusieurs lubies personnelles en ce qui concerne les défauts des expositions et Archi et BD a la mauvaise idée d’en concentrer plusieurs.
Je suis souvent plus sensibles aux expositions dont le but est d’apprendre quelque chose au public en s’appuyant sur des travaux existant ou en cours. C’est généralement ce type d’exposition que l’on voit dans les grands musées ou dans les bibliothèques. Un autre type d’exposition, dont fait partie, à mon sens, Archi et BD est ce que j’appelle les « expositions-parcours » qui ne se proposent non d’apprendre mais de faire ressentir. Le visiteur est conduit dans une sorte de parcours, ici chronologico-topographique, à travers quatre villes pour trois époques (New York pour le début du siècle, Bruxelles et Paris pour la seconde moitié du siècle, Tokyo pour ces vingt dernières années). Il voit donc des planches de BD jolies ou moins jolies, selon les goûts. Dans ce genre d’exposition, un effort particulier est donné pour que la scénographie mette en valeur le propos et dans Archi et BD, même si je n’ai pas réellement compris pourquoi, les commissaires semblent fiers de l’effort mis en oeuvre dans la conception de l’exposition. Cette lubie-là est plus personnelle : à ce type d’expositions, je m’ennuie, je perds mon temps, je n’apprends rien. Et je ne comprends pas pourquoi, sous pretexte de s’adresser au grand public, on essaye pas d’être didactique et de lui apprendre quelque chose. Mais passons.
Ma seconde lubie est le problème du nombre de pièces ; près de 350 oeuvres, ici, d’après les organisateurs. Plus d’oeuvres que le public ne peut en ingurgiter, du moins pour en retirer quelque chose. Comme je connaîs un peu l’histoire des musées d’art, j’associe ce vieux tic à la vision archaïque d’une exposition ostentatoire vue comme un cabinet de collectionneur. Le but est de montrer et d’éblouir par le nombre. Les musées et bibliothèques ont maintenant tendance à réduire le nombre d’oeuvres présentées pour améliorer les cartels et permettre à chaque oeuvre d’être reliée de façon efficace et claire à la thématique principale. Ainsi, la BnF, Beaubourg et le Louvre, qui ont certes les moyens de le faire, mettent généralement une notice complète d’une dizaine de lignes pour chaque oeuvre présentées dans leurs expositions ; à défaut, d’autres musées utilisent des audioguides. Un tel système permet de ménager deux niveaux de lecture : le visiteur non spécialiste se contente de lire les panneaux principaux et ne regarde de près que les oeuvres qui l’intéressent tandis que le visiteur spécialiste s’arrête sur chaque notice pour apprendre plus que ce qu’il sait déjà (jusqu’à épuisement du cerveau, du moins). Mieux vaut mettre peu de pièces mais souligner au mieux leur intérêt réel et apprendre au visiteur à les déchiffrer et à les apprécier. J’ai du mal à croire qu’un visiteur puisse apprécier également 350 pièces.
Dernière lubie, qui concerne cette fois uniquement les expositions de bande dessinée : le problème des planches originales. Thierry Groensteen avait déjà soulevé la question dans Un objet culturel non identifié en 2006 et tenté de réfléchir à son statut (voir p.153-155). Il l’interprétait comme un objet qui ne rend pas compte de la bande dessinée, mais lui admettait un pouvoir de fascination que n’a pas l’album industriel. Le fait que la planche originale soit l’objet couramment admis dans les expositions ayant trait à la bande dessinée ne signifie pas qu’il soit l’objet idéal pour présenter la bande dessinée. J’évacue là de mon raisonnement les établissements ayant, par leurs fonds, les moyens de présenter autre chose du travail de l’artiste (des albums, des archives, des croquis…). Mais lorsqu’un musée d’art s’intéresse à la bande dessinée, il n’a pas de fonds la concernant et va alors puiser principalement à la source des collectionneurs privés et des galeries spécialisées. Or, l’objet « idéal » de ces donateurs est la planche originale, qui a à la fois le plus grand prestige et la plus grande valeur marchande. La planche originale sacralise l’oeuvre des auteurs de bande dessinée en prétendant la placer au même niveau qu’un tableau ou qu’une sculpture. Or, si un tableau est conçu pour être exposé, ou du moins admiré par un connaisseur, ce n’est pas le cas de la planche originale qui acquiert ce statut par le regard du collectionneur. Je m’inquiète toujours un peu de ce que l’exposition de planches originales, outre l’inconfort de lecture ne rend pas suffisamment compte de ce qu’est la bande dessinée : un récit paraissant dans une revue ou sous la forme d’un livre. Certes, c’est pourtant une manière assez pratique de présenter le travail d’un dessinateur. Mais, en tant qu’amateur-lecteur de bande dessinée, je préfererais toujours la vision de la page d’album qui me semble mieux rendre compte du medium. Dans Archi et BD, les organisateurs ont parfois tenté de sortir de la sacralisation de la planche originale, notamment en proposant des écrans tactiles permettant de lire des albums entiers. Ou encore, beaucoup plus simplement, par la mise à disposition, à la fin du parcours, des albums dont il a été question (procédé que je trouve très bien, faisant de l’expo une expo-bibliothèque, mais qui est peut-être assez onéreux). Ce sont de bonnes idées, mais cela reste timide et la tyrannie de la planche originale demeure. Beaucoup plus intéressants que les planches originales, travail fini, net et sans bavure, m’auraient paru les documents préparatoires (synopsis, crayonnés, etc.) qui permettent d’avoir une connaissance génétique de l’oeuvre. Ce type de documents précieux commence à être exposé, notamment à l’exposition du Louvre en 2008 ou encore à l’exposition sur Astérix au musée de Cluny l’année dernière.
Non-sens et hors sujet
Le thème exact de l’exposition m’est apparu avec quelques difficultés mais la lecture du livret de BeauxArts éditions m’a permis de comprendre, au fil d’une inetrview du duo de commissaires, que l’exposition traitait de « l’imaginaire de la ville », en ce concentrant sur la bande dessinée comme reflet de cet imaginaire. Donc pas du tout des rapports entre l’architecture et la bande dessinée comme le laissait présager le titre (ah oui, c’était le sous-titre qu’il fallait lire : « la ville dessinée »). Le mot-clé est « dialogue », il s’agit de « faire dialoguer » (?) l’architecture (ou plutôt l’architecture en tant qu’urbanisme, donc) et la bande dessinée du XXe siècle.
Pour ce faire, les panneaux nous proposent des remarques-chocs, comme des vérités enfouies lancées à la face du monde (je cite de mémoire, en espérant ne pas me fourvoyer) : le dessinateur de BD utilise comme l’architecte une planche à dessin ; la bande dessinée et l’architecture sont des reflets de la société (Ha ha ! Elle est bonne celle-là !) ; les cases de bande dessinée ressemblent parfois à une façade d’immeuble (ah oui, tiens… et alors ?). Et pour le dernier cas, d’utiliser ces fameuses planches où le dessinateur offre au lecteur une vue en coupe d’un immeuble, chaque case étant une fenêtre (il y en a plusieurs exemples dans la BD, c’est un procédé courant dans le dessin depuis le XIXe siècle). L’une des règles de base de la logique est pourtant qu’un cas particulier ne peut pas servir à bâtir un raisonnement.
En réalité, les concepteurs de l’exposition semblent avoir quelques problèmes avec la logique et avec les liens de cause à effet. Un exemple m’a interloqué. On nous montre une élévation de l’architecte Jean Balladur pour un immeuble à La Grande Motte où le dessinateur a dessiné en quelques traits des individus pour montrer l’échelle et animer son dessin. Le texte nous explique avec le plus grand séieux que Balladur s’inspire ici de la bande dessinée… Ah ? Il le dit lui-même ? Dans ce cas, soit… Mais il me semble que dessiner des individus pour montrer l’échelle d’une élévation est un procédé courant depuis que l’on fait des plans et dessins d’architecture, et cela bien avant que la bande dessinée existe. Mettre des individus sur un plan ne relève pas d’une référence à la bande dessinée mais plutôt d’un réflexe classique d’architecte… Dommage de sortir une bêtise sur le travail des architectes dans une exposition qui se passe à l’intérieur de la Cité de l’architecture…
Enfin se pose le problème du « hors-sujet » de certaines pièces exposées qui n’ont que peu de liens avec le thème principal. Par exemple, quelle utilité de présenter le documentaire sur Baru, « Génération Baru », certes très intéressant mais complètement hors sujet ? Il y a bien une planche de Baru de La piscine de Micheville pour montrer que Baru est, en effet, un grand observateur de la banlieue et des villes industrielles. La planche choisie est loin d’être la plus représentative, malheureusement : on y voit l’intérieur d’une piscine municipale. Je préfère celle-ci, de L’autoroute du soleil (un article à venir !) où l’on voit une friche industrielle exploser. Plus grandiose, son effet dans une exposition aurait pu être fort.
Je suis médisant : au détour d’un panneau, certaines réflexions esquissées s’avèrent tout à fait pertinentes, et j’ai regretté parfois qu’elles ne soient pas davantage développées. Ainsi du rapport à la ville considérée comme une femme à protéger dans les comics de superhéros, ou encore de l’influence, connue mais à qui mériterait d’être approfondie un jour, de l’exposition internationale 1958 qui eut lieu à Bruxelles sur les dessinateurs belges de l’époque, tout particulièrement ceux du journal Spirou, Franquin le premier. Ou enfin le rôle du genre graphique du « carnets de voyage », lancé par Loustal, dans la représentation de la ville sur le vif. Il est aussi intéressant d’apprendre que certains auteurs se sont intéressés à l’architecture, voire ont fréquentés des architectes : ainsi de Jean-Marc Reiser et l’architecte libertaire et écologiste Guy Rottier, ou encore de Frédéric Bezian qui a sollicité son frère Olivier, architecte, pour son album Garde-fous (Delcourt, 2007). Et puis le catalogue a l’air de compléter l’exposition de façon davantage intelligente ; il prend le temps de développer certains aspects. Belle découverte, aussi, de la réalisation de Golo, dessinateur français vivant en Egypte, d’une fresque comme espace narratif pour représenter l’agitation d’une rue du Caire, selon un procédé, nous dit-on, traditionnel en Egypte.
Ces quelques bonnes surprises ne sont toutefois pas parvenues à rattraper les faiblesses de contenu et de muséographie.
Suggestions
Pour ne pas être seulement destructif mais aussi constructif, je me dis tiens, essayons de proposer des pistes pour améliorer cette exposition et les expos sur la BD en général.
D’abord commencer à faire des expositions sur la BD et non utilisant la BD comme illustration d’un autre sujet (architecture et bd, choucroute et bd, lamas et bd). Je m’explique : l’exposition Lamas et BD qui se tiendra bientôt au musée national du Lama à Lima ne doit pas tomber dans l’écueil d’Archi et BD et proposer un simple catalogue d’exemples des lamas dans la bande dessinée (le lama et la bande dessinée sont des reflets de leur époque, d’ailleurs). Elle doit plutôt essayer de réfléchir aux liens réels entre le lama et la BD et élaborer, autour de ça, une vraie problématique avec un fil conducteur.
Tiens, par exemple, il y avait des choses passionnantes à dire sur la ville dans la série des Cités obscures de Schuiten et Peeters. François Schuiten est un passionné d’architecture et son oeuvre est une manuel sur l’histoire de la discipline. Il aurait été intéressant de comparer des planches des Cités obscures avec des exemples d’architecture réelle, et montrer concrétement l’influence de l’architecture Art Nouveau si présente en Belgique, sur la série. Pourquoi ne pas réfléchir sur le rôle de la documentation dans le métier de dessinateur et sur les différents moyens de s’informer sur une ville, passée ou présente ? Avec à l’appui des documents de travail de dessinateurs, par exemple (la partie sur les carnets amorçait cette réflexion reprise dans le catalogue, il me semble). Sur l’architecture comme ferment de l’imaginaire, il y avait des gravures à présenter : le nom d’Etienne-Louis Boullée est cité, mais malheureusement pas illustré. Du coup, je vous mets une de ses gravures : il s’agit d’un architecte du XVIIIe siècle qui a conçu les plans de monuments grandioses jamais réalisés (ici un cénotaphe pour Newton).
Ce qui m’inquiète, c’est que la bande dessinée me semble trop souvent utilisée comme pretexte pour faire des expositions non-intelligentes : on leur met des images, ils trouveront ça jolis. Alors qu’il serait tellement plus intelligent d’apprendre au visiteur à déchiffrer ces images, par leur contexte de production, par la mise en valeur de motifs et de formes, par de longs arrêts sur quelques auteurs emblématiques pour le sujet… Un peu comme peut le faire le récent musée de la CIBDI à Angoulême qui, sans être parfait, est une solide introduction au monde de la bande dessinée, à son histoire, à sa fabrication et à sa beauté plastique et narrative. Lorsqu’un musée qui n’est pas spécialisé dans le domaine s’intéresse à la bande dessinée, il n’essaie pas de bâtir un discours logique et construit sur son sujet. Est-ce que la Cité de l’architecture et du patrimoine aurait fait une exposition sur, mettons, l’architecture néoclassique française, avec la même désinvolture ?
Après, il y a l’avers de la médaille : que la Cité de l’architecture et du patrimoine (ou le Louvre, ou Beaubourg, etc.) s’intéresse à la BD montre la « reconnaissance » que le médium a auprès des milieux culturels. Mettre sur le même plan l’architecture et la BD est une façon de reconnaître la « légitimité culturelle » de la BD. Certes, mais doit-on laisser une institution non-spécialisée se servir de la BD pour attirer du monde (parce que c’est « à la mode ») tout en réalisant une exposition qui, en tant qu’exposition, est plutôt ratée ? Il y a là une forte ambiguité, un dilemme à résoudre. Dans certains cas, le partenariat est un succès : c’est ce qu’était celui entre Futuropolis et le Louvre qui a donné lieu à cinq beaux albums et à une exposition qui nous montrait le travail des auteurs en train de se faire. Dans d’autres c’est un échec qui n’est pas à l’honneur de la BD, réduite au statut de « reflet de son époque »… C’est, à mes yeux, le cas d’Archi et BD.
Quelques adresses à visiter :
Le site-blog de l’exposition : http://www.archietbd.citechaillot.fr/
Le tout nouveau site de Jean-Marc Thévenet : http://jeanmarcthevenet.com/