Archives pour la catégorie Exposer la bande dessinée… à travers les âges

(7) Les expositions scientifiques de bande dessinée

Avant de commencer mon article, une petite publicité pour le colloque organisé par les étudiants du master bande dessinée de l’Ecole européenne supérieure de l’image d’Angoulême. Elle a pour titre Spectres ! et s’intéresse donc à la représentation du spectre dans la bande dessinée. C’est à Angoulême, et on trouve parmi les intervenants Thierry Groensteen et Thierry Smolderen.

Mais revenons à nos propres fantômes…

J’avais décrit, il y a quelques semaines, l’exposition en cours au Centre d’histoire de la Résistance Traits résistants comme une exposition « d’un genre nouveau », arguant du fait qu’elle fasse appel à des méthodes assez originales dans le cadre des expositions de bande dessinée, en particulier l’appel à des universitaires et la publication d’un catalogue scientifique. C’est que j’avais en tête l’article d’aujourd’hui qui, dans le cadre de ma série « exposer la bande dessinée à travers les âges », s’intéresse cette fois aux expositions scientifiques, avec comme titre-choc : les expositions scientifiques, grandes oubliées des discours sur la bande dessinée.
L’occasion de voir un peu ce qu’on peut entendre par « exposition scientifique », pourquoi ce type d’exposition manque, et ce qui la différencie des autres. Juste une précision préalable : mon propos n’est pas du tout de transformer toutes les expositions de bande dessinée en expositions scientifiques, mais simplement de questionner un type de présentation présent dans d’autres arts, absent dans le nôtre.

Exposition scientifique : un modèle extérieur à la bande dessinée
Qu’est-ce que j’entends par « exposition scientifique », me direz-vous ? Je l’envisage ici comme un type d’exposition (comme j’ai défini lors de mon précédent article « l’exposition hyperscénographiée ») qui comporte quelques caractéristiques spécifiques, identifiées par référence à des expositions assez courantes dans le milieu des Beaux-Arts notamment. Un certain nombre d’expositions que l’on trouve au Louvre, au Centre Pompidou, au museum d’histoire naturelle de Paris, au musée de la Renaissance d’Ecouen, pour ne citer que quelques exemples dans des domaines assez variés, peuvent être qualifiées d’expositions scientifiques. Elles contiennent, dans leur intention et leur réalisation, une double caractéristique que n’ont pas d’autres types d’expositions.
D’abord sont-elles guidées par un objectif pédagogique qui vient se superposer voire surpasser le seul objectif « esthétique » de la rencontre avec une oeuvre. L’approche pédagogique a des conséquences sur la tenue de l’exposition : la progression d’un espace à l’autre se fait dans une cohérence intellectuelle forte, avec peu d’artifices scénographiques, sous-tendue par une problématique annoncée au début, à la manière d’une dissertation ; le texte est souvent abondant, avec trois degrés de lecture (une panneau général pour chaque espace, des panneaux intermédiaires, un cartel documenté qui ramène chaque objet exposé à la problématique). L’exposition scientifique se propose (aussi, mais pas uniquement) comme un cours géant sur un thème donné. Ce discours pédagogique qui façonne le parcours de l’exposition ne signifie pas forcément 1. que l’enjeu de pur émerveillement esthétique est complètement oublié (disons que l’éveil cognitif est privilegié) 2. que l’exposition ne s’adresse qu’à un public averti. On peut penser aux expositions de vulgarisation scientifique de la Cité des Sciences et de l’Industrie, ou celle du Palais de la découverte, dans la même veine, qui s’adresse au grand public. Les musées scientifiques et techniques ont souvent moins de mal que les musées des Beaux-Arts à franchir le pas vers la vulgarisation dans la construction de leur discours : la plupart des expositions présentées dans les museums d’histoire naturelle des grandes villes de France sont à dominantes pédagogiques, mais ne poussent jamais vers la complexité réelle des travaux de la recherche scientifique.
La seconde caractéristique est plus ou moins présente selon les expositions, mais reste une donnée fondamentale : l’exposition scientifique s’inscrit et s’appuie sur l’état de la recherche sur le sujet. Là encore, cette caractéristique a une influence sur la conception de l’exposition : le commissaire fait appel à des chercheurs et des spécialistes du sujet qui sont déjà, par ailleurs et par divers biais, des producteurs d’un discours pédagogique et scientifique (par « chercheurs et spécialistes », je n’entends pas forcément des universitaires : certains champs d’étude, et en particulier la bande dessinée, demandent de s’adresser à des non-universitaires). Le choix du thème est alors dicté par le contexte des études menées sur le sujet : soit l’exposition fait la synthèse des connaissances sur un thème bien connu, soit elle aborde un thème novateur que quelques études auront récemment mis en lumière. Deux exemples d’expositions où la donnée scientifique est prépondérante dans le choix et le traitement du sujet : l’exposition Dans l’ombre des dinosaures présentée au museum d’histoire naturelle de Paris depuis le 14 avril 2010 s’inscrit dans une évolution de la paléontologie qui, après s’être abondamment intéressée aux dinosaures, déporte son regard vers les mammifères entre l’ère secondaire et l’ère tertiaire ; l’exposition Claude Le Lorrain : le dessinateur face à la nature correspond à des études menées sur la peinture du paysage, thèmatique qui a fait l’objet de plusieurs autres expositions ces derniers temps.
L’une des conséquences de l’articulation entre la recherche et l’exposition est que cette dernière est l’occasion de diverses manifestations scientifiques : des colloques, et, surtout, un catalogue scientifique auquel vont contribuer des spécialistes du sujet, et qui a vocation à servir de référence. Par nature, l’exposition scientifique s’appuie sur l’existence d’une communautés de spécialistes et d’érudits capables d’écrire sur le sujet. Elle est un trait d’union entre les recherches à haut niveau et le grand public, auquel on restitue un savoir neuf.

Qu’en est-il de la bande dessinée ? Les expositions scientifiques sont en général assez rares ou, du moins, beaucoup moins ambitieuses que ce que l’on trouve dans d’autres disciplines. Elles doivent parfois composer avec l’attitude anti-intellectuel parfois présente chez les amateurs de bande dessinée, qui apprécient qu’on « intellectualise » leur passion dans les disciplines traditionnelles que sont l’histoire, l’esthétique, la sociologie, etc. Elles ont pourtant une forme d’antériorité : Bande dessinée et figuration narrative, à sa manière, est une exposition scientifique, puisqu’elle s’appuie sur une communauté d’érudits et sur leurs travaux. Il me faudrait fouiller un peu la question, étudier plus en détail les expositions proposées dans les festivals de bande dessinée, pour savoir si la logique d’expositions scientifiques, à contenu dense et pédagogique, fruit d’études précises et indépendantes de l’exposition elle-même, ont été maintenu. J’aurais tendance à dire que l’importance de l’enjeu promotionnel et commercial a poussé à remplacer la visée pédagogique par un simple discours laudatif et non-critique, mais cela resterait à vérifier. Certaines expositions du FIBD 2011 pouvaient correspondre à ma définition de l’exposition scientifique, dans des domaines très différents : d’une part l’exposition sur la jeune bande dessinée belge, qui portait la problématique de l’existence ou non d’un nouveau courant homogène d’auteurs belges ; d’autre part l’exposition plus grand public sur les Peanuts, série de Charles Schultz qui fêtait ses soixante ans. Elle s’appuie en partie sur une récente biographie du dessinateur paru en 2007 chez HarperCollins, sous la plume de David Michaelis. Toutefois, pas de publication de catalogue ici.
Evidemment, on serait tenté de dire que le déficit en exposition scientifique sur la bande dessinée est proportionnelle à la forme encore embryonnaire des recherches universitaires sur la bande dessinée. C’est en partie juste si on prend comme point de référence les expositions d’autres disciplines qui sont souvent directement liées à la recherche en histoire de la peinture, en archéologie, etc. Mais c’est ignorer que le discours savant sur la bande dessinée n’a pas attendu l’université pour se construire, et pour se constituer en communautés de chercheurs susceptibles d’être mobilisés pour une exposition… J’en veux pour preuve l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne

Maîtres de la bande dessinée européenne : les chercheurs à la manoeuvre

Malgré les précautions ci-dessus, une exposition fait date dans l’histoire des expositions scientifiques sur la bande dessinée : Maîtres de la bande dessinée européenne, présentée en 2000-2001 à la Bibliothèque nationale de France. Elle se distingue par son ambition, tant au niveau du thème (un panorama de la bande dessinée européenne) que du lieu : la prestigieuse BnF. Dans cet établissement public, centre bibliographique français, la plupart des expositions présentées ont une ambition scientifique affirmée. La BnF est une bibliothèque de recherche et accompagne la recherche dans de nombreux domaines par des expositions et des colloques. Alors que plusieurs expositions ont prouvé ces dernières années que programmer une exposition sur la bande dessinée permettait de s’affranchir de la même ambition scientifique que dans d’autres manifestations la BnF n’a pas fait ce choix en 2000 et a préféré rester fidèle à sa politique culturelle exigeante (il est vrai que la « mode » de la bande dessinée n’était pas à son apogée comme maintenant).
Dans quelle mesure Maîtres de la bande dessinée européenne est-elle une exposition scientifique ? En prenant le quatrième de couverture du catalogue comme déclaration principe, on retrouve une rhétorique pédagogique : des problématiques sont posées (quelle particularité des bandes dessinées européennes par rapport à leurs voisins mondiaux ? Quelles divergences des traditions nationales ?), et il est bien précisé que la bande dessinée européenne sera « étudiée » : le choix du mot est important, il diffère d’un simple « présenté ». Elle offre sur le thème des hypothèses savantes. En outre, si on cherche à lui appliquer les critères retenus plus haut, l’exposition de 2000 se révèle imiter les expositions scientifiques d’autres disciplines. Elle fait l’objet d’un catalogue assez conséquent (environ 200 pages), avec bibliographie et notice des pièces exposées ; elle vient conclure à un tournant important des études sur la bande dessinée européenne : le moment où la figure de Rodolphe Töpffer émerge clairement comme « inventeur » de la bande dessinée, en réponse à l’idée d’une naissance américaine. Les recherches d’une dizaine d’années sur les origines de la bande dessinée aboutissent à travers elle auprès du grand public (en 1996 paraît un numéro spécial du Collectionneur de bandes dessinées sur « Les origines de la bande dessinée », dirigé par Thierry Groensteen). En même temps, la notion même de « bande dessinée européenne », assez neuve dans les discours sur le medium ouvre un chantier intéressant. La scénographie est relativement sobre et très structurée, comme une représentation en trois dimension de la pensée. Pour les objets exposées, on trouve mêlées des planches originales et des oeuvres imprimées, façon de se démarquer d’une exposition de collectionneur où seul compterait la contemplation de pièces rares. Surtout, l’exposition s’appuie sur un groupe de spécialistes et chercheurs sollicités pour l’occasion et regroupés autour de Thierry Groensteen, directeur scientifique. La plupart participent ou ont participé à des revues comme Les Cahiers de la bande dessinée ou Neuvième art ; pour la plupart, leurs écrits et publications relèvent de l’étude critique plus que du journalisme d’actualité, qu’il s’agisse de critiques (Gilles Ciment, Pierre Sterckx), de membres du CNBDI (Jean-Pierre Mercier, Jean-Philippe Martin), de chercheurs (Annie Renonciat, Laurent Gerbier, Vincent Baudoux, Philippe Videlier). Tous sont dirigés par Thierry Groensteen, dont l’activité scientifique (organisation de colloques, d’expositions, direction scientifique de revue, ouvrages d’étude en histoire et en esthétique de la bande dessinée…) n’est pas à prouver. Il est d’ailleurs amusant de retrouver dans l’équipe de Maîtres de la bande dessinée plusieurs de ses complices des Cahiers de la bande dessinée qu’il a dirigé de 1983 à 1988 (Harry Morgan, Gilles Ciment, Pierre Sterckx).
Le même Thierry Groensteen raconte dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié les difficultés qu’il a pu avoir pour monter l’exposition. Il dévoile notamment que c’est faute d’experts-maisons capables de monter une exposition sur la bande dessinée que la BnF s’était adressé à lui (Thierry Groensteen est alors directeur du musée de la bande dessinée d’Angoulême). Il va jusqu’à en parler comme un « fait du prince », le prince étant Jean-Pierre Angremy, président de l’établissement. L’anecdote prouve que la mise en place d’une telle exposition n’est pas évidente, et plutôt vécue comme un changement, mais aussi qu’il existe une solide communauté de chercheurs sur laquelle s’appuyer (la remarque est toujours valable).

(on peut consulter l’exposition virtuelle de Maîtres de la bande dessinée européenne)

Quelle posterité ?
On peut s’interroger sur la posterité réelle de Maîtres de la bande dessinée européenne comme exposition scientifique. Thierry Groensteen en parle en 2006 comme d’une « exposition de troisième génération – jusque là sans posterité ». En décembre 2006 surgit au Centre Pompidou l’exposition Hergé, qui sonne comme une réponse décalé à Maîtres de la bande dessinée européenne. Elle fait le bilan des (très nombreuses) études sur Hergé, s’accompagne de conférences, complète les planches originales par des documents d’archives (correspondances, documentation, croquis…), tend à une exhaustivité scientifique (en abordant une chronologie de l’oeuvre, puis une partie sur les méthodes de travail d’Hergé), s’accompagne d’un catalogue de 1 000 pages. Certes, le catalogue n’est pas constitué d’articles, mais reproduisant des pièces exposées et les commissaires ne sont pas à proprement parler des chercheurs spécialistes de la discipline (Laurent Le Bon, conservateur du Centre Pompidou et Nick Rodwell, des éditions Moulinsart).
En réalité, Hergé interroge les limites de l’exigence scientifique d’une exposition de bande dessinée. Par « exigence scientifique », j’entends sa capacité à rendre compte des discours d’études historiques, esthétiques, sociologiques sur le sujet, à structurer le propos en problématiques et hypothèses, et à s’inscrire dans une dynamique de recherche indépendante à l’exposition. Cette exigence passe-t-elle avant les impératifs de contemplation d’oeuvre ou de prestige des pièces exposées ? Dans le cas d’Hergé, l’une des intentions affirmées étaient de submerger le visiteur sous les originaux (un original d’Hergé étant le Graal des collectionneurs d’un point de vue émotionnel). Ainsi, d’autres expositions ont adopté dans une mesure plus ou moins forte une démarche scientifique : Archi et BD déploie une réflexion organisée et ébauche quelques hypothèses ; elle propose un épais catalogue. Même chose pour De Superman au chat du Rabbin au musée d’art et d’histoire du judaïsme, dirigée par Didier Pasamonik : la problématique était de réfléchir à la présence de l’identité juïve dans la bande dessinée. Si les éventuelles conclusions de ces expositions peuvent être discutées, il n’en demeure pas moins qu’elles prennent à bras le corps un propos structuré. Durant les années 2000, l’ambition intellectuelle des expositions de bande dessinée a augmenté, sans imiter autant que ne l’avait fait Maîtres de la bande dessinée européenne les structures d’exposition scientifique d’autres disciplines (car, il faut le redire, ce modèle me semble en partie étranger à la tradition des expositions de bande dessinée).

S’il y a une structure qui peut bénéficier d’une équipe et d’une logistique idéale pour la conception d’expositions scientifiques, c’est la CIBDI. Durant les années 2000, l’établissement, qui porte une mission nationale de conservation et de valorisation de la bande dessinée et s’appuie sur un fonds patrimonial qui attire des chercheurs, a participé à la multiplication d’expositions scientifiques, combinant une exposition grand public mais avec beaucoup de textes et un propos scientifique, et un catalogue à destination des chercheurs. Le duo formé par Jean-Pierre Mercier (conseiller scientifique) et Thierry Groensteen (qui n’est cependant plus directeur du musée) fonctionne bien et les expositions organisées depuis la réouverture de 2009 correspondent à des obsessions scientifiques de Thierry Groensteen et lui permettent de faire le point sur la question de la bande dessinée animalière (Plumes, poils et pinceaux) et la parodie (Parodies : la bande dessinée au second degré). Les catalogues sont l’occasion de solides réflexions. En ce sens, le CIBDI (ex-CNBDI) a su tenir son rôle auprès de la recherche en bande dessinée en relayant quelques travaux.
Avec Traits résistants, l’exposition scientifique s’est détachée du seul CIBDI tout en respectant les caractéristiques mises au jour plus haut. Pour le catalogue, plusieurs spécialistes ont été contactés, mêlant là encore critiques (Didier Pasamonik) et chercheurs (Sylvain Lesage). C’est un bon signe, assurément, celui d’une diversification des expositions de bande dessinée. Une exposition est prévue à la BnF sur Astérix en 2013 à la suite du don Uderzo : ce sera la seconde exposition sur la bande dessinée dans ces murs, et elle pourra manquer de se positionner sur le plan scientifique.

(6) Le triomphe de la scénographie en trois dimensions :

En guise d’introduction, une information en lien avec ma série d’articles « Exposer la bande dessinée… à travers les âges » : le groupe de travail « Histoire culturelle de la bande dessinée », intégré à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines organise le mercredi 4 mai une demi-journée sur le thème « exposer la bande dessinée » à la bibliothèque Buffon (Paris, 5e). Outre votre prolixe serviteur, qui interviendra sur le thème des expositions de bande dessinée dans les premiers festivals au début des années 1970 (une reprise complétée d’un autre article de la présente série), vous pourrez y écouter Pierre-Laurent Daures, qui prépare un mémoire sur les expositions de bande dessinée, ainsi que Jean-Pierre Mercier et Jean-Marc Thévenet, respectivement conseiller scientifique de la Cité de la BD d’Angoulême et ancien directeur artistique du festival de la même ville.

Le triomphe de la scénographie en trois dimensions : une nouvelle façon d’exposer la bande dessinée
La décennie 1990 a marqué l’évolution des expositions de bande dessinée de plusieurs manières : l’apparition du musée de la bande dessinée, que j’évoquais dans mon précédent article est sans doute une étape importante. Mais il faut aussi compter avec le développement (je n’ose parler « d’apparition », ne pouvant dater exactement la chose) d’un nouveau modèle d’exposition de bande dessinée que je qualifierais d’« hyperscénographié », replaçant la scénographie au centre du dispositif de l’exposition. Représenté notamment par l’atelier de scénographes Lucie Lom, ce nouveau modèle se répand au cours des décennies 1990 et 2000 et me semble plutôt spécifique aux expositions de bande dessinée. A sa manière, et parce qu’il rompt avec la monotonie classique des panneaux blancs et des alignements de planches originales, il contribue au dynamisme des expositions de bande dessinée caractéristique de ces deux décennies entre XXe et XXIe siècle.

Quelle rupture pour quels objectifs ?
Les habitués du festival d’Angoulême pourront sans doute mettre des images sur ma définition d’exposition hyperscénographiée, car rares sont les éditions de cette vénérable manifestation qui n’en comporte pas. Je veux parler ici d’expositions où le visiteur n’est pas seulement confronté à un ensemble de planches disposés le long des murs, mais à une mise en scène de la bande dessinée reproduite comme en trois dimensions autour de lui. Ainsi, s’il est question de tel western graphique, on reconstituera un saloon ou la place vide d’une bourgade de l’ouest sauvage ; s’il est question d’une série de science-fiction, un vaisseau spatial aura certainement fière allure. L’exposition hyperscénographiée conçoit son thème, quel qu’il soit, comme un « univers » reproductible à échelle humaine.
Je caricature ici consciemment des choix scénographiques qui sont beaucoup plus pensés que mes quelques exemples pourraient le donner à croire. Car au centre de ce renouvellement de la manière d’exposer la bande dessinée se trouve bel et bien une profession bien spécifique : les scénographes. La rupture se situe à ce niveau-là : dans les premières expositions montées par les bédéphiles, la présence d’un scénographe professionnel n’était pas nécessairement la norme (Bande dessinée et figuration narrative faisait ici exception, toutefois). L’exposition pouvait consister en un simple assemblage de grands panneaux modulables présentant tantôt des planches, tantôt du texte, tantôt un agrandissement photographique ; c’est ce que laisse voir les quelques photographies des premiers festivals de bande dessinée, au début des années 1970. Il n’y avait pas à proprement parler de « scénographe ».

Le terme fait d’abord penser au théâtre : qui dit scénographie dit « mise en scène », et le métier de scénographe est en partie l’extension de la profession de « décorateur » ; extension car la démarche du scénographe va en général plus loin, dans l’influence sur la mise en scène, que celle du décorateur. Dans le domaine de la muséographie, la notion de scénographe apparaît autour des années 1980, du moins en tant que profession clairement identifiée des commissaires d’exposition ou des artistes (je m’appuie ici sur un article de Kinga Grzech paru dans la Lettre de l’Office de coopération et d’informations muséales n°96 de novembre-décembre 2004). L’Union des scénographes, fondée en 1987, oeuvre pour la reconnaissance du scénographe en tant qu’artiste à part entière, dans le souvenir des conceptions muséographiques de certains artistes du début du XXe siècle considérant l’exposition non comme une simple présentation organisée d’oeuvres, mais comme une « oeuvre d’art totale » (El Lissitzky est l’un des promoteurs de cette idée dans les années 1920). Le scénographe pense la question du parcours du spectateur, de son rapport aux oeuvres exposées… La scénographie n’est pas seulement là pour mettre en valeur les oeuvres exposées, elle est elle-même une oeuvre construite en collaboration avec (voire même par) l’artiste et les commissaires d’exposition.

Dans le domaine des expositions de bande dessinée, la rencontre avec la scénographie à la fin des années 1980 va donner dans le spectaculaire et l’imagination du scénographe y aura une grande liberté, et je ne saurais dire s’il s’agit là d’une exception par rapport à d’autres objets d’exposition. Sans doute la bande dessinée, elle-même génératrice d’univers graphiques « spatialisables » en trois dimensions est plus à même que d’autres formes d’art de donner lieu à une scénographie complexe (quoiqu’il faudrait voir du côté des expositions sur le cinéma…). Elle laisse des images dans l’esprit du lecteur, et le scénographe peut jouer avec ces images et donner au visiteur l’impression d’être entré dans sa bande dessinée.
Si l’on réfléchit en terme de rupture avec les autres expositions plus traditionnelles issues de la bédéphilie des années 1960, deux données fondamentales émergent :
– La planche dessinée (originale ou reproduite) n’est plus au centre de l’exposition ; ou plutôt, elle passe de deux à trois dimensions, devient un espace. Peut-être y a-t-il, à l’origine du renouvellement qui se produit dans les années 1990, une volonté de s’affranchir de l’idéalisation de la planche originale ou, plus simplement, de pallier à la difficulté d’obtenir ces planches originales.
– Le didactisme assumé des bédéphiles militants voulant faire découvrir la bande dessinée à un public de non-amateurs et démontrer d’une façon argumentée sa valeur artistique est dépassé. Le visiteur d’expositions hyperscénographiées ne vient pas pour apprendre, et lire de grandes quantités de textes explicatifs sur tel ou tel aspect de telle ou telle série, il vient comme à un spectacle, pour être émerveillé. L’exposition est conçue comme une expérience qui touche la sensibilité du visiteur, et non son intellect.

Quelques jalons historiques

Reportons-nous une fois de plus au La bande dessinée, un objet culturel non identifié de Thierry Groensteen (et je m’excuse auprès de mes lecteurs pour la limite de mes sources bibliographiques). A propos d’Opéra Bulles (p.160-163), grande exposition de bande dessinée ayant eu lieu à la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette, à Paris, l’auteur revient sur les débuts du renouvellement scénographique des expositions de bande dessinée et de ce qu’il appelle lui « l’exposition-spectacle ». François Vié, alors directeur artistique du CNBDI, est un des promoteurs de ce mouvement de fond : les festivals d’Angoulême 1985, 1986 et 1988 présentaient l’une un « astronef » inspiré de Valérian de Jean-Claude Mézières, l’autre des tranchées rappelant les thèmes à l’oeuvre chez Jacques Tardi, la dernière un bunker pour l’univers d’Enki Bilal. En 1990, c’est à l’intérieur même du tout neuf CNBDI qu’a lieu l’exposition Le musée des ombres, reproduisant, en collaboration avec Benoît Peeters et François Schuiten, l’univers onirique des Cités obscures. Revenant sur ce projet (dans l’introduction du catalogue La BD s’attaque au musée, 2008), Benoît Peeters explique leur démarche volontairement ironique : il s’agissait de représenter « une caricature de musée à l’ancienne. Les planches et les encadrements étaient lamentables, l’éclairage pitoyable et blafard, il y avait même un vieux balai fixé contre le mur. (…) Nous avions fait des copies de nos planches, nous les avions massacrées, parfois en posant des tasses de café dessus, parfois même en les déchirant. Mais dans la deuxième salle de ce musée soporifique, une planche était coupée en deux : il y avait une faille dans laquelle on s’engouffrait pour accéder à l’univers des Cités Obscures. ». On saisit ici toute la complexité de ce type d’exposition, qui, dans certains cas, aboutit à une véritable réflexion sur la notion d’exposition de bande dessinée.

T. Groensteen interprète Opéra Bulles, à la Grande Halle de la Villette en 1991-1992 comme un tournant important qui vient confirmer le succès déjà émergeant d’un nouveau type d’expositions lancé par le festival d’Angoulême. Le terme « opéra » est essentiel ici, signifiant bien le rapport au spectacle, ambiguïté perceptible dans la notion de même de « scénographe » : « L’exposition-spectacle prend acte du fait que la lecture d’un album, dans le confort d’une position assise, et la déambulation à travers les salles d’un musée ou d’une halle, sont deux modes d’appropriation fondamentalement différent. (…) Ce qui, dans l’art de la bande dessinée, est exhaussé par l’exposition-spectacle, c’est son pouvoir démiurgique, sa propension à me projeter dans des mondes imaginaires. ». Il relie cette évolution à une « nouvelle culture du divertissement » davantage orienté sur le spectacle, où l’élévation au rang d’art par l’imitation des techniques muséales traditionnelles n’auraient plus guère de sens à une époque où la hiérarchie entre les arts tend à disparaître.
L’héritage des expositions hyperscénographiées n’est pas négligeable : il agit même dans de plus modestes festivals que celui d’Angoulême, ou dans des expositions moins évènementialisées. Les ajouts scénographiques tiennent alors à des objets, à quelques panneaux, à des réalisations sur mesure illustrant les traditionnelles planches originales. Ainsi l’exposition Tintin, Haddock et les bateaux, montée à Saint-Nazaire par l’association des 7 soleils en 1999 puis au musée de la Marine à Paris, se situe dans son sillage lorsqu’elle propose aux visiteurs une réplique à taille humaine du submersible du professeur Tournesol dans Le Secret de la Licorne. A sa manière, l’exposition Blake et Mortimer à Paris (2003-2004), en mêlant planches originales et objets issus des collections du musée de l’homme qui l’accueille, recherche également à donner vie à « l’univers » créé par Edgar Pierre Jacobs. Enfin, on pouvait saisir le niveau minimal de cet héritage scénographique à l’exposition Reiser du festival Quai des Bulles 2010, où le thème des « vacances » était illustré par des seaux d’enfants, de fausses cabines de plage, et un peu de sable.

L’exemple de Lucie Lom et l’investissement des auteurs eux-mêmes

Une autre rupture importante de ce type d’exposition émergeant autour de 1990 est la prise en compte de l’auteur dans la réalisation de l’évènement. Dans les expositions des premiers festivals, l’initiative en revenait à un « spécialiste » de la bande dessinée, producteur d’un discours savant. Sans doute consultait-il l’auteur exposé, pour avoir quelques originaux, par exemple, mais le contenu était bien produit par une personne extérieure à la création de bande dessinée. T. Groensteen souligne même une forme de méfiance anti-intellectuel de la part de certains auteurs face à des expositions traditionnellement muséales. Et, lorsque Benoît Peeters et François Schuiten cherche à mettre en scène un « musée à l’ancienne », c’est bien d’alignement de planches encadrées dont il est question.
L’un des apports des expositions hyperscénographiées a été de ramener l’auteur de bande dessinée à l’exposition, de même qu’en 1923 El Lissitzky avait pris en main la mise en espace de ses oeuvres en concevant l’espace « Proun » à Berlin, réfléchissant à la correspondance entre ses oeuvres et les éléments scénographiques (lumière, taille des panneaux, vitrines…). Il nous faut citer ici quelques auteurs de bande dessinée s’étant montré très actifs dans le domaine de la scénographie et de la réflexion scénographique : Benoît Peeters et François Schuiten, déjà cités, mirent par écrit leurs réflexions issus de l’expérience du Musée des ombres dans L’Aventure des images, aux éditions Autrement (1996). François Schuiten a reçu une formation d’architecte et a reproduit en trois dimensions l’univers des Cités Obscures dans d’autres réalisations hors expositions, comme à la station de métro Arts et Métiers à Paris. Marc-Antoine Mathieu, parallèlement à sa carrière de dessinateur (la série Julius Corentin-Acquefacques) est scénographe d’exposition, responsable de l’atelier Lucie Lom dont je ne vais pas tarder à vous parler en guise de conclusion…

Dans cette évolution dont vous venez de lire les grandes lignes, l’atelier Lucie Lom (http://www.lucie-lom.fr/) tient une place importante : il est à l’origine de beaucoup de ces scénographies d’exposition innovantes dans les années 1990, dont Opéra Bulles déjà cité. L’atelier Lucie Lom naît en 1985 de la rencontre entre Marc-Antoine Mathieu et Philippe Leduc. Dans un contexte d’affirmation de la profession, ils vont travailler à la scénographie de nombreuses expositions, pas uniquement de bande dessinée, ainsi qu’à des installations dans des espaces publics (et complètent leur activité par un travail de graphiste). Leur objectif est à chaque fois de mettre en scène l’objet exposé d’une façon subjective, et non neutre, comme dans les expositions plus traditionnelles. Leur scénographie imite une narration dans le parcours du visiteur, et c’est en cela qu’elle se rapproche de la bande dessinée. En 1990, à l’occasion de l’exposition God save the comics, ils exposent leur démarche dans une plaquette de présentation : « Aux effets spéciaux et aux décors réalistes, nous préfèrons les choses simples à fort pouvoir évocateur : le parquet qui grince, le sable, l’odeur d’un bar, une ombre portée s’adressent directement à la mémoire du visiteur engagé dans cette expérience singulière. ». Leurs réalisations se veulent tout le temps spectaculaires. Pour Un opéra de papier, exposition sur Edgar Pierre Jacobs en 1994 au CNBDI, ils reproduisent les coulisses d’une salle d’opéra. Pour Erotisme et bande dessinée au festival BD Boum de Blois en 2000, ils font flotter des seins et des globes oculaires. Lors du dernier festival BD Bastia en 2011, ils garnissent les murs du centre culturel de la ville d’onomatopées géantes pour l’exposition Les onomatopées dans la bande dessinée.
Si les choix de l’atelier Lucie Lom ne sont qu’une voie possible parmi d’autres dans la scénographie, ils ont au moins le mérite d’être l’aboutissement d’une réflexion élaborée qui a influencé, à des degrés divers, les expositions de bande dessinée des années 1990 et 2000. Ses collaborations avec des festivals de bande dessinée (à Angoulême, Blois et Bastia) et avec le musée de la bande dessinée sont fréquentes. L’atelier est sollicité en 2000 pour l’exposition semi-permanente du musée de la bande dessinée en rénovation, justement intitulée Les musées imaginaires de la bande dessinée. On y retrouve évidemment la caractéristique auto-réflexive de ce type d’exposition qui met en question la notion même d’exposition de bande dessinée par une mise en abyme : il s’agissait de proposer au visiteur six faux musées de bande dessinée s’inspirant des muséographies classiques d’institutions culturelles diverses. La preuve, sans doute, que la question des techniques d’exposition de la bande dessinée est un sujet de débat qui s’est puisamment cristallisé ces deux dernières décennies.

(5) Le CNBDI : quand l’Etat expose la bande dessinée à Angoulême

Il est temps pour nous d’aborder un lieu emblématique de l’exposition de bande dessinée : la CIBDI, ou Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, pour reprendre le nom que porte cet établissement culturel depuis 2010. Je vais commencer par resituer la création du CNBDI en 1985-1990, avant d’expliquer le rôle que le centre a pu prendre dans l’évolution de la notion d’exposition, et surtout de collections, de bande dessinée à partir des années 1990.

La naissance du musée de la bande dessinée

Le bâtiment Castro, construit en 1985-1989, premier espace d'exposition du musée.


La description qui suit est fortement redevable de l’ouvrage de Thierry Groensteen, La bande dessinée, un objet culturel non identifié, et plus précisément des pages 131 à 151, dans lesquelles l’auteur raconte son expérience de directeur du musée. Je m’excuse par avance auprès de mes lecteurs pour l’hypertrophie groensteenienne de l’article.
L’ex-CNBDI, actuelle Cité de la BD, est un établissement à vocation nationale (comme l’indiquait son ancien nom : Centre national de la bande dessinée et de l’image), ce qui signifie que l’initiative de sa création en revient à l’Etat (et que l’établissement public est « musée de France » depuis la création de cette classification en 2002), même si, dans le cas d’Angoulême, la région et la ville jouent un rôle important dans son développement. Pour cette raison, il est utile de revenir un peu sur les politiques culturelles nationales qui président à sa mise en place, durant les années 1980.
L’arrivée au ministère de la culture de Jack Lang en 1981, après la victoire des socialistes aux élections présidentielles et législatives, est une étape importante dans l’évolution des conceptions de la culture auprès de l’Etat et, surtout, du volontarisme public en direction de la bande dessinée. Outre le fait que le budget du ministère de la culture augmente, une doctrine nouvelle est invoquée en matière de culture : la démocratisation culturelle doit passer par un élargissement du champ d’action des politiques culturelles, en faveur d’arts jusque là peu considérés, et par le soutien à la pratique amateure et à l’éducation artistique. C’est évidemment le premier volet de cette politique qui nous intéresse ; à côté de la bande dessinée, elle va bénéficier à la chanson et la musique autre que classique, à la photographie, au cirque, au design… Parmi les discours d’intention de Jack Lang se trouve, lors du FIBD 1983 l’annonce de « 15 mesures pour la bande dessinée », discours qui la reconnaît comme « activité créatrice à part entière ». La création d’un CNBDI à Angoulême figure parmi ces mesures. On se situe là dans la continuité logique du processus de légitimation de la bande dessinée engagé dans les années 1960. Le changement d’attitude de l’Etat est manifeste en plus de trente ans, quand on compare cette nouveau volontarisme à la loi du 16 juillet 1949 qui relevait d’une vision négative de la bande dessinée sous l’angle de sa dangerosité à l’égard de la jeunesse.
Le CNBDI doit alors regrouper un musée de la bande dessinée, une bibliothèque (bédéthèque) de lecture publique et un « Département d’imagerie numérique » qui gère la recherche et la formation autour d’un autre type d’images : les images de synthèse. En 1985, le concours d’architecte désigne Roland Castro et et Jean Rémond pour la construction d’un nouveau bâtiment, en bord de Charente (généralement connu de nos jours sous le nom de « bâtiment Castro »). Et, début 1990, le CNBDI peut être inauguré. Pour terminer la question de son histoire récente : en 2008, le CNBDI a été fondu dans un nouvel organisme, la CIBDI, dans laquelle il cohabite avec la « Maison des auteurs ». A cette occasion, la partie « musée » (qui n’est qu’une des composantes de la Cité, à côté de la bibliothèque, du cinéma, de la maison des auteurs et du centre de soutien technique multimédia, descendant du « département d’imagerie numérique ») a été déménagée dans un nouveau bâtiment réaménagé à l’occasion, de l’autre côté de la Charente. Il a ouvert en 2010, après une longue fermeture des collections au public.

Thierry Groensteen nous relate dans son livre les difficultés structurelles du CNBDI à ses débuts. L’une d’elles, qui nous intéresse plus spécifiquement, à la constitution de collections. Certes, le temps a prouvé que les collections permanentes ne définissent plus uniquement les établissements muséaux, et que des espaces à vocation unique d’accueillir des exposition temporaires ont su se hisser parmi les espaces culturels les plus fréquentés (musée du Luxembourg, Pinacothèque de Paris). Toutefois, dans le cas du CNBDI, la mise en place d’une exposition permanente de planches suppose la constitution d’un fonds. Selon T. Groensteen, « [la] première équipe de direction ne comptait pas en son sein de représentant du corps des conservateurs et n’était pas imprégnée de « culture muséale ». ». La mise en place de la collection préoccupe trop peu et pas assez tôt. A l’ouverture, le musée dispose de planches achetées à Etienne Robial et Florence Cestac, les deux fondateurs de la maison d’édition Futuropolis et du fonds historique constitué depuis la fondation du festival au sein du musée des Beaux-Arts de la ville, qui avait ouvert en 1983 une « galerie Saint-Ogan » pour présenter des planches originales. A partir de 1991, T. Groensteen est chargé des acquisitions et reçoit pour cela un budget, co-financé par l’Etat et la région Poitou-Charentes. Pour les membres du CNBDI, cette collection devait « valoris[er] particulièrement la composante graphique [de la bande dessinée] », tandis que « la consultation des oeuvres imprimées, à la bibliothèque, avait vocation à compléter ». La Direction des musées de France, chargée du contrôle des collections, voyait davantage le musée sous un angle ethnographique qui étudierai la bande dessinée « dans sa dimension anthropologique propre. La place qu’elle occupe dans l’imaginaire collectif, dans nos représentations, dans nos villes, dans notre quotidien, son influence sur les artis plastiques, voilà ce qui, pour la DMF, était proprement l’objet du musée. ». Malgré tout, une collection de planches originales s’est peu à peu constituée en même temps que s’étoffait la collection d’albums et de revues de la bibliothèque. Le musée de la bande dessinée dit posséder actuellement 6 000 planches originales : de fait, il s’agit de la seule collection publique de et sur la bande dessinée en France (y compris si on y ajoute les albums conservés à la bibliothèque et au centre de documentation).

La bande dessinée, une culture de région ? La rencontre entre deux « décentralisations » culturelles

Le projet du CNBDI peut aussi se lire comme la rencontre entre deux décentralisations : celle, publique, de l’Etat et celle, privée, de la bédéphilie. En effet, la conceptualisation du centre coïncide avec les tournant de la décentralisation des années 1982-1983 : les lois Defferre transfèrent une série de compétences de l’Etat vers les collectivités territoriales et érigent le pouvoir exécutif des conseils généraux et régionaux. Dans le domaine purement culturel, la décentralisation se traduit, entre autres choses, par la création des Fonds régionaux d’art contemporain (on parle là de déconcentration plutôt que de décentralisation), des « scènes nationales » pour le théâtre, et par l’inauguration de plusieurs « Zéniths » pour les concerts (Caen, Lille, Montpellier, Nancy…), ou encore par le soutien à plusieurs festivals en région. Difficile de ne pas voir la marque de la décentralisation dans la création d’un centre national à Angoulême, copiloté par l’Etat et la région. Sous d’autres gouvernements, le processus de décentralisation culturelle au moyen de grands établissements nationaux se poursuivra avec la création du Centre national du costume de scène à Moulins (2006), le Centre Pompidou Metz (2010) et le futur Louvre-Lens (prévu fin 2012). Tout comme le CNBDI, l’un des objectifs de ces établissements est de dynamiser des villes et des régions par ailleurs peu touristiques.
Le cas du CNBDI reste cependant différent car profondément lié à une sorte de « décentralisation » privée de la bédéphilie qui, devançant celle de l’Etat, est la principale raison de l’installation d’un tel établissement à Angoulême, ville qui, avant les années 1970, n’avait pas particulièrement de passé lié à la bande dessinée. Il est intéressant de constater que la bédéphilie, en particulier à partir des années 1970, s’est développée hors de Paris, avec les festivals de Lille (1972), Toulouse (1973), d’Angoulême (1974), Grenoble (1975), Saint-Malo (1981)… Dans cette dernière ville s’installeront d’ailleurs les éditions Glénat en 1969, inaugurant ainsi une tradition d’éditeurs régionaux (Soleil à Toulon, 6 pieds sous Terre à Montpellier, Editions de l’an 2 à Angoulême…), même si une grande partie des éditeurs restent concentrés sur Paris. Cette décentralisation avant l’Etat, festivalière ou éditoriale avait déjà montré que la bande dessinée pouvait être un outil pour dynamiser la politique culturelle municipale. A Angoulême, la municipalité (centriste à l’époque) avait participé à la création du festival.
L’actuel Cité conserve un statut entre grand établissement public (musée de France), et institution culturelle ancrée localement. Selon leur site, le financement se répartit de la manière suivante : département de la Charente : 39%, Etat : 26,5%, ville d’Angoulême : 24,5%, région Poitou-Charentes : 10%.

En contrepoint à cet enthousiasme local, l’analyse de Thierry Groensteen est plus critique concernant le choix de situer un centre national de la bande dessinée à Angoulême : « La décentralisation relève d’un idéal politique assurément très respectable, y compris en matière culturelle ; encore faut-il en mesurer toutes les conséquences. (…) Créer un établissement culturelle à vocation nationale, qui doit rester sans équivalent ni rival sur le territoire, un établissement dont on attend qu’il rayonne en France et au-delà, et l’implanter dans une ville comme Angoulême, c’est, la chose es claire, le priver de toute possibilité d’autofinancer son développement. ». Il craint que le manque de dynamisme touristique de la Charente n’empêche une fréquentation suffisante pour permettre à l’établissement de s’autofinancer. En outre, il se situe assez loin des auteurs, ou encore des chercheurs, pour la plupart implantés à Paris.
Le choix d’Angoulême comme principal centre d’exposition de la bande dessinée est à double tranchant. Il contribue au prestige local et poursuit une politique culturelle qui date des années 1970. Mais le risque d’un rayonnement plus réduit que prévu pour une institution de cette importance est grand.

Quelles expositions au musée de la BD ?
Dès le début de l’aventure, des expositions temporaires avaient été pensées. La première exposition a occupé les locaux du musée est Le musée des Ombres, exposition issue de l’univers des Cités Obscures de Benoît Peeters et François Schuiten, et cherchant justement, par une scénographie forte, à rompre avec l’hégémonie de la planche originale. Le principal metteur en oeuvre de la politique muséographique initiale du CNBDI est Thierry Groensteen, directeur du musée de 1993 à 2001, qui dirigera la plupart des expositions temporaires tenues pendant cette période (en alternance avec Jean-Pierre Mercier), et qui poursuit cette tâche à l’ouverture du nouveau musée, à présent dirigé par Marie-José Lorenzini. En revanche, l’exposition permanente ne sera restée en place que neuf ans : fermée en 1999, elle a été profondément repensée jusqu’à la réouverture du musée en 2010 dans de nouveaux locaux. Pendant les dix ans de fermeture se sont succédées dans le bâtiment plusieures expositions temporaires dont Les musées imaginaires de la bande dessinée de 2000 à 2007, sort d’exposition permanente-temporaire pendant le réaménagement des collections.

Expo « Le musée des Ombres » en 1990
Expo « Alberto Breccia » en 1992
Expo « Storyboard : 90 ans de dessins pour le cinéma » de 1992 à 1993
Expo « Alex Barbier, les paysages de la nuit » en 1994
Expo « Alain Saint-Ogan l’enchanteur » en 1995
Expo « Naissance de la bande dessinée : les histoires en estampes de Rodolphe Töpffer » en 1996
Expo « Krazy Herriman » en 1997
Expo « Caran d’Ache » en 1998
Expo « Tout’an BD, L’Egypte dans la bande dessinée » en 1998
Expo « 49-956 : 50 ans de démoralisation de la jeunesse » en 1999
Expo « Macherot, un dessinateur au champ », en 1999
Expo « Cosey d’est en ouest », en 1999
Expo « Traits de génie : Giraud-Moebius », en 2000
Expo « Maîtres de la bande dessinée européenne » en 2001
Expo « Les musées imaginaires de la bande dessinée », de 2000 à 2007
Expo « Fous de BD » en 2007
Expo « La bande dessinée argentine vue par José Munoz » en 2008
Expo « Poils, plumes et pinceaux » en 2010
Expo « Cent pour cent » en 2011
Expo « Parodies » en 2011

Deux caractéristiques marquent les expositions temporaires du CNBDI, dont je me suis essayé là à une liste non-exhaustive : une forte imbrication avec le FIBD et un tropisme itinérant.
L’imbrication avec le FIBD implique par exemple que, à de nombreuses reprises, l’exposition du « président » soit installée dans le bâtiment Castro (c’était encore le cas en 2011 avec Baru) et y demeure jusqu’à la prochain édition du festival. Même si les tensions existent les deux institutions, le CNBDI est un des espaces d’exposition du FIBD et s’inscrit généralement dans son programme.
Quant à l’itinérance, il est flagrant que la décentralisation sur Angoulême du musée national de la bande dessinée est contrebalancé par une itinérance des expositions, qui peuvent être louées par d’autres établissements, à l’image de l’exposition Cent pour cent BD qui, en 2011, s’est déplacé à Paris à la bibliothèque Forney. En d’autres occasions, c’est davantage l’expertise ou les collections du musées qui sont sollicitées : en 2000, la BnF faisait appel à Thierry Groensteen, encore directeur du musée, pour diriger en son sein l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne, dans laquelle était exposée de nombreuses pièces issues des collections du musée.
Les contributions du musée de la bande dessinée à l’évolution des façons d’exposer la bande dessinée ne manquent pas : avec Le musée des Ombres s’engage un travail scénographique à l’importance historique pour les expositions de bande dessinée. Surtout, beaucoup des expositions du musée ont au moins une composante « scientifique », au sens où elle s’affirment comme un jalon dans la connaissance d’un auteur ou d’un thème et s’appuyent sur des archives inédites autant que sur les oeuvres, apportant ainsi une pensée novatrice. Ces expositions donnent alors lieu à un catalogue qui sert plus tard de référence, ou s’accompagnent de publications à forte valeur scientifique pour les chercheurs en bande dessinée. Le cas typique est l’exposition Caran d’Ache qui se tient en 1998 : elle se concrétise par deux publications : un catalogue scientifique qui met en contexte les pièces exposées et analyse le style de Caran d’Ache et ses liens avec la bande dessinée ; et l’édition d’un manuscrit inédit possédé par le musée, celui du récit intitulé Maestro resté inédit. De la même manière, l’exposition sur Töpffer en 1996 était l’aboutissement des recherches sur les origines de la bande dessinée menées alors par Benoît Peeters, Thierry Groensteen et Thierry Smolderen et venait répondre aux soi-disantes manifestations sur les « cent ans de la bande dessinée » célébré par ailleurs en l’honneur du Yellow Kid d’Outcault.

Les évolutions récentes : une nouvelle façon d’exposer la BD ?

Le nouvel espace d'exposition du musée de la bande dessinée.


Avec le réaménagement des collections, le nouveau musée de la bande dessinée a reconsidéré sa manière d’exposer la bande dessinée. En 2005, T. Groensteen définissait ainsi l’orientation muséographique qu’il avait tenté de donner au musée : « résumer de façon pédagogique, à travers un choix de pièces exemplaires et de commentaires, l’histoire du neuvième art, en privilégiant le domaine d’expression française et, dans une moindre mesure, le domaine américain ». Cette orientation à la fois historiciste et pédagogique semble avoir inspiré les metteurs en oeuvre du nouveau musée ouvert 2010.
La scénographie est « historiciste » dans le sens où la colonne vertèbrale de l’exposition permanente est la chronologie des oeuvres. C’est avant tout à un « parcours historique » que sont invités les visiteurs, même si des aperçus sur les techniques de création et l’esthétique de certains auteurs est également proposé, mais dans une moindre mesure. Enfin, l’ambition « pédagogique » est évidente : les cartels explicatifs sont nombreux, et le découpage extrêmement didactique. Le visiteur est là pour apprendre l’histoire de la bande dessinée plus que pour contempler des oeuvres. Ces deux orientations sont en partie des héritages des vingt premières années du musée, qui l’ont vu se distinguer par des expositions davantage scientifiques et pédagogiques, qui nous rappellent que la Cité est aussi un espace de recherche en bande dessinée qui abrite un centre de documentation.
Enfin, la refondation du musée semble avoir entraînée une véritable réflexion sur la nature des oeuvres exposées. Les collections du musée sont principalement constituées de planches originales, et la présentation sur le site assume tout à fait ce type d’objet, aussi critiqué soit-il dans sa mise en exposition : « L’original de bande dessinée présente à bien des égards un statut particulier : ce n’est qu’une matrice, un moule destiné au produit final qu’est l’imprimé (revue, album, etc.).
En outre, la planche ne constitue généralement qu’un fragment d’une œuvre plus vaste. Mais elle est également une œuvre en soi et un formidable témoignage du travail de l’auteur, permettant de revenir à l’acte créateur initial, révélant les repentirs, corrections, retouches, « rustines », qui sont autant de signes du parcours qu’effectue l’auteur dans la construction de ses images, de sa page, de son récit.
À ce sujet, le musée opère sur les planches de bande dessinée le même effet que sur tout autre objet de musée : il le détourne de sa fonction initiale .
Ici la planche, qui n’est supposée être qu’une étape dans la création de l’imprimé, est détournée, afin d’être admirée en soi, pour le travail de l’auteur, la qualité du trait qui y apparaît. Plus qu’un simple feuillet prélevé dans un manuscrit, la planche est une création artistique à part entière, qui obéit à une composition interne parfois très sophistiquée. ».
Le point de vue est discutable, mais au moins peut-on reconnaître que les metteurs en oeuvre du nouveau musée ont suffisamment considéré la question et justifient leur choix en assumant le détournement de l’oeuvre induite par l’exposition des planches. On peut aussi leur savoir gré de chercher à contrebalancer ce détournement de deux manières : par une diversification des objets exposés, dont beaucoup sont des revues ou des albums « édités », et non des originaux, mais aussi parfois des vidéos (des dessins animés, principalement) ; par une organisation de l’espace qui laisse une large place à des coins de lecture où des albums sont mis à la disposition du public. Je tiens à souligner cette initiative qui me paraît tranquillement novatrice et prend le contrepied de la conception traditionnelle du musée où l’on circule sans stationner : peut-être y a-t-il ici une manière de repenser l’exposition de la bande dessinée par des espaces mixtes contemplation/lecture.

(4) La BD au musée, entre légitimation d’un medium et produit d’appel muséographique

La question de la place de la bande dessinée au musée est devenue un grand classique des expositions de bande dessinée qui, lorsqu’elles « envahissent » un musée des Beaux-Arts « traditionnels », s’affirment à un moment donné comme transgressives d’une pseudo-règle qui voudrait que la bande dessinée n’ait pas sa place au musée. C’est cette question que je vais examiner de plus près aujourd’hui en analysant l’appel du pied de plus en plus voyant que les musées font auprès du monde de la bande dessinée. Une exposition de bande dessinée dans un musée (je mets volontairement de côté dans cet article deux institutions, le musée de la bande dessinée d’Angoulême et les bibliothèques en général, particulièrement la Bibliothèque nationale de France ; pour cette dernière, se reporter à un précédent article de mon collègue Antoine Torrens) est généralement un événement qui vient rompre le cours tranquille de la programmation muséographique habituelle, comme si elle n’était pas « évidente » et ressentie comme « étrangère ».
Si la question se pose de façon si flagrante, c’est pour deux raisons historiques. D’une part, il n’y a pas de pièces de bande dessinée dans les collections des musées (ou du moins pas suffisamment), ce qui implique que toute exposition de bande dessinée est forcément « exogène » à l’espace dans lequel elle s’installe. La multiplication des musées sans collections, simples espaces d’expositions temporaires (Pinacothèque de Paris, musée du Luxembourg, Fondation Cartier) a toutefois rendu cette raison en partie caduque. D’autre part, sans parler de « délégitimation de la bande dessinée » qui serait à examiner de plus près, ce n’est que depuis une quarantaine d’années que la bande dessinée a reçu une médiatisation suffisante pour cesser d’être marginalisée comme émanant d’une sous-culture. Phénomène du dernier tiers du XXe siècle, il s’explique autant par l’action des militants bédéphiles que par l’effacement général de la hiérarchisation culturelle qui prévalait depuis le XIXe siècle.
De ces deux problèmes initiaux qui peuvent sous-tendre, non pas tant l’opposition réelle entre BD et musée (dans les faits, la démarche de certains auteurs étant plus proches de celle des artistes contemporains que de leurs collègues dessinateurs) mais une opposition supposée dès que le sujet est évoqué, on peut déduire deux situations extrêmes des expositions de bande dessinée dans les musées : d’un côté les musées qui font de la bande dessinée un produit d’appel susceptible d’attirer un large public ; d’autre part les auteurs, ou amateurs, de bande dessinée qui se servent du musée pour élever, à tort ou à raison, leur oeuvre ou leur medium préféré au rang d’art. La multiplication des expositions de bande dessinée dans les musées dans les années 2000 peut en partie s’expliquer par la rencontre de ces deux besoins : les musées ont besoin d’attirer un plus large public qu’auparavant, et les différents acteurs de la bande dessinée entendent achever sa « légitimation » et son mérite à être appelée « neuvième art ».

Quelques données : du rejet structurel à la multiplication conjoncturelle

Il faut bien l’avouer : historiquement, bande dessinée et musée correspondent à deux mondes antagonistes, sinon étrangers l’un à l’autre. Un petit rappel tracé à très gros traits, j’espère que l’on m’en excusera : le musée est une invention du XIXe siècle, qui est aussi le siècle d’une forte hiérarchisation des arts. La notion de musée découle avant tout de l’ouverture au public (plus ou moins large), dans le courant du XVIIIe siècle, de vastes collections privées constituées en « cabinets de curiosité » et de la nécessité de conserver un patrimoine artistique et scientifique au service du bien commun (ou de la nation, pour le dire autrement). Un cabinet de curiosité regroupe des objets de plusieurs types : pièces archéologiques, médailles, instruments scientifiques, collections d’histoire naturelle, et s’y ajoute des galeries de peinture et de sculpture… Mais pas de trace de livres, qui sont regroupés, comme on s’en doute, dans la bibliothèque. Lorsque les premiers musées nationaux d’importance sont créés, cette typologie du cabinet de curiosités est reprise. En France, le palais royal du Louvre devient un musée de la République en 1793, même si le projet d’en faire un musée avait déjà été imaginé par Louis XVI avant la Révolution, à l’image du British museum de Londres, ouvert au public dès 1759, ou de la galerie des Offices de Florence, en 1765. Ils sont ce qu’on appellerait actuellement des musées des Beaux-Arts et des musées d’histoire naturelle.
Tout au long du XIXe siècle, le développement des musées est intimement lié à la volonté de rassembler dans un même lieu et de donner à voir au public des objets essentiels à la connaissance des beautés du monde, qu’elles soient artistiques (musée des Beaux-Arts), naturelles (musée d’histoire naturelle et ethnographique), ou industrielles (conservatoire des arts et métiers, exposition universelle). Le musée doit être élévation de l’esprit à visée encyclopédique. Dans le domaine de l’art, qui nous intéresse ici, la hiérarchisation demeure très forte : l’objet de musée par excellence est le tableau, la sculpture, la pièce d’architecture, le vestige archéologique. Ce sont par eux que passe le savoir esthétique, le goût du Beau et de l’art occidental. Si on peut exposer des estampes anciennes, les histoires en images et autres dessins de presse sont étrangers au musée. Non qu’on ne reconnaisse pas leur mérite esthétique : simplement se situe-t-il dans une catégorie d’objet qui n’est pas pris en charge par les musées. Durant le XXe siècle, la marginalisation de la bande dessinée au rang d’oeuvre produite en série pour les enfants ou les lecteurs de grands quotidiens ne facilite pas sa reconnaissance institutionnelle, au moins jusqu’aux années 1960. Elle est comparée avec l’écrit, non avec les arts visuels.
Si j’invoque ce constat historique, ce n’est évidemment pas pour justifier l’absence de bande dessinée dans les musées. Dans la seconde moitié du XXe siècle, musée et bande dessinée ont connu des évolutions patentes qui permettent de comprendre qu’on n’en soit pas resté à une franche opposition. Les musées se sont ouverts, de gré ou de force, à un public plus large, à de nouveaux types d’objets, et à la nécessité de créer des « évènements » autour de leurs expositions. La bande dessinée s’est largement diversifiée, tant esthétiquement qu’éditorialement, quitte à devenir, pour certains auteurs, une simple déclinaison livresque de leur oeuvre graphique au sens large (dessin, illustration, peinture…).

Un premier essai avait été tenté lors de la fameuse exposition « Bande dessinée et figuration narrative » en 1967 : pour la première fois, des planches de bande dessinée entraient dans l’enceinte d’un musée (en l’occurence le musée des arts décoratifs, et donc le palais du Louvre). Si l’évènement est sans conteste important, il reste assez isolé. Les rares cas de bande dessinée au musée dans les décennies suivantes seront l’invasion momentanée d’un espace d’exposition public lors des festivals.
Il faut attendre les années 1990 pour assister à un véritable démarrage des expositions de bande dessinée dans les musées. Outre la « légitimation », encore imparfaite, de la bande dessinée, les raisons potentielles sont multiples : la volonté de certains auteurs de sortir du seul cadre éditorial ; l’exemple donnée par le musée de la bande dessinée d’Angoulême qui a ouvert ses portes en 1990 et multiplie depuis les expositions ; la côte de certains originaux qui en fait un objet de luxe à afficher chez soi ; l’émergence d’une tendance scénographique qui réfléchit à la mise en scène de la bande dessinée dans un espace muséographique (justement incarnée par l’exposition Le musée des ombres au tout récent CNBDI) ; les premiers achats d’oeuvres par l’Etat ; le début des galeries d’art exposant des auteurs de bande dessinée… Les années 1990 sont essentielles dans l’histoire des expositions de bande dessinée et pourraient être longuement détaillées. Je ne m’y attarde pas plus ici, j’y reviendrais à l’occasion.

Une liste pourrait permettre de comprendre l’ampleur du phénomène : les expositions de bande dessinée au musée sont nombreuses dans les années 1990 et 2000, et de natures très variées. Parfois simple présentation d’originaux, parfois retrospective de l’oeuvre d’un dessinateur, parfois liées à un projet éditorial, ce qui m’intéresse ici est leur nombre. La liste qui suit ne se veut pas exhaustive, en particulier pour les années 1990.

1990 : musée Ingres de Montauban, ouvrage Le violon et l’archer, Casterman (Baru, Juillard, Tripp, Boucq, Ferrandez, Cabanes)
1991 : exposition Opéra Bulles à la Cité des Sciences de la Villette
2003 : exposition Reiser ! au Centre Pompidou
exposition Le Chat s’expose à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris (circulera au musées des beaux-Arts de Bordeaux en 2004, puis aux Champs Libres à Rennes en 2006)
exposition Blake et Mortimer à Paris au musée de l’homme
2005 : exposition Miazaki/Moebius à la Monnaie de Paris
exposition Le Monde de Franquin à la Cité des sciences de la Villette
2007 : retrospective Hergé au Centre Pompidou (mai 2008 : remise officielle au Centre Pompidou d’une planche originale d’Hergé pour L’affaire Tournesol)
exposition BD reporters au Centre Pompidou
exposition De Superman au chat du Rabbin au musée d’art et d’histoire du judaïsme
2008 : La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence
Toy Comix au musée des Arts Décoratifs
Quintet au MAC de Lyon (Ware, Masse, Blanquet, Swarte, Shelton)
2009 : exposition au Louvre accompagnant la série d’album Louvre/Futuropolis (Liberge, Mathieu, Yslaire, de Crécy)
exposition sur Astérix au musée de Cluny
exposition Vraoum à la Maison rouge (art contemporain et bande dessinée)
2010 : exposition Archi et BD à la cité de l’architecture et du patrimoine
exposition Moebius Transeformes à la Fondation Cartier
2011 : exposition Les voyages en Orient de Corto Maltese à la Pinacothèque de Paris.
exposition Histoire de la vie sur Terre au museum d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence

On le voit : depuis 2007, en quatre ans, j’ai pu répertorier treize expositions de bande dessinée ayant lieu dans des musées des Beaux-Arts ou d’histoire naturelle. La liste n’est sans doute pas exhaustive, en particulier en ce qui concerne les villes de province. Je ne compte pas ici les expositions ayant lieu dans d’autres espaces, tels que les galeries, les instituts culturels, etc.
Je vais simplement tenter maintenant de cibler trois grandes problématiques de la présence de dessinateurs de bande dessinée dans les musées d’art. D’abord la question des « expositions-prétextes » et de leurs écueils, puis deux catégories de projet muséographique mêlant au mieux, à mon sens, bande dessinée et musée : les expositions d’artistes et les projets mixtes édition/musée.

De l’exposition-prétexte, à manier avec précaution

Un certain nombre des expositions sus-citées sont des expositions-pretextes où l’appel du pied au monde de la bande dessinée permet soit de présenter les collections du musée en regard d’un pendant graphique quelconque, soit d’attirer le public au musée (parfois les deux en même temps). Nous sommes là dans le modèle « lama et bd » dont je parlais à propos d’Archi et BD, dont a tant parlé ces derniers mois. Au moins sur le papier, la mise en regard d’objets muséographiques « traditionnels » et de cet « étranger » qu’est la bande dessinée peut être réussie. Toute la difficulté consiste à ne pas tomber dans l’écueil de la juxtaposition. Bien souvent, malheureusement, cet écueil n’est pas évité et l’exposition en vient paradoxalement à souligner l’écart entre la bande dessinée et le réel. L’exposition Astérix qui s’était tenue au musée de Cluny à Paris en 2009 avait, à mon sens, en partie raté son objectif. Présenter des planches d’Astérix dans un musée exposant des pièces archéologiques aurait pu être l’occasion d’expliquer à quel point le monde créé par Uderzo et Goscinny était le résultat du filtre de l’imagerie historique des manuels scolaires, et donc d’un savoir canonique sur l’époque gallo-romaine qui n’est plus guère d’actualité aujourd’hui, cinquante ans après la création du petit héros gaulois. Dans ce cas précis, l’impression de juxtaposition était flagrante, même si certains documents sur les créateurs d’Astérix valaient en effet le coup d’être exposés. Dans d’autres cas, le musée ne prend même pas la peine d’utiliser ses propres réserves pour les mettre en rapport avec la bande dessinée : le projet muséographique est alors entièrement détourné et le musée se transforme en un simple espace d’accueil d’une exposition de bande dessinée. Le cas d’Archi et BD était assez étonnant de ce point de vue là : le thème annonçait un dialogue entre l’architecture et la bande dessinée, mais l’apport des collections de la Cité de l’architecture et du Patrimoine de Paris (et de son expertise scientifique sur le patrimoine architectural) était malheureusement très limité. Et, par conséquent, l’exposition était un simple catalogue de planches où apparaissaient des bouts d’architecture, objectif malheureusement assez vain qui permettait de repartir en ayant appris que les dessinateurs de bande dessinée dessinent aussi de l’architecture.
Que des expositions-prétextes existent ne me dérangerait pas autant si elles ne soulignaient pas avec autant d’évidence les écarts entre l’univers du musée et celui de la bande dessinée. Ecarts qui, dans le fond, n’ont pas véritablement lieu d’être, comme je vais tenter de le démontrer dans les deux parties suivantes. Les effets de juxtaposition sont d’autant plus facheux que, dans certains cas (et notamment dans celui de la Cité de l’architecture, ou du musée de Cluny), l’exposition de bande dessinée est d’emblée évaluée comme l’exposition « détente » au milieu d’autres expositions sérieuses et scientifiques. On peut se permettre de ne pas y être trop pointu, alors qu’on l’est le reste de l’année. Et rien ne m’agace plus que le discours qui consiste à dire que la bande dessinée est un loisir qui ne peut donc pas être étudié sérieusement, discours tenu aussi bien par des non-amateurs de BD (auxquels l’ignorance sert d’excuse) que par des amateurs de bande dessinée suspicieux à l’égard de toute forme d’intellectualisme.
D’autre part, l’un des sous-entendus des expositions-prétextes est relativement dangereux : il consiste à dire (ou à penser sans l’avouer) que le public des musées est par essence différent de celui de la bande dessinée. Et qu’une exposition de bande dessinée sera donc propre à conduire au musée un « autre » public qui ne serait pas venu autrement. Ainsi, l’exposition La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence s’était construite sur la base d’une opposition entre le musée et la bande dessinée, opposition reflétée jusque dans le titre (où l’on parle bien « d’invasion » du premier par la seconde). L’un des chapitres du catalogue (« Visites », écrit par la conservatrice du Patrimoine Anne-Claire Laronde) commençait ainsi « L’un des objectifs que se fixe la présente exposition est de tenter de rapprocher les lecteurs de bande dessinée des visiteurs de musées. ». Heureusement consciente qu’il est dangereux de ne se fier qu’à des préjugés, l’auteur de l’article poursuivait ainsi : « Cette simple intention présuppose que les amoureux et habitués de cet art soient bien différents des curieux qui se pressent dans les salles des établissements culturels. Il serait donc bien étrange d’aimer à la fois la BD et les musées ; quelle drôle d’idée ! (…) Tout n’est certainement pas si simple à l’heure où la bande dessinée se diversifie de plus en plus et où les musées vont de plus en plus à la rencontre de leurs publics. ». De fait, j’ignore s’il existe des études sur les pratiques culturelles qui prouveraient que musée et bande dessinée touchent un public différent. Mais, ne serait-ce que par ma propre expérience, j’aurais tendance à penser que c’est une erreur et qu’il faut éviter les généralités. La bande dessinée n’est pas un objet unique et homogène, et son public non plus, surtout depuis quelques décennies.

Les raisons derrière les expositions-prétextes et leurs écueils sont sans doute plus prosaïques, à mon grand désarroi. D’un côté, la bande dessinée est une industrie qui, économiquement, se porte plutôt bien et qui sait draîner le « grand public » par des séries à succès. Ce « grand public » que les musées sont contraints à conquérir pour multiplier les entrées et donc le chiffre d’affaires. C’est un lieu commun que de dire que les expositions du Grand Palais à Paris sont avant tout des « évènements », pour lesquels il est nécessaire de faire la queue : leur succès se mesure d’abord à la foule qui s’y presse. De l’autre côté, les conservateurs de musée, formés à l’Ecole du Louvre et à l’Institut du Patrimoine, ont d’abord de solides connaissances en matière d’histoire de l’art et de l’archéologie, mais hésitent peut-être à s’investir intellectuellement sur le terrain de la bande dessinée qu’il risque de ne connaître qu’en tant que lecteur, et pas avec la même acuité que les autres arts. Lorsqu’une exposition de bande dessinée a lieu dans un musée des Beaux-Arts, je m’interroge toujours sur l’investissement réel des conservateurs de l’établissement : ce qui, aux yeux du public est un « évènement » n’est il pas, pour eux, un simple divertissement en attendant les choses sérieuses ? L’avis des conservateurs du Patrimoine était, à mon sens, ce qui manquait le plus dans Astérix et Archi et BD pour que l’exposition s’intègre à l’établissement autrement que pour des raisons financières.

Quand projet muséographique rencontre projet éditorial… ou pas
Ce qui pèche sans doute le plus dans les expositions-prétextes est donc l’absence de dialogue réel entre BD et musée et l’effet de juxtaposition qui en résulte, dommageable autant pour la BD (réduit à l’état de divertissement passager) que pour le musée (qui n’exploite pas à fond le potentiel d’ouverture du sujet). Alors, me direz-vous, quels projets peuvent trouver grâce à mes yeux ? Je m’en vais vous répondre de ce pas.
Restons-en d’abord au niveau de ce que chacune de deux parties sait faire : la bande dessinée sait faire des livres, et le musée sait faire des expositions. A trois reprises (mais il y en eut peut-être d’autres, je l’ignore), une exposition s’est doublée d’un réel projet éditorial (autre que le catalogue). Ce type de partenariat encourage à mon sens plus le dialogue que les expositions-prétextes où le dialogue entre différents types de collections et d’objets est voulu, mais rarement consommé. Trois exemples donc : l’album Le violon et l’archer du musée Ingres de Montauban, en collaboration avec Casterman (1992), l’album Toy Comix édité par l’Association en collaboration avec le musée des Arts décoratifs (2007-2008), la série d’albums Futuropolis/musée du Louvre (Eric Liberge, Hislaire, Marc-Antoine Mathieu, Nicolas de Crécy ; 2005-2009) [dans le premier cas, je ne suis pas sûr qu’il y ait euvune exposition]. A chaque fois, le principe est le même : un groupe de dessinateurs est invité à s’inspirer du musée et de ses collections pour dessiner une ou plusieurs planches (ou un album entier). L’exposition sert ensuite à présenter le résultat du projet, en regard des objets choisis par les auteurs (le musée des Arts Décoratifs n’appartient pas au Louvre mais se trouve dans ses locaux, ce qui peut expliquer la présence simultanée de deux projets de même type).
L’effet juxtaposition est minimisé par l’existence d’un réel projet de collaboration entre le musée, les auteurs et l’éditeur. Le musée accueille des planches de bande dessinée et, en contrepartie, les auteurs intègrent des objets muséographiques à leurs travaux. Les planches ont donc un rapport direct avec le musée, qui interprète un rôle de « commanditaire » de l’art vivant et contemporain. L’album qui en résulte permet, à mes yeux, une intégration harmonieuse du projet muséographique dans le monde de l’édition, qui est bel et bien celui de la bande dessinée. L’intérêt de l’exposition peut ensuite varier : dans le cas du Louvre, le choix avait été fait d’une scénographie minimale où chaque auteur était laissé libre de présenter son travail sur les collections du Louvre. Hislaire montrait les étapes du traitement numérique du dessin ; Mathieu proposait des planches originales ; de Crécy avait peint des aquarelles pleine page ; Liberge présentait plusieurs étapes d’une même planche… L’exposition pouvait, à l’occasion, donner une idée du travail graphique des auteurs.
Dépassant du seul album, le projet Toy Comix, dans l’exposition, s’était focalisé sur quelques auteurs chez qui les jouets (type d’objets du musée choisi pour l’exposition) s’avéraient être un thème récurrent de l’oeuvre (ou de « l’univers », comme il faut dire maintenant). C’était le cas de Benoît Jacques, de Stéphane Blanquet, de l’équipe de Ferraille (Winshluss, Cizo, Felder), Reumann et Robel, Sardon, Thiriet. Ils avaient donc préparé chacun de leur côté quelques installations mêlant leurs oeuvres et les collections du musée. Ce processus s’apparentait à celui employé dans les « expositions d’artistes » auxquelles je viens maintenant…

L’auteur comme artiste, une redéfinition de l’art comme de la bande dessinée.

Par « exposition d’artistes », j’entends une exposition réalisée par un musée qui ne perd pas son temps à trouver d’autre prétexte à exposer de la bande dessinée que le constat qu’il s’agit d’un art comme les autres, et qu’il n’y a pas besoin de raison pour lui faire franchir les portes du musée. Un ou plusieurs dessinateurs sont choisis et une partie ou l’ensemble de leur oeuvre est présentée au public, sans plus de détails. Certains espaces muséographiques sont plus à même de recevoir ce type d’exposition : les musées sans collections propres permanentes à mettre en regard (la Fondation Cartier et l’exposition Moebius Transeformes ; la Maison Rouge et l’exposition Vraoum), les musées d’art contemporain (l’exposition Quintet au MAC de Lyon). Dans le premier cas, il s’agit de fondations ayant l’habitude de fonctionner avec des fonds et des collections privées, population entre les mains desquelles se trouve la majeure partie de la bande dessinée exposable (planches originales, dessins inédits, etc.). Dans le second cas, c’est le simple constat que la bande dessinée peut être considérée comme une partie de l’art contemporain.
L’exposition Quintet affronta à bras le corps de fameuses questions qui taraudent les nuits blanches des amateurs de bande dessinée depuis plusieurs décennies : la bande dessinée est-elle un art ? Qu’expose-t-on dans une exposition de bande dessinée ? A la première question, elle répondit de façon ambiguë mais pertinente que la question n’est pas de savoir si la bande dessinée en elle-même est un art mais si les dessinateur de bande dessinée sont des artistes. Et dans ce cas oui : dont acte, cinq dessinateurs de bande dessinée (Chris Ware, Francis Masse, Stéphane Blanquet, Joost Swarte, Gilbert Shelton) furent traités comme on traite les artistes dans un musée d’art contemporain, c’est-à-dire sans prétexte. A la seconde question, elle répondit d’une façon tout aussi ambiguë que, dans une exposition de bande dessinée, finalement, on n’expose pas de bande dessinée ; ou du moins pas seulement. Les cinq artistes avaient chacun une pièce. A côté d’inévitables planches originales, chacun d’eux avait conçu son espace avec des oeuvres personnelles hors bande dessinée, créées ou non pour l’occasion (des sculptures pour Masse, une scénographie complexe pour Blanquet, des illustrations pour Swarte, etc.). Ce choix pourrait être rapproché de la seconde partie de l’exposition Moebius à la Fondation Cartier, à mes yeux plus réussie que la chenille géante de planches originales de la première partie, où des oeuvres de natures différentes se mêlaient (carnets inédits, peintures, illustration, créations numérique, etc.). Enfin, l’exposition du président Blutch au FIBD 2010 présentait, là encore, des oeuvres qui n’étaient pas de la bande dessinée (mais des dessins « uniques » et inédits de l’auteur), mais qui résonnaient néanmoins efficacemment avec l’oeuvre graphique de Blutch, quand on la connaissait.
Quintet ne répondait donc pas directement aux questions habituelles de « la BD au musée », mais, dans son évitement, proposait une exposition qui se trouvait être à la fois bénéfique pour la bande dessinée (dont on démontrait qu’elle pouvait cohabiter avec l’art contemporain au sein d’une même oeuvre d’artiste) et pour le musée (qui, tout à son honneur traitait la bande dessinée comme le reste de ses collections, et sans remettre en cause son identité et son expertise). A ce petit jeu, l’exposition Vraoum à la Maison rouge (Paris) avait joué sur les deux tableaux. Voulant traiter des rapports entre la bande dessinée et l’art contemporain, elle mêlait des oeuvres-prétextes (planches originales diverses et variées mais hors sujet) avec des oeuvres d’art contemporain s’inspirant de la bande dessinée (déjà moins hors-sujet) et enfin des oeuvres d’art contemporain d’auteurs de bande dessinée (dont Jochen Gerner, par exemple).

Evidemment, le problème de ce type d’exposition est qu’elle ne met en avant qu’un seul aspect de la bande dessinée : le dessin. L’aspect narratif passe à la trappe, à moins de dispositifs ingénieux. C’est la virtuosité graphique qui est mise à l’honneur plus que l’habilité à raconter des histoires. Certains dessinateurs sont plus susceptibles que d’autres à recevoir ce traitement (Druillet, Bilal, Moebius…), parfois parce qu’eux-mêmes ont un pied dans le marché de l’art contemporain (Jochen Gerner, Dominique Goblet, Vincent Sardon…). On pourrait toutefois penser qu’avec ce type d’expositions, la bande dessinée entre au musée en trahissant ses particularités ; que, dans le fond, elles ne mettent pas en avant la bande dessinée pour elle-même. En valorisant des auteurs, ne le font-elles pourtant pas plus que les longues traînes de planches originales ? Ne prennent-elles pas le contrepied d’une image de la bande dessinée qui ne serait qu’une industrie à divertissement pour une consommation de masse ?

Vous l’aurez compris, cet article se voulait éminemment subjectif ; mais il faut bien des outils pour comprendre et traiter avec justesse cet étrange multiplication des expositions de bande dessinée dans les musées. J’apporte malheureusement plus de questions que de réponses, mais je laisse les conservateurs de musée prendre le relais de cette réflexion !

(3) Festivals de BD et développement des expositions (années 1970)

Avec toutes ces sorties et ces articles sur la bande dessinée numérique, j’en viendrais presque à oublier la série en cours sur ce blog. Mais si rappelez-vous : voilà quelques semaines que je m’interroge sur les différentes manières d’exposer la bande dessinée au fil du temps. Après un bref aperçu des premières tentatives d’exposition par les artistes eux-mêmes dans la première moitié du siècle, après une présentation de la fameuse exposition « Bande dessinée et figuration narrative » de 1967, je vais cette fois évoquer l’apparition des premiers festivals de bande dessinée et le rôle de ces derniers dans la généralisation de la mise en exposition de la bande dessinée.

Du fandom au festival de fans

Le précédent article nous avait permis de voir comment une partie spécifique du petit monde de la bande dessinée s’était emparé de la question de l’exposition : le « fandom », c’est-à-dire la communauté d’amateurs désireux de légitimer cet art « injustement méconnu », pour reprendre une formule à la mode. Plus spécifiquement dans le cas de l’expo 67, les fans en question étaient des nostalgiques dont l’un des buts étaient de présenter leurs lectures enfantines, d’en montrer (et de démontrer) au plus large public la valeur. La domination des « nostalgiques » est toutefois une phénomène davantage présent dans les années 1960 et la décennie suivante voit la diversification du fandom, avec en particulier un véritable intérêt porté à l’égard de la production contemporaine plutôt que passée. Ce tournant se produit autour de 1970 avec la multiplication de revues publiées par des amateurs (non-auteurs, non-éditeurs) : Schroumpf de Jacques Glénat (1969), Haga (1972), pour citer les deux plus connues en France. Ils sont le plus souvent l’oeuvre de structures associatives de lecteurs de bande dessinée, de collectionneurs ou de libraires spécialisés (ainsi la célèbre librairie Futuropolis possède sa propre publication au début des années 1970) qui cherchent moins à publier de la bande dessinée qu’à construire autour d’elle un discours, et la faire mieux connaître. C’est la grande époque des fanzines et revues d’étude et d’information, qui coïncide avec le développement d’une nouvelle presse de bande dessinée pour adultes (Métal Hurlant, Fluide Glacial, L’Echo des savanes). Beaucoup de ces fanzines sont inspirés par de grands ancêtres comme Rantanplan en Belgique et Phénix en France qui, bien que nés pendant la vague nostalgique, ont su s’en détacher en partie.

Dans ce contexte de multiplication des revues d’étude se produit également un renouvellement des moyens d’expression du fandom, tant interne (les fans parlent aux fans) qu’externes (les fans parlent à des non-fans). C’est tout au long des années 1970 et 1980, que le festival va s’imposer en France comme un moyen d’expression privilégié des associations bédéphiliques, à côté des réunions, conférences, revues, rééditions, expositions. Il est souvent le fait d’associations implantés localement et colore pour longtemps des politiques culturelles régionales. Sur le plan chronologique, le modèle européen des festivals de bande dessinée est celui de Bordighera en 1965 (qui se déplace ensuite à Lucca). S’il se déroule en Italie, il n’en est pas moins un produit du fandom français puisque les membres du CELEG font partie du comité d’organisation. Pour la France, il faut attendre les années 1970 pour que les premiers festival apparaissent : tout d’abord en 1973 à Toulouse, sous l’impulsion de l’association des Amis de la bande dessinée, puis en 1974 à Angoulême, grâce aux membres de la SOCERLID. Le troisième festival de la décennie sera celui de Chambéry, fondé en 1977 par l’association Chambéry-BD. Il ne faut pas oublier non plus que dès 1962 se tient à Epinal un festival de l’Image au musée de l’Imagerie, qui existe encore, et qui accueille à l’occasion de la bande dessinée. Il ne s’agit pas dans ce dernier cas d’un festival du fandom bédéphilique, toutefois.
Un mot sur la bédéphilie des années 1970 : même s’il ne faut pas perdre de vue qu’elle est diverse, certaines de ses caractéristiques, ou plutôt des caractéristiques de son discours sur la bande dessinée, ont pu être critiquées a posteriori. Nous reprenons ici une analyse de Charles Ameline pour du9.org. Cette bédéphilie porte d’abord en elle une partie des stigmates laissés par la première génération des « nostalgiques ». Il faut d’abord leur faire crédit d’une érudition qui va de pair avec le goût pour la collection et « l’encyclopédisme », cette manie de compiler, de classer, d’énumérer, de ranger, de s’interesser aux faits plutôt que d’aborder la bande dessinée de façon globale et théorique. Mais le fait le plus durable est sans doute l’héritage du militantisme de la légitimation, qui conduit les fans à adopter un discours volontairement non-critique, laudatif et lissant à l’égard de la bande dessinée. Le « discours fanique » mythifie des périodes (durant les années 1970 se construit la légende d’une toute-puissance de la bande dessinée belge dans l’après-guerre), des auteurs plus que des oeuvres. Dans la mesure où aucun autre discours (universitaire, institutionnel, par les auteurs eux-mêmes), n’émerge, le discours fanique domine largement le paysage critique de la bande dessinée. Il est susceptible d’influencer le contenu des expositions, comme je vais essayer de le montrer.

Le festival comme moyen privilégié du fandom ?
La notion de festival n’est-elle pas pleinement adaptée à cette conception dominante de la bande dessinée ? Il s’agit bien de « célébrer » la bande dessinée, dans une « fête » (pour reprendre l’étymologie du mot) fédératrice. A bien des égards, il me semble que le festival est, pour les fans, l’occasion de rassembler, dans une unité de temps et de lieu, l’ensemble des évènements et expérience jusque là disséminés dans le temps et l’espace pour faire parler de la bande dessinée : espaces de vente (librairies), conférences, expositions, rencontre avec les auteurs, remise de prix (les fans s’étant adjugés un rôle de découvreurs de talents jeunes ou étrangers) ; avec un double objectif ambitieux de rassembler les fans de bande dessinée et d’attirer des non-fans vers la bande dessinée. Peut-être peut-on le voir aussi comme une adaptation d’autres manifestations du même type, bien plus anciennes, comme le Salon de l’automobile (1898) ou le Salon du Bourget pour l’aéronautique (1909) : des évènements qui sont à la fois des espaces de vente géants et des espaces d’information grandeur nature.
En cela, le « festival » est un objet bien plus complexe que les méthodes employées jusqu’ici par le fandom, car multiforme : il demande davantage d’organisation, et souvent le soutien des mairies des villes concernées. L’exposition y est un objet parmi d’autres, et l’influence de la partie commerciale sur l’exposition informative n’est pas négligeable.

Quelles expositions dans ces premiers festivals ?
Pour évaluer la place des expositions dans les premiers festivals, je vais d’abord détailler les contenus des manifestations de Toulouse (1973 et 1974) et Angoulême (1974 et 1975).
A Toulouse, l’évènement organisé du 27 mai au 4 juin par les Amis de la bande dessinée comprend une grande exposition intitulée « Des incunables à Zig et Puce » par André Daussin, qui se tient à la bibliothèque municipale. Outre cet évènement isolé, le festival de Toulouse est conçu comme une « exposition-vente-échange », le terme d’exposition étant ici interprété au sens le plus large possible de présentation de stands d’éditeurs et d’associations bédéphiliques. Enfin, deux plus petites expositions ont lieu parallèlement : un panorama des illustrés français d’après-guerre et une exposition des planches originales des Six voyages de Lone Sloane de Philippe Druillet (Dargaud, 1972). La presse, reprenant sans doute un dossier de presse, nous renseigne sur le contenu de la grande exposition-panorama « Des incunables à Zig et Puce », ainsi, La Dépêche du Midi : « A la bibliothèque nationale [probable erreur pour « municipale »] une exposition ravira les amateurs : des éditions rares de Rodolphe Töpffer, Benjamin Rabier, Christophe, etc, voisineront avec l’oeuvre d’Alain Saint-Ogan. ». Lors de l’édition 1974, les expositions se multiplient, dans divers espaces culturels de la ville : « La bande dessinée dans la presse quotidienne française », « L’aviation dans la bande dessinée », « Les dessinateurs français de western d’après-guerre » et enfin une retrospective de l’oeuvre de Pellos, et une, plus modeste visiblement, sur Jean Ache.
Le premier salon d’Angoulême en 1974, oeuvre du SFBD, associé à d’autres groupements internationaux, est l’occasion de poursuivre la politique d’expositions de cette association dont les membres étaient à l’origine de l’expo 67. Ainsi Pierre Couperie, l’historien du groupe, monte-t-il une exposition intitulée « L’esthétique du noir et blanc dans la bande dessinée », au musée d’Angoulême. Il s’agit, d’après le programme, de la seule exposition. Ce déficit par rapport au festival de Toulouse sera comblée l’année suivante lors de l’édition 1975 puisque, outre « le noir et blanc dans la bande dessinée » qui est reprise dans une variante intitulée « les hachures », on trouve trois autres expositions : au musée, « Histoire de la bande dessinée, classements par courants », de Pierre Pascal et Pierre François, accompagnée d’une projection de diapositives ; au théâtre, une exposition organisée par le spécialiste espagnol du cinéma Luis Gasca sur « Les 100 visages de Frankenstein », et une exposition de bandes dessinées réalisées par les enfants des écoles.

Une grande partie de ces expositions reprennent des partis pris théoriques et des obsessions esthétiques du fandom des années 1960, se basant sur un existant, certes encore limité, en matière d’exposition de bande dessinée. Tout d’abord, il y a de part et d’autre une volonté de dresser des panoramas historiques de la bande dessinée. Deux visions s’affrontent : celle de Toulouse, qui intègre plus largement la bande dessinée à l’histoire de l’imagerie imprimée en utilisant pour cela les collections de la bibliothèque (manuscrit, ouvrages du fonds ancien, incunables, presse illustrée du XIXe) et celle d’Angoulême, qui semble davantage fidèle à la logique de classements propre à l’encyclopédisme de la SOCERLID (qui est en train de travailler à une encyclopédie de la bande dessinée à la mêm date). Dans les deux cas demeure l’idée d’investir des institutions de la culture officielle (bibliothèque et musée), comme cela avait été le cas lors de l’expo « Bande dessinée et Figuration narrative » au musée des arts décoratifs. Ensuite, certaines obsessions des revues d’études des années 1960 sont présentes, comme « l’esthétique du noir et blanc » et « l’aviation » et « le western », approches thématiques maintes fois étudiées. Enfin, les thèmes de ces expositions, à l’exception de celle sur Druillet, sont très axés vers une approche historique du medium qu’il est facile de relier au phénomène de constitution d’un marché de l’édition ancienne et d’un « collectionnisme » souvent nostalgique. Les noms de Saint-Ogan (né en 1895), Pellos (né en 1900), Jean Ache (né en 1923) sont bien ceux d’auteurs qui ont commencé leur carrière dans la première moitié du siècle, et dont la notoriété date d’avant 1970.
En revanche, on va trouver du côté de Toulouse quelques nouveautés dans le choix des thèmes d’exposition. Je remarque d’abord le lien à l’actualité éditoriale, avec l’exposition d’originaux des Six voyages de Lone Sloane de Philippe Druillet dont l’album est paru en 1972 chez Dargaud. Cette idée d’exposer des originaux d’un album (ou d’une réédition) qui fait l’actualité fait partie de celles qui connaîtront un grand succès lors des festivals suivants, car elle mêle l’impact commercial et l’intérêt du collectionneur pour l’objet rare et, à la rigueur, l’analyse scientifique de la génèse de l’oeuvre. C’est aussi à Toulouse que l’on va trouver des expositions consacrées à un auteur en particulier : Saint-Ogan, Pellos et Jean Ache, donc. Enfin, comme l’a démontré l’évocation de ces trois noms, Toulouse se démarque d’Angoulême par son intérêt porté à l’égard du domaine strictement français (dans les expositions : « Les dessinateurs français de western d’après-guerre », « panorama des illustrés français d’après-guerre » et « La bande dessinée dans la presse quotidienne française »), là où la bédéphilie des années 1960, dont la SOCERLID, préférait mettre en avant des auteurs américains. Dans les deux expositions « panorama des illustrés français d’après-guerre » et « La bande dessinée dans la presse quotidienne française », je souligne aussi le choix de traiter du support comme élément thématique, démarche plutôt absente des études critiques précédentes. Il correspond aussi aux attentes du public des collectionneurs de domaines spécialisés.

Bien sûr, il m’est impossible de décrire le détail de ces quelques expositions, dont le contenu m’est connu grâce aux cahiers d’Alain Saint-Ogan numérisés par la CIBDI (cahiers 79 et 80 reprennent les programmes respectifs des deux festivals). Dans cette mesure, je ne m’avancerai évidemment pas sur la qualité des expositions, sur la pertinence des documents exposés et les choix scénographiques. Je vais donc me contenter de quatre conclusions pour achever cet article, en attendant des études plus fouillées :
1.Par l’intermédiaire des festivals, le fandom s’approprie pleinement la notion d’exposition de bande dessinée en les multipliant, mais sur une durée plus réduite et avec la garantie d’un public présent. Par les festivals, on assiste à une forme de généralisation des expositions de bande dessinée. L’ambiguité de la bande dessinée comme objet d’exposition demeure toutefois en partie car elle est circonscrite dans le temps et l’espace, et destinée et organisée par une communauté de fans.
2.L’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » de 1967 semble avoir perdu sa valeur d’étalon dans la mesure où, tout particulièrement à Toulouse où les organisateurs sont différents, d’autres choix sont faits quant aux thèmes (abandon du seul « panorama », du tropisme américain, et des obsessions de la première génération de fans), tout en conservant une ambition historique très marquée, presque « archéologique ». D’autre part, l’original tend à devenir un critère dominant, en même temps que le phénomène de la collection et du marché de l’ancien.
3.La proximité des stands commerciaux commencent à avoir un effet sur la tenue des expositions dont certains, en l’occurence celle du Lone Sloane, acquièrent une valeur promotionnelle.
4.Par la suite, les festivals de bande dessinée vont intégrer des scénographies de plus en plus variées, et les réflexions portées ici valent surtout pour les premières manifestations. J’aurais sûrement l’occasion d’y revenir dans les articles suivants.