Archives pour la catégorie Tour du monde

La BD en première(s) ligne(s)

 

De son « printemps » (Georges Raby) [1] à sa « cinquième saison » (Sylvain Lemay) [2], la bande dessinée québécoise connaît un regain depuis le début des années 2000, et particulièrement en Outaouais, grâce au partenariat fertile entre l’EMI et le Studio coopératif Premières Lignes.

 

En février 2011, lors des Shuster Awards – grands prix canadiens de la BD fondés en hommage à Joe Shuster, co-créateur de Superman – Sylvain Lemay figurait au rang des dix auteurs québécois nominés, en tant que scénariste de Pour en finir avec novembre (2011). Cette année, deux œuvres de la région ont été remarquées au Prix Expozine à Montréal : The Best of Iris par Iris, diplômée de l’EMI, ainsi que Boni, Le Bout de la carotte par Ian Fortin, quarante-deuxième et dernier ouvrage publié aux éditions Studio Premières Lignes (SPL).

 

 

La Coopérative elle-même a été lauréate du Prix de la relève aux Culturiades en 2007, et a remporté en 2010 le Prix d’excellence Gilles Gagné-IVes Jeux de la francophonie. J’ai pu rencontrer quelques-uns de ses membres au Salon du Livre de l’Outaouais le 4 mars dernier et recueillir leur témoignage sur l’histoire de cette maison d’édition, dont voici un portrait à grandes lignes.

 

 

Aux origines de Premières lignes

 

La Coopérative est née en 2003, à l’initiative de Pierre Savard et Frédérick Lavergne, « finissants » respectivement issus de la première (1999-2002) et de la deuxième « cohorte » (2000-2003) du bac en Bande dessinée. L’idée a germé un soir autour d’un verre, lors d’un festival de BD, alors que nos deux auteurs, fraîchement diplômés, souhaitaient concrétiser leur rêve en lui donnant un aboutissement professionnel. Rejoints par leurs condisciples de la première « chaudronnée », Ronan Bonnette, Victor Brideau, Lawrence Gagnon, Martin Jalbert, Nicholas Lescarbeau et Jérôme Mercier, ils ont créé la revue Le Scribe, avec l’appui de Sylvain Lemay, se donnant par là les moyens de publier leurs productions et de définir leur ligne éditoriale. Chaque numéro présente un ensemble de récits illustrés à partir d’un thème et parfois d’une contrainte narrative que les auteurs déclinent en fonction de leur sensibilité.

 

 

Le Scribe est de fait le prolongement d’un premier Scribe (1997-1999), fondé au Cégep Marie-Victorin de Montréal par les étudiants de deuxième année du programme en Bande dessinée, qui comptaient dans leurs rangs Pierre Savard, Jérôme Mercier et Martin Jalbert. Elaborée dans le cadre d’un programme scolaire, cette revue publiait les réalisations des élèves et leur permettait de mettre en application les processus de planification, d’administration, et de diffusion d’une production. Soutenus par Sylvain Lemay, Pierre Savard et Jérôme Mercier ont donc importé le concept à l’UQO en 1998 et en ont modifié la forme, afin de montrer les réalisations des jeunes bacheliers en Bande dessinée. La revue s’est professionnalisée [3] et compte à son actif dix numéros [4], qui constituent un laboratoire d’expériences pour les auteurs. C’est la publication du Scribe # 8, en 2003, qui a rendu possible l’ouverture du Studio Premières Lignes.

 

 

SPL : un lieu et des liens

La Coopérative se compose aujourd’hui d’une trentaine de membres, et trois générations se sont succédé au conseil d’administration, présidé selon un principe d’alternance.

 

Fondé sur l’entraide et la mise en commun des ressources, Studio Premières Lignes valorise la bande dessinée et les arts graphiques en Outaouais, et constitue de ce fait un tremplin pour les auteurs de la région. Son fonctionnement repose sur le principe du bénévolat, ses membres recherchent des subventions pour pouvoir payer leurs auteurs. Il n’est pas toujours évident pour un bachelier en BD de trouver une structure professionnelle et Premières Lignes représente un progrès certain dans l’essor et la promotion de la culture en Outaouais. SPL publie en moyenne quatre titres par an.

 

Pour renforcer sa présence sur la scène outaouaise, le Studio s’implique fortement dans les festivals, salons et rendez-vous du Québec, notamment les Rendez-vous de la BD de Gatineau (RVBDG), fondés par Paul Roux, qui fédèrent les événements satellites autour de la BD afin de la faire rayonner dans la région et au Canada : Frédérick Lavergne et André St-Georges en sont membres.

 

 

Studio Premières Lignes organise également des expositions et participe à des colloques. La Coopérative a établi un partenariat avec l’UQO, mais aussi avec le Conseil Régional de la culture de l’Outaouais (CRCO) et le Salon du Livre de l’Outaouais (SLO). Elle s’est également présentée au festival d’Angoulême en 2007, en qualité de maison d’édition.

 

En outre, le Studio offre des services variés en relation avec la bande dessinée : il propose des ateliers dans les écoles, et a participé en 2010 à la conception de la Mascotte des Jeux du Québec à Gatineau.

 

La Coopérative Studio Premières Lignes est donc pionnière en termes de promotion et de valorisation de la création graphique dans la région : elle vise à créer son propre environnement culturel et à susciter un élan, afin de se démarquer de Montréal. Aujourd’hui, Premières lignes effectue une étude de faisabilité et un plan d’affaires pour se lancer dans la recherche et le développement de produits BD exclusivement électroniques.

 

 

Quelques portraits d’artistes de Premières Lignes

 

Passionné de dessin depuis toujours, Frédérick Lavergne publie des albums dans la collection « 4 x 4 », remarquable pour son petit format carré, qu’il a créée avec André St-Georges et qui est actuellement dirigée par Caroline Fréchette. Il est également l’auteur de la bande dessinée autobiographique Les Sens du coeur /L’Essence du cœur (2007), qui évoque son expérience de soldat en Bosnie-Herzégovine en 1993-1994, en deux parties : la guerre y est appréhendée au plus près des sensations et verbalisée, non sans humour, dans toute sa violence mais aussi dans ses aspects les plus triviaux et quotidiens. Comme l’indique le titre à double sens, l’envers du récit fait état du « mur intérieur » et relate le fragile cheminement du retour chez soi et à soi.

 

 

Ses contributions au Scribe # 4 à 8 sont aussi inspirées de son passé militaire.

 

Parmi les bédéistes européens, il apprécie les créations de Manu Larcenet, Lewis Trondheim, Joan Sfar, Tardi, Enki Bilal pour ses premières œuvres, et Edmond Baudoin. Ses sources d’inspiration québécoises sont Julie Doucet, Jimmy Beaulieu (directeur des éditions Mécanique générale) et Guy Delisle. Ce qu’il aime chez ces dessinateurs, c’est leur manière de se libérer des canons graphiques, leur lâcher-prise, leur ligne moins claire et moins « léchée » mais plus poétique, qui sort de l’ordinaire.

 

Coordinateur du Scribe, Pierre Savard a suivi l’enseignement de Sylvain Lemay à l’UQO. Il a publié A queue leu leu, récit graphique underground, dans la collection « 4 x 4 » en 2007. Sous le pseudonyme d’Amon Joris et avec l’aide au dessin de Victor Brideau, il a également réalisé l’album S.A.I.D. Cette œuvre de science-fiction poétique s’inspire des trois lois de la robotique énoncées par Isaac Asimov. Reposant sur un contraste entre un travail en monotype et une partie plus conventionnelle au service du réalisme, l’album alterne les points de vue et les représentations graphiques pour mieux montrer le jaillissement de la pensée créatrice, des émotions et de la conscience de soi chez un robot.

 

 

Si son travail comporte une grande part d’inspiration personnelle, Pierre Savard reconnaît toutefois l’influence des labels indépendants, de Fréon éditions, d’Amok et des Humanoïdes associés, ainsi que l’inspiration américaine des comics : il est particulièrement sensible à l’esthétique et à la singularité du format de publication des fanzines et des livres flexibles.

 

Titulaire d’un baccalauréat en BD à l’UQO (2000-2003), André St-Georges a suivi les enseignements de Réal Calder en peinture et arts visuels, et a étudié la Bande dessinée auprès d’Edmond Baudoin, Sylvain Lemay, Mario Beaulac et Réal Godbout. C’est en 2004 qu’il a publié son premier album, Le Fond, chez Premières Lignes, avant de réaliser les dessins de Pour en finir avec novembre  [5], scénarisé par Sylvain Lemay.

 

 

Ce récit graphique met en abyme le travail d’écriture et les aléas de l’inspiration desquels émerge une fiction sur le thème de l’addiction. L’alternance d’un trait sobre et d’un graphisme sombre semble dessiner un contraste précis entre la camera obscura de la création et le réalisme de l’autofiction, jusqu’à ce qu’une coïncidence troublante vienne perturber les différents niveaux de narration.

 

André St-Georges a également présenté ses toiles lors d’un vernissage au Café des 4 Jeudis, repaire des artistes gatinois, le 4 mars dernier.

 

Il reconnaît comme modèles Goscinny, Alan Moore et Frank Miller pour leurs qualités de scénaristes, et Mazzuchelli pour le graphisme. Il aime également la série Blacksad, le style de Manu Larcenet, et apprécie Baudoin pour ses BD d’auteur, ainsi que Jimmy Beaulieu. Tous ces auteurs privilégient en effet l’anecdotique, l’éloge de la banalité du quotidien, l’art de la mise en scène et de la dramatisation.

 

Auteur et illustrateur, Eric Peladeau a suivi des études en dessin animé et conception graphique en Ontario. Il s’est d’abord distingué dans la littérature de jeunesse avec ses contes pour enfants : Colin, objectif ciel ! et Léo Lalune et les 5 sens. Il a également publié des albums de BD tels que L’Âge de l’innocence et Mon père, l’ébéniste, sans oublier Le chat et la mouche (dans la collection 4 x 4).

 

 

Ses œuvres ont été récompensées dans leur ensemble en 2010 par le Prix de la Relève– Conférence régionale des élus de l’Outaouais. Il réalise aussi des chroniques d’humour dans Safarir, célèbre magazine satirique qui entretient quelque parenté avec les boutades du professeur Choron, en moins « bête » et en moins « méchant ». Depuis un an et demi, il prospecte de nouveaux auteurs pour le Studio Premières Lignes. Il dirige notamment la collection jeunesse « Cumulus », dans laquelle il a publié Boni de Ian Fortin, l’un de ses collègues de Safarir.

 

Outre leurs nombreuses autres réalisations, Sylvie Vaillancourt et Benjamin Rodger ont contribué au recueil collectif Nelligan, ensemble de récits graphiques en hommage au poète symboliste canadien-français, Emile Nelligan (1879-1941) [6], publié sous la direction de Christian Quesnel, dans la collection « Souches ».

 

Couverture par Christian Quesnel.

A la suite du Scribe et avant Nelligan, d’autres projets collectifs ont été mis en œuvre, tels que le Lycanthrope I et II et le recueil 10 x. Surtout les membres de la Coopérative ont réalisé un album d’envergure sur la région, Le Projet Outaouais (2008), sous la direction de Christian Quesnel, et avec la contribution de Raymond Ouimet, membre de Premières Lignes et historien notoire de la région. On pourra en feuilleter quelques extraits ici et .

 

 

L’Outaouais s’avère donc très porteur pour le neuvième art : avec le Studio Premières lignes, le bac en BD de l’UQO et les rendez-vous de la BD de Gatineau, la région entend devenir une scène incontournable de la production et de la diffusion. Selon la formule d’André St-Georges : « Depuis la création du baccalauréat en BD à l’Université du Québec en Outaouais, un nombre considérable de jeunes auteurs ont choisi la région. Se retrouvant plongés dans un milieu social et créatif particulier, rassemblant des bédéistes de tout le Québec et d’outre-mer, un bouillonnement culturel s’est installé. De ceux qui sont venus étudier, plusieurs sont restés » [7].

 

Remerciements

Je remercie tout particulièrement Pierre Savard, Frédérick Lavergne, André St-Georges et Eric Peladeau pour leur disponibilité et leur convivialité.

 

 

Notes


[1] Voir Georges Raby, « Le printemps de la bande dessinée québécoise », Culture vivante, 1971.

[2] Voir Sylvain Lemay, « Pour une cinquième saison de la BD québécoise », TRIP # 6, 2009.

[3] A l’origine, chacun pouvait soumettre des idées au Scribe, puisque l’équipe de réalisation ne comprenait que des membres de l’UQO. Aujourd’hui, le fonctionnement est moins souple puisque le comité de sélection est constitué d’éditeurs.

[4] Quelques extraits du Scribe # 10 peuvent être consultés à l’adresse suivante : http://lescribe10.blogspot.ca/

[5] Voir l’article « L’EMI : une formation diplômante unique en bande dessinée ».

[6] Ce poète est un émule de Rimbaud, Verlaine et Edgar Allan Poe, mais aussi des artistes québécois Louis Fréchette et Octave Crémazie.

[7] Voir l’entrevue d’André St-Georges par Eric Lamiot, sur Bedeka.org.

 


Trois voyages en Arctique

C’est une sortie récente qui m’a inspiré cette chronique triple autour des albums suivants : Monroe de Pierre Wazem et Tom Tirabosco (Casterman, 2005) Groenland Manhattan de Chloé Cruchaudet (Delcourt, 2008) et Celle qui réchauffe l’hiver de Pierre Place (Delcourt, 2011). Trois albums sur un même sujet : les déboires historiques et contemporains du peuple inuit dans sa confrontation avec l’Occident. Par le biais de fictions aux styles forts différents, c’est une des cultures les moins bien connues de la planète qui est la matière première de l’aventure.
Ensemble de peuples autochtones vivant dans les terres situées autour de l’océan Arctique (actuellement : Groenland, province du Danemark mais de plus en plus autonome depuis 1979 ; Alaska, état des Etats-Unis ; Nunavut, territoire du Canada), le peuple inuit subit la colonisation occidentale dès le XVIIIe siècle. Cette colonisation est généralement liée à la recherche du passage du Nord-Ouest, reliant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique par l’Arctique ; puis, au XXe siècle, ce sont les richesses minières qui attirent les Occidentaux. Le paradoxe fut cependant que, bien que revendiquant les territoires inuits comme leur possession, les Occidentaux (Danois, Russes et Nord-Américains) n’en connaissaient que très peu la nature exacte et la géographie. La découverte de la culture inuite se fit progressivement, lors des explorations polaires du XIXe siècle. Elles s’accélèrent au tournant des XIXe et XXe siècle, autour de Joseph-Elzear Bernier, James et Joseph Tyrell, Roald Amundsen et Knud Rasmussen. Du fait des explorations, la connaissance du peuple inuit par les Occidentaux va avant tout passer par des récits de voyage, puis par de nombreux documentaires après l’invention du cinématographe. Nanouk l’esquimau de Robert Flaherty fait connaître, en 1922, la vie quotidienne d’un Inuit de la baie d’Hudson : l’inspiration de ce film documentaire est bien ethnologique. Leur assimilation dans la fiction semble plus tardive et plus limitée que les autres cultures autochtones ; les amérindiens ont vite été importés dans le riche folklore du western qui se développe à la fin du XIXe siècle. Ce sont d’autres thèmes en lien avec le pôle nord qui sont plus volontiers mis en avant dans les fictions que les peuples qui y vivent : les explorations, le mythe de Thulé et de l’Hyperborée, et les animaux exotiques que sont le pingouin et l’ours polaire, ces derniers intègrant notamment la culture enfantine, sont transformés en stéréotypes romanesques et des représentations types commencent à émerger. Dans les années 1950, le courant ethnographique est encore très présent et dynamique, avec la parution en 1955 du livre Les derniers rois de Thulé de l’explorateur français Jean Malaurie, qui poursuit la tradition des récits d’immersion totale dans la culture inuit, tels ceux de Knut Rasmussen.

C’est aussi là l’originalité des albums dont je souhaite parler aujourd’hui : il s’agit bien de fictions qui mettent en scène le peuple Inuit comme personnages principaux, non de récits d’explorateurs. Un retournement de perspective qui permet un regard plus seulement scientifique ou ethnologique sur la culture inuit, mais qui laisse une large part au déploiement d’un merveilleux exotique. Chacun des auteurs s’est approprié ce thème d’une manière forte différente, en se basant sur des représentations encore à construire.

Pierre Wazem et Tom Tirabosco, ou l’ironie du silence

L’album de Pierre Wazem et Tom Tirabosco est mystérieusement titré Monroe. Un titre qui ne s’éclaire qu’à la lumière du point de départ presque surréaliste choisi par les deux auteurs : en 1962, un groupe d’inuits chasseurs de baleine découvre dans les entrailles d’une de leurs proies un escarpin blanc qu’ils identifient comme celui de l’actrice Marilyn Monroe. L’un d’eux est désigné pour partir à la rencontre des Occidentaux et aller rendre à Marilyn sa chaussure, pour une lapidaire raison : « On ne peut pas marcher avec une seule chaussure ». L’heureux élu, de rencontre en rencontre, affronte l’étrangeté d’un monde moderne qu’il ne maîtrise pas, et va d’une déception à l’autre vers sa propre déchéance. La mésaventure d’un seul a fonction de parabole pour tout un peuple, confronté à des codes qui ne sont pas les siens et ne risquent que de le détruire. Derrière l’aventure se niche aussi un conte initiatique, le récit d’une transformation progressive.
Le fable de Monroe n’est pas véritablement muette, mais l’effet de contraste joue entre un peuple Inuit avare de mots (ils parlent surtout avec leur visage) et les Américains bavards que le personnage principal rencontre sur sa longue route. Des paumés, pour la plupart, qui n’ont pas plus d’attaches que lui. A ce titre, d’ailleurs, les deux auteurs suisses, bien loin de toute intention documentée et scientifique, manipulent notre propres clichés d’Européens, tant sur les Inuits que sur les Américains. Les premiers sont naïfs, les seconds désabusés et violents. Les images de l’Amérique dessinées par le trait épais de Tom Tirabosco sont profondément évocatrices, des grandes forêts de pins aux rues désertes des quartiers pauvres, en passant par un sombre cargo à la dérive. S’y oppose la croyance de l’Inuit, attaché à son icône-Marylin, à son escarpin blanc, à son « Hollywood ». C’est à une Amérique tout aussi cinématographique dans son inspiration, mais bien loin de la grandeur de la grande époque hollywoodienne, qu’il va se trouver confronté.
Derrière les mots, réduits à une fonction utilitaire, l’image est bien au centre du dispositif dans Monroe, en tant que vecteur de croyances : c’est à cause d’une simple photographie de Marilyn Monroe que l’Inuit part à l’aventure, pensant que la chaussure appartient à l’actrice (la date de 1962 est choisie avec soi : c’est l’année de la mort de Marilyn Monroe), ignorant des notions de production en série et encore subjugué par un culte de l’image sacré, même quand elle vient d’Hollywood, machine à construire de fausses images.
Même si la fable court au rythme d’un road-movie américain, avec son lot de péripéties et de violences, elle n’en oublie pas sa dimension morale. De la gentillesse initiale de l’Inuit, il ne reste plus grand chose à la fin de son aventure quand il a affronté les réalités douces-amères du « rêve » américain.

Chloé Cruchaudet, ou l’ambiguité de la science

Il est toujours question de confrontation, de transformation et de voyage dans Groenland-Manhattan de Chloé Cruchaudet. L’histoire est celle de Minik, un jeune esquimau choisi par l’explorateur Robert Peary en 1897 pour être présenté au public new-yorkais et étudié par les scientifiques américaines. Arraché à sa famille, il est élevé par des Blancs et finit par s’intégrer à la culture occidentale et changer d’identité, au point d’être étranger sur sa terre d’origine.
Ce qui est intéressant dans Groenland-Manhattan est le traitement qui est fait de la science. Dans un premier temps, la science sert l’album. Chloé Cruchaudet s’est en effet inspirée d’une solide documentation, et donne en fin d’ouvrage une bibliographie, des références en ligne, et des photographies d’époque. Son récit met en scène des personnes ayant réellement existé : c’est le cas de Robert Peary, célèbre explorateur des régions polaires (1856-1920), mais aussi de Minik, dont l’histoire a fait l’objet d’un documentaire par Delphine Deloget en 2003. Chloé Cruchaudet a travaillé avec elle pour l’album et est allée voir les sources d’archives qui relatent la courte vie de Minik, qui meurt à 28 ans. Ce poids de l’histoire fait toute la densité romanesque de Groenland-Manhattan qui croise les questions de la colonisation et de l’acculturation, répétant là encore, par le destin d’un homme, celui de son peuple. Mais en même temps, la science est aussi ce qui motive le déracinement de Minik, que les hommes du museum d’histoire naturelle vont étudier sous tous les angles et exposer comme un objet de musée, avant que l’intérêt pour les exhibitions d’Inuits ne s’émoussent. Dans le New-York de la Belle Epoque, la science devient vite spectacle. Là se situe toute l’ambiguïté entre la recherche de savoir et ses limites humaines. L’Occident du début du XXe siècle va bientôt, avec la guerre, entrer dans une phase de questionnement autour du progrès.
D’une certaine façon, Chloé Cruchaudet revient à la tradition du documentaire ethnographique comme voie d’accès privilégié à la culture inuit. Elle le traite comme sujet, et dans sa démarche de documentation. Mais elle en retourne aussi la perspective en illustrant la vision de l’explorateur par les Inuits et non le choc de l’Occidental auprès d’un peuple exotique, thématique courante des récits d’exploration. Le traitement graphique est ici essentiel. Par les dialogues, elle signifie l’incompréhension, les paroles des Américains étant remplacées par des gribouillis quand les Inuits les écoutent. Par de courtes séquences oniriques, probablement inspirées des codes graphiques de l’art inuit, elle déploie le monde rêvé de Minik, une Amérique où les gratte-ciel sont des tipis posés les uns sur les autres. Par contraste, les images américaines sont de modernes et sèches coupures de presse, où les caractères imprimés remplacent les courbes fantastiques.
Là où Monroe traitait à la façon manichéenne des fables la mise en relation d’un peuple inuit avec leurs colonisateurs occidentaux, Chloé Cruchaudet est bien davantage dans l’entre-deux, à l’image de son héros qui, d’Inuit, devient un vrai Américain. Il navigue entre la science et le rêve, entre les bienfaits de la « civilisation » et le calme de la vie dans les régions polaires. Et lorsque le rêve du grand Nord a perdu toute sa valeur auprès des spectateurs américains, l’histoire s’achève sur la vanité des grandes épopées héroïques.

Pierre Place, ou le merveilleux moderne

C’est sur la plateforme en ligne 8comix (http://cellequirechauffe.8comix.fr/) que vous pourrez lire les soixante premières pages de Celle qui réchauffe l’hiver de Pierre Place, sorti en avril 2011, album qui m’a inspiré cet article. Le voyage dans la culture inuite y est plus durable et profond, parce qu’il s’inscrit dans leurs croyances, et le potentiel narratif des légendes locales. Plusieurs récits se mêlent autour d’un même groupe : celui de Amaat, né au moment où le printemps venait juste chasser un hiver venteux ; celui de Tagak et Anki, chargés au nom de leur tribu d’aller coiffer la « Déesse sous la mer » pour qu’elle libère les poissons et les phoques de sa chevelure et rendent aux chasseurs leurs proies.
Si Chloé Cruchaudet se situait encore dans la veine ethnographique, Pierre Place s’en éloigne définitivement. Ce n’est pas sur le mode de la précision documentaire qu’il se situe, mais il travaille au contraire à nous rendre plus proches la vie des Inuits. Quitte parfois à jouer sur l’anachronisme, quand ses personnages empruntent à nos propres familiarités gestuelles ou langagières. Il n’est plus du tout question de confrontation entre une modernité occidentale et une « authenticité » inuite, mais d’une étrange fusion des deux, dont l’album est parsemé d’indices : ainsi de Mifune, un vieux taxidermiste Japonais vivant dans une carcasse d’avion au sein de la tribu ; ou encore de l’improbable irruption d’une chanson de Renan Luce au fond des mers.
La gestion du merveilleux est le principal moteur de cette modernisation qui n’est pas là pour choquer ou dénoncer mais pour rapprocher. Alors que Pierre Wazem en revenait presque à la structure narrative du conte, Pierre Place utilise le contenu des contes locaux, mais les retravaille sous une forme moderne occidentale. Ses Inuits ont clairement glissé d’un discours légendaire mythifié et sacralisé à une proximité avec le merveilleux qui fait de la rencontre entre les deux aventuriers, Anki et Tagak, et la Déesse sous la mer une simple séance de séduction, et non plus un rituel magique. Engoncé dans son scaphandre, Anki évacue les traditionnelles « épreuves » de conte de fées en deux ou trois coups de poings. Un dialogue entre deux personnages illustre peut être mieux que tout le glissement d’un imaginaire codifié à l’aventure fictionnelle moderne. Parlant de leurs maris respectifs partis à l’aventure au fond des mers, deux femmes échangent : « Je me dis juste que deux manchots valent mieux qu’un seul. » « C’est même pas un proverbe, ça ! » « Bah non, c’est juste une phrase. » « Ça sonnait un peu proverbe. ».
La familiarité de ces aventures inuits n’empêche pas Pierre Place de déployer un fantastique graphique élégant. Les séquences relevant du merveilleux sont l’occasion de dessiner d’étranges monstres difformes. Mais là où Chloé Cruchaudet mettait l’accent sur l’exotisme du rêve, Pierre Place ne différencie pas la vie quotidienne de la vie de l’esprit. Le merveilleux fait partie de leur quotidien. Une autre façon de faire d’un peuple peu connu des héros modernes.

Evocation de la (jeune) bande dessinée suisse

Quand on parle de bande dessinée francophone, n’oublions pas, non, n’oublions surtout pas la Suisse. Est-ce l’appel d’un marché ouvert par les productions françaises et belges ? Car de fait, une vraie bande dessinée suisse existe, et mérite d’être mis en avant. Celle que je vais vous présenter aujourd’hui est celle que je connais le mieux : les auteurs ayant commencé dans les années 1990 et qui sont parvenus à trouver une place en France en s’appuyant sur les éditeurs dits « indépendants ». Il ne sera donc pas question de Zep, créateur de Titeuf et sans doute le plus connu des dessinateurs suisses actuels… Il ne sera pas non plus question de Frederik Peeters, car j’ai déjà dit toute mon admiration pour lui dans un article intitulé « Pourquoi lire Frederik Peeters ? », ni de Guillaume Long, un de mes Parcours de blogueurs. Il sera question d’auteurs sans doute moins connus, mais tout aussi intéressants… A moi de dénoncer quelques noms, à vous d’aller lire leurs albums !

La bande dessinée suisse de langue française s’est développée en suivant l’évolution de la discipline dans le reste de l’espace francophone. Ainsi retrouvons-nous, de façon attendue, un Derib qui, dans les années 1970, dessine le western Buddy Longway dans Tintin. Durant ces trente dernières années, la Suisse a pu affirmer son statut de terre de la bande dessinée par la création du festival de Sierre en 1984, faisant de la ville du Valais l’équivalent d’Angoulême en France. De même, la ville de Genève remet depuis 1997 deux prix de bande dessinée, dont un « prix Töpffer » pour un auteur genevois. Enfin, un festival international existe depuis 1992 à Lucerne, mêlant auteurs francophones, germanophones et italophones.
Mais là où la bande dessinée suisse s’est montrée prête à égaler les français et les belges, c’est dans sa capacité à s’inscrire dans le mouvement des développement des éditeurs indépendants des années 1990. Genève a vu naître dans les années 1990 de nombreux éditeurs sur le modèle français de l’Association, d’Ego comme X et de Frémok. A Zurich, le magazine Strapazin, fondé en 1984, rassemble bientôt de nombreux auteurs à la recherche de nouvelles expériences graphiques et narratives. L’éditeur genevois Atrabile (1997) est à cet égard le plus marquant, puisqu’il est parvenu à pénétrer le marché français et à imposer des auteurs comme Frederik Peeters, ou sa revue Bile Noire que l’on trouve actuellement en librairie.

Thomas Ott (né en 1966)

Ce premier auteur est originaire de Zurich et n’est donc pas francophone. Un détail qui a assez peu d’importance puisqu’il s’est spécialisé dans la bande dessinée muette où les quelques mots inscrits le sont généralement en anglais. La premier référence qui vient à l’esprit à la lecture des courts récits de Thomas Ott est celle des films noirs ; ruelles sombres, hôtels borgnes et chapeaux feutre sont les constantes de son iconographie. Les thèmes sont également tirés du cinéma fantastique, voire du cinéma d’horreur. Son premier album, Tales of Error, se veut un hommage à la bande dessinée d’horreur (Tales from the crypt est un célèbre comic d’horreur des années 1950). Mais le tout est assaisonné de détails absurdes et d’un second degré dérangeant. Ainsi, Exit, sorti en 1997 chez Delcourt et reprenant d’anciens travaux des années 1989 et 1994, est une suite de récits courts décrivant avec une ironie glacée différentes morts plus brutales et absurdes les unes que les autres. L’univers de Thomas Ott est profondément désespéré et glauque, peuplé de suicidaire, de malfrats et de femmes fatales.
Mais ce qui renforce encore davantage la puissance cauchemardesques de ses histoires courtes (là aussi, le format court est bien souvent idéal pour ce genre d’ambiance fantastique est celui dans lequel il excelle) est la technique toute particulière que Thomas Ott utilise, est qu’il est d’ailleurs un des rares dessinateurs à systématiser : la carte à gratter. Ce qui suivent ce blog depuis les débuts peuvent se souvenir d’un ancien article sur un album de Tardi qui, en 1974, utilisait déjà cette technique dans Le démon des glaces. Andreas et plus récemment Matthias Lehmann s’y sont aussi frotté. La carte à gratter est une technique de gravure fastidieuse, visuellement proche de la gravure sur bois. Elle permet de dessiner en blanc sur noir et donc de faire davantage ressortir les noirs et de jouer sur les ombres et les textures. Si Tardi l’utilisait justement pour se rapprocher de l’esthétique « ancienne » de la gravure sur bois, Ott recherche surtout un aspect rugueux rappelant le cinéma d’avant l’apparition de la couleur. Et l’extrême noirceur des scénarios n’en est que renforcé.
Thomas Ott a trouvé un France un accueil mérité à l’Association : il participe dès 1995 à la revue Lapin et y publie quelques ouvrages. Tout récemment est sorti un recueil de plusieurs histoires intitulé R.I.P., reprenant en partie Exit et quelques récits datés qui permettent de découvrir l’oeuvre de Thomas Ott depuis 1985.
Exit, Delcourt, 1997
73304-23-4153-6-96-8, L’Association, 2008
R.I.P., L’Association, 2010
Une intéressante interview de Thomas Ott sur le site de L’Oeil électrique

Alex Baladi (né 1969)


L’univers d’Alex Baladi est lui aussi marqué par le noir et blanc et au fantastique, mais là où Thomas Ott préfère se limiter à une seule technique graphique et à un seul type de narration, Baladi aime varier les plaisirs. On trouvera donc chez lui des ouvrages très différents, mais ayant en commun un style assez reconnaissable, toujours en noir et blanc, marqué par la déformation des corps. Tout est possible dans l’art graphique de Baladi, très poétique en cela. Les bulles se tordent, les titres suintent ou saignent, les cases rompent avec leur ordonnancement habituel pour former d’étranges spirales… L’ambiance y est généralement sombre et onirique, avec un goût prononcé pour les formes organiques qui font évoluer son dessin en d’étranges concrétions naturelles composées de cristaux, de végétation, de sang qui coule, de fumée… Les albums de Baladi sont de véritables expériences graphiques dans lesquels il n’hésite pas à surprendre le lecteur. Ce qui étonne le plus est la manière dont le dessin évolue en même temps que la narration. Tout est organique, comme un feuillage qui se déplie devant nous.
Et c’est au niveau de la narration qu’Alex Baladi se remet toujours en cause. Il est ainsi capable de livrer des bandes dessinées assez traditionnelles pour de gros éditeurs comme Goudron Plumé, chez Delcourt. Mais tout à la fois, il se lance dans des essais de « bande dessinée abstraite » assez hermétique (sans figures humaines et objets reconnaissables), suivant les preceptes de son compatriote Ibn al Rabin. C’est alors La main droite chez Atrabile. Ou encore d’étranges histoires muettes, Baby, à l’Association.
Car Baladi est aussi un dessinateur qui réfléchit sur son art. Il a livré pour la collection « Eprouvette » de l’Association, collection « théorique », l’ouvrage Encore un effort dans lequel il raconte son rapport à la bande dessinée et ses interrogations face à l’aspect commercial et au statut du genre. Ses réflexions se ressentent d’ailleurs dans certains de ses albums, parfois un peu hérmétiques mais faisant preuve d’une grande maîtrise graphique.
Même s’il affirme travailler lentement, Baladi a déjà publié depuis le milieu des années 1990 une petite trentaine d’albums, la plupart chez des éditeurs indépendants mettant en avant l’originalité graphique : Atrabile, Drozophile, B.ü.l.b. en Suisse, L’Association (hé oui, encore) en France, La Cafetière en Belgique. Mais il reste également très attaché au fanzinat autoédité qu’il pratique, ou à la publication dans des revues alternatives (Psikopat, Jade, Bile Noire, Lapin, Strapazin). Il pratique également l’autoédition sur internet via le site http://www.diogene.ch/.
Télécharger gratuitement l’album Opération délicate (2008)
Goudron Plumé, Delcourt, 1997
La main droite, Atrabile, 2004
Baby, L’Association, 2008
Encore un effort, L’Association, 2009

Pierre Wazem (né en 1970)

Pierre Wazem, issu de l’école des Arts Décoratifs de Genève, possède la double casquette de scénariste et de dessinateur (à quoi il faut ajouter un travail d’illustrateur dans la presse et la publicité). S’il lui arrive de dessiner lui-même ses albums (Bretagne, Promenade(s)…), il s’est surtout affirmé depuis le début des années 2000 comme un scénariste efficace travaillant principalement en compagnie de ses deux compatriotes Tom Tirabosco et Frederik Peeters. Tous trois ont fait leur classe au sein de la maison d’édition Atrabile avant de se répartir sur le marché francophone. Wazem sera un des principaux auteurs de la collection Tohu-Bohu des Humanoïdes-Associés à partir de 1998 : il y dessine ou scénarise quatre albums. Pour l’un d’eux, Bretagne, il remporte le Prix Töpffer de la ville de Genève.
L’empreinte d’Hugo Pratt n’est pas loin, tant dans le graphisme, sobre et proche du croquis à peine esquissé, que dans les scénarios. En 2005, il reprend une série restée inachevée après la mort de Pratt en 1995, Les scorpions du désert. On retrouve également chez Wazem le goût pour les voyages et l’évasion : ses albums nous emmènent des terres inuits aux sables du désert, en passant par la Bretagne et des Etats-Unis de western. En tant que scénariste, il sait dépeindre des sentiments souvent justes dans toute leur ambiguité : amitié, amour, sens de l’honneur, tristesse du deuil. L’humain est alors au centre du récit qui parvient généralement à être touchant sans être trop niais. Il est à l’aise dans de nombreux genres : récit du quotidien et de l’amitié (Week-end avec préméditation, dessiné par Tom Tirabosco), aventure de guerre exotiques (Bretagne), reportage graphique (Presque Sarajevo)… Mais c’est avec la série de science-fiction Koma, dessiné par Frederik Peeters, qu’il se fait mieux connaître du public français (sa seule série, d’ailleurs, Wazem semble préférer le one shot). Cette maîtrise multiple lui vaut d’être édité par des éditeurs variés, aussi bien chez des indépendants (Atrabile), que dans des boîtes grosses et moyennes (Futuropolis, Casterman). Il trouve d’ailleurs parfaitement sa place dans la confusion des frontières entre petits et gros éditeurs qui a poussé à la création de collection dite « d’auteurs » ou « roman graphique ».
Bretagne, Les Humanoïdes Associés, 1999
Presque Sarajevo, Atrabile, 2002
Koma (dessin de Frederik Peeters), Les Humanoïdes Associés, 2003-2008 (6 tomes)
Les scorpions du désert, Casterman, 2005
La fin du monde (dessin de Tom Tirabosco), Futuropolis, 2008

J’ai volontairement inséré dans mes articles des références à d’autres auteurs suisses que je vous invite à découvrir de même si vous les connaissez pas déjà : Ibn al Rabin, Tom Tirabosco, Frederik Peeters…

Evocation de la bande dessinée argentine

Si, dans un précédent et maintenant assez ancien article sur la bande dessinée espagnole j’évoquais quelques anciens ou futurs maîtres (dont Carlos Gimenez, dont la réédition de son célèbre et excellent Paracuellos est dans la sélection officielle d’Angoulême), il ne faudrait pas oublier, tout de même, l’autre grand pays de la bande dessinée hispanophone (appelée « historieta »), l’Argentine. Il s’avère en effet que ce pays a vu se développer une véritable culture de la bande dessinée au moins aussi importante qu’en France, et a donné naissance à des auteurs désormais considéré comme des maîtres de la bande dessinée.
Maintenant, me direz-vous, pourquoi en parler précisément maintenant ? C’est que, discrètement, la bd argentine revient sur le devant de la scène par deux évènements tournant autour de José Muñoz : la parution à Futuropolis du tome 2 de Carlos Gardel, consacré au chanteur argentin des années 1930, diffuseur du tango dans le monde entier ; l’exposition consacrée à Muñoz qui se tient actuellement à la Galerie Martel. Deux excuses pour se pencher sur un grand pan à ne pas négliger de la bande dessinée mondiale. Suivant la même présentation que l’opus précédent sur l’Espagne, je commence avec une trop courte présentation générale, puis l’évocation de deux grands auteurs.

Connaissance et reconnaissance de la bande dessinée argentine

Comme dans de nombreux pays, c’est dans la presse que la bande dessinée trouve en Argentine son support d’élection au tournant des XIXe et XXe siècle. Les revues satiriques ont très tôt décliné le dessin d’humour traditionnel vers un dessin séquentiel : des bandes dessinées soit locales, soit d’importation. Sans doute est-ce là une différence majeure avec la France où les histoires en images se sont avant tout (mais pas exclusivement, il est toujours utile de le rappeler) développées dans la presse pour enfants : la presse adulte s’est elle aussi emparée de cette forme de dessins humoristiques dont l’inspiration venait, en grande partie, des Etats-Unis. Citons des revues comme Caras y Caretas (1898), Tit-Bits (1909) ou El Tony (1928), cette dernière diffusant essentiellement des bandes d’aventure américaines. Mais la revue la plus populaire de cette époque est sans doute Patoruzu (1938), du nom de son personnage fétiche (un indien dessiné par Dante Quinterno, directeur de la revue, qu’il avait crée dans les années 1920 dans un quotidien) devenu à présent un symbole de la BD argentine de cette époque. Ces revues humoristiques sont explicitement destinées à un public adulte ou du moins familial. D’autres apparaissent également pour les enfants, dont la version enfantine de Patoruzu, Patoruzito (1945). Dès lors, deux courants de bande dessinée se développe, tantôt dans les mêmes revues, tantôt dans les revues spécialisées : une bande dessinée plus humoristique, développement des comics strips américains et proche d’une forte tradition du dessin d’humour, et une bande dessinée d’aventures marquée par une diversité de styles graphiques et une recherche d’originalité face aux genres américains traditionnels (western, science-fiction…). Les deux courants ne sont bien sûr en rien hermétiques, et la série Patoruzu mêle un graphisme humoristique et des aventures à rebondissement.
La chance des dessinateurs argentins est sans doute d’avoir eu, dans la première moitié du siècle, des conditions matérielles de travail leur permettant de déployer leur singularité propre, aussi bien dans le domaine de l’humour que dans celui de l’aventures. Peut-être parce qu’ils oeuvraient dans la presse pour adultes et que les contraintes graphiques et scénaristique y étaient moindres ? Peut-être aussi parce qu’ils ont pu être eux-mêmes directeurs de revue, moins soumis à des pressions éditoriales et leur permettant donc de former de jeunes dessinateurs ? Il reste que l’Argentine a vu apparaître des « maîtres » de la bande dessinée, c’est-à-dire des dessinateurs ne produisant pas des oeuvres de commande mais cherchant à innover et dépasser sans cesse les codes du genre. Dans le domaine de l’humour, il s’agit de Dante Quinterno, déjà cité, et de Guillermo Divito, fondateur de la revue humoristique Rico Tipo (1944). Quant à l’aventure, elle demeure marquée par l’empreinte du scénariste Hector Oesterheld, fondateur de la maison d’édition Frontera en 1955. Dans les années 1950, il s’entoure de dessinateurs talentueux (Albert Breccia, Hugo Pratt, Solano Lopez…) et donne naissance à des séries d’aventures pour adultes qui vont marquer leur époque par l’originalité des choix scénaristiques qui ne consistent pas en un simple décalque du modèle de l’aventure américaine. Les personnages d’Oesterheld ne sont pas des surhommes mais des héros ordinaires ; il renouvelle ainsi les codes de la BD de genre des années 1930-1940. Aussi à l’aise dans le western, c’est un de ses récits de science-fiction, dessiné par Solano Lopez entre 1957-1959 qui devient un mythe pour la bande dessinée argentine : El Eternauta, dont une traduction récente se trouvait cette année dans la sélection Patrimoine d’Angoulême. Récit épique d’une invasion extraterrestre aux fortes composantes psychologiques et sociales et à l’esthétique singulière, en cela tout à fait moderne pour son temps.
Il faut aussi parler de maîtres en Argentine car la fondation de l’Ecole panaméricaine d’art et de sa section dessin par Enrique Vieytes en 1954 a à la fois permis de former toute une nouvelle génération d’auteurs de bande dessinée, mais aussi de retenir en Argentine des dessinateurs de renom parmi lesquels l’italien Hugo Pratt travaillant à Buenos Aires de 1949 à 1959 (mais aussi des dessinateurs argentins importants comme Albert Breccia et Pablo Pereyra). A travers cette école se posent les bases institutionnelles de la BD argentine, et se trouve expliqué l’apparente prolifération d’auteurs caractérisant ce pays.

Enfin, la bande dessinée argentine a bénéficié d’une internationalisation qui lui a permis de faire reconnaître ses séries et ses auteurs ailleurs dans le monde. On connaît donc le séjour d’Hugo Pratt, au début de sa carrière, à Buenos Aires, mais c’est aussi le cas du célèbre scénariste René Goscinny qui passe sa jeunesse, de 1928 à 1945, dans le capitale argentine. Dans l’autre sens, de nombreux dessinateurs argentins sont allés travailler soit aux Etats-Unis pour Marvel et DC Comics, soit en Europe. Les raisons de cette dispersion des auteurs formés en Argentine sont souvent politiques : beaucoup d’entre eux fuit, dans les années 1970, la dictature militaire. Depuis les années 2000, c’est davantage la crise économique grave qui touche le pays qui pousse de jeunes auteurs à partir d’Argentine. En France, cette reconnaissance du talent des auteurs argentins se traduit très tôt par une intégration dans le milieu de la bande dessinée : Copi publie dans Le Nouvel Observateur ses strips de La Femme assise dès les années 1960, José Muñoz est édité en France par Casterman dans les années 1980, de même qu’Albert Breccia par Glénat. Cette politique de publication d’auteurs argentins, qu’il s’agisse de traductions d’albums parus ailleurs ou de bandes dessinées directement conçue pour la France, se poursuit encore activement à notre époque dont Carlos Nine (publié par L’Echo des savanes, Rackham, Delcourt et Les Rêveurs) et Juan Gimenez (La Caste des méta-barons avec Jodorowsky) sont peut-être les plus connus. Lors du FIBD 2008, la présidence de José Muñoz est l’occasion pour le festival d’organiser une exposition sur la bande dessinée argentine qui permet de mieux faire connaître en France les apports de ce pays pour l’histoire du genre.

Les auteurs argentins sont nombreux, très nombreux, et la bibliographie qui suit cet article pourra vous permettre d’en savoir plus. Je présente ici deux auteurs qui, sans être à eux seuls représentatifs de la diversité des styles de la bande dessinée argentine, reflètent les deux grandes tendances du dessin d’humour et de l’aventure ; surtout, leurs oeuvres présentent l’avantage d’être abondamment traduits et édités en France depuis les années 1980.

Quino : (né en 1932). Aîné des trois auteurs que je vous présente, Quino est principalement connu en France pour sa série Mafalda. Mais Quino est avant tout un dessinateur humoriste pour qui la bande dessinée, sous la forme la plus classique du comic strip, n’est qu’une procédé parmi d’autres. Après une formation à l’Ecole des Beaux-Arts de Mendoza, il commence sa carrière de dessinateur dans les années 1950 en parcourant les rédactions de Buenos Aires pour vendre ses dessins, entre autre dans Rico Tipo, importante revue humoristique argentine. Mais c’est avec sa série de strips réguliers Mafalda, dans El Mundo, qu’il connaît, à partir de 1965, un succès international (il faut cependant attendre 1979 pour que Glénat les traduisent en France). Il abandonne son personnage fétiche en plein succès : à partir de 1973, il cesse de dessiner des strips de Mafalda et se consacre uniquement au dessin d’humour. En 1976, il déménage à Milan.
L’oeuvre de Quino est donc répartie entre d’un côté les quelques albums de sa principale série (10 sont parus en France) et les nombreux dessins d’humour, dont certains ont été rassemblés en recueil. Mafalda reprend, tant dans la forme que dans l’esprit, une formule déjà bien développée par Charles Schultz aux Etats-Unis dans son strip Peanuts (1950-2000): mettre en scène des enfants pour dire des vérités sur le monde et sur les hommes. Peanuts et Mafalda, tout en prenant l’apparence d’innocentes bandes destinées aux enfants, portent donc en eux un humour bien plus adulte. Quino diffère cependant de Schultz, tout comme Mafalda diffère de Charlie Brown, sur de nombreux points : son minimalisme, tant graphique que narratif, est moins poussé et les interrogations de Mafalda sont autant philosophiques que politiques et sociales, reflet des questionnements politiques de l’Argentin des années 1960-1970. En cela, Quino se rattache davantage au dessin satirique.
Ses dessins d’humour, qui représentent la plus grosse partie de sa production, héritent bien évidemment de l’importante tradition argentine dans le domaine, mais subissent également une forte influence des évolutions de l’humour graphique de l’après guerre. Quino se dit influencé par des dessinateurs français comme Chaval, Bosc, André François ou anglo-saxon comme Ronald Searle et Saul Steinberg. Le point commun de tous ces dessinateurs, et de Quino, est leur goût pour l’humour absurde et la stylisation poussée du trait, deux tendances majeurs des années 1950 et 1960, à l’époque où se fortifie la philosophie existentialiste. Les dessins d’humour de Quino, assez souvent uniques, muets et toujours surréels, sont donc une sorte d’épuration de l’humour et des thèmes présents dans Mafalda, parenthèse de dix ans dans sa carrière. Le dessin y est utilisé pour souligner l’étrangeté de la condition humaine.
Bibliographie indicative en langue française :
Mafalda, Glénat, 1980-1989 (12 tomes)
Glénat a édité, de 1978 à 2004, 16 recueils de ses dessins d’humour.
Le site internet sur l’oeuvre de Quino : http://www.quino.com.ar/

José Muñoz : (né en 1942) José Muñoz est un auteur désormais bien connu des amateurs français de bande dessinée. Régulièrement traduit (entre autres éditeurs par Le Square, Casterman et Futuropolis), président du FIBD en 2008, il est parfois vu comme le symbole de l’originalité de la BD argentine ; sa dernière série en date, Carlos Gardel, dont le second tome est paru en janvier dernier et qui fait l’objet d’une exposition à la Galerie Martel, renforce encore son identité d’Argentin puisqu’il s’attaque là à un monument de la culture argentine, chanteur de tango à la renommée internationale.
Et en effet, José Muñoz est un dessinateur au parcours éminemment classique, passant par toutes les institutions de la BD argentine : il suit dans les années 1950 des cours à l’Ecole panaméricaine d’art, devient assistant de Solano Lopez sur El Eternauta et dessine pour les magazines Frontera et Hora Cero des histoires scénarisées par Hector Oesterheld. Ses années de formation auprès de grands dessinateurs argentins l’amènent doucement vers le style qu’il a conservé durant toute sa carrière : un noir et blanc systématique qui lui permet une grande maîtrise des clair-obscurs (ce qui n’est pas sans rappeler le style d’Albert Breccia). Il développe un expressionnisme puissant où la multiplication des visages joue un rôle important, déclinés selon le contexte soit en un sobre réalisme, soit en une exagération grotesque, soit en une stylisation caricaturale…
Les années 1970 sont pour lui des années importantes : exilé en Europe, il se rend en Angleterre, en Espagne, en Italie, et continue de dessiner. Sa rencontre avec un autre argentin en exil, le scénariste Carlos Sampayo, entraîne la naissance de sa principale série, Alack Sinner. Série policière sombre insistant surtout sur la dimension psychologique des personnes, elle affirme les singularités du style de Muñoz, recherchant davantage l’impression esthétique puissante que la clarté de la narration, souvent sinueuse. Il enchaîne alors d’autres albums, d’autres séries, avec ou sans Sampayo et choisit de rester en Europe, entre la France et l’Italie. Pour cette raison, une grande partie de l’oeuvre de Muñoz a été directement éditée en France.
Muñoz, par sa carrière, résume assez bien, me semble-t-il, la BD argentine : porteur d’une véritable spécificité liée aux évolutions antérieurs de la bande dessinée dans son pays, il n’a presque jamais publié d’albums directement en Argentine, qu’il a quitté définitivement en 1972. De même que l’Argentine est un pays cosmopolite, dont la population s’est constituée au fil des vagues d’immigrants venus d’Europe, la BD argentine, pour des raisons tant politiques qu’économiques, s’est très vite exportée et a connu une grande reconnaissance à l’étranger, particulièrement en Europe, tout en gardant son identité argentine. Muñoz en est le symbole le plus éclatant.
Bibliographie indicative en langue française :
Alack Sinner (scénario Carlos Sampayo), Casterman, 1983-2006 (6 tomes)
Carlos Gardel, la voix de l’Argentine (scénario de Carlos Sampayo), 2008-2010 (2 tomes)

Pour en savoir plus sur la BD argentine :

Lire une oeuvre considérée comme fondatrice, récemment rééditée en France, L’Eternaute, Vertige Graphic, 2008-2010
Lire des auteurs marquant des évolutions plus récentes et tout aussi traduits récemment en France, donc faciles à trouver :
Carlos Nine, Keko le magicien, Rackham, 2009
Maïtena, Les déjantées, Métailié, 2002-2005
Historieta, regards sur la bande dessinée argentine, Vertige Graphic, 2008 (à l’occasion de l’exposition du FIBD 2008, synthèse sur l’histoire de la BD argentine et de ses auteurs)
Un site internet assez complet sur le sujet : http://www.historieteca.com.ar/
Pour les Parisiens : la galerie Martel, qui accueille souvent des auteurs de bande dessinée, propose une exposition sur José Muñoz à l’occasion de la sortie du second tome de Carlos Gardel ; plus de renseignements à cette adresse : http://www.galeriemartel.com/index.html

Evocation de la bande dessinée espagnole

Aujourd’hui, au lieu de vous parler d’un album ou d’un auteur, je vais vous parler d’un pays. Car un séjour d’un mois à Madrid ne m’a pas empêché de m’adonner à la lecture de bandes dessinées ! Pourtant, l’Espagne n’est pas réputée pour être un pays de la bande dessinée, contrairement à la France, la Belgique et l’Italie, pour ne citer que les pays européens…
Je vais me contenter ici de résumer rapidement pour vous l’évolution de la BD espagnole, tiré de l’ouvrage Tebeosfera de Manuel Barrero, livre lui-même issu du site de référence en matière de BD espagnole du même nom (http://www.tebeosfera.com/portada.php ). Tout cela est donc assez décousu, et je vous donne en bas les références pour approfondir. Comme le reste de l’Europe, l’Espagne voit le développement de revues pour enfants incluant des bandes dessinées durant les premières décennies du XXe siècle. Une des plus connues est TBO qui donne pendant un temps son nom à la BD espagnole (los tebeos). Les années 1930-1940 voient donc l’accroissement du capital des maisons d’édition spécialisée et le succès de la BD, y compris dans des revues humoristiques pour adulte. A cette époque, la place de la BD est si importante dans la société qu’elle joue un rôle durant la guerre civile, avec des publications partisanes. La situation va rester ainsi jusque dans les années 1960 : de grands groupes de presses comme les éditions Bruguera développent une bande dessinée essentiellement commerciale, le plus souvent destinée aux enfants.
Mais le déclin commercial se fait sentir dès les années 1960, ainsi qu’un besoin de renouveller le marché de la BD. Les reflexions d’auteurs et d’éditeurs pour une nouvelle bande dessinée coïncident avec les années de développement économique (1961-1973) et la chute de Franco qui permet la libération des moeurs au sein de la société espagnole (1975). Le phénomène a été théorisé comme le « boom » de la BD adulte espagnole, dans le sens où l’évolution nait au sein du secteur adulte. Nouvelles maisons d’édition, nouvelles revues, apparition de l’érotisme et de l’humour satirique, ouverture vers les comics américains en sont les caractéristiques principales. El Vibora et El Jueves sont des nouvelles revues ambitieuses qui accueillent des auteurs sensibles aux modes internationales de la BD des années 1970-1980 : omniprésence de la science-fiction, goût prononcé pour l’underground critique, présence de la sexualité, succès de l’horreur et du fantastique. La Salon de la BD de Barcelone est crée en 1980.
La notion de « boom » de la BD adulte qui durerait de 1970 à 1986 est toutefois relue actuellement de façon critique comme un mouvement fugace et parfois surestimé. Il correspond surtout à l’arrivée bruyante de nouveaux éditeurs indépendants aux idées novatrices (La Cupula, Norma, Toutain) qui ont profité de l’euphorie des années post-franquistes pour affirmer leur originalité dans un marché dominé par de grosses maisons concentrées et dépourvues d’ambitions artistiques. Mais pour la place de la BD en Espagne, il s’agit davantage d’un échec. Dès 1986, l’enthousiasme initial s’affaisse et beaucoup de revues et de maisons d’édition nées du « boom » disparaissent. Le public adulte n’est plus au rendez-vous et dans le même temps, la BD pour enfant, plutôt délaissée, connaît également une crise. La situation actuelle est donc assez difficile. Les dessinateurs de BD sont souvent en parallèle illustrateur, designer ou peintre. Surtout, l’influence étrangère est très forte et empêche l’apparition d’une véritable école espagnole. D’une part les auteurs américains, franco-belges et japonais sont plus présents que leurs homologues locaux dans les étalages des librairies et d’autre part les auteurs espagnols cherchent souvent un travail hors d’Espagne à l’image de Juanjo Guarnido et Juan Diaz Canales, les créateurs de Blacksad pour le marché français. Certains critiques jugent que le marché de la BD en Espagne est devenu avant tout commercial et que les éditeurs du « boom » n’ont pas su transformer l’essai.

Le mieux pour présenter la bande dessinée espagnole est de présenter quelques auteurs. J’ai choisi trois auteurs de générations différentes et aux styles différents qui sont publiés et traduits en France. Pas de soucis, donc, pour les non-hispanophones, vous pourrez les découvrir également.

Carlos Gimenez (né en 1941)
CarlosGimenez
Lorsque Carlos Gimenez commence sa carrière de dessinateur dans les années 1960, le franquisme pèse encore sur la société espagnole et la bande dessinée est très marquée par la tradition et les grands thèmes des comics américains (aventure, guerre, western) et aux mains de puissantes agences de presse. Il commence donc par des récits pour la jeunesse pour la maison Selecciones Ilustradas, séries généralement destinées à l’exportation. Ainsi, sa première grande série Dani Futuro est publiée dans le journal Tintin à partir de 1972. Mais Gimenez fait surtout partie des dessinateurs espagnols qui, à la fin des années 1960, vont tenter de bousculer le milieu de la bande dessinée au sein du « Grupo de la Floresta », atelier installé à Barcelone. Ainsi, il s’affirme sur plusieurs plans comme un novateur. Avant tout, le Grupo de la Floresta considère la BD comme un art qui nécessite des règles de composition, affirmant un métier plus ambitieux qu’avant. Gimenez porte ainsi des revendications en terme de droits d’auteur et son engagement syndical témoigne des évolutions du métier, de la conscience même du travail de dessinateur. Puis, durant le fameux « boom » de la BD adulte, il se présente comme un auteur des plus dynamiques, notamment avec la série Paracuellos publiée à partir de 1975. Il y raconte son enfance dans un pensionnat à l’époque du franquisme avec une force expressive et un sens du drame impressionant, faisant passer à travers de simples souvenirs d’enfance toute la violence et les frustrations d’une période sombre de l’histoire de l’Espagne venant tout juste de s’achever. Suivent d’autres récits de vie, dont Les professionnels en 1982 qui présente ses premières années de dessinateur. En se livrant à l’autobiographie, genre jusque là assez peu usité en bande dessinée, Gimenez affirme petit à petit la modernité de son médium.
Tout l’art de Gimenez est tendu entre deux extrêmes, l’humour et le drame. Son style, d’ailleurs, assez souple, porte à la fois les traces de la tradition hyperréaliste du comics américain et l’exagération des traits, procédé de caricaturiste. Les récits hésitent également entre l’humour (souvent sombre et cynique) et l’émotion dramatique. Dans sa dernière série en date encore inédite en France, 36-39, malos tiempos, il entreprend de présenter le quotidien de la guerre civile espagnole avec une galerie de personnages représentatifs de l’époque. Il se place sous le patronage du peintre Francisco de Goya (1746-1828) qui s’est fait le témoin des malheurs de la guerre d’indépendance de 1808-1814 dans son recueil de gravures Les désastres de la guerre, (1810-1815), ou dans des tableaux comme les célèbres Dos y Tres de Mayo (1814). Gimenez donne ainsi à la bande dessinée le rôle d’art au service de la mémoire d’un peuple.

Max (né en 1956)
maxbardin
Les débuts de Max se font au sein de deux mouvements d’importance : la tradition de la BD de la région de Valence et le fameux « boom » de la BD adulte. Si Carlos Gimenez fait figure d’ancêtre fondateur, Max est lui directement impliqué dans la création de revues comme El Vibora en 1979, porteurs d’un esprit de renouveau en accord avec la révolution culturelle de l’Espagne post-franquiste : libération des moeurs, culture urbaine de la démesure, américanophilie. Il est très tôt influencé par les comics underground comme ceux de Robert Crumb et leur esprit de rebellion sans limites qui ne peuvent que faire écho à la situation de son pays. Sa première grande série est Peter Pank, une parodie trash de Peter Pan publiée à partir de 1983. Il poursuit sa carrière au fil des années et est ainsi un des rares auteurs issus du « boom » des années 1975-1986 à avoir survécu en tant que dessinateur de BD.
Le style de Max subit plusieurs influences que lui-même assume : d’abord pour le dessin celui de la ligne claire valencienne, elle-même marquée par une forte influence de la ligne claire franco-belge (dont je parle dans cet article : ) et d’auteurs comme Yves Chaland et Ever Meulen ; pour la narration, les milieux de l’underground américains menés par Robert Crumb et Art Spiegelman, maniant un humour cynique et absurde. Toutes ces influences, profondément ancrées dans les années 1970 montrent bien comment le jeune dessinateur Max a envie d’inscrire la BD espagnole dans les grandes évolutions mondiales. Sa dernière création est Bardin el superrealista, personnage aux pouvoirs étranges qui rend hommage à la culture surréaliste dont l’Espagne est un des espaces moteurs. A l’heure actuelle, Max fait partie des animateurs de l’avant-garde de la BD adulte espagnole, dessinant pour des éditions indépendantes comme La Cupula et animant depuis 1993 la revue NSLM. Le but de cette dernière est de « fournir un espace montrant au lecteur le travail d’auteurs qui développent une oeuvre personnelle loin des contraintes commerciales de l’industrie et qui cherchent à reformuler le langage de la BD au-delà de ses frontières traditionnelles. ». On peut rapprocher l’ambition de cette revue de maisons d’édition comme L’Association, qui édite par ailleurs Max en France.

Fermin Solis (né en 1972)
laberinto_tortugas_solis
Le plus jeune des trois, il commence sa carrière en plein dans le XXIe siècle avec Dando Tumbos en 2000 aux éditions Subterfuge comics, après avoir participé au monde du fanzinat, passage souvent obligé pour un jeune auteur. Depuis, il a publié une douzaine d’albums dont certains ont été traduits en France, au Canada et aux Etats-Unis. Prix de la révélation au salon de Barcelone en 2004, il se présente comme un des espoirs de l’édition indépendante espagnole.
Il n’est pas difficile de retrouver, comme chez Max, l’influence de la ligne claire valencienne dans son trait épuré et stylisé fait de courbes. Toutefois, ce n’est plus le milieu underground qui l’attire mais plutôt la vogue du roman graphique, dans sa dimension autobiographique, quotidienne et intimiste. Ainsi, l’influence de Dupuy et Berberian et David B. est très nette dans des récits narrant la vie au quotidien avec une pincée de fantaisie et de surréalisme. Pour cette raison, on le rapproche souvent de la « nouvelle bande dessinée » française d’auteurs comme Lewis Trondheim, Joann Sfar, J-C Menu, Manu Larcenet, dont une grande partie de l’oeuvre se veut autobiographique et marquée par une représentation fantasmée du quotidien. Comme dans le cas de Max, il s’inscrit donc dans les évolutions propres de son époque.
Avec son dernier album, inédit en France, Buñuel en el laberinto de los tortugas, il rend hommage au réalisateur Luis Buñuel. Il raconte (ou plutôt imagine) le tournage du film Las Hurdes, terre sans pain (1933). L’évocation du célèbre réalisateur lui permet de donner libre cours à des scènes surréalistes et de s’écarter un peu de son genre de prédilection, la peinture du quotidien.

Il n’est certainement pas innocent que ces trois auteurs situent leur oeuvre la plus récente au sein de la tradition artistique espagnole. Gimenez s’inspire de Goya peintre national de l’Espagne ; Buñuel et le surréalisme inspirent Max et Solis. C’est une manière de rattacher la BD a des ambitions plus hautes, à en faire un art égal à la peinture et au cinéma. Mais c’est aussi pour eux une volonté de singulariser leur oeuvre par rapport à la BD internationale en traitant de thèmes purement nationaux, une façon d’affirmer que la BD espagnole existe, avec ses carcatéristiques propres que sont, entre autres, la souffrance du peuple espagnol et la fantaisie surréaliste.

Pour en savoir plus :

Sur la BD espagnole :
Jesus Cuadrado, De la historieta y de su uso, 1873-2000, Sins Entido, 2000
Francesca Llado, Los comics de la transicion, Glénat, 2001
Manuel Barrero, Tebeosfera, 2007
La page wikipédia (en espagnol) est assez complète : http://es.wikipedia.org/wiki/Historieta_en_Espana
Le site internet tebeosfera, site de référence pour les études théoriques espagnoles : http://www.tebeosfera.com/portada.php

Pour lire les auteurs cités en français :
Carlos Gimenez, Paracuellos, Audie-Fluide Glacial, 1980 (réédité en 2009)
Carlos Gimenez, Les professionnels, Audie-Fluide Glacial, 1983-1985
Le site internet de Carlos Gimenez : http://www.carlosgimenez.com/menu.htm
Max et Mique Beltran, Femmes fatales, Albin Michel, 1989
Max, Bardin le superréaliste, L’Association, 2006
Le site internet de Max : http://www.maxbardin.com/
Fermin Solis, Je t’aime pas, mais, 6 pieds sous terre, 2005
Fermin Solis, Des baleines et des puces, Le potager moderne, 2006
Le site internet de Fermin Solis : http://www.ferminsolis.com/