En voulant faire un bilan de mon année bédéphilique 2015, je me suis rendu compte que certaines de mes plus grandes émotions m’avaient été transmises par trois auteurs qui partagent plusieurs points communs. Alors que mes lectures et découvertes de l’année 2014 avait plutôt été marquée par un renouveau de l’humour (Fabcaro, Glory Owl, Geoffroy Monde, Antoine Marchalot), l’année 2015 m’a touché par un certain renouveau des enjeux formels porté par Victor Hussenot, Benjamin Adam et Pierre Ferrero.
Archives pour la catégorie Auteurs
Pierre Ouin (1960-2015) : une bibliographie
Le 10 novembre dernier est mort Pierre Ouin, dessinateur de la scène punk-underground-fanzinesque des années 1980. Plusieurs sites spécialisés lui ont rendu hommage. Par goût de la compilation érudite, mon hommage passe l’élaboration de cette tentative bibliographique.
Dessiner l’indescriptible : Lovecraft et les auteurs de bande dessinée – Breccia
Evoquer il y a quelques semaines les thématiques horrifiques m’a donné envie de revenir à l’une de mes passions d’adolescence : Howard Philip Lovecraft. Paradoxalement, je n’ai jamais cherché à lire les multiples adaptations en bande dessinée du maître de l’horreur cosmique, telles qu’elles sont listées sur ce site, par exemple. Et ce sera bien le sens de cette série de chroniques : non pas (seulement) s’intéresser aux adaptations graphiques de Lovecraft mais plutôt s’interroger sur la façon dont Lovecraft a influencé certains auteurs dont l’univers graphique se rapproche, ou s’explique, par l’ombre porté par l’auteur de L’appel de Cthulhu ou La couleur tombé du ciel.
Parce que, quand on y pense, cette influence de Lovecraft sur des univers graphiques est un palpitant paradoxe : l’un des traits de son écriture étant de jouer sur l’impossibilité de décrire les monstres et les terreurs rencontrées par ses héros, à la raison que les formes des créatures lovecraftiennes dépassent l’entendement humain. Dès lors, comment représenter l’irrépresentable ? Comment des images peuvent surgir derrière de simples mots ? Chacun des auteurs présenté dans ces chroniques représentent une forme d’influence possible de Lovecraft sur la bande dessinée.
Fabcaro ou l’équilibre des doutes
J’avais évoqué il y a quelques post de cela mes coups de cœur des jeunes comiques graphiques. Pour poursuivre dans cette exploration de mes plaisirs d’amateur d’humour fin et sophistiqué, j’aimerais vous parler d’un de mes auteurs comiques préférés : Fabcaro.
Cet article est publié parallèlement à un dossier sur du9 où j’analyse le comique chez Fabcaro
Pourquoi lire Frederik Peeters ?
Alors que sort son dernier album chez Gallimard, Pachyderme, j’ai eu envie de vous parler de l’auteur de bande dessinée suisse Frederik Peeters. Ce sera peut-être pour certains l’occasion de le découvrir, tandis que d’autres le connaissent peut-être déjà, notamment à travers des albums ayant eu un bon succès comme Pilules bleues et la série Lupus, tous deux édités chez Atrabile, un éditeur suisse. Il fait partie de cette génération d’auteurs ayant commencé leur carrière dans la BD indépendante à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Tout en conservant une certaine exigeance dans leur travail, ils ne sont plus, comme les auteurs du début des années 1990 (chez l’Association, Ego comme X, , des défricheurs offensifs à la recherche d’une nouvelle manière de dessiner, mais plutôt, ayant intégré les innovations de leurs prédecesseurs (notamment en matière d’autobiographie, d’utilisation du noir et blanc, d’expérimentation dans les cadrages…), ils les développent selon leur style propre et d’une façon peut-être moins radicale et plus apaisée.
Les débuts chez Atrabile : un bon tremplin pour un jeune auteur suisse
Frederik Peeters commence sa carrière d’auteur de BD au sein de la structure Atrabile (http://www.atrabile.org/ )site en construction). Ce petit groupe d’amateurs de BD suisses est alors une simple revue, Bile Noire, avant de devenir une maison d’édition à partir de 1997. Peeters, genevois, fait partie des premiers auteurs de leur catalogue (il y publie ses premiers albums Brendon Ballard et Fromage et confiture en cette année 1997), avec Tom Tirabosco (Cabinet de curiosité en 1999). Atrabile, qui s’était donné pour objectif de faire connaître de jeunes auteurs genevois, acquiert progressivement une bonne visibilité, d’abord en Suisse en remportant successivement les prix Töppfer décernés par la ville de Genève, en 2000 pour Frankenstein, encore et toujours de Alex Baladi et en 2001 pour Pilules bleues de Frederik Peeters. C’est à travers cette structure véritablement importante de la BD indépendante suisse que Peeters parvient à se faire plus largement connaître dans l’espace francophone. Il lui reste fidèle en y publiant Lupus, une de ses séries phares de 2003 à 2006, et en participant régulièrement à la revue Bile Noire. En 2008, il y publie Ruminations, un recueil d’histoires courtes parues dans diverses revues.
Les deux derniers titres cités, Pilules bleues et Lupus sont sans doute ceux qui le font connaître à une plus large audience. Le premier est nommé à Angoulême pour le prix du meilleur album, et de 2004 à 2006, Peeters participe régulièrement à cette compétition, jusqu’à recevoir en 2007 le prix Essentiels d’Angoulême pour Lupus et en 2008 pour une autre de ses séries, RG (prix décerné par le jury qui sélectionne cinq albums sur une cinquantaine de compétiteur. Pilules bleues est un récit autobiographique dans lequel il raconte sa relation avec sa compagne séropositive, avec une justesse de ton et une pudeur rafraichissante. Salué par la critique et le public, il donne l’impulsion nécessaire à la carrière de Peeters.
A la conquête du marché français
Car entre temps, Peeters a fait ses premiers pas dans le marché français, chez des éditeurs indépendants ou dans de plus grandes maisons d’édition. Ainsi, si sa présence active au sein de l’Association que ce soit pour le recueil de bandes muettes Comix 2000 en 2000, pour l’album Constellation en 2002, pour L’Oubapo 4 en 2005, ou en 2006 pour le collectif L’Association en Inde, n’est pas surprenante et marque son entrée dans l’univers de la BD indépendante française par la « grande porte » que constitue l’Association, il est aussi amené à publier aux Humanoïdes Associés et chez Gallimard. Il s’agit cette fois de travaux pus calibrés, et dont il n’est pas scénariste. Il réalise d’abord Koma de 2003 à 2007 avec Pierre Wazem (un autre auteur suisse lié à Atrabile), une série fantastique restant encore proche de son univers. Puis viennent les deux tomes de RG en 2007-2008 chez Gallimard dans la collection Bayou de Joann Sfar ; la série lui a été proposé par Sfar, justement, et est coscénarisée par Pierre Dragon, travaillant aux Renseignements Généraux. Elle est plus réaliste et documentaire que les précédents travaux de Peeters. Il explique ainsi, en parlant de Koma en 2003 pour le site sceneario son passage de l’édition indépendante aux grandes maisons : « Je le prends comme un exercice de style. Rien à voir avec Lupus par exemple. Koma, c’est un voyage organisé d’une semaine en Grèce. Lupus, c’est le Népal sac au dos, pendant six mois, seul et sans guide de voyage. ».
Pachyderme vient poursuivre la paisible expansion de la carrière de Frederik Peeters. Publié chez Gallimard, hors de toute logique de sérialisation et sans scénariste, c’est un album plus personnel où l’on peut reconnaître les obsessions graphiques propres à l’auteur dans ses albums chez Atrabile. Enfin, il a été l’invité d’honneur du festival BD-Fil à Lausanne en septembre dernier où ont été présenté de nombreux originaux, dont les aquarelles de son blog Portraits as living deads. Une étrange expérience, typique des travaux polymorphes d’un auteur qui revendique une liberté de choix dans son travail.
Ce qui frappe sans doute dans cette rapide évocation de la carrière de Peeters, c’est la variété thématique des projets. Il se montre tout aussi à l’aise dans une évocation autobiographique (Pilules bleues) que dans un polar réaliste proche du documentaire (RG). Il explore tout aussi bien la SF (Lupus) que le fantastique onirique (Koma, Pachyderme).
La revanche du dessin
Vous me direz, ce parcours exemplaire, constellé de récompenses et de succès auprès du public, ne nous indique pas pour autant pourquoi lire les albums de Frederik Peeters. Je vais tâcher de vous persuader de l’originalité et de l’intérêt de son style.
Si Peeters a été tour à tour dessinateur pour un autre scénariste et scénariste de ses propres histoires, son talent réside surtout dans le dessin et la manière dont celui-ci prend, doucement mais sûrement, le dessus sur l’intrigue. Dans des albums avec scénariste, comme Koma et RG, cette caractéristique est moins présente : le dessin suit davantage le scénario, ce qui n’empêche pas Peeters d’insérer ces « images » dont il a le secret, comme les artères censées évoquer les rues de Paris au début et à la fin du premier tome de RG …
Son dessin reste assez traditionnel dans les scènes générales, quoiqu’intéressant comme entre-deux entre une stylisation pure des formes et un réalisme précis. Là où il excelle, c’est dans la représentation des détails. Peeters dessine très bien les rides sur le front et les joues, la forme des nez, les doigts, mais aussi toute sorte de volutes, de nuages, de tuyauterie organique, de branchages… Son style possède un aspect décoratif qui, selon moi, montre que le plaisir du dessinateur vient avant l’envie de raconter une histoire. L’instabilité de l’intrigue, lorsqu’il scénarise, donne presque l’impression d’un improvisation spontanée au fil du crayon.
La série Lupus en offre, à mon sens, un excellent exemple. Ici, Peeters est son propre scénariste. L’intrigue se situe dans un univers de SF qui est avant tout un décor, prétexte pour dessiner des animaux, des forêts, des lacs et des montagnes que l’on ne trouverait pas sur la Terre, et, avant tout, de dessiner l’espace, le vide intersidéral et les corps célestes informes qui le parcourent. Lupus, le héros, est conduit durant 4 tomes dans un voyage initiatique, sorte de passage à l’âge adulte comprenant une fuite sans but pour sauver la jeune fille fugueuse d’un riche industriel. Lupus ne veut pas de l’histoire dans laquelle on l’a placé : il ne sait jamais comment réagir et est davantage spectateur de sa propre histoire qu’acteur principal. Il se laisse porter, en compagnie du lecteur, par les évènements, bons ou mauvais, en se métamorphosant sans cesse (grande tignasse, barbe, cheveux ras), ne demandant, finalement, qu’un peu de calme autour de lui.
Ce refus de l’aventure donne lieu à un récit étrange, à une résolution de l’intrigue sans cesse repoussée, à laquelle est préférée la fuite et la tranquillité. Et c’est là que le dessin prend le dessus, comblant les étapes ne pouvant pas se résoudre. D’étranges formes à la limite de l’abstraction parsèment les cases : queues de comètes, forêts impénétrables, créatures spiralées mal identifiées, à quoi se mêlent encore les visions hallucinatoires du héros qui, pour s’enfuir hors de sa réalité, s’adonne à d’étranges drogues. Des pages entières sont ainsi occupées par les formes décoratives sorties d’un imaginaire n’existant pas par les mots, mais par le dessin.
Lorsque, réfugié dans une vieille station spatiale abandonnée, Lupus assiste à la génération spontanée d’une forme de vie mi-plante mi-animale, il s’en amuse plus qu’il s’en inquiète, et le mystérieux organisme envahit progressivement le vaisseau, avec ses excroissances végétales et ses insectes aux formes improbables. Cette scène symbolise presque la série dans son entier. Alors l’histoire s’achève sans véritablement s’achever ; l’intrigue se dissout dans les dernières cases qui ne sont plus que des images isolées, un code à déchiffrer.
Apaisement de l’image et onirisme
De cette prédominance du dessin vient la caractéristique principale des albums de Peeters, l’ambiance onirique qui s’en dégage, à la limite du surréalisme. L’art de Peeters se passe de mot et parvient ainsi à traduire la définition minimale de la bande dessinée : une histoire racontée au moyen d’images. L’image évocatrice devient omniprésente et signifie autant que les mots, dialogue ou monologue. Ainsi parvient-il à insérer au sein de Pilules bleues (récit autobiographique et donc proche de la réalité) certaines de ses obsessions animales : rhinocéros et mammouths ; mais aussi, et c’est là ce que j’admire le plus chez Peeters, des images gratuites qui n’ont d’autres buts que de rythmer le récit linéaire. Des images muettes, parfois couvertes par un simple monologue intérieur, mais qui, sans phylactère et dialogue, prennent un double valeur. Elles peuvent être comprises à la fin par la raison, pour le sens qu’elles apportent dans le récit (ainsi un repas entre amis est synthétisé par une vue des plats garnissant la table), et par la sensibilité, comme élément décoratif marquant une pause dans l’histoire. L’occasion pour le lecteur de passer du temps devant la case non pour comprendre le récit, mais juste pour en lire la beauté graphique. La recherche de l’apaisement est une des thématiques de Lupus, et cet apaisement passe par la contemplation gratuite de formes imaginaires.
L’image, non seulement devient langage, mais dépasse sa fonction sémantique vers un but esthétique, ce qui est, à mon sens, une des finalités possibles de la bande dessinée. Dans Laetitia n’existait pas, un de ses récits courts rassemblés dans Ruminations, Peeters raconte le morceau de vie d’une jeune fille par les seules photographies de son compagnon, témoin momentané. L’image est le premier moteur de cette relation et par là de l’histoire ; le narrateur ne pouvant en comprendre que la surface, les apparences.
La supériorité de l’image sur le mot est un des thèmes principaux de Pachyderme où les images surgissent de façon impromptue au sein d’une histoire décousue. Je regrette simplement l’utilisation de la couleur qui fait perdre la force évocatrice aux images ; je préfère Peeters dans le noir et blanc, qui permet de mieux saisir la précision de son trait. Mais Pachyderme reste puissant en tant qu’expérience onirique. Y chercher une histoire, un sens, n’est pas le principale intérêt. Il y a, certes, une intrigue : une femme suisse, la quarantaine, est pris dans un embouteillage en allant voir son mari à l’hôpital. Rejoignant l’établissement à pied, elle est confrontée à une suite d’images étranges et obsessionnelles (entre autres choses des foetus mauve, un espion au long nez, un porcher aveugle et tous les animaux de la création). Si la fin apporte une explication partielle, comprendre n’est pas l’essentiel chez Peeters : il faut avant tout ressentir, et se laisser porter par le dessin et les images.
Pour en savoir plus :
bibliographie sélective de Frederik Peeters :
Brendon Bellard, Atrabile, 1997
Fromage et confiture, Atrabile, 1997
Les miettes, Drozophile, 2001
Pilules bleues, Atrabile, 2001
Constellation, L’Association, 2003
Lupus, Atrabile, 2003-2006 (4 tomes)
Koma, Les Humanoïdes associés, 2003-2007 (5 tomes, scénario de Pierre Wazem)
RG, Gallimard, 2007-2008
Ruminations, Atrabile, 2008
Pachyderme, Gallimard, 2009
F. Peeters sur internet :
Son site : http://frederik.peeters.free.fr/
Son blog : http://portraitsaslivingdeads.blogspot.com/
Une intéressante interview réalisée en 2003 : http://www.sceneario.com/sceneario_interview_PEETE.html
Un article sur son dernier album : http://www.bodoi.info/magazine/2009-09-11/frederik-peeters-histoires-surnaturelles/21167