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Baruthon 12 : Fais péter les basses, Bruno !, Futuropolis, 2010

Nous voilà arrivé à la fin de notre marathon-Baru entamé en février dernier suite à l’annonce de la remise du Grand Prix du festival d’Angoulême à Baru. 12 mois pour 12 oeuvres patiemment lues et étudiées, qui, toutes ensemble, forgent la personnalité artistique de celui qui, dans deux semaines et pour quelques jours, présidera la 38e édition du FIBD. Je vous laisse consulter le site du Festival d’Angoulême pour toutes les informations concernant la manifestation (http://www.bdangouleme.com/). Quelques liens directs sur les articles directement consacrés à Baru : une interview en deux parties (partie 1, partie 2 et partie 3) ; la présentation de l’exposition « Le Rock à Baru », qui donnera lieu à un disque de trente-et-un titres de rock’n’roll pré-1960, spécialement choisis par Baru ; une vidéo de présentation du « président Baru ».

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé
Baruthon 11 : Pauvres Zhéros

Fantaisie nostalgique

A quelques mois du festival, Baru a sorti son dernier album, Fais péter les basses, Bruno !, chez Futuropolis. L’occasion, peut-être, pour de nombreux lecteurs de découvrir un auteur relativement discret et bien moins connu que les présidents l’ayant précédé (quoique la présence de Blutch l’année précédente relevait de la même volonté de mettre sur le devant de la scène de talentueux auteurs de l’ombre). Paradoxalement (je ne sais si l’album était prévu avant la nomination), Fais péter les basses, Bruno ! n’est pas représentatif du reste de l’oeuvre de Baru. Au contraire, il semble annoncer de nouveaux thèmes et l’auteur y emploie une esthétique qui s’écarte sensiblement du réalisme auquel il s’était contraint jusque là. Certes, il ne s’agit pas d’une révolution complète, et les grands thèmes « barusiens » sont tout autant présents. Mais l’impression que j’ai eu en lisant l’album était que l’obtention du Grand Prix, reconnaissance susceptible de marquer l’apogée d’une carrière, n’avait pas poussé Baru à cesser toute expérimentation. Cette capacité à mettre en danger son propre style, ses propres codes, à s’adresser à d’autres sphères culturelles, à se lancer des défis et à s’y tenir, que j’avais déjà pu déceler dans d’autres albums, est maintenu. Je ne vais pas reprendre ici une énumération fastidieuse, mais Baru avait déjà croisé son champ d’investigation initial, la fresque sociale, avec des genres très marqués comme la science-fiction (Bonne année) ou le récit d’enfance (Les années Spoutnik).
Même logique ici avec ce nouvel album qui est un étrange croisement entre l’univers classique de Baru et un genre bien spécifique : le polar à la française. D’autant plus spécifique que Fais péter les basses, Bruno ! se présente d’emblée comme un hommage à une période particulière du cinéma français, les années 1960-1970, dont l’oeuvre la plus emblèmatique est Les tontons flingueurs (1963). Cette période vit fleurir (peut-être jusqu’au Buffet froid de Bertrand Blier en 1979), des films de gangsters flirtant plus ou moins avec la parodie, parfois adaptés de romans policiers souvent tout à fait sérieux (Les tontons flingueurs, adapté de Grisbi or not Grisbi d’Albert Simonin), dans d’autres cas, des créations purement burlesques (Le Grand blond avec une chaussure noire d’Yves Robert relève encore de la même veine en 1972). Dans une logique de contrepied qui eut lieu selon les mêmes modalités et à la même époque dans le genre du western avec les westerns-spaghettis italiens, ces films hautement référentiels succédaient, voire se mélangeaient, à une période riche en polars (tout à fait sérieux et respectueusement classiques, cette fois : Touchez pas au grisbi en 1954 et Mélodie en sous-sol en 1963, pour ne donner que quelques exemples), en conservaient les codes narratifs et très souvent les acteurs (Jean Gabin et Lino Ventura surent ainsi jouer de l’image qu’ils s’étaient eux-mêmes forgés dans les années 1950), mais ajoutaient à l’intrigue des bons mots ou des situations loufoques, ou, très intelligemment, surjouaient des stéréotypes. Pour moi, les plus réussis de ces films restent ceux qui parviennent à être drôles sans trahir l’esprit initial du polar, apportant ainsi au spectateur une double satisfaction. Michel Audiard reste le dialoguiste symbolique de la période par le « parlé » qu’il avait imaginé, sorte d’argot poétique et percutant : s’il savait se montrer autant à l’aise dans des polars sérieux que dans des comédies, sa carrière de réalisateur reste un peu plus faible car trop répétitive à mon goût.

Dans l’album de Baru (rassurez-vous, Phylacterium est encore un blog sur la BD et pas sur le cinéma!), la référence se veut directe dès la page de garde où il est dit « cet album est un hommage à… suivant une liste de noms cryptés parmi lesquels on peut reconnaître Georges Lautner, Michel Audiard, Lino Ventura, Bernard Blier, et consorts : là où, dans les deux autres « hybridations » citées, il s’agissait surtout de s’approprier un genre, Baru choisit ici d’assumer franchement ses sources d’inspiration. D’ailleurs, l’album est franchement une comédie, alors que, jusque là, le rire n’était pas chez lui le moteur principal de l’intrigue. Ce qui ne veut pas dire pour autant que Baru se trahit lui-même, pour deux raisons. (trois en fait, car dans le fait, une première raison me saute inopinément aux yeux : Baru fait ce qu’il veut, et peut tout à fait aller à l’encontre de son propre univers s’il en a envie : les lecteurs grognons s’en plaindront, mais certains sauront apprécier) D’abord apparaît une logique de cycles. Il y a d’abord eu, de 1984 à 1990, un cycle ancré dans l’adolescence ouvrière et immigrée dans les années 1960. Puis, d’une façon relativement naturelle, Baru a commencé à se pencher sur le problème des banlieues dès 1995 pour s’en emparer plus franchement dans les années 1998-2006. En 2009, cependant, il a tenté une première incursion du côté du roman noir et du polar en adaptant Pauvres Zhéros de Pierre Pelot chez Casterman. Si ce premier essai a pu paraître circonstanciel, lié à un projet pour une collection, peut-être annonçait-il en réalité le début d’un cycle tourné vers l’univers du polar, sous ses formes les plus sombres comme les plus joyeuses. D’autant plus que, si l’on devient précis et que l’on jette un regard en arrière, Baru s’était déjà permis d’emprunter des éléments narratifs aux romans et aux films policiers, comme une manière d’installer une intrigue suivie et un suspens : dans L’autoroute du soleil survient une question de trafic de drogue qui voit intervenir la police, tandis que dans L’enragé, qui précède directement Pauvres Zhéros, l’histoire, faite de flash-backs, est racontée depuis un tribunal où le personnage principal est accusé de meurtre (et, pour le dénouement, le fil policier s’avèrera essentiel). Et puis, l’autre raison de l’absence de réelle trahison est dans l’intrigue de Fais péter les basses car… vous allez comprendre.

Une drôle d’hybridation : immigré barusien rencontre truands lautneriens

Revenons-en à l’intrigue. Ou plutôt aux intrigues. Car Fais péter les basses se compose de deux intrigues. L’intrigue policière d’abord : Zinedine, un jeune gangster tout juste sorti de prison contacte Fabio, ancien de la profession, désormais rangé des voitures, pour un dernier coup : un fourgon de la Brinks sans escorte, avec 7 ou 8 millions à la clé. Par esprit sportif plus que par l’appât du gain, Fabio accepte et remonte pour le casse son ancienne équipe : Paul et Gaby, le « Picasso des explosifs ». Comme le lecteur peut dès le départ sans douter, rien ne va se passer comme prévu et, de trahisons en quiproquo, les différents protagonistes vont se livrer à une lutte échevelée entre « vieux de la vieille » et « petits jeunots ». Difficile de ne pas y voir un hommage aux nombreux films où un vieux truand à la retraite reprend du service le temps d’un « dernier coup » (Gabin dans Mélodie en sous-sol, Ventura dans Les tontons flingueurs. Gabin a plus d’une fois endossé ce rôle.). Le scénario est construit comme une suite de rebondissements qui enchaînent les étapes narratives habituelles : réunion de l’équipe de part et d’autre, déroulement méthodique du « plan », course-poursuite derrière les millions qui passent de main en main. Baru fait preuve d’une forme d’érudition à l’égard du cinéma auquel il souhaite rendre hommage, multipliant non pas tant les allusions directes que les scènes clés reconnaissables par les amateurs du genre (quoique Fabio ait un petit air de Ventura…).
A cette première intrigue, la plus évidente et la plus classique, s’en ajoute une deuxième. Le lecteur suit le périple de Slimane, un jeune africain prodige du football, qui s’introduit illégalement en France avec l’espoir de devenir champion et finit, bon gré mal gré, par être mêlé au casse décrit plus haut et n’arrange pas les affaires des deux équipes en présence. Les lecteurs attentifs du blog auront reconnu des thématiques purement « barusiennes », s’ils me permettent le néologisme : le jeune sportif immigré (ou d’origine immigrée) tentant tant bien que mal de se faire une place en France (thématique de Le chemin de l’Amérique et de L’enragé). Alors bien sûr, dans un album de Baru classique, le destin de Slimane aurait été tout tracé : rencontrant petit à petit le succès, il aurait fini par être rattrapé par ses origines étrangères. Sauf que cette fois, Baru a choisi de surprendre, et le jeune Slimane ne connaîtra pas le même sort que Saïd Boudiaf ou Anton Witkoswsky. Pris dans une intrigue qui le dépasse, son sort n’est guère plus enviable car, là où les deux autres héros-sportifs étaient à amener à faire preuve de volontarisme et à exprimer leur talent, Slimane ne pourra compter que sur la chance et le hasard. Paradoxalement, et malgré la tonalité comique générale de l’album, les parties qui concernent le prodige immigré sont moins optimistes que ce à quoi Baru nous avait habitué.
Le croisement de deux intrigues est un défi difficile à mener et, dans Fais péter les basses, Bruno, une impression de décalage perturbe parfois la lecture ; l’impression que les deux intrigues ne sont pas parfaitement imbriquées mais simplement juxtaposées. Ce sera là ma principale réserve par rapport au dernier album de Baru : mener de front deux propos (qui plus est un propos léger et un plus grave) n’est pas sans risques et, dans le cas présent, l’aventure de Slimane m’a semblé souffrir de quelques interférences.

Baru l’expérimentateur entreprend aussi, par rapport à ses albums précédents, deux évolutions esthétiques qui se justifient clairement par le statut « d’hommage » : pastichant les polars-comédies à la française, nous le surprenons à travailler sur l’humour et les stéréotypes.
L’humour n’est bien sûr rarement loin chez Baru. Mais souvent est-il disséminé par petites touches, contrepoint à un propos plus grave et plus profond. Ici, Baru n’hésite pas à utiliser de grosses ficelles de comédie : des situations rocambolesques, des quiproquos absurdes, des personnages d’idiots accomplis. Le comparse de Zinedine, José, est un véritable imbécile dont le rôle principal dans l’histoire est de faire échouer, par négligence, les plans bien huilés de son patron (il fait parfois penser à Jean Lefebvre dans Les tontons flingueurs). C’est sur le plan de l’utilisation de stéréotypes que Baru innove le plus. J’entends par « stéréotypes » l’emploi de personnages dont le caractère apparaît d’emblée au lecteur, entier et peu sujet au changement, en référence à des codes propres à certains genres, ou à d’autres oeuvres. Dans ses précédents albums, par une forme de tension vers le réalisme, il préférait les personnages tout en nuance : ni vraiment bon, ni vraiment méchant, ni vraiment sympathique, ni vraiment antipathique. A ce titre, les différents protagonistes de L’enragé avaient tous leur face noire. Avec Pauvres Zhéros, Baru avait été contraint (par le scénario), de manier ce même type de stéréotypes du roman noir : la brute, l’idiot, le politicien véreux. Ici, les stéréotypes, comme hommage, sont franchement assumés et chacun des personnages (ils sont présentés sur la couverture) correspond à un « type » cinématographique : le vieux beau, le jeune impulsif et sans moralité, l’idiot innocent, le gorille silencieux… Le seul qui échappe à cette règle est Slimane, peut-être justement parce que lui vient de l’univers de Baru. Les autres personnages sont comme directement importés (non sans quelques adaptations) de la source première de l’auteur.
Au final, Fais péter les basses, Bruno ! ressemble à une joyeuse fantaisie nostalgique, légère et bourrée de références, dans laquelle Baru s’amuse, lui aussi, à étonner son lecteur.

2010, année Baru ?

Fais péter les basses Bruno marque la fin d’une année 2010 qui aura été « l’année Baru », certes avec une certaine discretion caractéristique à cet auteur, mais non sans quelques moments forts (le plus fort étant encore à venir : sa présidence du festival d’Angoulême).

Il fallait s’attendre, après l’annonce du Grand Prix 2010, à un phénomène éditorial autour de Baru. On n’oubliera pas que le parcours éditorial de Baru se caractérise, en 25 ans de carrière, par des changements fréquents d’éditeurs ; ainsi est-il passé successivement entre les mains de Dargaud, Futuropolis période Robial, Albin Michel/L’Echo des savanes, Casterman, Dupuis. Fais péter les basses, Bruno n’est pas, en apparence, son premier album sous le nom de « Futuropolis », mais c’est en revanche sa première collaboration pour un album long avec le « nouveau Futuropolis » tel que relancé par l’alliance Gallimard/Soleil Productions depuis 2004 (il avait aussi participé, pour une histoire courte, au recueil Le jour où…). Avant 2010, les albums de Baru avaient été successivement réédités au fil de ses changements d’éditeurs : j’en veux pour exemple Quéquette blues, son premier album, qui a connu trois éditions différentes au fil des décennies : Dargaud (1984), Albin Michel (1991), Casterman (2005). Dans les années 2000, les rééditions de l’oeuvre de Baru étaient surtout l’affaire de Casterman avec qui il travaille depuis le début des années 1990. Récemment, la maison belge avait réédité, sous la forme d’intégrale, L’Autoroute du soleil (2008), le recueil Noir (2009), Les Années Spoutnik (2009) ; courant 2010, après le FIBD, elle avait ajouté à son catalogue une réédition du Chemin de l’Amérique (qui, en effet, manquait), devenant ainsi la maison d’édition la plus complète sur l’oeuvre de Baru.
Que pouvait-il rester à d’autres éditeurs ? Comme on pouvait le prévoir, 2010 a vu se réveiller d’autres éditeurs que Casterman. Ce qui, finalement, est loin d’être un mal puisqu’à la veille de son festival, l’intégralité de son oeuvre est disponible dans des rééditions de moins de deux ans, à trois exceptions prêts : La communion du Mino (Futuropolis, 1986), Cours camarade (paru à l’origine chez Albin Michel en 1988) et Sur la route encore (paru à l’origine chez Casterman en 1997). Il ne s’agit pas là des trois oeuvres les plus importantes de Baru, et le statut de « brouillon de L’Autoroute du soleil » attaché à Cours camarade peut expliquer l’absence de rééditions. Quels éditeurs en 2010, donc ? Dupuis a naturellement réédité dans une intégrale L’enragé qui figurait déjà à son catalogue, dans la collection Aire Libre. Futuropolis nouvelle version est également allé fouiller dans le catalogue de l’ancien Futuropolis pour ressortir Vive la classe (et pas La communion du Mino, étrangement). La nouvelle version de Vive la classe a été, nous annonce-t-on sur le site « revue et corrigée » par Baru. Je n’ai pas pu comparer les deux versions, mais d’après les extraits diffusés, un travail de mise en couleur intéressant a été effectué. Enfin, dernière salve de rééditions, celle des Rêveurs, qui a commencé dès avant le FIBD 2010 puisque fin 2009 paraissait La piscine de Micheville. Ces derniers mois est sorti un plus ambitieux coffret intitulé Villerupt 1966 qui réunit intelligemment Quéquette blues, La piscine de Micheville et Vive la classe, plus le documentaire Génération Baru dont je vais vous parler plus loin. La petite maison d’édition cofondée en 1997 par Nicolas Lebedel et Manu Larcenet (petite au sens où son catalogue reste assez réduit malgré ses presque quinze ans d’existence) a misé sur le thématique plutôt que sur une réédition purement circonstancielle. Le coffret rassemble en effet trois albums du premier « cycle » narratif de Baru, celui dans lequel il s’inspire de son adolescence dans une cité ouvrière lorraine, dans les années 1960. Le coffret Villerupt 1966 offre ainsi une cohérence thématique forte, une vision retrospective du monde ouvrier, qui se présente bien comme une fiction, et non comme du documentaire. Avec le recul, on se rend compte que cette première période de la carrière de Baru (1984-1987) dans laquelle son art narratif était encore en perfectionnement, et son style gardait encore une puissance expressionniste qu’il s’est attaché à retenir davantage par la suite, a donné naissance à la partie la plus crûment personnelle de son oeuvre. Le choix des Rêveurs n’est pas sans résonance politique, et nous verrons comment le FIBD 2011 gère cette caractéristique de Baru qui n’a jamais hésité à exprimer son respect de l’idéal social communiste : évoquer en 2010 le monde ouvrier des années 1960 (qui entame à cette date un long déclin tant matériel que politique), c’est faire revivre une culture passée, mais qu’on aurait tort de ne considérer que comme un archaïsme dépassé dont il n’y a plus rien à apprendre.

Mais il me semble déjà que l’une des expos du FIBD 2011 s’intitule cryptiquement DLDDLT (Debout les Damnés De la Terre), et qu’elle s’accompagnera d’une statute de Lénine. Baru nous rappelle ici qu’une partie de la culture ouvrière (au moins « sa » culture ouvrière) s’enracine dans l’idéologie communiste. De même que José Munoz avait tenu, en 2008, à ne pas centrer l’exposition « Grand prix » sur lui-même mais sur l’Argentine, Baru fait le choix de présenter le monde ouvrier (je me fie ici à la description donnée sur le site du FIBD). La mise en scène sociale aura donc pleinement sa place et on n’en attendait pas moins de Baru. En espérant qu’aucun oiseau de mauvais augure ne viennent sériner que la bande dessinée n’a pas à s’occuper de politique. Mais j’espère que le débat est depuis longtemps trancher.

Les deux derniers choix de Grand Prix, en 2009 et 2010, semblent s’être basés sur des critères d’exigences : Blutch et Baru sont deux auteurs « à contre-courant » au sens où ils restent assez peu connu du grand public. L’expo Blutch avait permis de rapprocher bande dessinée et art plastique ; le festival-Baru sera placé sous des augures politiques, et ce malgré le fait que le FIBD reste le plus grand marché de bande dessinée de France et que la dimension commercial du médium prévaut largement dans la représentation qui en est faite. Un semble d’équilibre est ici recherché. Baru comme Blutch bénéficient (me semble-t-il), d’une forte reconnaissance de leur pairs pour leur choix radicaux. Baru a enseigné aux Beaux-Arts de Metz le dessin (et non la bande dessinée, lui-même insiste sur ce point) jusqu’en 2010. Dans son cas, l’évidence s’impose d’autant plus qu’il est désormais parmi les auteurs les plus primés du festival d’Angoulême (dont le jury est composé par d’autres auteurs, si je ne m’abuse). Petit rappel : il reçoit dès 1985 le prix du premier album pour Quéquette blues. Puis, ce sera deux Alph-Art du meilleur album, collectif en 1991 (avec Jean-Marc Thévenet pour Le chemin de l’Amérique) et en solo en 1996 (pour L’Autoroute du soleil). Au FIBD 2010 était présenté un documentaire intitulé Génération Baru, réalisé par Jean-Luc Muller et présenté à l’origine au festival du film italien de Villerupt (en Lorraine, région natale de Baru). Et puis le Grand Prix en 2010 est venu confirmer cette reconnaissance.
On peut donc dire que la nomination comme Grand Prix en 2010 a eu l’effet qui était, je le suppute, attendu : donner au public les moyens de découvrir un auteur mal connu mais respecté et admiré par le reste de la profession pour son oeuvre rigoureuse au moyen de multiples rééditions et expositions. J’ignore si cette « année Baru » aura eu un quelconque impact sur les ventes d’album et la notoriété du dessinateur que nous avons accompagné le temps d’un Baruthon. Si elle a marqué l’apogée du carrière, espérons secrètement qu’à 64 ans, Baru réalise encore d’excellents albums.

Pour en savoir plus :

Fais péter les basses, Bruno !, Futuropolis, 2010
Site de Futuropolis sur la réédition de Vive la classe
Site des Rêveurs sur Villerupt 1966
Présentation du documentaire Génération Baru de Jean-Luc Muller, avec quelques extraits
Présentation de l’expo DLDDLT au FIBD 2011

Baruthon 11 : Pauvres Zhéros, Casterman, 2008 (d’après Pierre Pelot)

Pour l’avant-dernier épisode de ce Baruthon, un petit détour par le dernier album de Baru avant sa nomination en tant que Grand Prix du FIBD 2010 : l’adaptation en bande dessinée du roman noir de Pierre Pelot Pauvres Zhéros au sein de la collection Rivages/Casterman/Noir. L’occasion d’aborder rapidement le rapport intéressant de Baru à la littérature.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé


Rivages/Casterman/Noir : une collection


Commençons, comme toujours, par une brève évocation de la collection dans laquelle se situe Pauvres Zhéros. Nous avions déjà vu Baru, avec L’Enragé, pénétrer une des collections contemporaines à vocation littéraire de l’édition belge, la fameuse collection Aire Libre de Dupuis. Pauvres Zhéros est un album de la collection Rivages/Casterman/Noir lancée en 2008. Pour mémoire, Aire Libre date de 1988 : dans les décennies 1990 et 2000, nous sommes bien dans le contexte de reconversion des éditeurs belges vers la bande dessinée adulte. La double spécificité de Casterman est que d’une part cette reconversion a commencé dès 1978 avec (A Suivre) (et nous avons eu l’occasion d’y croiser Baru à plusieurs reprises) et que d’autre part elle se fait selon une rhétorique esthétique et commerciale spécifique : le rapprochement avec la littérature (on se souvient des « roman » à suivre). La formule marche d’autant mieux en cette fin des années 2000 que le concept de « roman graphique » a été importé à merveille des Etats-Unis, même s’il a, chez nous, beaucoup moins de sens que le graphic novel peut en avoir dans un univers anglo-saxon dominé par les comic strips et comic books. En France et en Belgique, le format album, puis sa évolution vers la « densité romanesque » (c’est-à-dire sortant du format 48 CC) n’a pas attendu l’invention d’un supposé et pompeux « roman graphique » pour émerger. Il n’y a pas, comme aux Etats-Unis, de véritable rupture au sein du système commercial.
Revenons-en à Rivages/Casterman/Noir. Il s’agit, après les « romans (A Suivre) » et la collection Ecritures d’une nouvelle tentative de faire naître des oeuvres d’un dialogue entre bande dessinée et roman. Mais l’initiative n’en revient pas uniquement à Casterman qui vient ici se greffer sur un projet né dans l’édition littéraire. A l’origine se trouve la collection Rivages/Noir fondée par François Guérif en 1986 au sein de la maison d’édition Rivages (1984). Si cette dernière, tenue par Edouard de Andréis, est d’abord généraliste, sa collection Rivages/Noir devient très vite une des principales collections de romans policier, en particulier de « romans noirs » qui connaissent alors un important développement, en France et aux Etats-Unis. Rivages/Noir fait notamment connaître en France James Ellroy et lance notamment Hugues Pagan. Rivages s’inspire ici en partie de Gallimard qui, depuis 1945, a connu plusieurs succès dans cette déclinaison du polar grâce à sa collection Série Noire : faire découvrir des auteurs étrangers et lancer des auteurs français.
En 1991, Rivages est racheté par Payot qui devient alors Payot & Rivages. La collection Rivages/Noir survit à cette fusion et continue de jouer un rôle important dans le domaine du roman noir. En 2008, l’association entre Payot & Rivages et Casterman donne naissance à la collection Rivages/Casterman/Noir. Difficile de ne pas inscrire ce rapprochement dans le cadre de l’intérêt nouveau que les maisons d’édition traditionnelle portent à la bande dessinée depuis deux décennies. Le constat est parlant : dans le secteur de l’édition, la bande dessinée est une des rares branches (avec la littérature pour la jeunesse) à parvenir à éviter la crise. En d’autres termes, la bande dessinée fait vendre, et ce n’est pas par hasard si Hachette a racheté récemment les droits d’Astérix pour se relancer dans l’édition de bande dessinée grand public.
Les ambitions affirmées par la collection Rivages/Casterman/Noir vont au-delà du seul enjeu commercial. Voyons ce qui est dit : « Rivages/Casterman/Noir a pour ambition de réunir les meilleures dessinateurs et adaptateurs pour des oeuvres choisies, en fonction, bien sûr, de leur impact visuel. ». Il s’agit de donner une seconde vie aux romans Rivages/Noir en les faisant adapter en bande dessinée par des dessinateurs connus : la vente se fait tantôt sur le nom du dessinateur (pour les amateurs de bande dessinée), tantôt sur le nom du romancier (pour les amateurs de polar). Le rapprochement BD/polar obéit aussi à la proximité vue comme naturelle entre les lecteurs de ces deux types d’ouvrages (littérature de genre et bande dessinée ont souvent, dans l’imaginaire collectif, le même lectorat). Moins prosaïquement, Casterman parvient à nouer des relations nouvelles, plus saines, entre bande dessinée et littérature, du moins lorsque l’adaptation est réussie et n’est pas qu’une simple « retranscription graphique » du roman. Toute adaptation de romans en bande dessinée est un véritable défi esthétique pour le dessinateur qui doit jongler entre l’esprit de l’oeuvre originale et son propre style. Parmi les premiers titres, on note Pierre qui roule de Donald Westlake par Lax, Shutter Island de Denis Lehane par Christian De Metter et le Pauvres Zhéros de Pierre Pelot par Baru. Parfois, un « adaptateur » intervient entre l’oeuvre et le dessinateur, comme Matz pour l’adaptation de Nuit de fureur de Jim Thompson par Miles Hyman. On va voir comment Baru s’en sort, lui qui se fait à la fois adaptateur et dessinateur…

Baru Noir

Avec Pauvres zhéros, Baru se risque, pour la deuxième fois de sa carrière, à suivre le scénario d’un autre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. La première fois, il s’agissait du Chemin de l’Amérique qu’il avait réalisé en collaboration avec Jean-Marc Thévenet. Ici, l’exercice est plus difficile puisque Baru reste son propre scénariste, mais prend pour base un roman de Pierre Pelot. Le résultat est en effet étonnant : on sent bien que l’histoire n’est pas 100% Baru, mais il parvient tout de même à insérer sa propre écriture derrière celle de Pelot, et à s’insérer en partie dans la logique du roman noir.
Quelques mots sur Pierre Pelot avant d’en revenir à Baru. Il est originaire de l’Est de la France, comme notre dessinateur, et commence sa carrière de romancier dans les années 1960. A cette époque, il tente aussi de percer dans la bande dessinée mais ne poursuit pas dans cette direction. Il va préferer se consacrer à la littérature dite de « genre », dans toute sa variété, puisque, débutant par des westerns en 1965 avec La Piste du Dakota (rappelons ici que ce genre est justement très en vogue dans la bande dessinée à cette époque !), il s’intéresse également au polar (Du plomb dans la neige, 1974), au roman régionaliste et fantastique (La Peau de l’orage, 1973), à la science-fiction (Parabellum Tango, 1980), et au roman historique (C’est ainsi que les hommes vivent, 2003). Pelot lui-même, toutefois, dit ne pas réfléchir en terme de genres quand il écrit, et son style intègre en effet souvent plusieurs dimensions romanesques, loin d’une conception contraignante du genre littéraire. Quant à Pauvres Zhéros, il est publié pour la première fois chez les éditions Fleuve Noir en 1982. A cette époque, le « néo-polar », formule lancée par Jean-Patrick Manchette (écrivain et critique du genre), connaît une vogue importante en France et permet de renouveler l’inspiration du roman policier français en y ajoutant une dimension sociale et pessimiste, justement d’après le modèle du roman noir américain. C’est à ce courant qu’il faut rattacher Pauvres Zhéros. Repris en bande dessinée vingt ans après, l’album possède une dimension nostalgique : le souvenir de l’âge d’or du roman noir français. D’après l’interview donnée par Pierre Pelot sur le site de Casterman, l’album résulte de la rencontre entre les deux auteurs autant que d’un choix d’éditeur.

Outre la proximité géographique entre Pelot et Baru, les histoires de Baru ne sont pas sans liens avec l’univers du roman noir. Le rapport le plus évident est la dimension sociale. Le roman noir se distingue en effet du roman policier classique par sa référence directe aux inégalités sociales, par sa critique politique explicite, et par le goût du fait divers qui est souvent le point de départ du roman. C’est avec cette ambition de privilégier le rapport à la réalité plutôt que l’intrigue et l’énigme policière que le genre émerge dans les années 1920 aux Etats-Unis, puis qu’il se redéploie cinquante ans après en France à travers les romans de Manchette, entre autres oeuvres. L’oeuvre de Baru contient elle aussi une forte dimension sociale : les héros de Baru sont des « sans-grades » chez qui l’héroïsme n’est pas inné mais vient d’une volonté de dépasser leur condition. L’utilisation des codes du genre policier rapproche aussi Baru du roman noir : l’intrigue policière est utilisée chez lui comme un moyen d’introduire un suspens, de gérer les rebondissements, mais sans être la fin en soi de l’histoire qui dépasse le simple code à briser (modèle du roman policier tel qu’on peut le trouver chez Maurice Leblanc ou Agatha Christie). A titre d’exemple, on se souviendra de la manière dont l’enquête judiciaire de L’Enragé est un pretexte pour raconter l’ascension et la chute du boxeur. Baru s’est toujours attaché à représenter les relations sociales des classes défavorisées, même dans ce qu’elles ont de plus sordides et violentes.
Dans Pauvres Zhéros, l’appel du social fonctionne très bien : l’idée du roman vint à Pelot en passant devant un orphelinat de campagne. Sans être une dénonciation des orphelinats, le roman (devenu BD) se présente comme rien de plus qu’un sordide faits divers : une jeune employée de l’orphelinat laisse s’enfuir l’un des enfants dont elle a la garde, enfant qui se trouve être un mongolien. Pelot imagine ainsi un monde clos et ses personnages tous plus inquiétants les uns que les autres : le fou du village qui croit aux extraterrestres, un feignant incapable et lâche, un directeur d’orphelinat qui joue les notables, un ancien pensionnaire de l’établissement cherchant la première occasion pour se venger. Les recherches mobilisent le village mais laissent rapidement jaillir une violence triste et tragique, jusqu’à l’explosion finale. S’attaquer à ce texte « étranger » permet à Baru d’abandonner ses propres codes narratifs : pas de récit d’apprentissage, pas de road-movie, pas de rebondissements imprévus mais plutôt un enchaînement de faits de plus en plus glauques à mesure que la vérité sur la disparition du petit mongolien se laisse découvrir. Surtout, la grande différence avec les autres albums de Baru est la noirceur. Le point commun de la plupart des récits de Baru était leur incroyable optimisme : même dans des récits très sombres (je pense par exemple à Bonne année), les héros trouvaient toujours le moyen de s’en sortir ou d’en rire, ou bien un épilogue débouchait finalement sur une fin heureuse malgré la situation catastrophique dans laquelle Baru avait mis ses personnages. C’est peut-être là ce qui surprend le plus dans Pauvres Zhéros (et c’est là que Baru s’est le mieux plié aux codes du roman noir) : on n’y trouve pas la moindre trace d’optimisme. Quand le pauvre Anastase Brémont décide d’aider la police, il est pris pour ce qu’il est et ce qu’il restera pour toujours : le bon-à-rien du village qui n’a pas les moyens de ses envies d’altruisme. Si Baru nous avait habitué à mettre en avant chez ses personnages la bonté, le sens de l’honneur, la persévérance, il respecte cette fois un monde où l’homme est soit mauvais, soit lâche, voire les deux. Et tout le village devient coupable de la disparition du pauvre garçon.
Au passage, l’univers du roman noir offre à Baru l’occasion de revenir à un style moins sage, plus proche de celui de ses débuts. Au moins depuis L’autoroute du soleil, son style expressionniste s’était assagi. Est-ce le côté extrême du roman noir qui le pousse à renouer avec un goût pour l’exagération graphique ? La première scène donne en tout cas le ton dans ce sens. Chaque personnage est une caricature qui indique instantanément au lecteur son caractère. Certes, on est loin de certains scènes de Cours camarade, sans doute l’album où Baru poussait le plus loin l’outrance. J’ai parfois regretté, durant ma lecture, que Baru ne joue pas davantage sur ce ressort graphique. Mais on sent dans son style un véritable plaisir à trouver des trognes reflétant au mieux les exigences de l’histoire, ou à jouer sur les gros plans pour mieux faire ressentir la colère, l’effroi, le désespoir.

Le terme d’adaptation s’applique très bien à Pauvres Zhéros : ce n’est ni vraiment un roman de Pelot, ni vraiment un album de Baru, mais plutôt une expérience de la part du dessinateur pour se frotter à un univers et à des codes qui ne sont pas les siens.

Baru et le roman noir

L’évocation de Pauvres Zhéros est aussi pour moi l’occasion de rappeler qu’il ne s’agit pas du premier contact de Baru avec l’univers de la littérature. D’autres passerelles existe entre le roman noir et la bande dessinée que Baru a su emprunter.
En 2000, il participe au lancement d’une collection de romans noirs illustrés par les éditions Liber Niger. Il y publie Comme jeu, des sentiers en collaboration avec Jean-Bernard Pouy, autre grand nom du roman noir des années 1980, créateur de la collection Le Poulpe (qui a elle aussi débouchée sur une adaptation en bande dessinée). Puis, toujours dans la même collection, il publie en 2004 New York, 100e rue Est avec Jean Vautrin qui a lui aussi commencé par le polar dans les années 1970. Ces deux romans s’inscrivent dans la période « banlieue » de Baru qui commence avec L’autoroute du soleil et se déploie à merveille avec Bonne année et L’Enragé. Comme jeu, des sentiers raconte en effet l’enquête d’un jeune « médiateur » de banlieue dans la cité des écrivains. Il porte sur la banlieue un regard désabusé qui n’est toutefois pas aussi glauque que la campagne de Pauvres Zhéros. Retrouver Baru comme dessinateur-illustrateur, c’est aussi une manière de découvrir une autre facette de son talent de dessinateur, de mettre en avant des décors d’habitude masquée par l’action, du moins pour qui lit trop vite Quéquette blues, L’autoroute du soleil ou Bonne année. Ce sont des instantanés pleine page de la banlieue qu’il s’amuse à peindre, propres à nous rendre une ambiance grise. La rencontre Pouy/Baru pourrait d’ailleurs mettre en perspective la vision de la banlieue chez Baru (et je regrette de n’avoir découvert cet album que maintenant !).
L’ambition artistique me paraît, dans ce projet, plus intéressante que dans la collection Rivages/Casterman/Noir. D’abord parce que l’oeuvre est originale et non une réédition adaptée, plutôt une vraie collaboration entre un écrivain et un dessinateur. Ensuite, il ne s’agit pas simplement de mettre en images un texte, mais de faire dialoguer texte et images vers un objet éditorial original et qui a tendance à disparaître, du moins dans la littérature pour adultes : le roman illustré. Par roman illustré, les éditions Liber Niger entendent un livre où une vraie place est laissée au dessinateur qui n’est pas simple illustrateur mais co-auteur à part entière. Il est dommage que cette initiative ait eu moins d’échos et de suite que celle de Casterman, certes intéressante, mais qui est davantage une transformation de la littérature en bande dessinée plutôt qu’un véritable échange entre deux modes d’expression. Pauvres Zhéros reste simplement une bande dessinée de conception relativement traditionnelle, tandis que Comme jeu, des sentiers dépasse toute définition.

Pour en savoir plus :
Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Fleuve Noir, 1982
Baru d’après Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Casterman, 2008
Jean-Bernard Pouy et Baru, Comme jeu, des sentiers, Liber Niger, 2000
Le site officiel de Pierre Pelot : http://www.pierre-pelot.fr/
Bibliographie complète et documentée de Pierre Pelot sur Ecrivosges.com
Une interview de Pelot sur le site de Casterman
Le site des éditions Liber Niger
Une lecture de Comme jeu, des sentiers sur le blog Mitchul

Baruthon 10 : L’enragé, Dupuis, 2004-2006

Avec la parution en 2004 de L’enragé chez Dupuis, dans la collection Aire Libre, Baru renoue avec un récit dense et de longue haleine, comme avait pu l’être L’autoroute du Soleil en 1995. Les 140 pages de ce nouveau récit, publiées en deux volumes, interviennent après une phase (1995-2004) plus expérimentale. L’enragé marque le lecteur parce qu’il est un récit de grande ampleur, tant esthétiquement que dans le discours qu’il porte sur notre société actuelle, préoccupation centrale de l’oeuvre de Baru. Mais là où, dans L’autoroute du soleil, primait le jeu narratif de la course-poursuite et de la quête sans but, motif présent chez lui dès les débuts, L’enragé contient un discours plus construit, plus nuancé également, et une structure moins linéaire. Au plaisir de lire une belle histoire vient s’ajouter l’invitation à réfléchir à la France du XXIe siècle.

Remarque liminaire : comme on était en droit de s’y attendre après sa nomination comme Grand Prix du FIBD d’Angoulême 2010, l’année 2010 a été riche en rééditions pour Baru. A titre indicatif, je signale pour ce trimestre la réédition par Dupuis, en un seul volume, de L’enragé dont je vous parle aujourd’hui, et l’activité de la maison d’édition les Rêveurs qui ont réédité La piscine de Micheville en début d’année et qui insistent en ce mois de novembre avec un Villerupt 66 qui réunit quelques uns des premiers albums de Baru liés au cycle de la jeunesse ouvrière dans les années 1960. J’y reviendrais en janvier.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik

Le chemin parcouru : L’enragé comme aboutissement

Je vous ai martelé tout au long de ce Baruthon la cohérence de l’oeuvre de Baru : cohérence esthétique, évidemment (du moins à partir du moment où son trait se stabilise dans les années 1990), mais surtout cohérence des thèmes, puisque chaque oeuvre est comme une nouvelle déclinaison d’obsessions identiques. L’enragé n’échappe à la règle, et peut-être encore moins que les autres. A mon sens, il est plus « classique » que les albums qui le précèdent immédiatement dans la chronologie de la carrière de l’auteur : ils se proposaient comme des exercices de style. Exercice de narration à plusieurs voix pour Sur la route encore, incursion dans le genre de l’anticipation pour Bonne année et Avoir vingt ans en l’an 2000, référence au et appropriation du récit d’enfance dans Les Années Spoutnik. Il marque au retour au récit de formation dont Baru s’était fait la spécialité dès ses débuts dans Pilote.
La proximité avec les albums précédents se lit bien évidemment dans l’intrigue principale, qui s’inspire du Chemin de l’Amérique, paru plus de dix ans auparavant. L’histoire est celle d’Anton Witkowsky, jeune fils d’immigrés polonais vivant dans une cité de la banlieue parisienne. Elève turbulent, il n’a qu’un seul désir, attisé par de petits succès à l’échelle de son quartier : devenir boxeur professionnel. Que son père le lui interdise a bien peu d’effet ; il accomplit son rêve, devient champion d’Europe, et va défier les grands champions américains. Habité par une rage de réussir insupportable, que l’on comprend comme une tentative de sortir de la condition sociale initiale de sa famille, Anton Witkowsky doit cependant affronter de multiples écueils : l’ivresse de la gloire, les pièges dressés par ses adversaires et le mépris de son père et de son ami d’enfance, Mohamed Meddadi, devenu journaliste à L’Equipe. Pour mémoire, Le chemin de l’Amérique raconte aussi l’ascension d’un jeune boxeur, français d’Algérie rattrapé par la guerre d’indépendance de 1954-1962. Si la trame et surtout le caractère des deux personnages sont différents, le point de départ est le même : l’élévation sociale par la boxe et le poids de la condition sociale dans un destin individuel. Le parallèle entre les deux albums peut nous enseigner encore beaucoup sur l’évolution de l’oeuvre de Baru, j’y reviendrais.
Cette construction, au sein de son oeuvre, d’un parallèlisme entre d’un côté l’immigration dans son rapport à la culture des années 1950-1960, particulièrement ouvrière, (Le chemin de l’Amérique) et de l’autre l’immigration dans son rapport à la culture des banlieues des années 1990-2000 (L’enragé) est un acquis de la phase de transition (1995-2002) qui sépare L’autoroute du soleil (se rappeler de la première scène où on assiste à la fin du vieux monde ouvrier) de L’enragé. Après que Baru ait consacré la première partie de sa carrière (1983-1994) à l’évocation de la jeunesse ouvrière et des décennies dites des « Trente Glorieuses », il commence à s’intéresser à la banlieue dès L’autoroute du soleil, puisque les deux héros visitent, le temps d’une émeute, la banlieue lyonnaise. Par la suite, Bonne année vient confirmer que la banlieue HLM, faite barres d’immeuble et souvent traitée dans les médias ou par les hommes politiques comme une France à part où l’insécurité et le chomage règnent sans espoir de renouveau, est le nouveau paysage de prédilection de Baru. En ce sens, Baru rappelle à ses lecteurs que du monde ouvrier historique aux banlieues pauvres modernes se dessine l’histoire des immigrés en France, réduits à la marge économique, sociale et désormais spatiale. Les problématiques d’exclusion, de précarité, de culture exclusive sont les mêmes d’un espace à l’autre et d’une époque à l’autre. Si Baru s’intéresse plus volontiers à la jeunesse de cette culture immigrée (ceux que l’on appelle souvent la « seconde génération ») et non à leurs aînés arrivés en France, c’est pour décrire son aspiration profonde à justement sortir d’une condition originelle insupportable. C’est cette histoire que raconte L’enragé, et sans doute est-elle plus que jamais à méditer. De témoin d’une époque passée qu’il était à ses débuts, Baru en est venu à nous confronter à l’actualité la plus brûlante.

Actualité et « effet de réel »

Chez Baru sont essentiels les « effets de réel » qui rendent l’histoire non seulement vraisemblable, mais crédible par rapport à la réalité du monde. Dans L’enragé, le rapport au réel semble de plus en plus assumé. Dans les albums précédents, les allusions à l’actualité ou à des problématiques politiques ou sociales étaient périphériques par rapport à l’intrigue principale, ou traitées de manière détournées. Dans Bonne année, la transposition dans un univers d’anticipation permettaient de traiter la getthoisation des banlieues : il décrivait alors un réveillon 2010 de fiction où la France était gouvernée par un président ressemblant fort à Jean-Marie Le Pen. Mais le nom du leader du Front National n’était pas mentionné (même si son portrait suffisait à le reconnaître). Cette fois, le traitement du réel est frontal : l’aventure d’Anton Witowski se déroule bien de nos jours, et parfois même au jour le jour.
Par où passent les effets de réel dont Baru s’est rendu maître ? On retrouve bien sûr certains tics d’écriture déjà présents dans d’autres albums, en particulier dans Le chemin de l’Amérique, frère aîné de L’enragé. Je les rappelle, mais les fidèles lecteurs du Baruthon doivent finir par les connaître. Je précise tout de même que, dans L’enragé, ces procédés sont démultipliés, comme s’ils étaient, là encore, davantage assumés. Baru inclut dans l’histoire des articles de journaux (l’un de ses personnages, Mohamed Meddadi est opportunément journaliste), « dessine » des photographies et invente de fausses couvertures de magazines (Rolling Stone, Inrockuptibles, Voici : il parvient à saisir l’esprit de chacun de ces titres). On retiendra celle qui s’inspire d’un portrait de Phil Spector par Guy Pellaert ; par respect pour sa source ou par instruire son lecteur, Baru précise la provenance réelle de l’image.
Et puis, il y a la sensibilité de Baru à l’actualité la plus brûlante. Il explique souvent que ces albums partent d’un ressenti face à un fait de société ou à un événement qui le touche et sur lequel il souhaite s’exprimer. L’effet de réel est tel que la réalité dépase bien souvent la fiction. On ne peut s’empêcher d’être étonné par l’épilogue dans lequel des émeutes se produisent suite à une descente des jeunes de banlieue sur la capitale (ces émeutes fictives sont censées avoir lieu durant l’été 2005). Le second tome de L’enragé paraît au printemps 2006, soit quelques mois après les émeutes de l’automne 2005 survenues après la mort de deux jeunes de Clichy-sous-Bois poursuivis par la police. Les fausses couvertures de journaux imaginées par Baru sont très proches de celles qui paraissent alors, montrant de nombreuses voitures retournées et brûlées. Les résonances entre la fiction et la réalité, quoique frappantes au vu de la concomitance entre la parution de l’album et les émeutes de 2005, ne sont pas si étonnantes. Baru a répondu dans une interview donnée à actuabd qu’il a commencé à concevoir l’intrigue au milieu des années 1990 (ce qui exclut les émeutes de 2005) et que des crises comparables aux émeutes de 2005 avaient pu lui servir de sources d’inspiration (pour mémoire, des émeutes de même type eurent lieu à Vénissieux en 1981 ou à Vaulx-en-Velin en 1990). Et il ajoute : « Il ne fallait pas être devin pour savoir, qu’un jour ou l’autre, cela allait à nouveau péter. Je n’ai rien inventé. ».
Quoi qu’il en soit, les émeutes de 2005 ont en quelque sorte prouvé l’exactitude du propos que Baru tient sur les banlieues, par des fictions, depuis 1995. Au passage, l’épilogue lui sert aussi à introduire, plus discrètement cette fois, des allusions à de célèbres affaires de la présidence de Jacques Chirac : l’affaire Maurice Papon et l’implication du chef de l’Etat dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.

En ce sens, et parce qu’il n’hésite plus à affronter l’actualité et les questions politiques à vif et sans détour, Baru montre dans L’enragé qu’il a considérablement évolué, dans son traitement du réel, par rapport aux années 1980. Deux exemples. Dans Cours Camarade, il s’agissait de dénoncer la montée électorale du Front National par une course-poursuite entre deux fils d’immigrés et un groupe de bastonneurs racistes ; mais le parti d’extrême-droite n’était pas cité explicitement et cet enjeu « didactique » de l’album devenait vite un simple pretexte face à l’histoire elle-même. Même chose dans Le chemin de l’Amérique, qui traitait de la guerre d’Algérie : le propos politique était bien présent, mais, à l’image du héros empétré dans ses contradictions, il n’était pas encore pleinement inscrit au sein de l’histoire. Baru y introduit un narrateur qui nous explique les ressorts politiques du destin de Saïd Boudiaf et sépare ainsi la fiction de son explication. L’enragé, à l’inverse, est un des premiers récits de Baru à supprimer la présence du narrateur, remplacé par des commentateurs sportifs ou des manchettes de journaux. En d’autre termes, le « commentaire » de l’action est intégrée à l’action, et non mise à distance par un narrateur externe. Dès lors, c’est au lecteur de faire lui-même le travail de réflexion et d’analyse de l’histoire qu’il vient de lire, par rapport à l’actualité qui le touche. Certes, Le chemin de l’Amérique traitait d’un événement passé et nécessitait peut-être de prendre davantage le lecteur par la main (et je rappelle que le scénario de cet album était cosigné par Jean-Marc Thévenet). Il me semble pourtant que la gestion du propos politique y était plus maladroite que dans L’enragé où elle s’accorde parfaitement avec la narration.

Un héros tout en nuances

Une fois de plus, c’est dans la narration que Baru nous surprend le plus. Et là encore ses « progrès » en la matière son incontestable si on rapporte L’enragé au début du dessinateur. Il faut dire qu’en vingt ans, les conditions de publication de Baru ont considérablement changé. Ses premiers albums paraissaient d’abord en revue (Pilote, L’Echo des savanes), par livraison. En albums, ils ne devaient pas excéder la pagination habituelle (une cinquantaine de pages). Difficile, dans ces conditions, de tenir une narration touffue. Mais depuis, L’autoroute du soleil et ses quatre cent pages sont passées par là, libérant Baru de la contrainte spatiale. Son passage chez Casterman, qui promeut depuis (A Suivre) des albums de bande dessinée aux « ambitions littéraires » a pu jouer également dans cette nouvelle liberté. Les conditions de publications de L’enragé autorisent le déploiement sur 130 pages d’une intrigue complexe, sur plusieurs niveaux et avec de nombreux personnages.
En effet, l’album paraît dans la collection « Aire Libre » de Dupuis. Cette collection, créée en 1988, part du même constat que celui opéré par Casterman lors de la création d’(A Suivre) en 1978 : la tradition de la bande dessinée belge (Tintin et Spirou) est en perte de vitesse et les éditeurs belges doivent sortir du seul domaine enfantin pour aller voir du côté de la BD adulte dont le succès est envahissant. Avec Aire Libre, Dupuis, outre tenter de conquérir un nouveau public, s’inspire des formules de Casterman : pagination plus libre, recherche d’une « densité romanesque », fin du principe de série… Si les premiers albums sont encore signés par des héritiers de l’âge d’or belge (Cosey, Griffo, René Hausman, Hermann, Frank, qui en profitent pour livrer des récits aux ambitions renouvelées), la collection montre vite qu’elle est aussi capable de s’adapter à une nouvelle génération d’auteurs, en accueillant Emmanuel Guibert (Le photographe), Christophe Blain (Le réducteur de vitesse), Blutch (Vitesse moderne), Etienne Davodeau (Chute de vélo), Emmanuel Lepage (Muchacho), Jean-Philippe Stassen (Le bar du vieux français).

J’en viens donc à parler de la narration. Baru se risque vers une narration complexe, loin de la linéarité de L’autoroute du soleil. Le fil du récit, qui relie le début à la fin, est la description du procès d’Anton Witowski durant l’été 2005 pour un crime dont on apprend la nature qu’assez tardivement. A partir du procès démarre, en flash-back, le récit de la vie du boxeur à partir de son adolescence. Il s’arrête sur plusieurs moments importants pour comprendre les enjeux du procès. D’emblée, Baru nous tient en haleine avec un suspens emprunté au genre policier. La suite de l’intrigue nous confirme cette source d’inspiration, que Baru a par ailleurs déjà utilisé dans L’autoroute du soleil ou Sur la route encore. A la fin du tome 1 démarre une intrigue secondaire qui devient centrale dans le tome 2 : l’histoire d’amour entre Anton et Anna, intimement mêlée à l’intrigue policière… Je n’en dirais pas plus. Il vous suffit de savoir que L’enragé contient les ingrédients narratifs du polar : des mystères à percer, des trahisons, des révélations soudaines. La plaidoirie de l’avocat du boxeur est un des motifs typiques. Baru emploie donc la même complexité narrative qu’un récit policier, qui suppose de ne pas tout révéler au lecteur, de cacher l’essentiel pour mieux faire apparaître la surprise.
Un autre raffinement apparaît dans le traitement du personnage principal. Risquons-nous, pour la dernière fois, à une comparaison avec Le chemin de l’Amérique. Le personnage de Saïd Boudiaf y était dépeint comme un héros positif chez qui ressortaient avant tout des qualités : l’honnêteté, l’obstination, le sens de l’honneur… Le dilemme dans lequel il était placé (aider ou ne pas aider les indépendantistes) en devenait d’autant plus cornélien, mais était bien propre à son haut sens de la morale (choisir entre l’illégalité et le rejet des siens). Anton Witowski est bien loin de cet idéal, et Baru s’emploie à nous présenter, avant tout, ses défauts. Il est certes aussi obstiné et courageux que Boudiaf, mais surtout, il est impulsif et orgueilleux, trop pressé de grimper en haut de l’échelle. Sa prétention démesurée le conduit à se donner sans cesse en spectacle, à boxer sans honneur et à nourrir la presse people par ses frasques. Il se brouille avec son meilleur ami Mohamed Meddadi en refusant de renouer le contact avec son père. On lui voit aussi des faiblesses car, dans le fond, « l’enragé » est un être faible, sujet au remord sans pouvoir rien y faire et sans pouvoir se maîtriser. Ce qui était une qualité chez Saïd Boudiaf, l’ambition, se transforme chez Anton Witkowski en un handicap.
On se souvient que, dans une interview donnée à PLG en 2000, Baru indiquait il préférait imaginer des personnages d’immigrés ou fils d’immigrés positifs : « [Les immigrés] souffrent d’une image réelle tellement négative que pour moi, c’est presque un devoir moral de les représenter de manière positive. ». Pourtant, dans L’enragé, le souci de la nuance, de l’effet de réel, semble avoir pris le pas sur ces réticences. Le héros de l’album est rendu plus crédible justement parce qu’il ne se veut pas exemplaire. Il ne défend aucune cause mais péche par égoïsme. Il n’a d’ailleurs pas un caractère entier mais évolue tout au long de l’album, ce qui se traduit graphiquement par de multiples changements physiques. Baru évite ainsi toute naïveté et démontre son savoir-faire de décrypteur de la société.

Pour en savoir plus :

L’enragé, Dupuis, collection « Aire Libre », 2004-2006 (2 volumes). Réédition à l’automne 2010 en une seule intégrale.
Une interview de Baru à l’occasion de la sortie de l’album en 2006 sur actuabd (de nombreuses images)

Baruthon 9 : Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003

Un second Baruthon pour ce mois d’octobre. Après tout, il n’y en a pas eu en août et il me faut arriver en janvier, lorsque sonnera l’heure du festival d’Angoulême dont Baru est le président, à vous parler de son dernier album, Fais péter les basses Bruno paru en septembre dernier chez Futuropolis.
Mais pour l’instant, passons à la seule véritable excursion de Baru du côté de la sérialité (et encore, ce n’est pas si évident !…), Les Années Spoutnik, oeuvre prise entre les souvenirs de l’enfance et la réalité du monde adulte.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux

Les Années Spoutnik : nouvelles normes éditoriales

Au regard de la carrière de Baru, Les Années Spoutnik a de quoi surprendre. Jusque là, notre dessinateur nous avait habitué à un parcours relativement atypique, évitant à la fois les normes éditoriales de la bande dessinée grand public et l’intransigeance extrêmiste de l’édition alternative. Depuis le milieu des années 1990, il travaille avec Casterman, profitant de leur politique en faveur des individualités et des « auteurs », politique née avec (A Suivre) et que la maison d’édition belge essaie, non sans compromis douteux, de maintenir avec la collection « Ecritures » au début des années 2000. Mais la publication des Années Spoutnik, qui s’étend, en quatre albums, de 1999 à 2003, prend des apparences traditionnelles : on n’attendait pas Baru dans le format de la « série », avec des albums fidèles à la norme industrielle et commerciale du « 48 CC » (A4, 48 pages couleurs). Cela ne lui était pas arrivé depuis son premier album, Quéquette blues, publié en 1984-1986 par Dargaud. Par la suite, Baru avait toujours trouvé chez ses éditeurs successifs (Albin Michel, Futuropolis, Casterman…) des éditeurs prêts à lui faire confiance sur d’autres formats et d’autres paginations.
Alors quid des Années Spoutnik ? Un renoncement de la part de Baru ? Une concession à la sérialisation, principe commercial qui régit une grande partie de la bande dessinée, encore dans les années 2000 ? Première remarque : Baru se montre conscient des limites des normes auxquelles il se plie, mais l’analyse qu’il en livre apporte la réponse à notre question. Ainsi déclare-t-il : « Jusqu’à présent, mes éditeurs successifs (à l’exception de Dargaud au début pour Quéquette blues) ont toujours adapté les formats aux récits que je leur proposais. Or, il me faut 250 à 300 pages pour épuiser le propos des Années Spoutnik. Aucun éditeur, à l’exception des japonais, aucun éditeur européen, donc, n’est en mesure, compte tenu de mon impact commercial, de supporter financière une entreprise pareille. ». Ce constat intervient après qu’un passage chez l’éditeur japonais Kodansha lui ait permis de publier la somme que représente L’autoroute du soleil, avec plus de 400 pages. Découper Les années Spoutnik est une manière de publier, malgré tout, une histoire longue complète d’environ 200 pages, si on additionne la pagination des quatre albums. Le troisième épisode, Bip Bip !, dépasse d’ailleurs discrètement les 48 pages. La concession de Baru est une forme d’adaptation aux règles de l’édition française, pour lui permettre de se consacrer à un récit au long cours. A ce titre, le découpage en quatre volumes est avant tout pratique, et Les Années Spoutnik n’est pas à proprement parler une « série ». Pas, du moins, au sens où la bande dessinée l’entend depuis les années 1950. Pas question pour Baru de donner une suite aux quatre albums, de sérialiser ses personnages jusqu’à ce que mort s’ensuive, de produire quantité de séries dérivées : une fois que tout a été dit, inutile de revenir dessus. La normalisation n’est donc qu’apparente, et même si chaque volume raconte une histoire complète, il n’est pas difficile de se rendre compte qu’il s’agit des fragments d’une seule grande histoire : une année dans la vie d’un fils d’ouvrier d’une dizaine d’années, dans la ville de Sainte-Claire en Lorraine.

Autour du monde de l’enfance

Une autre question pleine de préjugés traverse la série : est-ce une série pour enfants ? Là encore, à première vue, la réponse n’est pas évidente. Les héros et le narrateur sont des enfants. La couverture choisie par Casterman est colorée, avec une typographie fantaisiste. Suivant ces apparences, Raymond Perrin (spécialiste de la littérature dont les jugements sont, certes, loin d’être infaillibles) la cite comme exemple de bande dessinée pour enfants dans son Un siècle de fictions pour les 8-15 ans. Plusieurs bibliothèques municipales le classent aussi dans le rayon jeunesse. Pourtant, à la lecture, il s’avère que ranger les Années Spoutnik dans la catégorie de la littérature pour la jeunesse est une erreur. Mais attention : si Les Années Spoutnik n’est pas une série pour enfants, elle peut tout à fait être lue par des enfants qui n’auront aucun mal à se reconnaître dans les jeunes héros, leurs jeux et leurs préoccupations. De ses albums, il s’agit de celui qui est le mieux pensé pour être lu par différentes classes d’âge. On remarquera d’ailleurs que, dans la réédition que Casterman a fait en 2009, la couverture met en avant non pas les enfants, comme dans les couvertures précédentes, mais une scène d’affrontement entre un ouvrier et un CRS, les enfants étant relégués au second plan. Doit-on en conclure qu’après avoir lancé la série dans un format volontairement ambigu (pour n’exclure aucun public), l’éditeur a ensuite réctifié le tir en se rendant compte que, finalement, le public adulte s’est davantage intéressé à la série que les enfants ?

Là est tout le talent de Baru dans Les Années Spoutnik : porter un double regard sur une époque (la fin des années 1950) et un univers (la classe ouvrière) à travers des yeux d’enfants. Derrière les jeux, les joies et les bagarres incessantes d’Igor et ses amis se dessinent des enjeux beaucoup plus importants. Baru nous avait déjà habitué à partir de l’anecdote pour parler de choses graves, mais ici, le principe est poussé au maximum par la complémentarité des regards enfants/adultes. Ainsi du héros, Igor, dans l’album Bip Bip !, qui a surtout retenu de sa participation à une grande fête du parti communiste la honte d’avoir « pleuré comme une fille ». En observant dans le détail, le jeu entre la trame enfantine et les enjeux adultes en toile de fond est extrêmement complexe, sans pour autant que l’un n’empiète sur l’autre, sauf peut-être lorsque les enfants viennent aider leurs parents lors d’une charge de CRS, scène finale de la série.
Utiliser l’enfance pour témoigner d’une époque et faire passer des messages « adultes » est une démarche déjà présente dans la littérature, le cinéma, et la bande dessinée. En littérature, on retiendra par exemple Poil de carotte de Jules Renard (1894), La guerre des boutons de Louis Pergaud (1912), et les Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol (1957-1960). Les deux premiers se démarquent du dernier puisqu’ils ne s’affirment justement pas comme des « souvenirs » propres à l’auteur, mais plus comme des fictions. Comme dans le cas de l’oeuvre de Baru, ils se destinent autant à l’enfance qu’à un public adulte. Dans un autre registre, on pourrait citer Sa majesté des mouches de William Golding (1954), qui partage avec Les Années Spoutnik et La guerre des boutons, outre une représentation sans concession de l’enfance qui n’ignore pas la violence des relations, un procédé narratif : le filtre de l’enfance comme outil pour parler de la société des adultes. Un propos grave se cache derrière les jeux enfantins pour qui sait lire entre les cases.
Dans une interview, Baru est amené à comparer sa propre série avec La guerre des boutons, et l’analyse qu’il dresse nous renseigne sur ses intentions. Il interprète le succès du livre dans les années 1950-1960, suite au film d’Yves Robert (1962), comme une nostalgie à l’égard d’un monde rural en train de disparaître. En ce sens, Les Années Spoutnik est un hommage au monde ouvrier et à sa culture désormais en voie de disparition, dont Baru est originaire.

Autofiction et discours sur la société

Les enfants de Sainte-Claire s'essayent au lancement de leur propre fusée (vol.3, Bip Bip !)


En bande dessinée, d’autres auteurs se sont essayés à l’évocation de souvenirs d’enfance sous la forme de fictions (on dirait maintenant d’autofictions). Le plus connu, et sans doute le plus proche de la démarche de Baru, est l’espagnol Carlos Gimenez et son Paracuellos, publié en France par Fluide Glacial entre 1977 et 1982. Dans cette fresque, Gimenez s’inspire de sa propre enfance pour raconter la vie quotidienne de quelques enfants dans un pensionnat de l’Espagne franquiste des années 1950. Le propos est sombre, et prend valeur de témoignage sur une époque difficile de l’histoire du pays (en 1975, quand Gimenez commence la publication de Paracuellos, la mort de Franco met fin à la dictature militaire). Comme dans le cas de Baru, l’enfance se lit comme un moment fondateur de son oeuvre et Gimenez continuera à évoquer la guerre civile espagnole et le franquisme dans d’autres albums, tout comme Baru poursuivra dans l’évocation du monde ouvrier. Signalons aussi Christian Binet qui publie en 1981 L’institution, souvenir des années passées dans un pensionnat catholique, sur un ton toutefois plus léger que Gimenez.
On aurait pourtant tort de voir dans Les Années Spoutnik une oeuvre à proprement parler autobiographique, et à vrai dire, la même ambiguïté existe dans Paracuellos : Baru et Gimenez s’inspirent de leur enfance, mais l’intrigue, les évènements, les rebondissements sont imaginaires. La part de vérité et de fiction a bien peu d’importance, en réalité : ce qui compte pour Baru, c’est de décrire une époque. Il se défend vigoureusement de raconter son enfance, ou plutôt précise que là n’est pas le but de son récit : « Bon, les années Spoutnik, c’est une fiction, une invention, un produit de mon imagination. C’est une construction, un truc que j’ai bricolé pour qu’il parle à tout le monde, avec des lieux communs, des images qui soient assez communes à tout le monde pour que tout le monde s’y reconnaisse.
Je parle de NOTRE enfance, et pas seulement de la mienne, pour essayer de vous dire autre chose que des histoires de castagne à la récré.
(…)
Autrement dit un peu plus sèchement : l’enfance en soi ne m’intéresse pas, comme mon enfance ne PEUT PAS vous intéresser. C’est juste un moyen que j’ai choisi pour vous parler d’autre chose. »
Cet autre chose, vous l’aurez compris, c’est le destin du monde ouvrier. Baru est toujours poursuivi, lorsque des journalistes parlent de son oeuvre, par l’obsession qu’elle serait autobiographique, et cela dès Quéquette blues. Lui-même soutient le contraire. Ce malentendu est sans doute dû au fait que les sujets qu’ils traitent lui tiennent à coeur, et sont élaborés à partir de son ressenti personnel face au monde contemporain.

On connaît l’importance de « l’effet de réel » chez Baru, toujours attentif à user d’un réalisme très fort dans ses scénarios, qui immerge immédiatement le lecteur. Ici, le village choisi pour l’action (Sainte-Claire) existe, et est même voisin du village natal de l’auteur, Thil. Baru en dessine les rues, les maisons, l’intérieur des cuisines, avec le soin qu’on lui connait. L’ambiance quotidienne de l’époque est renforcée par autant d’indices : les enfants lisent Vaillant et Tintin (avec insertion de vraies planches) et le titre évoque le lancement du satellite soviétique Spoutnik en octobre 1957. Dans le cours du récit, Baru n’hésite pas à parler des enjeux que représente ce satellite, premier à être lancé dans l’espace, dans le contexte de guerre froide qui oppose le bloc occidental et le bloc soviétique.
Dans Les Années Spoutnik, le monde de l’enfance, d’Igor, de Robert, de Jacky, de Jeannot, est confronté aux contradictions du monde adulte. Alors bien sûr est-il question de bagarres à la récré pour savoir qui est le chef, de parties de football, de punitions et de jeudis passés avec les copains. Bien sûr y a-t-il chez Baru une forme de tendresse nostalgique lorsqu’il évoque la dégustation collective de la polenta ou l’incroyable technique footballistique de ces gosses. Mais dans cette société enfantine, Baru met l’accent sur la violence et la « guerre » qui, même pour rire, est d’autant plus révélatrice qu’elle est prise au sérieux par les enfants comme une imitation de ce qui se passe, là-haut, dans le monde des adultes. Guerres contre « ceux d’en-bas » ou contre les enfants du village voisin ; les parties de football sont aussi, à leur façon, des manières de régler un conflit. Même si les grandes bagarres s’arrêtent dès que le sang se met à trop couler et que les flèches n’ont pas de pointe en leur bout, le monde des enfants de Sainte-Claire reflète les tensions des années 1950. La guerre d’Algérie est loin d’être terminé et marquera longtemps la société française. Quant à la guerre froide, elle en est encore à ses débuts et l’empire soviétique est toujours une force soutenue par les différents partis communistes du bloc occidental. Sur le communisme, Baru précise : « Si je traite du communisme dans Les Années Spoutnik, ce n’est pas parce que je le suis ou l’ai été moi-même, c’est parce que l’idéal communiste a été une colossale machine à fabriquer de la solidarité… Et de la dignité. Et c’est pour ça qu’il m’intéresse. Le reste, Staline; le goulag et toutes les saloperies, il regarde l’Histoire – celle avec un grand H – et je ne suis pas historien. ». N’oublions pas, enfin, une autre guerre, interne et plus diffuse, entre la classe ouvrière et le patronat.
Ces craquements du monde, les enfants de Sainte-Claire les subissent aussi, à leur niveau. Ainsi sont-ils contraints de repeindre la fusée miniature construite pour fêter le lancement du Spoutnik parce qu’ils l’ont dessiné sur le modèle de la fusée de Tintin, suppot du capitalisme. Le communisme n’est rien de plus pour eux que la lutte des indiens contre les cow-boys, mais la métaphore employée ici a du bon. Sans compter que la guerre d’Algérie, qui fait rage depuis 1954, n’est pas sans repercussion dans les relations entre les différentes communautés qui cohabitent dans le petit village ouvrier. Italiens, Maghrébins, Polonais, Ukrainiens, composent la population du village. Une manière de rappeler, s’il le faut encore, que l’immigration a toujours fourni à la France une grande partie de sa force de travail.

Conclusion : un style et un rythme

Pour le thème, Baru opère un retour à ses premiers albums, ceux qui évoquaient des adolescences dans les années 1960 au moyen de petites anecdotes du quotidien (Quéquette blues, La piscine de Micheville, La communion du Mino, Vive la classe !, Cours camarade). Tout son art consistait déjà à faire apparaître des enjeux d’un autre ordre, plus graves, plus adultes. Mais entre ces albums des années 1980 et ceux des années 2000 peuvent se lire les progrès effectués par le dessinateur sur le plan de la narration.
On retrouve certains tics d’écriture qui permettent de reconnaître sans se tromper le style de Baru : la narration à la première personne (ici par la voix d’un enfant), la prise à partie complice du lecteur, l’expressivité des visages allant jusqu’à la déformation, l’emploi d’une langue familière qui renforce l’impression de réalisme… Plus que dans ses albums précédents, sans doute à cause du format et du large public auquel la série est destiné, Baru apprend à se tenir à une intrigue précise, à un découpage plus net de l’histoire, à un rythme de l’action plus posé. Il n’y a donc pas dans Les Années Spoutnik ni la force expressive de Quéquette blues, ni l’ampleur narrative de L’autoroute du Soleil. Les enjeux politiques et sociaux sont davantage masqués que dans Le chemin de l’Amérique et Bonne année. Cette série, avec laquelle notre dessinateur entre dans le XXIe siècle, est peut-être celle qui est la plus apte à séduire un public étendu et à faire découvrir Baru a des lecteurs qui ne se seraient pas intéressés d’emblée à cet auteur.

Pour en savoir plus :
Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003 (4 tomes). Réédition en intégrale en 2009, chez Casterman.
Les citations sont tirées d’une interview qui est restée longtemps sur la toile, sur le site officiel de Baru désormais disparu. Elle provient à l’origine du numéro 36 de PLG (Hiver 2000-2001). J’avais conservé l’interview avant sa disparition fortuite d’Internet. Dommage, d’ailleurs, car le site était bien fait.

Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux, Casterman, 1998-2009

En 2009, Casterman fait paraître dans sa collection « Ecritures » le recueil Noir, qui réunit trois récits réalisés par Baru entre 1995 et 1998 : Bonne année 2016, Bonne année 2047 et Ballade Irlandaise. Sans doute s’agit-il là des trois récits les plus politiques de Baru, dénonçant par d’habiles fictions l’extrêmisme politique, la diabolisation des banlieues et les violences religieuses en Irlande.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore

Baru chez Casterman

Quelques détails éditoriaux, d’abord, parce qu’il faut toujours commencer par là. Le recueil Noir est l’aboutissement d’une longue collaboration entre Baru et les éditions Casterman qui file depuis 1995 et L’Autoroute du soleil, cet étrange objet littéraire qui a vu se croiser Baru, Casterman et l’éditeur japonais Kodansha. Souvenez-vous des épisodes précédents relatés dans ce blog : en 1992, il y a une courte participation au recueil Le violon et l’archer réalisé en partenariat avec le musée Ingres de Montauban ; puis en 1995, il y a L’Autoroute du soleil, oeuvre singulière qui marque l’entrée de Casterman dans le marché de l’importation de mangas ; enfin, en 1996, Baru arrive dans la revue (A Suivre) qui vit malheureusement ses derniers instants, et prépublie le futur album Sur la route encore (1997). Encore une année de plus : en 1998, un nouvel album de Baru paraît chez Casterman, Bonne année, et nous en arrivons à notre sujet du jour. L’alliance Baru/Casterman se poursuit encore avec la série Les années Spoutnik en 1999-2003, avec Pauvres zhéros en 2008, et sans compter les rééditions, telles celles du Chemin de l’Amérique en 1998, ou de L’Autoroute du soleil en 2002. Ce sont là d’autres histoires que je vous raconterais dans les mois qui viennent.
La seconde moitié des années 1990 n’est pourtant pas très favorable à Casterman. Est-ce l’arrivée en force de l’édition alternative, poussant l’expérience de l’exigence graphique et littéraire bien au-delà de ce qu’avait fait la revue (A Suivre), pionnière en son temps, mais désormais quelque peu dépassée, au point de cesser de paraître en 1997 ? Est-ce, comme le suggère Jean-Philippe Martin, l’importance trop grande prise par son fonds patrimonial, de la série Tintin au renouveau des années 1980, qui handicape toute forme d’innovation ? Il est vrai que Casterman est une maison bicentenaire, fondée en 1780, qui a su jusque là toujours renouveler sa clientèle, partant de l’édition religieuse au XIXe siècle pour arriver à la bande dessinée moderne au XXe siècle. Elle a su aussi naviguer entre ses origines et ses fidélités à la tradition belge, et une capacité à s’imposer sur le marché français. En 1999, la maison d’édition est rachetée par Flammarion, signe le plus manifeste de ses difficultés. Pour tenter de retrouver une forme de prestige intellectuelle dans le secteur de la bande dessinée, la collection « Ecritures » est créée en 2002, dirigée par Benoît Peeters. Elle est ce qu’on peut appeler une collection « d’auteurs » (par opposition au monde des séries et de la BD de genre), et s’appuie d’abord sur les résultats de la percée effectuée dans l’univers du manga en 1995. Parmi les premiers albums publiés se trouvent des rééditions de la collection « Casterman manga », dont L’Autoroute du soleil de Baru, mais aussi des oeuvres du japonais Jiro Taniguichi. Casterman reproduit également l’expérience du Japon en traduisant des auteurs étrangers.
On comprend assez vite que le mot-clé de la collection « Ecritures » est d’abord « réédition ». Comme souvent, Casterman parie sur des chevaux qui ont fait leur preuve, soit en rééditant d’anciens succès de sa propre collection, soit en traduisant des auteurs étrangers. La collection fera pourtant l’objet de critiques. On accuse Casterman de profiter de la montée en puissance de l’édition alternative (notamment par le format « roman »). La critique la plus pertinente n’est pas tant de viser cette récupération (somme toute, Casterman a déjà fait ses preuves dans la création exigente à l’époque de (A Suivre)) que de pointer du doigt, comme ont pu le faire à plusieurs reprises Jean-Christophe Menu et le magazine PLGPPUR, l’application de principes éditoriaux sans réflexion préalable sur l’oeuvre et ses propres exigences. La collection reste enfermée dans un format, certes original (quoique plus tellement en 2010), mais identique pour toutes les oeuvres. L’édition de Histoires urbaines de Julius Knipl, photographe de Ben Katchor, fait partie des réalisations contestées, Casterman ayant ignoré le format d’origine, à l’italienne, pour faire rentrer l’oeuvre dans le format de sa collection.

Revenons à Bonne année et au recueil Noir, justement paru dans la collection « Ecritures ». Il regroupe trois récits chronologiquement réalisés en 1995, 1997 et 1996. Casterman sauve ici de l’oubli (ou « récupère », selon les points de vue !) des récits qui ne sont pas inédits. Le premier, Bonne année 2016, paraît en 1995 dans un ouvrage collectif des éditions Autrement, Avoir vingt ans en l’an 2000. Le second, Bonne année 2047, vient prolonger l’univers imaginé dans ce premier « Bonne année » par un album paru chez Casterman en 1998 qui reprend les codes éditoriaux de la défunte collection « Romans (A Suivre) » (pagination large de 70 pages, noir et blanc) . Enfin, le dernier, Ballade irlandaise, a une histoire éditoriale encore plus complexe (je reprends là la présentation qui est en faite dans le recueil). En 1996, les éditions Bayard demande à Baru d’adapter une nouvelle de Rodolphe (écrivain et scénariste de bande dessinée) sur le thème de Roméo et Juliette, ramené ici au contexte de guerre civile en Irlande du Nord. Mais le projet de magazine qui devait publier l’histoire ne voit pas le jour. Puis, en 2004, les éditeurs Vertige Graphic et Coconino Press s’associent pour créer la revue Black sous-titrée « le retour des avant-gardes soft », qui entend dépasser la rupture iconoclaste voulue par les éditeurs alternatifs, tout en prenant acte des avancées qu’ils ont permis en matière narrative et graphique. L’histoire inédite de Baru trouve sa place dans cette revue, en compagnie de David B., François Ayroles, Seth et Mazzuchelli.

Noir et blanc, le développement d’une nouvelle technique

Malgré cette parution tardive en recueil sur laquelle je me base pour mon article du jour, les trois récits sont bien ancré dans la seconde moitié des années 1990 et sont, comme l’explique Baru « réalisés dans la foulée de l’Autoroute du soleil ». Cette parenté se traduit, d’un point de vue graphique, par l’emploi du noir et blanc que les 500 pages de l’album sus-cité ont donné au dessinateur l’occasion d’expérimenter. L’occasion de souligner à quel point Baru est un dessinateur atypique, n’hésitant jamais à tenter de nouvelles expériences. D’ailleurs, dans ses premiers albums, Baru s’aidait de Daniel Ledran pour la mise en couleurs.
Sur le sujet de l’apprentissage du noir et blanc, je lui laisse la parole dans les propos liminaires au recueil Noir : « [L’Autoroute du soleil] m’avait permis, entre autres, d’apprivoiser une contrainte technique : l’usage du noir et blanc, même si je l’ai utilisée sur un mode soft, en demi-teintes, sans doute pour ne pas avoir à affronter la radicalité stylistique de mon maître José Muñoz. A la fin, j’avais découvert l’adéquation parfaite de cette technique, pour sa relative rapidité d’exécution, à mes recherches d’un graphisme nerveux au service d’une narration dynamique et efficace. ». Il est vrai que l’usage du noir et blanc a fait évoluer le trait de Baru vers une moindre déformation expressionniste des visages, très présente dans ses albums des années 1980, et que l’on peut rattacher, suivant les propos du dessinateur, à l’influence de Muñoz, le dessinateur argentin de la série Alack Sinner connu pour son traitement radical des visages en noir et blanc à la limite du grotesque. Baru ne va pas jusqu’à cette radicalité, mais son noir et blanc sert davantage la narration que « l’esthétique » (le fond que la forme, si cette distinction vaut quelque chose).
Le noir et blanc encourage chez lui une lecture plus fluide, une attention moins soutenue au graphisme. Ce qui ne l’empêche pas de tester quelques effets particulièrement efficaces, comme lorsque les héros sont pris dans les phares d’une voiture et se transforment alors en de simples esquisses noires sur un immense fond blanc. La formule a dû lui plaire : il la réutilise dans chacune des trois histoires.

Trois récits au fil de l’actualité des années 1990 et 2000

Venons-en aux histoires proprement dites. Un mot d’abord sur Ballade irlandaise, un peu à part dans le dyptique Bonne année, à tel point que l’on peut se demander s’il était judicieux de la joindre. Elle illustre un fait d’actualité résumé à la fin : le 15 septembre 1997 marque le début du processus du paix dans le conflit nord-irlandais opposant républicains catholiques et loyalistes protestants. Par une fable racontant la relation dramatique entre un protestant et une catholique, inspirée de l’éternel histoire d’amour impossible de Roméo et Juliette, Baru présente sa vision d’une guerre civile qui déchire l’Irlande du Nord depuis plus de trente ans. La scène finale peut se lire comme une parabole de la réconciliation du pays.

Si Ballade irlandaise est une simple fiction inspirée par l’actualité, le dyptique Bonne année que composent les deux premiers récits du recueil appartiennent au genre de l’anticipation politico-sociale. Ce n’est qu’en apparence que Baru s’échappe de la réalité, et le discours qu’il porte s’adresse avant tout à ses contemporains.
Dans la version d’origine de Bonne année 2016 (Bonne année), l’action se passe dans un an 2000 où Jean-Marie Le Pen, président du Front National, est devenu ministre de l’Intérieur (drôle d’anticipation sur l’élection présidentielle de 2002). Pour la version de 2009, les évènements ne changent pas, si ce n’est qu’ils sont transposés en 2016 et que Jean-Marie Le Pen premier ministre est remplacé par Nicolas Sarkozy président le second étant, pour Baru, « un héritier à peine édulcoré » du premier. L’accès des centres-ville est interdit aux résidents des banlieues devenues des zones infranchissables gardées par la police. Dans ce contexte tendu, et parce qu’après tout la vie continue dans les banlieues, le lecteur suit les mésaventures de Kent à la recherche d’essence pour pouvoir draguer.
Avec Bonne année 2047, qui, comme son nom l’indique, se passe trente ans plus tard, les enjeux politiques dépassent cette fois le simple stade de l’anecdote automobile. La situation s’est encore dégradée : Nicolas Sarkozy s’est fait élire président à vie, les cités sont désormais encadrées par des murs, des miradors et des blockhaus, et le sida se répand dans des banlieues où un préservatif est parmi les denrées les plus précieuses qui soient. On suit une bande d’amis, Mo’, Houcine, Julien, Sonia, Kader, Maggy un soir de nouvel an. Des histoires de garçons, de filles et de sexe qui rappelleraient le nouvel an puceau de Quéquette blues s’il n’y avait pas l’arrière-plan d’anticipation politique. La principale obsession de tout ce petit monde est de passer de l’autre côté du mur au nez et à la barbe de la police qui a ordre de tirer sans sommations.

Il est remarquable (ou plutôt désolant) de constater que deux récits conçus en 1995 et 1997 sont toujours profondément évocateurs en 2009, à peine transposés pour le recueil. En 1995-1997, Baru réagissait à la montée en puissance électorale du Front National sur la base de discours populiste et nationaliste (en 1995, Le Pen arrive quatrième à l’élection présidentielle avec 15% des voix, et son parti remporte la mairie d’Orange, tandis qu’en 1997, il atteint son plus gros score en pourcentage de voix au premier tour d’une élection législative : 14,98%). D’une certaine manière, la parution du recueil Noir (est-elle de la seule initiative de Casterman, ou aussi de celle de Baru ?) lui permet de rappeler que la question des banlieues et de l’immigration continuent de pourrir la vie politique du pays et d’amener au pouvoir d’autres formes de populisme : « Depuis, comme vous le savez sans doute, les banlieues ont explosé, notamment en novembre 2005. Je n’aurais pas la prétention de revendiquer une quelconque prémonition de ces évènements. Ce désastre était largement prévisible pour tous ceux que préoccupent un tant soit peu les questions sociales dans ce pays. Mais les choses ont changé me direz-vous. Pas sûr ! Pour ma part, je pense que les mouches ont simplement changé d’âne, et que ceux qui ont fait le succès du Front National, il y a dix ans, ont fait la différence qui a permis à Sarkozy de s’imposer aujourd’hui. ».
Le monde des ouvriers et des immigrés étaient le théâtre des premiers albums de Baru. Dans L’Autoroute du soleil, l’aventure commence par l’abandon de ce monde ouvrier et se termine dans une cité en pleine émeute. C’est ainsi qu’à partir de 1995, Baru trouve dans les banlieues un nouvel espace à investir pour faire passer des messages politiques et sociaux. La lecture des albums de Baru (et pas seulement de ce recueil) est salutaire en ce qu’elle constitue une véritable réflexion sur notre époque et ses paradoxes, et porte en elle un militantisme qui ne nuit jamais à la qualité narrative de l’ensemble, au rythme effrené de l’histoire, à la représentation de l’anecdote adolescente et potache, qui n’est jamais très loin. A ce titre, je ne peux pas m’empêcher de l’associer dans mon esprit à Etienne Davodeau, autre peintre la réalité contemporaine (celle du monde rural et ouvrier) chez qui la fiction devient discours sur son temps. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais il pourra être intéressant de les entendre parler tous les deux lors du festival Quai des Bulles de Saint-Malo sur le thème « BD et représentation de la société » (c’est le samedi 9 à l’amphi Maupertuis, de 14h30 à 15h30).

Pour en savoir plus :

Avoir 20 ans en l’an 2000, (collectif), éditions Autrement, 1995
Bonne année, Casterman, 1998
Black n°1, Vertige Graphic et Coconino Press, 2004
Noir, recueil chez Casterman, 2009
Sur la collection « Ecritures » de Casterman : Jean-Philippe Martin, « De l’esprit des “Spéciales” : “Ecritures” », dans 9e Art n°10, Centre national de la bande dessinée et de l’image, octobre 2004, p. 37-38.