Archives pour la catégorie Réflexions sur la bande dessinée numérique

Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs

Une étape supplémentaire a été franchie cette semaine dans l’évolution de la BD numérique et dans ses rapports avec le reste du monde de la bande dessinée. Un syndicat d’auteurs, le Groupement des auteurs de bande dessinée lié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs, a lancé le 20 mars dernier sous la forme d’un « Appel du numérique » une pétition en ligne pour soulever la question de la place de l’auteur dans la révolution numérique qui s’opère et la nécessité pour les éditeurs de l’associer aux démarches de mise en ligne. L’approche du salon du livre, qui se tient jusqu’à mercredi soir, était le bon moment choisi pour lancer un débat qui devra en effet être résolu. Journalistes et sites web ont relayé l’information. Voici ma propre tentative d’analyse, maintenant que quelques jours se sont passés, pour tenter d’éclairer mes lecteurs qui n’auraient pas forcément toutes les clés en main.

L’Appel du numérique, quoi qu’est-ce ?
D’abord, un petit aperçu sur l’acteur principal, le GABD. L’association à l’origine de l’Appel du numérique du 20 mars dernier est le Groupement des auteurs de bande dessinée. Sa fondation en 2007 s’est appuyé sur une structure préexistante et solide, le Syndicat National des Auteurs Compositeurs, qui regroupe depuis 1946 toute association d’auteurs (littérature, danse, musique…) et a accepté en 2007 d’accueillir en son sein un groupement Bande Dessinée, à l’initiative d’une douzaine de membres fondateurs. L’objectif de ce groupement n’est pas forcément de rassembler tous les auteurs de BD, mais de leur offrir une plate-forme syndicale pour faciliter le dialogue avec les éditeurs, régler les éventuels conflits et recevoir les conseils de juristes. A terme l’objectif est d’aller vers un statut unifié des différentes professions qui parcourent la bande dessinée. Selon Cyril Pedrosa, le GABD vient prendre le relai de l’Association des Auteurs de Bande Dessinée qui n’avait jusque là pas franchi le pas du statut et de l’action syndicale. L’une des premières affaires qui avait fait connaître l’action du GABD a été en 2007 le soutien qu’il a apporté à l’auteur (et accessoirement blogueur) Obion face à son éditeur Casterman pour demander le retrait et la réédition de l’album Vilbrequin dont les premiers tirages avaient connu une malfaçon (une inversion de la pagination ; Casterman a en effet été condamné pour malfaçon par le tribunal de Rennes).

En trois ans, la structure est progressivement parvenue à se faire une place pour lancer l’Appel du numérique. Le succès de l’Appel auprès de la communauté des éditeurs ne pourra que confirmer sa légitimité et le choix de mener auprès des éditeurs une action collective et encadrée par un syndicat.
De quoi s’agit-il ? Le GABD justifie l’Appel du numérique par les évolutions toutes récentes de la BD numérique, et particulièrement le lancement la semaine dernière de la plateforme de diffusion en ligne Izneo. Izneo se veut un regroupement de douze éditeurs (la plupart liés au vaste groupe d’édition et de production audiovisuelle Media-Participations ; on y retrouve de « gros » éditeurs, dont Casterman, Dargaud et Dupuis) qui donnent l’accès aux internautes à une partie de leur catalogue, pour l’instant par une location à l’unité, mais à terme, comme l’espère Julien Falgas (http://blog.abdel-inn.com/), par un abonnement. L’objectif des éditeurs est principalement de contourner l’intermédiaire des diffuseurs en ligne et des plates-formes de téléchargement qui existent pour le moment. Mais ce que dénonce le GABD est que le lancement d’Izneo s’est fait sans concertation avec les auteurs. Il appelle donc à davantage de transparence de la part des éditeurs sur les projets de diffusion en ligne de bande dessinée, voire à une concertation entre auteurs et éditeurs pour établir des règles en matière d’utilisation des oeuvres et de cession des droits.
L’argumentation du GABD comporte deux axes. Il pose évidemment la question de la rémunération : il faut réfléchir au problème des droits d’auteur et à ce que touche l’auteur sur la diffusion en ligne de son oeuvre. Cette question est à rattacher aux multiples problèmes que pose la diffusion en ligne de biens culturels : l’industrie musicale et audiovisuelle a été particulièrement touchée et médiatisée ces dernières années autour du vote de la loi Hadopi et du problème des droits d’auteur face à la gratuité d’accès aux oeuvres. Dans le cadre de la bande dessinée, la question se pose autrement dans la mesure où le téléchargement illégal d’albums de BD est bien moindre. C’est donc principalement autour des rapports entre diffuseurs-éditeurs-auteurs que se concentrent les problèmes.
Le second aspect m’intéresse encore davantage : c’est celui des modifications esthétiques induites par la lecture en ligne. L’Appel affirme que « si le livre de bande dessinée numérique est une adaptation du livre (parce qu’on modifie l’organisation des cases, le format, le sens de lecture, qu’on y associe de la publicité) l’auteur devrait avoir un bon à tirer à donner, au cas par cas. ». Pour le GABD, l’auteur doit être associé à l’adaptation de son oeuvre en ligne. Malgré ce qui est affirmé sur Izneo (« Art à la fois graphique et littéraire, la bande dessinée est un genre fédérateur particulièrement adapté à la lecture sur écrans. »), une planche de bande dessinée est réalisée par son auteur pour être lue dans un support-livre où la page dans son ensemble à un rôle à jouer. La diffusion sur écrans implique une lecture toute différente, généralement case par case, qui n’est pas prévue à la base par l’auteur. L’oeuvre s’en trouve en partie « dénaturée »(le terme est sans doute excessif, je le concède : certains types de planches, comme le strip, se prêtent tout à fait à une lecture sur écran.). Cette réflexion inspire d’ailleurs Joann Sfar qui, interrogé par les Inrockuptibles lors du Salon du livre, présente son envie de « créer différemment » en tenant compte des nouveaux modes de lecture induits par la diffusion sur écran : « Une chose m’a sauté aux yeux quand j’ai vu Le Petit Prince sur PS3, c’est le format de l’écran – qui est, en fait, celui d’un écran de ciné. Bonne nouvelle : cet aspect du numérique a déclenché en moi l’envie de créer différemment. Pour le mécanisme de lecture propre à la bande dessinée, l’idée d’avoir une seule case qui s’affiche en même temps est intéressante. J’ai proposé à Gallimard pour ma prochaine BD, qui portera sur le peintre Chagall, qu’on la mette en ligne case par case. ». Pourquoi ne pas imaginer un auteur qui réfléchit au manière d’adapter son album, voire le modifie pour la mise en ligne ?

Le principal grief qui ressort de l’Appel du numérique est l’absence de concertation dans une marché qui n’est pas encore construit ; ils ne se positionnent bien entendu pas pour ou contre le numérique, position qui n’aurait aucun sens au vu de l’évolution actuelle des usages de lecture, mais pour un dialogue entre éditeurs et auteurs pour trouver un modèle économique et juridique : « Mais nous déplorons que les initiatives éditoriales partent dans tous les sens, nous imposent leur cadre, au lieu d’un débat organisé au sein de la profession pour dégager des usages et chercher un consensus entre tous les partenaires, auteurs inclus. Dans les faits, chaque éditeur essaie dans son coin de faire avaler la pilule à “ses” auteurs… ». Le GABD veut en outre que « la cession des droits numériques fasse l’objet d’un contrat distinct du contrat d’édition principal, limité dans le temps, ou adaptable et renégociable au fur et à mesure de l’évolution des modes de diffusion numérique. ».
Cette dernière revendication pose la question du statut de l’album numérique, non pas celui qui est crée directement pour la diffusion en ligne, mais celui qui, d’abord papier, se retrouve ensuite mis en ligne par l’éditeur. « Prenons une question simple, en apparence.
« Diffuser une bande dessinée sur un téléphone portable, ou sur un écran d’ordinateur, est-ce que c’est diffuser l’œuvre originale… son adaptation… une œuvre dérivée ? ».
Rien que sur cette question, aucun des acteurs du livre ne donne la même réponse, car elle cache des enjeux importants sur le plan du droit moral comme sur le plan financier. ». Ainsi commence, à juste titre, l’Appel : le principal problème actuel est l’absence de statut de l’oeuvre numérique.

Un Appel médiatisé et plein de promesses
Qu’en est-il de l’appel dix jours après son lancement ? La pétition qui circule sur Internet rassemble plus de 940 signatures. Une partie de la presse a relayé l’action du GABD, en partie comme pendant du lancement d’Izneo lors du Salon du livre (un article sur le site des Inrockuptibles, un autre sur le Nouvelobs.com, et sur actuabd, bien évidemment). L’Appel du numérique a benéficié de la présence, parmi les signataires, d’auteurs plus médiatiques qui permettent au média de citer des noms qu’ils connaissent : Lewis Trondheim, Florence Cestac, Charles Berberian, Regis Loisel, Manu Larcenet, Maëster, Christophe Arleston, Joann Sfar… Mais n’oublions pas qu’il rassemble au-delà de ces auteurs connus qui apportent surtout leur soutien mais qui ne sont pas à l’initiative de la pétition qui a été lancé par Olivier Jouvray, l’auteur de la série Lincoln. L’objectif est aussi de faire prendre conscience de la cohérence de toute une profession face aux bouleversements qui l’atteignent. L’appui des grands noms permet surtout le relai par la presse, mais c’est le nombre de signataires parmi les auteurs qui définira si l’Appel soutient une position marginale chez les auteurs, ou correspond au contraire à des revendications partagées et peut donc avoir un poids conséquent auprès des éditeurs.
L’Appel espère lancer une discussion arbitrée par l’Etat et réunissant auteurs et éditeurs. Une nouvelle affaire à suivre, donc…

Vous aurez compris que l’initiative du GABD ne peut que me réjouir, et cela pour plusieurs raisons.
Il est d’abord le début d’un investissement en profondeur des auteurs sur la question de la BD en ligne, auteurs qui jusque là n’avaient pas adoptés une position claire et intervenaient de façon dispersée. Certains se sont largement intéressés au possibilité de diffusion et de dialogue qu’offre l’outil numérique, ce qui a été un premier pas ; ils sont nombreux dans ce cas-là à avoir un site, ou un blog de création en ligne. D’autres encore, comme Lewis Trondheim, ont déjà commencé à créer directement pour une diffusion en ligne et à expérimenter les nouvelles possibilités offertes par les évolutions techniques. Ils étaient jusque là rares : on peut espèrer que l’Appel du numérique déclenchent chez les auteurs une envie nouvelle de s’intéresser à la création en ligne et aux problèmes techniques et esthétiques qu’elle engendre (même si j’admets que les problèmes financiers sont tout aussi importants!).
Il est tout aussi essentiel que cette réflexion soit menée depuis une plate-forme commune, le GABD, crée tout récemment mais qui tend vers la représentativité de la profession. Cela laisse espérer la mise en place d’une dynamique syndicale au sein de la profession. Le GABD propose sur son site aux auteurs des conseils pour comprendre les problèmes tout neufs engendrés par la BD en ligne.
Petite précision qui me paraît nécessaire : les journalistes ont souvent tendance à réduire le débat à « Le livre va-t-il disparaître face au numérique ? ». La question est stupide et inutile dans la mesure où il s’agit de deux usages complètement différents qui peuvent très bien cohabiter. L’avenir de la BD n’est pas uniquement dans la lecture sur écran, qui est surtout une piste nouvelle à explorer pour étendre encore le champ et l’originalité de la création. La question que pose l’Appel est comment faciliter cette cohabitation et permettre à la création de se déployer aussi bien sur papier que sur internet. J’espère, peut-être naïvement, que la réaction des auteurs ne sera pas celle d’un conservatisme protecteur qui se traduirait par un refus de l’édition numérique.

Mais l’Appel permet aussi de lancer des interrogations sur la diffusion en ligne (il pose plus de questions qu’il n’affirme de revendications) et peut-être, à terme, d’aboutir à une clarification des règles de la diffusion en ligne. La bande dessinée s’invite de cette manière dans un plus vaste débat sur l’avenir de la création face à l’arrivée d’Internet, qui s’est largement ouvert en ce qui concerne la création musicale et audiovisuelle mais restait encore timide pour ce qui est du livre. Débat vaste, et encore long, sans doute.

Quelques articles pour approfondir :
L’Appel du numérique : http://jesigne.fr/appeldunumerique
Le site du GABD-SNAC : http://www.syndicatbd.org
Le site tout neuf d’Izneo : http://www.izneo.com/
Un article de Thierry Lemaire d’actuabd sur la question
Un autre article des Inrockuptibles où Joann Sfar donne son avis

Notes pour une histoire de la bande dessinée en ligne

D’abord, quelques nouvelles des évolutions toutes récentes et importantes en matière de BD sur internet :
Thierry Groensteen, spécialiste de la bande dessinée et de son histoire, a ouvert un blog disponible sur le site de la CIBDI sous le nom de Neuf et demi. Il y livre des réflexions personnelles sur la bande dessinée qui viennent éclairer sous un autre jour la passion qui anime ce travailleur acharné dont le site, au sein de celui des éditions de l’an 2, http://editionsdelan2.com/groensteen/, présente l’étendue de ses recherches et de ses ouvrages. J’en profite aussi pour signaler aux poitevins qu’une exposition se tient jusqu’au 27 février à la Médiathèque François Mitterrand sur le parcours de Thierry Groensteen. Je n’ai malheureusement pas encore pu la voir, mais ce programme a l’air fort alléchant !
Plus proche du sujet qui nous occupe aujourd’hui, l’association Pilmix son site http://www.pilmix.org/ (une BD de présentation conçue par les fondateurs à lire juste en-dessous). Elle se donne pour but de réfléchir sur la bande dessinée numérique, la soutenir, la faire connaître, et l’améliorer. Il y a encore beaucoup à construire, mais ce début d’année 2010 apparaît comme une date importante pour la BD numérique : Manolosanctis a crée un observatoire de la BD numérique, qui se donne pour but d’effectuer une veille dans le domaine (http://www.observatoire-bd-numerique.com/).

Après avoir lu chez Julien Falgas un compte-rendu de la place de la BD numérique à Angoulême (http://blog.abdel-inn.com/), j’approuve sa conclusion : s’il est bien que les médias s’intéressent à la BD numérique, il est dommage qu’ils occultent les réelles évolutions datant d’avant les blogsbd, phénomène certes médiatique, mais non unique. J’aimerais donc, dans cet article, rétablir quelques vérités historiques sur l’évolution de la BD numérique. Mon regard est celui d’un historien de la bande dessinée qui a la chance d’assister à la naissance de « quelque chose » de nouveau dans ce secteur. Je dis « quelque chose » car la BD numérique reste en grande partie à construire, et son évolution, dans les années qui vont suivre, pourra être décisive de la place qu’elle finira par prendre dans le monde de la bande dessinée. Je suis donc tout ça à la fois en tant que spectateur passionné et en tant qu’historien sensible aux évolutions annonciatrices de l’avenir. Or, affirmons-le, pour comprendre l’avenir, il convient de revenir sur le passé de la création de bande dessinée sur internet…

La bande dessinée numérique au début des années 2000
L’idée de créer des bandes dessinées en ligne est né chez des précurseurs anglo-saxons : les Etats-Unis connaissent, à partir de 1985 et surtout dans les années 1990, un mouvement dans ce sens. De nombreux webcomics sont mis sur le réseau, pour l’essentiel des fictions ; dans la foulée naissent les portails de webcomics et une économie de la BD en ligne se développe. Autre aspect essentiel du début des années 2000 : Scott McCloud, dessinateur et théoricien du médium, publie son Reinventing comics dans lequel il soutient la BD en ligne en théorisant l’idée d’infinite canvas qui veut que le support numérique fait éclater l’espace de la page et amplifie les potentialités de la narration séquentielle (auteur dont je ne cesse de parler dans d’autres articles, mais il est toujours bon de le rappeler, http://scottmccloud.com/…). L’oeuvre de McCloud me semble essentielle en ce qu’elle théorise l’idée de création originale (et non plus de seule mise en ligne) de BD sur Internet, prouvant que ce nouveau média peut être source d’innovation pour des dessinateurs.
Je résume pour mémoire à grands traits l’évolution d’Internet comme moyen de communication : les premiers grands réseaux apparaissent aux Etats-Unis au milieu des années 1985, d’abord utilisés principalement pour la communication des entreprises et des universités. L’invention du lien hypertexte en 1991 est souvent vu comme le coup d’envoi mondial de l’ouverture à un public beaucoup plus large et l’apparition de nouvelles habitudes domestiques. Ce qui nous intéresse ici est de savoir que la France connaît un retard de la diffusion d’internet dans les foyers durant les années 1990 ; ce retard est imputé, entre autre chose, au succès précédent du minitel qui ralentit l’arrivée d’Internet dont le véritable boum ne se produit en France que dans les années 2000.

Ce rappel pour expliquer pourquoi la bande dessinée en ligne ne se développe que plus tardivement en France, à un moment où les Etats-Unis sont en avance, tant du point de vue créatif que théorique. L’autre raison souvent invoquée est que, contrairement à un secteur du comics en pleine crise, le marché de la bande dessinée papier francophone des années 1990-2000 est suffisamment dynamique pour qu’il n’y ait pas d’attentes concernant Internet. Il faut donc attendre la toute fin des années 1990 pour que la BD en ligne connaissent ses premiers développements sur le web francophone. Deux directions sont prises. La première est celle de la bande dessinée interactive, c’est-à-dire une bande dessinée sur laquelle le lecteur peut agir, et qui intègre du son ou de l’animation ; un genre à la frontière du jeu vidéo, du dessin animé et de la bande dessinée qui n’est pas substantiellement lié à internet mais qui y prend racine. L’apport de la technologie d’animation flash (http://fr.wikipedia.org/wiki/Adobe_Flash) permet des expérimentations nouvelles. La série John Lecrocheur (Jérôme Mouscadet et Gallien Guilbert) qui naît en 1999 en est un exemple qui attire l’attention de l’éditeur Dupuis qui y investit de l’argent, jusqu’à ce que la société I/O Interactif, en charge de John Lecrocheur, disparaisse. Il s’agissait d’une série innovante présente sur Internet où le clic du lecteur fait avancer le récit, et qui intègre son et animation (plus d’infos dans cet article).
L’autre direction, plus pérenne, est l’apparition de sites et de portails se chargeant de diffuser des bandes dessinées en ligne, généralement l’oeuvre d’auteurs amateurs. C’est le cas dans un premier temps du site Coconino World (http://www.coconino-world.com/) qui s’ouvre en 1999 et permet à de jeunes dessinateurs venus des formations d’Angoulême d’être publiés en ligne (Coconino World est liée à Thierry Smolderen, professeur à Angoulême). L’année 2000 voit le lancement, à l’initiative de Julien Falgas, d’un annuaire de BD en ligne qui prend en 2002 le nom d’Abdel-INN (http://www.bd-en-ligne.fr/stories). Il se donne pour but de rassembler les projets de webcomics français existants. Il ne s’agit pas d’édition en ligne, bien sûr, mais ce type de sites est essentiel au sein d’un média tel qu’Internet dont le fonctionnement est basé sur l’accès le plus efficace possible aux données du réseau. Une bande dessinée en ligne ne peut exister qu’à travers les portails qui en réunissent les auteurs.
Car en effet, dans les années 2000, plusieurs webcomics apparaissent. Le comic strip en ligne Lapin, toujours en publication au rythme d’un strip par jour, est crée en 2000 et son créateur, Phiip, s’engage pour la développement de la bande dessinée en ligne en lançant en 2001 le portail Lapin qui héberge des BD en ligne. Le portail Lapin (http://www.lapin.org/) tente aussi de faire connaître la production anglo-saxonne en la traduisant, dont deux célèbres webcomics, Les céréales du dimanche matin (http://cereales.lapin.org/index.php) et Red meat (http://redmeat.lapin.org/). Des projets de webcomics français naissent sur la toile, hors ou au sein de ces portails, parfois prenant la forme de webzine, parfois prenant la forme de blogs. (sur la création du portail Lapin)
L’une des caractéristiques de cette première production est bien sûr sa gratuité d’accès, l’une des bases de la création sur Internet pendant la première moitié des années 2000. L’autre, contrepartie logique, est son aspect encore amateur, puisque les dessinateurs qui y participent ne sont pas des professionnels, même si certains aspirent à se professionnaliser. Outre les BD en flash, beaucoup de ces webcomics sont des scan de planches réalisées sur papier, parfois retouchée par ordinateur. Le terme d’édition en ligne ne correspond pas exactement au modèle de l’édition traditionnelle et certains sites, comme webcomics.fr (lancé en 2007), se définissent avant tout comme des hébergeurs, qui ne gèrent pas les questions de droits d’auteur mais servent de tremplin à la création en ligne. Dans la seconde moitié des années 2000 apparaissent de véritables maisons d’édition qui, souvent font à la fois un travail d’éditeur en ligne et d’éditeur papier. Le lancement en 2005 par Phiip des Editions Lapin, maison d’édition pour vendre en albums papier les auteurs présents sur Internet, est un exemple de cette importante évolution. Une dernière caractéristique qui me semble intéressante est que cette BD en ligne française se sert d’Internet essentiellement comme d’une plate-forme de diffusion et ne l’interprètent pas encore comme un outil de création innovant. Il est manifeste, cependant, que la première moitié des années 2000 a vu apparaître sur Internet des acteurs précurseurs qui sont toujours présents en cette fin de décennie, ainsi qu’une communauté d’utilisateurs. Depuis 2000, Julien Falgas mène sur son blog une réflexion personnelle sur la BD numérique, qu’il met à profit sur Abdel-INN par les auteurs qu’il y promeut. Ces projets de BD en ligne, tout comme certains qui les suivront, se rattachent bien souvent au concept de « communauté internet » régis par les principes suivants : tout le monde peut présenter son travail sans sélection préalable et le lecteur est aussi commentateur voire « améliorateur » (le néologisme n’est pas idéal…) de l’oeuvre proposée.

Les premiers blogs bd français et la bande dessinée numérique

La bande dessinée en ligne existait donc avant qu’en 2004 et surtout 2005, n’ait lieu la vague de création de blogs bd qui, grâce à sa notoriété et sa visibilité très rapidement acquises dans la presse spécialisée ou non et au sein d’institutions comme le FIBD, a attiré l’attention du public sur la bande dessinée sur internet. Or, il y a là une confusion à éviter et qui consisterait à dire que la forme du blog bd a été l’avènement de la bande dessinée sur internet, exception française notable par rapport au modèle anglo-saxon du webcomic. C’est en partie faux (je dis « faux » du point de vue de l’évolution historique, des relations de cause à effets qui provoquent les évolutions culturelles). La première raison, je l’ai énoncée : l’existence d’une bande dessinée en ligne, certes encore amateure, au début des années 2000. La seconde raison est qu’il n’y a pas, nécessairement, de relation entre les blogs bd et la bd en ligne, même si l’évolution de la blogosphère bd a conduit à un rapprochement entre les deux. Je m’en explique.
Dans son statut initial, le blog bd appartient d’abord au registre de la communication plutôt que de la création, par rapport au webcomic qui se présente d’emblée comme une fiction. Le blog bd est « blog » avant d’être bd, c’est-à-dire un espace où un dessinateur présente ses projets, son humeur, en choisissant le dessin séquentiel comme mode de dialogue avec ses amis et ses fans. D’ailleurs, les premiers blogs bd connus et présentés par la critique (ou édité en album) sont l’oeuvre de dessinateurs et illustrateurs déjà professionnels pour qui la blogosphère a constitué un tremplin davantage qu’une rampe de lancement (Laurel et Cha, Boulet et sa bande, Obion, Guillaume Long, Pénélope Jolicoeur…) ; le phénomène des blogs bd, c’est aussi l’arrivée de professionnels sur un créneau où dominaient jusque là les amateurs. Certes, le blog bd peut être conçu comme une forme très amateure d’auto-édition en ligne. Mais le webcomic se différencie du blog en ce qu’il est une fiction (ou à la rigueur une autofiction) et qu’il se présente souvent à son public comme un rendez-vous régulier, avec des personnages et un style récurrents. Ce qui se passe, dans ces années 2004-2006, et qui est d’autant plus intéressant, c’est qu’une zone intermédiaire se formé entre d’un côté le blog bd-outil de communication et le webcomic-outil de création. Cette zone intermédiaire est nourrie soit par le choix du format blog utilisé, par facilité, pour publier des webcomics au lieu de vrais sites, soit par des fausses autofictions dont la fortune critique et matérielle est connue lorsqu’elles sont publiées en album : le blog de Frantico de Lewis Trondheim en 2005, le blog d’une grosse de Gally en 2008 (prix du public au FIBD), Chicou-Chicou en 2008… Là est la véritable particularité française dans la création de BD en ligne.
Autre remarque qui a son importance : les blogueurs bd restent attachés à la publication papier et il n’y a pas de systématisme qui voudrait qu’un blogueur bd se tourne, pour être publié, vers l’édition en ligne. On voit en quelque sorte réapparaître le systême de la prépublication qui avait fait le succès de la BD franco-belge des années 1950-1960, sauf que la revue est remplacée par le blog bd ou le webcomic ; mais l’album demeure un but indétrônable. Même, on pourrait se dire que les jeunes auteurs non encore publiés se tournent d’abord vers l’édition en ligne ; mais il existe des contre-exemples comme M. le chien, connu grâce à son blog mais qui publie son premier album, Paris est une mélopée, sur papier.
Un site comme 30joursdebd, fondé par Shuky et Karine en 2007 (un historique ici) se présente comme une passerelle entre les blogueurs bd et une forme d’édition en ligne qui vise explicitement à se faire remarquer par des éditeurs et qui prend appui sur les liens entre blogueurs. Makaka éditions est là encore la structure éditoriale d’appui du site. On y trouve davantage de blogueurs bd qui, alors qu’ils publient presque exclusivement des « anecdotes de vie » sur leur blog, propose ici des fictions.

Cet article a été réalisé à partir de ces sources que je vous invite à consulter pour en savoir plus :
Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias, 2001
http://en.wikipedia.org/wiki/Webcomic
http://fr.wikipedia.org/wiki/Webcomics
http://blog.abdel-inn.com/

(Auto-)initiation à l’univers de la BD numérique

En créant sur la toile un blog de plus sur la BD, je n’avais pas imaginé, il y a quatre mois de cela, me retrouver face à un si imposant édifice : celui de la BD numérique. Alors principalement lecteur de bd papier (ce que je suis toujours, par ailleurs), j’étais venu à la bd en ligne via les blogs bd vers 2005, c’est-à-dire à peu près comme tout le monde, au moment de l’explosion du phénomène. Et déjà, ces blogs bd me paraissaient des innovations incroyables où le langage séquentiel de la bande dessinée dépassait son traditionnel rôle de narration pour entrer dans une fonction plus large de communication. Quatre ans plus tard, la BD numérique s’impose à mes yeux comme l’avant-garde innovante du média bande dessinée. Je découvre alors le retard que j’ai pu accumuler en quelques années, moi dont la maîtrise d’internet et du numérique est assez bonne, sans être celle d’un professionnel. Retour rapide sur mon propre parcours dans le maquis de la BD numérique : les blogs bd d’abord, donc, phénomène dont l’un des principaux mérites et d’avoir attiré le regard du lecteur de bd du livre à l’écran ; puis vient Scott Mc Cloud et son Reinventing comics : cet auteur américain, déjà théoricien de la BD, est l’un des premiers à se poser la question de la BD numérique et de ses opportunités ; ensuite, une familiarisation encore quelque peu distancié avec toutes les formes d’édition, d’hébergement et de publicité des blogs bd, webcomics, et autre forme de bd en ligne dont les sites Lapin, Blogsbd.fr, Webcomics.fr, Foolstrip sont, chacun dans leur domaine, des représentants ; l’interview de Yannick Lejeune m’a mis la puce à l’oreille sur l’ampleur de ceu que pouvait être les réflexions sur la BD numérique ; enfin, plus récemment, un tour du web m’a montré que ces réflexions étaient déjà largement entamées par des blogueurs, des dessinateurs, des internautes français… J’avais donc de la lecture et du temps de retard qu’il m’allait falloir rattraper…

Ce préambule un peu long et inhabituellement envahi de « je » et de « moi » pour introduire une vision de la Bd numérique, et surtout, je l’espère, des clés pour ceux qui souhaiteraient s’y intéresser plus amplement. Je commence en signalant d’emblée les sources qui m’ont servi pour réaliser cet article, et j’espère qu’ils ne m’en voudront pas de diffuser ainsi leurs réflexions (mais il m’aura semblé que les progrès de la BD numérique, pour avoir un impact, doivent être partagés).
http://blog.abdel-inn.com/ : blog de Julien Falgas, spécialiste de la Bd numérique et qui enrichit le débat par ses connaissances du secteur. Il est à l’origine de l’hébergeur Webcomics.fr.
http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/ : Sébastien Naeco, du Comptoir de la BD, site hebergé par LeMonde.fr, a livré depuis l’automne 2009 de nombreux billets sur la Bd numérique.
http://www.prisedetete.net/ : Tony, auteur d’un mémoire intitulé « Bande dessinée interactive : comment raconter une histoire ? » a travaillé en théorie et en pratique sur les potentialités de la Bd numérique.

Quelle est donc cet étrange objet que l’on nomme « Bd numérique » ?

Sur ce point, il est clair que la Bd numérique n’est pas une seule chose, est qu’il serait vain de l’isoler en une définition. Je reprends ici une phrase de Yannick Lejeune lors de la précédente interview : « Les gens ont tendance à mélanger l’outil, la bd faite avec des outils numériques qui aujourd’hui a de moins en moins de sens puisque tout le monde y vient ; la plate-forme de diffusion, diffuser par des canaux numériques ; le support de lecture, avec les bd sur téléphone qui sont de la bd numérique. Non… La plupart des bd sur support numérique, c’est pas de la bd numérique. » A l’heure actuelle, plusieurs directions sont prises dans le monde de la bande dessinée dont le point commun est d’associer bande dessinée et support numérique :
Il y a d’abord l’adaptation de bande dessinée papier traditionnelle sur des supports de lecture numérique, soit sur écran d’ordinateur, soit sur Iphone. Deux exemples : la firme Ave! Comics (montée en 2008-2009) s’est spécialisée dans l’adaptation de BD pour supports mobiles (téléphones, Ipod…). Ils ont notamment participé à Bludzee, série de strips conçus spécialement pour téléphones portables par Lewis Trondheim (http://www.ave-comics.com/?gexp=true et une interview sur Bodoï ) ; Digibidi (janvier 2009) offre aux éditeurs un espace de diffusion sur internet, le lecteur ayant soit accès à des previews gratuites, soit pouvant télécharger pour un prix modique des albums entiers. Ils assurent par exemple la diffusion d’albums des éditions Soleil ou Humanoïdes Associés (http://www.digibidi.com/ et une interview sur Bodoï ).
Il y a ensuite, et c’est une autre étape, la création originale de bd diffusées numériquement. Notre premier cas a avant tout un impact commercial : il s’agit d’éditeurs tentant de gérer la vague numérique qui s’abat sur le monde de la culture en la maîtrisant par le biais de leur catalogue papier. Mais il ne s’agit pas de création originale prenant appui sur le numérique. Certaines bd ne sont disponibles que sur internet, ou du moins, en premier lieu sur internet. Les blogs bd en sont bien sûr un exemple, mais il existe en 2009 quelques maisons d’éditions en ligne (Manolosanctis, Foolstrip…) ainsi que des hébergeurs (Webcomics.fr, 30joursdebd…).
Toutefois, une grande partie de cette création originale utilise les moyens et les codes de la bd papier. Certains blogs bd, par exemple, sont des dessins réalisés de façon traditionnelle, avec des crayons et du papier, et ensuite scannés. Et je reprends les paroles de Yannick Lejeune : quand on parle de Bd numérique, il faut avant tout distinguer le numérique comme outil de réalisation, le numérique comme vecteur et support de diffusion et le numérique comme moyen d’innovation qui permettent d’aboutir à des Bd ne pouvant se lire que sur internet…

Justement, où peux-t-on lire de la BD numérique qui ne soit pas de la simple adaptation de bd papier ?

L’un des défis que doivent relever les acteurs de la BD numérique est l’invention d’une nouvelle forme de bande dessinée. Scott McCloud (http://scottmccloud.com/), déjà, exprime cette ambition en défendant la théorie du « infinite canvas », qui affirme que, pour la bande dessinée, une page internet fait éclater les limites de taille qui s’imposent naturellement à une bd papier (elle permet, par exemple, un défilement vertical de l’image en théorie infini).
Quelques dessinateurs français ont tenté à leur manière de développer une telle approche, partant du postulat que faire de la bd publiée sur internet autorise des innovations et formes complètement nouvelles.
Tony (http://www.prisedetete.net/) soutient ainsi que la principale innovation potentielle de la bd numérique est l’invention d’une bd interactive où l’auteur prend en compte le lecteur et l’amène à agir dans la bande dessinée. Sa propre oeuvre, Prise de tête (http://www.prisedetete.net/pdt/), tient compte de ces potentialités : le lecteur doit cliquer pour faire défiler les séquences, déplacer des cadres, faire bouger sa souris pour qu’apparaissent les éléments nécessaires à la compréhension… C’est aussi autour de l’interactivité que travaille Moon sur son blog (http://lebloggirlydemoon.blogspot.com/ ) où l’histoire est racontée par l’intermédiaire des actions du lecteur sur l’image.
Mais pour le dessinateur Balak, l’interactivité n’est pas nécessairement le seul trait de la bd numérique. Il propose sur son blog des bd-diaporama à mi-chemin entre le dessin animé et la bande dessinée : le lecteur fait défiler l’histoire en cliquant et l’image initiale évolue progressivement. Le travail que fait l’oeil sur un album papier est ici assuré par la fluidité de l’application numérique. Un exemple ici : http://www.catsuka.com/interf/tmp/bdnumerik_by_balak.html et d’autres sur son blog.

Et quel est l’état actuel de ce vaste secteur encore en cours de définition qu’est le Bd numérique, en France ?
Je vais ici laisser la parole à des connaisseurs du secteur qui ont déjà donné leur avis. Julien Falgas, par exemple, fait remarquer le retard pris par la France dans ce domaine. Dans un récent billet (2 janvier 2010), il présente la situation ainsi : « Or les professionnels de la BD francophone abordent le numérique avec des années de retard par rapport aux anglophones et aux asiatiques. Cette prise de conscience récente prend place dans un contexte marqué par de très fortes particularités par rapport aux marchés étrangers :
prédominance du blog BD,
bonne santé du secteur traditionnel (le livre),
attentisme des auteurs quant aux modèles que proposeront les acteurs traditionnels (éditeurs).
Rappelons qu’un Eisner Award récompense le meilleur webcomic depuis 2005. Chez nous, le blog BD n’est récompensé depuis 2007 que sous l’angle de la « révélation »… ».
Je vous laisse relire un précédent article réalisé par Julien Falgas dans le cadre d’une interview en septembre dernier, dans lequel il donnait un regard sur la Bd numérique (La Bd numérique vue par Geek magazine ).
De son côté, Sébastien Naeco du Comptoir de la bd voit l’année 2010 comme celle d’une possible explosion de la Bd numérique et recommande aux acteurs français d’en profiter avant que les Etats-Unis et le Japon ne soit trop en avance (billet du 5 janvier 2010, http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2010/01/05/bd-numerique-les-bonnes-resolutions-pour-2010/ ). Il nous avait déjà offert un tour d’horizon des technologies numériques permettant de lire la BD, pointant notamment du doigt le rôle joué par les firmes de jeux vidéos et par les dérivés des e-book (billet du 16 décembre 2009 Sur quoi lire une bd numérique).
Tous deux ont applaudi les innovations apportées respectivement par Balak, Moon et Tony, exemples encore peu nombreux mais néanmoins réels d’une expérimentation francophone en matière de Bd numérique.
Un point reste encore en suspens : la motivation des auteurs. Dans cette interview donnée à Sébastien Néaco (Yannick Lejeune du Festiblog à Delcourt ), Yannick Lejeune demande une création spontanée qu’on ne cherche pas d’emblée à canaliser mais que l’on laisse se développer : « La création a toujours été spontanée et chaotique. A ma connaissance, les plus grandes innovations artistiques viennent avant tout d’auteurs qui se sont placés en rupture, hors de tout cadre. Dans la BD, c’est arrivé très souvent : ne serait-ce qu’avec les indés et leurs nouveaux formats, tous ces gens n’ont pas attendu qu’on leur donne un référentiel pour tenter de nouvelles choses et prendre des risques. Du fait même de l’évolution très rapide des idées créatives et des supports, la BD numérique sera un modèle en constante évolution, en tout cas dans les mois à venir. Il sera donc difficile de la contenir et de la baliser : vive le bordel ! ». Selon lui, l’initiative doit d’abord venir des auteurs, non des structures d’éditions et de diffusion. Je vous laisse lire, sur cette même site, la déclaration d’un auteur de Bd, Joseph Behé sur son attitude face à la Bd numérique : ( Bd numérique, l’avis d’un auteur, Joseph Behé ).

En guise de conclusion l’observateur occasionnel et assez ignorant en matière de nouvelles technologies (et donc enthousiaste) que je suis isole trois faits qui me semblent montrer que 2009 a préparé l’arrivée de la Bd numérique qui pourrait bien jouer un rôle de plus en plus important en 2010 :
La multiplication des acteurs impliqués dans la bd numérique, en particulier des éditeurs, des hébergeurs et des fournisseurs de service (même si cette multiplication n’est pas obligatoirement une bonne chose, elle assure l’existence de structures de base qui ne demandent qu’à évoluer).
Le lancement de Bludzee à l’automne 2009 qui marque une étape dans le diffusion de bd via des supports numériques mobiles et donc l’ouverture d’un nouveau marché auprès d’un plus vaste public.
Et bien sûr, la multiplication des réflexions sur la toile autour de la Bd numérique qui peut, je l’espère inspirer des éditeurs et des auteurs. Ceux-ci se tournent d’ailleurs vers internet, soit en proposant des preview, soit en vendant des albums au téléchargement. N’oublions pas que Delcourt compte désormais dans ses rangs Yannick Lejeune, organisateur du festiblog et passionné de bd numérique, pour développer des projets autour de ce nouveau secteur.

Il me semble que le chemin vers une meilleure connaissance par le public de la Bd numérique ne peut être qu’extrêmement progressif et passe par une affirmation en continu que la Bd peut aussi se lire sur internet. De ce point de vue là, le mouvement des blogs bd a initié un élan qui pourrait aboutir à une prise de conscience du public. D’autre part, ce qui me paraît intéressant c’est qu’on assiste, en direct, à l’évolution d’un art : la Bd, dans sa composante numérique, montre qu’elle sait s’adapter à la nouveauté qu’est internet. Un art a du sens lorsqu’il prouve sa capacité d’évolution et qu’il est encore capable d’offrir des oeuvres complétement inédites, impensables quelques années auparavant, tant pour des raisons d’évolution esthétique que de savoir-faire technique. La question qui se pose encore en ce début de 2010 est qu’il n’y a pas eu de véritables rencontres entre les acteurs « structurels » (éditeurs, hebergeurs) qui ont déjà commencé à créer un marché en se servant de vieilles licences et des auteurs exploitant le numérique pour ses potentialités esthétiques ; il est vrai que sur ce dernier point, la bd numérique en est encore à ses balbutiements.

Révélation blog 2010 : à la chasse aux auteurs débutants

Le blog repart de plus belle pour l’année 2010… Je commence avec une actualité du monde des blogs bd :

Le 21 décembre 2009 est tombé la liste des 30 concurrents sélectionnés pour le prix révélation blog. Qu’est-ce que ce prix ? Qui en sont les organisateurs ? Qu’augure-t-il pour l’avenir de la bande dessinée ? Et surtout, quels dessinateurs nous révèle-t-il ? Voilà ce que je tenterais de vous expliquer dans cet article. Pour me suivre, allez d’abord faire un tour sur le site de l’évènement : http://www.prixdublog.com/.

Du phénomène de mode des blogs à la concrétisation professionnelle
A l’occasion du festival d’Angoulême 2008, alors que le phénomène des blogs bd s’est largement répandu sur le net, un nouvel événement est inauguré, le concours révélation blog. Le règlement, jusque là inchangé, est le suivant : le concours est ouvert à tous les blogueurs de plus de 17 ans, encore non édité. Les concurrents peuvent se faire connaître au mois de décembre. Une première sélection est effectuée, désignant trente blogs (pour l’édition 2010). Les internautes sont alors invités à voter, du 26 décembre au 10 janvier, pour le blog(s) préféré(s) (un vote par jour et par personne). Enfin, un jury de professionnels choisit, parmi les blogs les plus plébiscités, trois gagnants qui seront invités au FIBD pour se voir remettre leur prix. Le vainqueur aura la possibilité d’éditer un projet issu de son blog chez Vraoum. Les deux dauphins pourront quant à eux être édités chez Diantre !, et à l’Officieuse collection.
L’objectif est clair : alors que le nombre de blogs bd de dessinateurs amateurs a augmenté depuis 2007, il se peut que parmi eux se trouvent de futurs auteurs talentueux à qui il serait utile de laisser une chance. Dont acte : les deux gagnants des éditions précédentes, Aseyn (The tarp has sprunk a leak) et Lommsek (Shaïzeuh !) sortent leur album respectif chez Vraoum en janvier 2010, à l’occasion du FIBD. (je reviendrais sur ces albums le moment venu.).
A l’initiative de ce projet se trouve un partenariat entre le FIBD, principal festival de BD français, le mieux capable d’assurer une couverture médiatique à l’évènement auprès des amateurs, et trois jeunes maisons d’éditions proches du monde des blogs bd, Vraoum, label des éditions Warum (http://www.warum.fr/index.php co-fondée en 2004 par le blogueur Wandrille) ; Diantre ! (http://www.diantre.fr/) qui a publié l’album de Miss Gally Mon gras et moi, primé à Angoulême en 2009) et l’Officieuse collection (http://www.officieuse.com/), micro-éditeur mêlant édition en ligne et format papier, crée en 2007 par les blogueurs l’Esbroufe et Raphaël B.
Dans le même ordre d’idée, le jury est essentiellement composé de personnalités venues de l’univers des blogs bd, mais aux parcours suffisamment divers. Ainsi pour cette édition 2010 trouve-t-on d’une blogueuse établies en tant que dessinatrice professionnels (Marion Montaigne), les lauréats de l’édition précédente (Lommsek, Vincent Caut, Dromadaire bleu), un blogueur-graphiste-journaliste sur Nolife tv (Davy Mourier), des représentants des différents partenaires, eux aussi blogueurs, (Wandrille pour Vraoum, Pauline Bravar pour Diantre et Paprika pour le Festiblog), enfin, Matt, le créateur du blogroll Blogsbd.fr (figure incontournable de l’univers des blogs bd) et Ezilda Tribot, responsable au FIBD du « Pavillon jeunes talents ».

Dans le même temps, lier le FIBD, vieille et honorable institution de la BD (mais qui, depuis quelques années, cherche clairement à se renouveler), au phénomène des blogs bd permet de légitimer ces derniers en affirmant qu’il ne s’agit pas que d’un phénomène de mode passager sans véritable intérêt pour l’industrie de la bande dessinée, mais, que, bien au contraire, un oeil attentif et ouvert peut en tirer quelque chose. Le FIBD a déjà démontré à d’autres occasions son ouverture et son soutien aux dessinateurs amateurs ou débutants : dès la première édition existe un prix du meilleur premier album (intitulé tour à tour Prix du meilleur espoir puis depuis 2007 Essentiel révélation, il récompense à présent un auteur en début de parcours professionnel) ; Bastien Vivès en a été le dernier lauréat avec Le goût du chlore) ; un prix « jeunes talents » est également décerné à un jeune dessinateur n’ayant jamais publié.
En soutenant des blogueurs bd (jeunes ou moins jeunes, mais toujours débutants), une nouvelle étape est franchie : il n’aura fallu que quelques années entre l’explosion du phénomène des blogs bd et son intégration au FIBD. Je ne peux que me satisfaire de cette capacité que montre une partie du milieu de la bande dessinée à s’intéresser à un phénomène neuf, qui plus est lié à Internet (donc à un média étranger par nature à la BD). Et j’ajouterai que cet intérêt porté n’est pas un enthousiasme aveugle car il se fait dans le cadre d’une sélection sérieuse, assurant de cette manière sa légitimité (tout n’est pas à jeter dans les blogs bd, mais tout n’est pas bon à prendre non plus). Le mode de sélection trouve un équilibre entre le seul plébiscite des lecteurs et l’approbation par un jury de professionnels, éditeurs et spécialistes. Certes, l’initiative vient de maisons d’éditions soutenant elle-même le mouvement des blogs bd, ce qui relativise l’évènement, le restreignant encore, pour le moment, dans un cercle réduit de connaisseurs (même si Warum et Diantre sont loin de ne publier que des blogueurs, bien entendu). Néanmoins, la formule choisie me semble d’autant plus intéressante qu’elle n’essaye pas de profiter commercialement de la vague des blogs bd en abandonnant toute ambition artistique, mais qu’au contraire elle cherche, en proposant l’édition d’un album autre que « l’album du blog », à amener de jeunes dessinateurs à montrer leurs capacités. Ce qui, à mon sens, différencie l’opération des nombreuses éditions de blogs bd dont l’intérêt semble parfois limité, surtout quand ils ne sont qu’une compilation non-réfléchie d’extraits du blogs. Les lauréats des années précédentes ont bien été jugé sur leur talent de dessinateur et non sur leur popularité. Le concours révélation blog interroge plutôt l’avenir de la bande dessinée et sa capacité à motiver des dessinateurs débutants, et s’extrait déjà du phénomène de mode pour en faire autre chose.

Les concurrents 2009 : aperçu et sélection

Depuis 2007, de nombreux blogueurs ont eu l’occasion de publier un premier album, ne serait-ce que l’album de leur blog. Tous ces blogueurs ayant déjà intégré le monde de l’édition sont donc exclus d’emblée de la compétition. Mais la sélection des 30 meilleurs blogueurs bd laisse encore apparaître de nombreux talents. Il est difficile de savoir, évidemment, si le passage du blog, espace de publication sans contraintes, à l’album, sera payant. La plupart des blogueurs bd sélectionnés répondent déjà à deux critères importants : un style personnel et original et une maîtrise de la narration graphique à court terme (pour certains, déjà, à long terme).
J’ai essayé ici de sélectionner, à destination des lecteurs de phylacterium, les 10 blogs qui m’ont paru les plus intéressants parmi les 30 sélectionnés. Les votes sont ouverts jusqu’au 10 janvier, donc n’hésitez pas à voter vous aussi et soutenir les blogueurs qui vous semblent les plus prometteurs.

Il y a d’abord trois blogueurs que j’ai déjà dû évoqué dans mes articles et dont je suis un spectateur régulier. Ils tiennent leur blog depuis plus d’un an et sont connus pour leur style graphique bien particulier. Tim, sur son blog A cup of tim utilise exclusivement des feutres, ce qui lui permet une réalisation rapide et des notes très colorées. Il mêle anecdotes de vie et récits oniriques où sa bonne maîtrise de la couleur donne des effets souvent prenants. Jean-Paul Pognon (http://jeanpaulpognon.canalblog.com/), grand amateur de Trondheim auquel il emprunte souvent le style et l’humour, livre de courtes planches ironiques. Il a renouvelé son blog avec une nouvelle série, Super Pognon, un super héros qui résout les problèmes avec de l’argent. Et enfin, mon chouchou, Eliascarpe, héros du blog Comme un poisson hors de l’eau que j’avais déjà évoqué dans un article précédent (Phantasme) et dont j’adore toujours autant l’humour décalé et le style réalistico-comique.

A côté de ces têtes connues, d’autres concurrents sont tout autant de bonnes surprises que je connaissais moins et que je vous fais ainsi découvrir.
Sur son blog, Fred Noens ( http://frednoens.over-blog.com/ ) cultive le srip minimaliste, mettant en scène les dialogues de deux oiseaux. Un air connu, sans doute, mais le trait est soigné et le dessin expressif. Parcourez les archives pour perdre plusieurs heures à rire. Le blog Une frite dans les fesses est une parodie de blog qui regarde du côté de l’humour crétin et décalé : son héros, Gaylord, dont l’âge mental ne doit pas dépasser celui d’un enfant de 3 ans, raconte d’étranges anecdotes de vie. L’humour comme le style lorgnent du côté de l’underground, de Ferraille ou Winschluss, par exemple.
De nombreux blogs reprennent des formules déjà éprouvées dans les blogs de dessinateurs professionnels, mais le font très bien. Ainsi peut-on rapprocher le blog de Mathias (http://leblogdemathias.blogspot.com/ ) de celui de Marion Montaigne : il illustre régulièrement une originalité de la langue française en variant souvent le style graphique ou narratif, ou la technique. Celui du professeur horreur (http://professeurhorreur.blogspot.com/) doit beaucoup, comme il l’avoue lui-même, à Bastien Vivès : même humour cynique, même traitement par des strips noir et blanc.
C’est pour leur graphisme que je garderais les blogs de Chanouga (http://chanouga.over-blog.com/) et Martin (http://monkeyworst.blogspot.com/). Ils présentent sur leurs blogs des illustrations et des planches. Chanouga, blogueur depuis 2006, est connu pour ses histoires de sirènes et ses créatures monstrueuses ; il allie une grande maîtrise des couleurs et des cadrages étranges qui me rappellent le style d’Yslaire. Quant à Martin, il expérimente des techniques variées (dessin traditionnel, collage, noir et blanc…), au rendu graphique très intéressant. Il présente sur son blog des esquisses de certains projets d’albums.
Enfin, une dernière excellente surprise : le blog d’Adrien Nil (http://adriennil.over-blog.com/), qui en est déjà à sa conquième saison. L’auteur du blog, Vertron, raconte les aventures d’Adrien Nil, aventurier philosophe qui semble tout droit sorti du XIXe siècle. Dans un style réaliste, ce blog, plus proche du webcomic en ce qu’il constitue une histoire complète, dure depuis 2007 et mêle strips (saison 1), grandes aventures épiques dans le passé (saison 2 à 4) et courtes anecdotes historiques (saison 5). Il y en a donc pour tous les goûts et, outre le fait que le dessin, soigné, ait bien progressé, révélant peu à peu les talents de l’auteur, les saisons 2, 3 et 4, sont de véritables albums complets de 54 pages mêlant aventure, humour et connaissances historiques.

Rendez-vous au festival d’Angoulême pour les résultats et pour la parution des deux premiers albums issus du concours révélation blog paru chez Vraoum : La ligne zéro de Lommsek et Abigail de Aseyn.

Internet et l’édition de bande dessinée : le projet Manolosanctis

Comme Yannick Lejeune nous l’expliquait en novembre dans cet interview, la Bd numérique est une notion qui recouvre de nombreuses et hétérogènes réalités qui, pour la plupart, ne sont encore que des projets en devenir. Celle qui nous intéresse aujourd’hui tient à la façon dont Internet a amené à la création de maisons d’édition qui s’approprient les potentialités d’Internet à travers des projets, des choix éditoriaux et des méthodes commerciales. Internet commence à autoriser quelques changements dans le petit monde de l’édition de bande dessinée, changements encore assez peu perceptibles pour le grand public, mais néanmoins significatifs. J’illustrerais mon propos par l’exemple des éditions Manolosanctis (http://manolosanctis.com/), ce qui me permettra de vous présenter un chouette album, Phantasmes, sorti ce mois-ci, et qui révèle les talents de nombreux blogueurs bd…

Manolosanctis et l’édition de BD en ligne

La maison d’édition Manolosanctis a été créée en septembre 2009 par trois fondateurs (Arnaud Bauer, Maxime Marion, Mathieu Weber) dans le sillage de nombreuses autres éditeurs et hébergeurs de bande dessinée sur internet comme les éditions Lapin (2005) Foolstrip (2007) ou Webcomics.fr (2007) (des noms que j’évoquais dans un ancien article, Internet et la bande dessinée). Elle se situe dans le même crêneau éditorial que Foolstrip, à laquelle elle emprunte d’ailleurs certaines caractéristiques : l’accompagnement des auteurs par une rémunération en droits d’auteur, un intérêt porté aux blogueurs bd débutants, une politique d’édition de beaux albums papier qui vient s’ajouter à l’édition, courante, de BD en ligne. Quelques différences apparaissent toutefois : Manolosanctis se veut moins traditionnelle que Foolstrip, plus clairement orientée sur les potentialités et les ideaux du web. Là où Foolstrip se limite à l’édition numérique ou papier, mettant en avant un souci de qualité constante et de meilleur contrôle des contenus disponibles, Manolosanctis est aussi un simple hébergeur dans la mesure où n’importe quel dessinateur peut y publier ses dessins à la communauté de membres inscrits sur le site. Dans l’idéal, le système fonctionne comme suit : les auteurs postent leurs albums, puis les lecteurs et les autres auteurs donnent leur avis et font ainsi buzzer certains albums qui deviennent plus accessibles à partir de la page d’accueil. Les lecteurs laissent des commentaires sur les albums qu’ils lisent pour faire éventuellement progresser le jeune dessinateur. Les fondateurs utilisent pour ce mode de fonctionnement le terme de « comité de lecture permanent », dans le sens où les internautes sont de fait invités à participer aux choix éditoriaux. Une expérience semblable existe depuis 2007 aux Etats-Unis, sous le nom de Zuda Comics. Fondé à l’initiative de DC, un des grands éditeurs de comic books américains, le site organise tous les mois une compétition entre dix comics mis en ligne par des auteurs débutants. Les internautes sont invités à voter et les gagnants peuvent signer un contrat et voir leur comics publié. La différence notable est que l’accent y est véritablement mis sur la notion de « compétition », plus ouvertement que sur Manolosanctis.
L’accent est mis, on l’aura compris, sur les potentialités « communautaires » d’internet. Un forum et un blog viennent compléter le site principal, ainsi qu’une inscription dans les réseaux sociaux Facebook et Twitter. C’est bien sûr là une des utopies d’Internet : l’idée que le web favoriserait les contacts humains, le partage des opinions et des contenus, la « démocratie » au sens large du terme. Comme il est indiqué dans la présentation : « [Manolosanctis] permet à ses membres de participer activement à ses choix éditoriaux ». Il faut aller chercher le modèle du côté de Dailymotion qui, d’hébergeur vidéo, s’est mué en promoteur de vidéastes et de créateurs. Une pierre de plus dans le jardin de ceux qui veulent qu’Internet favorise la création artistique est restreignant au maximum les contraintes économiques. Manolosanctis emprunte d’ailleurs à Dailymotion l’idée d’un label de créateur, « creative contents », ici appelé « creative commons » qui garantit à l’auteur un respect de ses droits d’auteur conforme à la loi.

Personnellement, je suis toujours un peu réticent face à l’excès de « participativité » de ce type de projet. Ne serait-ce que parce que l’emploi inconditionnel des termes « participatifs » et « communautaires » a tendance à m’agacer. Ce qui est bien avec une maison d’édition, c’est aussi lorsque les choix éditoriaux sont clairs et reconnaissables, et faire confiance aux internautes bédéphiles est une solution qui m’apparaît un peu dangereuse. A sa décharge, Manolosanctis semble vouloir équilibrer les choses par une double politique d’édition qui sépare publication en ligne libre et moins contrôlée et édition papier plus exigeante, car comme il est précisé plus loin : « Le choix des ouvrages publiés en version papier s’effectue par un processus original combinant préférences de la communauté et sélection éditoriale. ». L’édition papier reste ici la garantie d’une qualité plus élevée.
Je trouve que la comparaison avec Dailymotion est d’autant plus intéressante qu’elle révèle un dilemme qui est celui de la célèbre plateforme de vidéos et qui pourrait bien arriver à Manolosanctis. Dans les deux cas, il y a une séparation entre deux objectifs certes complémentaires, mais néanmoins différents : l’hebergement et l’édition. Manolosanctis est d’abord hébergeur : il accueille des planches de BD, y compris des extraits d’albums édités chez d’autres éditeurs indépendants (Onapratut, Les enfants rouges, Bakchich, Le moule à gaufres), de la même manière que Dailymotion héberge des vidéos de France Inter ou Rue89. Le travail d’hébergeur suppose un suivi et une exigence moindres vis à vis des contenus qui doivent surtout être investis par la communauté de fans. Le travail d’éditeur, deuxième facette de Manolosanctis, est très différent puisqu’il s’agit cette fois d’insuffler une politique éditoriale, de garantir la rémunération des auteurs, d’assurer la publicité des albums. C’est un travail beaucoup moins passif et qui suppose cette fois une sélection et des choix. Dailymotion a trouvé une solution intermédiaire, son label « creative contents » qui empêche un trop grand n’importe quoi.
Dernier détail : le travail d’éditeur suppose aussi des moyens financiers. Contrairement à Foolstrip, qui demande au lecteur un abonnement mensuel, l’accès à Manolosanctis est entièrement gratuit. Il se rattrape donc sur les albums papier et sur les subventions du Centre National du Livre. Reste donc à voir si le projet tiendra sur la longueur et pourra notamment assurer une rémunération suffisante aux jeunes auteurs pour rester à la fois attractif et compétitif.

Que lire sur Manolosanctis ?

Vous l’aurez compris, la possibilité pour n’importe quel dessinateur de publier ses dessins oblige le lecteur à concevoir son propre degré d’exigence et ses propres choix. Quelqu’un qui ne chercherait que des bandes dessinées abouties pourrait être un peu perdu : un grand nombre de planches publiées sont des travaux certes honorables pour des débutants, mais qui n’aurait pas forcément leur place dans une librairie. Doit-on par exemple se diriger vers les « buzz du jour » en faisant confiance à l’avis des internautes ? Doit-on au contraire lire transversalement des dizaines de pages avant qu’une d’entres elles nous accroche le regard ? Ou bien doit-on se contenter d’aller voir les planches d’auteurs que l’on connaît déjà, par leur blog, par exemple ? Au final, chaque utilisateur dessine son propre modèle d’utilisation du site.
Ayant très certainement compris que le site ne pouvait fonctionner que si un maximum de choix était laissé à la disposition lecteur, le site multiplie le nombre de portes d’accès vers des albums : par thèmes, par auteur, par albums les plus plébiscités… Chaque internaute doit ainsi avoir le sentiment de sélectionner lui-même ce qu’il pourra aimer, d’être guidé dans ses choix propres. L’interface de lecture plein écran est plutôt bonne et simple d’utilisation.
J’ai particulièrement apprécié la possibilité de lire des extraits d’albums d’autres maisons d’éditions. De nombreux éditeurs de BD, y compris les plus grands, y viennent progressivement. Bien sûr, on peut aussi donner son avis, soit par un vote, soit par un commentaire plus complet et se voulant constructif, exercice toujours très délicat à manipuler. Enfin, Manolosanctis édite en format papier les auteurs qui recueillent le plus de suffrages et correspondent à la ligne éditoriale.
Une dernier chose : le projet Manolosanctis ne fait que commencer, on ne trouvera donc que trois albums papiers édités pour le moment… Dont un que j’ai testé pour vous.

Phantasmes
ou les espoirs de la blogosphère


Si je vous parle de Manolosanctis, ce n’est ni parce qu’ils m’ont payé pour le faire, ni par caprices, mais parce que j’ai découvert chez eux, récemment, un album qui mérite une attention toute particulière. Il s’agit d’un collectif édité en format papier et livré par Manolosanctis en 48h (ce que je peux confirmer ?). Cet album m’a intéressé pour deux raisons : d’abord parce qu’il est réussi, ensuite parce qu’il révèle quelques dessinateurs talentueux de la blogosphère.
Il s’agit d’un recueil réunissant les contributionss d’un concours lancé en septembre-octobre et parrainé par une des plus célèbres blogueuses bd, Pénélope Bagieu. Des centaines de blogueurs bd y ont répondu et parmi eux, une vingtaine de récits courts (à chaque fois environ huit pages) ont été sélectionnés pour composer le recueil intitulé Phantasmes, épais volume de 176 pages. Le thème était donc ce même titre mystérieux qui pouvait laisser libre cours à tout type de récits : humoristiques, tragique, fantasmagoriques… C’est ce qu’on trouve dans le recueil final et qui fait l’une de ses qualités : une grande diversité de thématiques et de traitement graphique et narratif. On trouvera bien sûr des histoires légèrement érotiques, mais pas uniquement. Tout ne m’a pas absolument plu mais force est d’avouer que, pour des débutants (la plupart des auteurs n’ont jamais publié d’albums), le niveau est bon et le recueil réserve de bonnes surprises.
J’y ai retrouvé quelques noms connus de la blogosphère bd et j’en ai découvert d’autres. J’attendais avec impatience les contributions de certains de mes blogueurs préférés : Manu xyz, Esther Gagné, Eliascarpe, Lommsek. Ce sont tous des blogueurs de la deuxième génération, qui débutent leur blog à partir de 2007-2008. Manu xyz nous livre avec L’antichambre un hommage velouté à l’hédonisme et au plaisir des sens, dans son style hyperréaliste proche de Solé et Alexis, avec une ambiance retro-IIIe République. Eliascarpe reste fidèle à ses deux personnages fétiches, Elias et Zack, et à son humour efficace.
Beaucoup de ces récits souffrent malheureusement du format réduit et on aimerait souvent en voir plus. Chez Esther Gagné ou Lommsek par exemple, on sent que le format de huit pages est un peu contraignant, et on espère une suite, un développement qui n’existe pas. Le récit d’Esther Gagné se veut avant tout psychologique, progressif, pour s’immerger dans l’esprit d’une fan dont la vie finit par tourner autour d’un acteur célèbre. Son style sobre et réaliste inspiré par Miyazaki, tout en noir et blanc, s’accorde parfaitement avec l’histoire.
Je découvre aussi des talents dont j’ignorais l’existence. Parmi eux Léonie dont le récit Smog met en images l’invasion de l’horreur dans le quotidien, opposant un style plus traditionnel à un traitement plus gothique de cauchemars abjects et innommables. Les couleurs oppressantes et déstabilisantes y sont bien utilisées. C’est le même sujet que traite Thomas Gilbert : l’irruption de l’horreur dans le quotidien, mais avec un trait plus fin. Ce dernier auteur a à son actif deux albums édités que je n’ai pas lu, mais dont je vous donnerais des nouvelles si j’en ai l’occasion : Bjorn le Morphir chez Casterman et Oklahoma Boy chez Manolosanctis.

Soyons honnêtes : j’ai aussi apprécié le recueil pour son caractère expérimental. Je ne l’aurais sans doute pas acheté en librairie, face à des milliers d’autres albums d’auteurs que je sais extrêmement talentueux et reconnus. Sans que je sache si je suis représentatif des utilisateurs d’objets culturels via internet, j’ai le sentiment qu’Internet donne une certaine marge de manoeuvre à la qualité : on n’est davantage enclin à se montrer indulgent. J’ai de moins en moins de doutes sur le fait qu’Internet favorise l’éclosion et la valorisation de jeunes talents qui auraient eu, en temps normal, plus de mal à se faire un nom. Le défi que les acteurs d’Internet ont à relever à présent, dans la BD comme dans les autres secteurs culturels, et d’être capables de suivre la carrière de ces jeunes auteurs et de ne pas s’arrêter à la seule découverte.

Pour en savoir plus :
Sur les maisons d’éditions en ligne :

Zuda comics
Les éditions Lapin
Foolstrip
Webcomics.fr
Manolosanctis
Sur l’album Phantasmes et ses participants :
Consulter les récits courts de Phantasmes : http://manolosanctis.com/theme/phantasmes
Le blog d’Eliascarpe : Comme un poisson hors de l’eau
Le blog d’Esther Gagné : La lanterne brisée
Le blog de manu xyz : Coins de carnets
Le blog de Lommsek : Schaïzeuh
Le blog de Léonie : On the road to nowhere
Le blog de Thomas Gilbert : Profondville