Archives pour la catégorie Critiques d’album

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (4)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage (et Joyeux Noël, puisque c’est la saison).

Golo, Mes milles et nuits au Caire, Futuropolis, 2009-2010Jusque là, les trois albums qui m’ont servi à évoquer l’Egypte en bande dessinée ont mis en avant la manière dont, dans notre imaginaire occidental, ce pays est associé à l’Histoire, histoire antique ou histoire de France. Penser à l’Egypte revient souvent à penser à et par l’égyptologie. Cette vision, même si elle donne lieu à des albums de qualité, ne peut évidemment pas résumer tout un pays. Bien au contraire, c’est une vision déformée et profondément occidentale, solidement implantée dans notre culture depuis le XIXe siècle, qui ne tient pas compte du pays réel mais d’une vision mythique dont la fiction se nourrit idéalement (les albums évoqués durant ce mois-ci n’étaient que des oeuvres de fiction). A vrai dire, la bande dessinée ne fait que refléter là une image encore dominante aujourd’hui en Europe et aux Etats-Unis ; la seule différence étant qu’un second véhicule favorise sa diffusion, le tourisme de masse. Le tourisme fait vivre l’Egypte, créé des emplois, fait fonctionner l’économie locale ; il contribue aussi à figer l’Egypte éternelle aux yeux des visiteurs qui se limitent aux grands sites antiques, et entretient le fossé entre la culture des pays arabes et celle de l’Occident. Pourtant, les touristes visitant l’Egypte dans de grands cars guidés par les tours operators, ou au sein de grands complexes hôteliers sur les côtes de la Mer Rouge, pourraient interpréter, en chemin, de nombreux indices de ce qu’est vraiment l’Egypte contemporaine. L’appel du muezzin qu’ils peuvent entrendre toute la journée depuis leur hôtel n’est-il pas le signe de l’importance de pratique de la religion musulmane ? L’omniprésence de la police dans les monuments ne leur rappelle-t-il pas que le pays est dirigé par une dictature militaire ? L’insistance des vendeurs à la sauvette croisés dans les rues ne témoigne-t-il pas de la précarité financière d’une grande partie de la population ? Indirectement la vision de l’Egypte par Jacobs, De Gieter et Martin est partie prenante de ce décalage : ils ne nous parlent pas d’un pays, mais d’une contrée mythique conçue de toutes pièces en-dehors de l’Egypte.
Heureusement, Golo sauve l’honneur de la bande dessinée en offrant au lecteur une vision de l’Egypte qui sort des sentiers battus, des temples antiques, des pyramides, des sculptures de calcaire et des campagnes napoléoniennes. Ayant passé de longues années dans ce pays, il a consacré une partie de sa carrière de dessinateur de bande dessinée à en présenter au public français la culture, dans des fictions ou dans des récits du quotidien.

L’histoireLe jeune dessinateur Golo arrive en Egypte dans les années 1970. Installé au Caire, il apprend à vivre dans un pays surprenant qui a vu naître les légendes des Milles et une nuits. Celles-ci ne sont d’ailleurs jamais très loin : l’anecdote du moment se transforme en un conte étrange et chaque cairote a, dans sa besace, une douzaine d’histoires à raconter. Golo a pour guide dans cette ville immense Goudah, un journaliste fantasque, sorte de bon génie qui le mène jusqu’à un vieux professeur qui saura, mieux que personne, l’entraîner dans les méandres des contes de Schéhérazade dont les origines se perdent quelque part entre la Perse et l’Inde pour en revenir au Caire. Quand au second tome, s’il revient sur l’Expédition de Napoléon et les monuments anciens, c’est là encore pour en tirer des histoires piquantes.
Circulant librement des années 1970 à l’époque contemporaine, la narration se propose comme un enchaînement d’anecdotes dont on se fiche bien de savoir si elles sont ou non authentiques, mais qui servent à évoquer l’ambiance d’un pays loin de tout exotisme pittoresque. Les longues années passées par l’auteur en Egypte assure le sérieux et la densité du propos, qui dépasse le simple témoignage de voyageur de passage. Golo raconte une ville, le Caire, ses habitants, son histoire, sa culture, sa vie politique… La capitale de l’Egypte est bien cette ville grouillante dont il nous dépeint la foule toujours en mouvement, noyée dans un brouhaha constant qui détonne avec le silence des temples antiques. Le trait souple et vivant de Golo, presque un art de la fresque dans sa simplicité apparente, est à cet égard idéal.

Quelle Egypte ?L’Egypte que nous présente Golo est l’Egypte contemporaine, pris entre son quotidien et ses légendes ambiantes. S’il la connaît si bien, c’est que son premier séjour date de 1973. Il y débute alors une carrière d’illustrateur de presse dans des journaux égyptiens. Il revient en France pour participer à l’ébullition de la presse de bande dessinée adulte : on le retrouve dans des titres comme Charlie Mensuel, Hara Kiri, L’Echo des Savanes, (A Suivre). C’est tout naturellement qu’il publie plusieurs albums aux éditions du Square, puis chez le Futuropolis d’Etienne Robial, notamment avec le scénariste Frank. Dès l’époque de Charlie, il livre au lecteur des récits égyptiens, mais il lie définitivement sa carrière en France à son expérience égyptienne par l’adaptation en 1991 du roman d’Albert Cossery Mendiants et Orgueilleux (1955). L’influence de l’écriture de Cossery, grand écrivain Cairote francophone ayant vécu en France la plus grande partie de sa vie (jusqu’à sa mort en 2008), est flagrante : on retrouve chez Golo, outre une même fascination pour l’Egypte et un parcours en miroir (l’un Egyptien à Paris et l’autre français au Caire), un même esprit de dérision, un même dynamisme de l’écriture et un même goût pour l’anecdote. Par la suite, Golo continue de nous parler de l’Egypte, soit en adaptant d’autres romans de Cossery (La couleur de l’infamie en 2003), soit sous la forme de carnets personnels, à la manière de ce Milles et une nuits au Caire qui vient compléter deux Carnets du Caire parus chez Les Rêveurs en 2004-2006.

L’Egypte de Golo est donc une Egypte vivante, directement inspirée de la réalité. Mais on aurait tort de croire que son propos est détaché de la fiction et de l’aventure que nous avons vues triompher dans les autres albums présentés ce mois-ci. Au contraire, le merveilleux des contes ne semble jamais très loin en Egypte, et si c’est parfois la fumée d’une chicha qui étourdit l’auteur, les hallucinations retranscrites en images naissent de la réalité même. Parfois encore, ce sont des récits, anciens ou contemporains, maintes fois transformés par la culture orale, qui sont fixés par le dessin. Un jour il s’agit d’une histoire martiale de mamelouks prenant la ville ; la fois suivante Golo relate les manifestations qui agitèrent Alexandrie au milieu des années 1970.
Parce qu’il mêle fiction et réalité, Golo réussit une peinture de l’Egypte plus fidèle qu’il n’y paraît. Ce pays nous apparaît comme celui des légendes ; pas des évènements mythifiés de la grande Histoire mais bien plutôt des anecdotes incroyables ou le fantastique tente de craquer le vernis de l’authenticité. La référence aux Milles et une nuits n’est pas qu’une pointe d’érudition de la part de Golo : le texte, recueil de contes arabes fixés par écrit au cours du XIIIe siècle (en Egypte et en Syrie pour cette époque), fonde une certaine manière de construire des récits pris les uns dans les autres, de faire vivre milles personnages, de partir du quotidien pour aller vers l’extraordinaire. Certes, les djinns de Schéhérazade ont disparu (quoique…), mais l’art et le plaisir de raconter des histoires malicieuses semblent toujours présents chez les Cairotes, à en croire Golo. Le romancier égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, semble y croire aussi puisqu’il livre en 1982 une continuation habile des Milles et nuits, preuve que le recueil est ancré dans la culture égyptienne. Certes, la censure politique ou religieuse n’est pas sans incidence sur la diffusion du texte : tandis que le gouvernement égyptien en censura une version vers 1990, au printemps 2010, une nouvelle version publiée par un organisme gouvernemental a été attaqué par un groupe d’avocats islamistes qui y voient un encouragement au vice et au péché.
Golo ne propose pas seulement un carnet de voyages, il pénètre aussi dans une culture et ses légendes. Et le conte s’avère être une des meilleures façons de voyager, qu’il nous soit contemporain ou que sa longevité se perde dans la mémoire de l’humanité…

Article sur Albert Cossery dans Afrik.com : http://www.afrik.com/article1371.htmlArticle sur la plainte récente contre Les Milles et une nuits (en anglais dans le journal Al Masry Al Youm) : http://www.almasryalyoum.com/en/news/1001-nights-faces-legal-banagain

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (3)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

La fascination de l’Histoire : L’oeil de Khéops de Jacques Martin et André Juillard, dans la série Arno (1984)

L’intégralité de cette série historique des années 1980, quelque peu tombée dans l’oubli à présent par rapport à d’autres séries de la même époque, n’est pas consacrée à l’Egypte ; il en va seulement ainsi pour le deuxième volume intitulé L’oeil de Khéops par Jacques Martin et André Juillard. Comme la plupart des séries de bande dessinée de son époque, elle est d’abord prépubliée dans Vécu en 1984 avant de paraître en album chez Glénat l’année suivante.
Tout, dans sa conception, en fait un exemple parfait de la bande dessinée historique classique des années 1980. Ses deux auteurs, d’abord : nous assistons en direct au passage de relais entre deux générations d’auteurs du genre historique, entre Jacques Martin, connu depuis les années 1950 pour sa série Alix (dans laquelle il a déjà eu l’occasion de traiter de l’Egypte antique), et André Juillard qui commence avec Patrick Cothias, en même temps qu’Arno, la série qui le fera connaître à un plus large public, Les 7 vies de l’Epervier. Il y a, dans la collaboration Martin/Juillard une relation maître/élève que reconnaît Martin lui-même, même si Juillard s’écartera par la suite du seul champ historique. Et n’oublions pas l’éditeur, Jacques Glénat, qui participe activement au renouveau d’une bande dessinée historique documentaire, tournée vers les modèles belges classiques et pour adulte (avant de lorgner du côté de l’ésotérisme historique). La revue Vécu, comme son nom l’indique en partie, publie principalement des séries revisitant l’histoire. Glénat a réédité en 1999 les trois premiers albums de la série Arno en une seule intégrale dans sa collection de « classiques » des années 1980, tandis que, de son côté, Casterman poursuit la publication de nouveaux tomes dessinés par Jacques Denoël. Nous allons voir que la fascination de l’Histoire est aussi à l’origine de la vision de l’Egypte portée par l’album L’oeil de Khéops.

L’histoire
Dans les trois tomes de la série Arno, le lecteur suit le destin d’Arno Firenze, jeune musicien italien qui se trouve entraîné dans l’épopée du général Napoléon Bonaparte dans les dernières années du XVIIIe siècle, en pleine tourmente révolutionnaire. Après un premier tome vénitien dans le contexte de la campagne d’Italie, Arno suit le général dans son expédition égyptienne dans la ville du Caire et au milieu des vestiges de l’Egypte antique.
Martin décline la série historique selon un principe narratif connu (qu’il utilise dans Alix) : un personnage-témoin fictionnel assiste aux coulisses de grands évènements historiques, parfois même en devient un acteur à part entière. D’où une tension entre deux pôles : l’aventure-fiction inventée qui guide la narration et l’évocation plus ou moins juste et romancée de la réalité historique telle qu’on peut la connaître. Arno n’est sans doute pas la meilleure série de chacun de ses deux auteurs, entre un Martin déjà célèbre et un Juillard qui, sans être débutant (il commence la bande dessinée en 1975), a encore sa carrière devant lui. Sa qualité documentaire est encore imparfaite et le style de Juillard reste encore très classique dans sa proximité avec celui du « maître » qui scénarise ici. Néanmoins, elle demeure une petite série historique plaisante et m’intéresse ici par son évocation particulière de l’Egypte.

Quelle Egypte ?
C’est l’Egypte de la légende napoléonienne qui sert de cadre au récit de Martin et Juillard. Cette manière d’aborder l’Egypte ancienne en se plaçant soi-même dans un autre temps historique, presque aussi légendaire, inscrit définitivement Arno dans le champ de la bande dessinée historique, et dans un des grands évènements de l’histoire de France, l’Expédition d’Egypte de Napoléon Bonaparte.
En 1798, à la recherche de gloire militaire, le jeune général Napoléon Bonaparte entreprend de mener une grande expédition militaire en Egypte pour conquérir des terres en Orient contre les Anglais qui dominent alors la région ; il vient déjà de remporter la campagne d’Italie et est sollicité par le Directoire. Le France révolutionnaire est engagée dans une guerre contre les monarchies européennes depuis 1792. Si, militairement, la Campagne d’Egypte s’avère être une défaite pour Bonaparte (tant face aux Anglais que face à la résistance égyptienne musulmane), il parvient à en retourner le sens pour en faire une victoire personnelle. Elle prend alors, au gré de l’histoire, une double signification, fondatrice à la fois de la légende militaro-politique du général promu à un brillant avenir, et de la science égyptologique qui émerge en France dans les décennies suivantes. En effet, Bonaparte a emmené avec lui de nombreux savants et artistes qui prennent sur place de nombreuses observations tant sur l’Egypte contemporaine que sur les monuments anciens, encore assez peu connus, ou encore sur la faune et la flore du pays. Concrètement, l’Expédition d’Egypte débouche sur deux évènements fondateurs de la discipline égyptologique : la découverte de la pierre de Rosette qui servira trente ans plus tard à Jean-François Champollion à déchiffrer les hiéroglyphes et surtout la publication, de 1809 à 1821, de la colossale Description de l’Egypte, somme illustrée du travail scientifique effectué sur place pendant les quatre années de campagne.
En outre, l’Egypte antique sert le discours postérieur de la propagande bonapartiste : la comparaison entre le grandeur de l’Empereur et la richesse et la durabilité de l’Egypte pharaonique est savamment calculée et nourrit d’autres rhétoriques : tandis que la civilisation égyptienne est vue comme le berceau de la civilisation occidentale, pourquoi la France révolutionnaire héritière des Lumières ne serait pas, quant à elle, la nation qui fait entrer l’Occident dans la modernité ? (plusieurs décennies après, une célèbre peinture de Gérôme confronte le profil de Bonaparte à la face du Sphinx)

L’Expédition d’Egypte a assurément bénéficié, dans son destin historiograhique, de l’ampleur prise par le reste de la légende napoléonienne pour laquelle la bibliographie, de toute sorte, est pléthorique. Puis, grâce à elle, la posture scientifique et archéologique de la France prend place en Egypte face à la couronne britannique dont la présence est davantage liée au contrôle militaire et politique du pays ; ce « partage » de l’Egypte entre les deux pays européens durera jusqu’à l’indépendance officielle du pays, en 1922, voire jusqu’à l’indépendance réelle en 1952 (date de la fin de la présence militaire anglaise en Egypte et de l’établissement de la République d’Egypte par Nasser).
Par leur fiction, Martin et Juillard contribuent eux aussi, certes avec davantage de recul, à l’association de l’épisode égyptien et de l’ascension de Bonaparte. Ils ont pu bénéficier d’une iconographie riche pour leur exactitude historique, de la Description de l’Egypte qui offre un portrait du pays autour de 1800, et les nombreux tableaux et gravures suscitées, ou non, par la propagande napoléonienne. Mieux, ils vont chercher dans la culture populaire, comme Jacobs avant eux pour Le mystère de la Grande Pyramide, le thème d’une Egypte antique mystérieuse, terre d’aventures non pour elle-même mais pour son passé. Le jeune héros italien est confronté, parallèlement à l’enchaînement connu des évènements de l’Histoire officielle, aux mystères de l’Egypte antique. Cette dernière sert de pretexte à la fiction et à l’aventure tandis que l’Histoire de France est traité sur un mode plus « sérieux ». C’est par l’évocation de l’Egypte antique que l’histoire napoléonienne bascule et se transforme en légende.
Le regard de Martin et Juillard est donc double : c’est un regard sur l’Egypte antique, mais sur l’Egypte antique telle qu’elle commence à s’élaborer en mythe au travers de l’Expédition d’Egypte napoléonienne et des premières découvertes archéologiques.

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (2)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

Le classique pour enfants : Papyrus de Lucien de Gieter, 1974-

Après Blake et Mortimer, restons un peu dans l’héritage de la bande dessinée belge pour enfants avec une série entièrement consacrée à l’Egypte ancienne, Papyrus. Elle voit le jour en 1974 dans le journal Spirou, sous le crayon de Lucien de Gieter. L’arrivée de la série s’inscrit dans la seconde génération de séries traditionnelles du célèbre journal belge, à une époque où la bande dessinée française, grâce à Pilote, puis Fluide Glacial, Métal Hurlant et L’Echo des savanes, prend le dessus. La bande dessinée belge se replie alors nettement sur les formules qui ont fait son succès dans les décennies précédentes : sérialiser le plus possible pour voir émerger de nouveaux « classiques » et s’accrocher au jeune public avec la même tonalité sage et la même ambition pédagogique qu’auparavant. Spirou cherche, à cette date, à renouveler ses thèmes et ses héros, d’où une nette féminisation des héroïnes (Natacha en 1965), une relecture comique du western (Les Tuniques bleues, 1968) ou de l’histoire de gangsters (Sammy en 1973), l’appel de la science-fiction (Yoko Tsuno en 1969, Le Scrameustache en 1972) .
C’est autour de la recherche de nouveaux univers de fiction qu’émerge une série ayant pour cadre l’Egypte ancienne, cadre qui encore inédit à l’époque. Papyrus n’est pas la première série de De Gieter qui avait déjà dessiné pour Spirou le western pour enfants Pony (d’abord sous la forme des célèbres mini-récits du journal), les aventures humoristiques de Tôôôt et Puit (deux séries ayant déjà comme héros des enfants), et il participe aux gags du chat Poussy de Peyo à partir de 1969. Mais Papyrus est sa série la plus connue et la plus durable, puisqu’il la poursuit encore aujourd’hui et que les plus jeunes générations (dont je fais partie !) la connaissent surtout par l’adaptation qui en fut fait en dessin animé vers 1998 (applications des leçons de son maître Peyo !).

L’histoire
Le héros éponyme est un jeune pêcheur qui sauve la vie de la princesse Théti-Chéri, fille de pharaon, et devient alors son protecteur. Il est lui-même soutenu par la dééesse aux cheveux resplendissants, fille du dieu-crocodile Sobek, qui lui donne dans la première aventure un glaive magique. Au fil des albums, ils vivent ensemble une suite d’aventures, tantôt missionnés par le pharaon (ce qui donne à Papyrus l’occasion d’aller en Crète dans le Labyrinthe), tantôt confrontés à des évènements surnaturels sur le sol égyptien.
A ses débuts, De Gieter est encore très proche du style rond de Peyo ou Macherot. Il se détache progressivement de cette influence en allant vers plus de naturalisme, ce qui donne l’impression que Papyrus et Théti-Chéri deviennent progressivement adultes. A ce changement de style correspond un changement dans le traitement de l’Egypte ancienne. Les premiers albums sont encore très marqués par la mise en relation de l’Egypte ancienne et du mysticisme, d’où des apparitions fantastiques et des monstres (là encore peut se sentir l’influence de Peyo dans la tension vers le surnaturel). De Gieter révèle qu’il réalise son premier voyage en Egypte à l’occasion du septième album, La Vengeance des Ramsès (1984). A partir de cette date, il se documente davantage et chercher à ancrer ses albums dans la réalité des recherches archéologiques en cours. Le pharaon est doté d’un vrai nom (Merenptah) qui place la série temporellement dans la XIXe dynastie (vers 1200 avant J.C.). Le fonctionnement de chaque album est trouvé : il prend pour toile de fond un monument célèbres (les colosses d’Abou Simbel dans le cas de La Vengeance des Ramsès) qui est prétexte à une aventure de Papyrus et Théti-Chéri. L’architecture est parfois même le sujet d’une histoire, comme dans L’obélisque qui s’appuie sur les connaissances des égyptologues sur l’érection des obélisques. Le fantastique n’est toutefois pas oublié : c’est la reconstitution de l’Egypte ancienne qui se veut plus précise.

Quelle Egypte ?
L’Egypte proposé par De Gieter est une Egypte ancienne pour manuels scolaires. Dans la droite ligne d’autres séries de bande dessinée, le dessinateur propose une série qui entend faire référence sur l’époque à laquelle elle se consacre, en l’occurence ici l’Egypte ancienne, tout en masquant sa portée pédagogique derrière des aventures à rebondissements. La civilisation égyptienne, sans doute en raison de la bonne connaissance que permettent d’en avoir les traces qu’elle a laissées, fait partie du bagage classique de connaissances historiques. Elle continue de fasciner et de faire l’objet de nombreux livres, dont beaucoup à destination du jeune public. Chaque album de Papyrus est une invitation à découvrir un aspect de la civilisation égyptienne. Le propos sur l’Egypte ancienne se lit à deux niveaux : celui de la narration et celui de l’iconographie. La démarche de création s’accompagne systématiquement d’une volonté « d’apprendre » quelque chose au lecteur. Dans le cas de la narration, De Gieter inclut souvent dans ses histoires des faits historiques documentés par ses soins. L’authentique stèle de Merenptah (conservée au musée du Caire) lui offre l’occasion de traiter des guerres du pharaon en Palestine dans Le Pharaon fou. Dans certains cas, il utilise expressément des biais scénaristiques pour évoquer certains évènements célèbres, comme le voyage dans le temps de Toutankhamon le pharaon assassiné.
Plus intéressant encore est le cas de la mise en images de l’Egypte ancienne. Elle prend chez De Gieter deux grandes directions opposées qui font de la série une synthèse entre deux visions de l’Egypte (la mystique et l’archéologique). D’une part la reconstitution des sites célèbres se veut la plus fidèle possible, appuyée par des lectures de l’auteur. D’autre part De Gieter met en images des scènes de la mythologie égyptienne et donne un visage aux dieux, là encore en s’appuyant sur les richesses de l’iconographie des temples et des documents de la civilisation égyptienne antique.

Bien sûr, l’ambition éducative est loin d’être la seule, et Papyrus est aussi une série d’aventures (dans une traditionnelle dialectique « instruire en s’amusant » qui sous-tend la littérature pour enfants dès ses débuts). Mais si j’insiste dessus, c’est qu’elle conditionne en grande partie la vision de l’Egypte véhiculée par la série et qu’elle influe sur l’histoire en introduisant quelques faits connus ou en se consacrant à une série de « passages obligées » de l’historiographie égyptienne (Toutankhamon, Imhotep, Akhenaton, Ramsès II…). Il se peut aussi que, comme dans le cas d’Alix de Jacques Martin, la série ait évoluée avec le temps en assumant de plus en plus une place de « support de cours » qui ne la résume pas mais qui lui confère une véritable valeur qui vient contrebalancer un certain archaïsme du style et du propos. En d’autres termes, face à l’arrivée d’autres héros de bande dessinée pour enfants plus impertinents, Papyrus s’est trouvé contraint de mettre l’accent sur son caractère didactique, voire de renforcer ses liens avec l’univers pédagogique (une nuance tout de même, dans l’album 28, Les Enfants d’Isis, De Gieter fait enfin s’embrasser ses deux héros enfantins, franchissant enfin un des « tabous » de la série, et de la bande dessinée belge en général : la vie amoureuse des personnages).
A cet égard, le site officiel de la série et de l’auteur, www.egypteinedite.be est exemplaire puisqu’il se donne explicitement pour but de « faire découvrir les bases historiques réelles qui ont servi l’histoire » et de poursuivre : « un moyen unique pour les plus jeunes de mieux comprendre la civilisation égyptienne ». Le site est réalisé en association avec un photographe spécialisé dans l’Egypte et de ses vestiges, Jean-Pol Schrauwen.
C’est dans ce site que l’on apprend que l’une des principales sources iconographiques de De Gieter pour Papyrus est l’oeuvre du peintre écossais David Roberts (1796-1864) qui réalisa plusieurs voyages en Afrique et publia des ouvrages illustrés sur l’Egypte au milieu du XIXe siècle. Il fait partie des nombreux orientalistes fascinés par les vestiges des civilisations anciennes que les fouilles archéologiques font progressivement connaître. Sous la forme d’un carnet de voyages (dont une partie est disponible sur le site), De Gieter s’est rendu en Egypte en 1996 pour redessiner, plus de 150 plus tard, les paysages vus par Roberts. Un travail de croquis sur le vif qui renoue avec une pratique héritée des orientalistes du XIXe siècle, et qui évoque un dessinateur préoccupé par la recherche de la vraisemblance. Pour qui veut en savoir plus sur le travail de reconstitution de De Gieter pour Papyrus, je l’invite à lire l’article que consacre sur le sujet Michel Thiébaut dans le catalogue L’Egypte dans la bande dessinée.

Je profite de cet article sur Papyrus pour mettre à votre connaissance un intéressant projet de reconstitution numérique et de mise en ligne des tombes de la vallée des rois, près de Louxor, une des plus grandes concentrations de tombeaux égyptiens. A l’origine (1978) travail de topographie des tombes égyptiennes, le Theban Maping Project est organisé par l’université américaine du Caire et vise à « préserver l’héritage des monuments ». Une façon intéressante de découvrir à distance, à l’aide de plans et de photographies, un des plus riches site archéologique du pays.

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (1)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique et un peu plus léger qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

(1) Le classique d’entre les classiques, Blake et Mortimer. Le mystère de la Grande Pyramide d’Edgar Pierre Jacobs (1950-1955)

Dans la mémoire collective des amateurs, l’oeuvre la plus marquante dans les rapports entre la bande dessinée et l’Egypte est le second épisode des aventures de Blake et Mortimer, intitulé Le mystère de la Grande Pyramide, dessiné et scénarisé par le belge Edgar Pierre Jacobs. Paru à partir de mars 1950 dans Le Journal de Tintin, puis en deux albums au Lombard en 1954-1955, Le mystère de la Grande Pyramide a suffisamment marqué les esprits pour connaître des rééditions ininterrompues depuis sa publication initiale jusqu’à nos jours. L’édition originale de 1954 est devenue un objet de collection qui atteint une cote d’environ 200 euros. Rien d’étonnant après tout, l’histoire s’intègre au sein d’une série elle aussi devenue un classique de la bande dessinée belge des années 1950. En 2005, une réédition aux éditions Blake et Mortimer comprend des planches inédites publiées dans la revue. Cette réédition à vocation purement mémorielle consacre définitivement le statut historique du Mystère de la Grande Pyramide.


L’histoire

L’éminent professeur Philip Mortimer est invité en Egypte par un de ses confrères, Ahmed Rassim Bey. Ce dernier l’informe de la découverte d’un papyrus (appelé « le papyrus de Manéthon », d’après son auteur, un érudit égyptien de l’époque ptolémaïque) qui révèle l’existence d’une chambre secrète dans la grande pyramide du roi Khéops à Gizeh. Ayant pour nom « la chambre d’Horus », elle conserverait le véritable tombeau du roi Akhénaton et aurait servi de lieu de culte du dieu Aton. Mais la découverte de la chambre ne se fera pas sans rebondissements. L’assistant de l’égyptologue Rassim Bey est en réalité membre d’un réseau de trafiquants d’antiquités organisé par le colonel Olrik, ennemi juré de Mortimer qui l’avait laissé pour mort dans l’épisode précédent, Le secret de l’Espadon. Lui aussi espère retrouver la mythique chambre d’Horus. Entre les anciens comparses du professeur (Francis Blake, Nasir…) et de nouveaux personnages hauts en couleurs (dont le mythique professeur allemand Grossgrabenstein), Jacobs peint une aventure mouvementée entre enlèvement, investigation dans les rues du Caire et exploration archéologique.
Le second épisode des aventures de Blake et Mortimer donne définitivement le premier rôle au professeur écossais puisque Francis Blake, l’agent secret du MI5 et inséparable ami de Mortimer, n’apparaît que très brièvement à la fin du premier volume et plus longuement, tout de même, dans le second. Si Le secret de l’Espadon était clairement un récit de guerre et d’espionnage, Le mystère de la Grande Pyramide permet à Jacobs d’enrichir sa série par des références savantes à l’archéologie, par un exotisme moins caricatural, par une intrigue policière plus élaborée et par un léger coup d’oeil du côté du fantastique. En ce sens, l’album donne le ton de ce que sera par la suite la série de Jacobs : des allers-retours constants entre les codes divers des genres issus de la littérature populaire. C’est pour moi une des grandes qualités de Jacobs que d’avoir su rendre chaque album de sa série unique en variant les intrigues, du policier pur et dur de L’affaire du collier à la science-fiction la plus imaginative du Piège diabolique.


Quelle Egypte ?

Jacobs s’inspire ici d’une Egypte modelée par la culture populaire occidentale et les pseudo-sciences ; celles qui confondent religion et ésotérisme et interprètent les inconnus de « l’Egypte mystérieuse », tantôt à des fins de pur divertissement, tantôt d’une façon désespérement sérieuse. Jacobs bénéficie de plus d’un siècle de légendes véhiculées successivement par les différents médias du monde contemporain (presse, roman, cinéma, bande dessinée…). La référence à Manéthon comme point de départ n’est pas innocente. C’est dès l’époque grecque ptolémaïque que le cliché d’une Egypte des mystères et de l’hermétisme se développe. Manéthon est l’auteur d’une Histoire de l’Egypte rédigée en grec à la demande de Ptolémée Ier, à l’époque où les grecs étendent leur emprise sur une Egypte politiquement déclinante (IVe siècle avant J.C.). C’est sur cet ouvrage que se base l’actuelle division politique utilisée par les égyptologues en « dynasties » successives de pharaons. Mais, d’une part le texte de Manéthon n’est connu que par fragments diffusés par des historiens juifs et chrétiens dans les premiers siècles de notre ère, et d’autre part ses sources sont trop peu connues pour garantir le sérieux de l’oeuvre. L’analyse historique de l’Histoire de l’Egypte de Manéthon demande donc un certain recul : elle est celle de grecs qui, déjà, ne savent plus lire les hiéroglyphes et ont perdu tout contact avec la réalité de la civilisation du millénaire précédent. L’invention de l’astrologie et de l’alchimie est attribuée à tort aux Egyptiens et l’Hermès Trismégiste, fusion entre l’Hermès des grecs et le Thot des égyptiens, est le prophète des nouvelles croyances qui se développent et attribuent aux anciens égyptiens des pratiques magiques. Au fil des siècles perdurent cette vision de l’Egypte. L’amélioration des connaissances scientifiques sur l’Egypte ancienne suite aux fouilles archéologiques des XIXe et XXe siècle ne l’interrompt en rien ; il se produit une rupture entre le savoir scientifique basé sur des données positives et les croyances populaires associées à l’Egypte. Au cours du XIXe siècle, de grands thèmes vont être adoptées par la littérature populaire pour rester encore de nos jours : les deux plus célèbres étant celui de la momie revenue d’entre les morts (Le roman de la momie de Théophile Gautier en 1858) et celui de la malédiction (l’ouverture de la tombe de Toutankhamon en 1922 donne lieu à la légende que l’on connaît, entretenue dans la presse par un romancier comme Conan Doyle, versé dans l’ésotérisme victorien). Les gravures qui accompagnent les romans feuilletons forgent un ensemble d’images associées à l’Egypte; les décors des films prennent bientôt le relai (La Momie de Karl Freund, 1932).

Ainsi, quand Jacobs entreprend une aventure ayant pour titre « le mystère de la Grande Pyramide » en 1950, il charrie avec lui tout cet imaginaire. Il prend pour thème principal celui du pharaon Akhénaton, un des nombreux « mystères » de l’Egypte antique dont les amateurs d’ésotérisme se sont emparés. Le pharaon Akhénaton occupe dans l’histoire égyptienne une place à part dans l’histoire égyptienne puisqu’il tente d’imposer, autour de -1350 avant J.C., une révolution tant politique que réligieuse dans l’Empire qu’il dirige ; politique car il fait construire sa propre capitale, Akhétaton, et quitte Thèbes, religieuse car il tente d’imposer dans le pays le culte du dieu Aton qui connaît alors un fort développement. Ces deux révolutions s’accompagnent d’une évolution artistique qui introduit de nouveaux codes iconographiques et un style spécifique que les archéologues appellent l’art amarnien (du nom actuel d’Akhétaton, Tell-el-Amarna). Après sa mort, il semble que le clergé reprenne le contrôle, élimine les traces du règne d’Akhénaton (en saccageant son tombeau ou en effaçant son nom des tables) et répandent la légende d’un « pharaon hérétique ».
Il faut ensuite séparer les faits historiques de la légende tenace qui entoure ce pharaon devenu presque mythique, légende sur laquelle s’appuie Jacobs. Les égyptologues redécouvrent Akhénaton à la fin du XIXe siècle, mettent au jour son tombeau, malheureusement saccagé, et conduisent de nombreuses campagnes de fouilles pour comprendre les évolutions si spécifiques de son règne et les multiples déplacements de sa sépulture après sa mort. Dans le même temps, Akhénaton devient un des principaux épisodes des « mystères » de l’Egypte antique tel que forgés par la tradition populaire. La principale légende, qui n’est autre qu’une lecture occidentale du règne d’Akhénaton, est d’affirmer que le « pharaon hérétique », en souhaitant répandre le culte du dieu-soleil, est un précurseur du monothéisme. Entre explications et réfutations par les égyptologues et légendes colportées décennies après décennies, la bibliographie consacrée à Akhénaton est des plus denses et des plus diversifiées…

Si Jacobs est loin d’être le premier dessinateur à s’intéresser au thème populaire des mystères des tombeaux égyptiens, l’interprétation qu’il en donne le place au-dessus de beaucoup de ses prédecesseurs. Un exemple connu : en 1932, Hergé, dans Les Cigares du pharaon, se risque sur le même terrain. L’exploration du tombeau du pharaon Kih-Osk par Tintin donne lieu à une des scènes les plus fantaisistes de la série, même s’il s’avère par la suite que les hallucinations du héros étaient dûes aux vapeurs d’opium. Jacobs tente de s’en tenir au maximum aux faits et le caractère rationnel de Philip Mortimer permet d’écarter toute tentation mystique. Cette dernière n’apparaît que par fragments à travers le personnage du cheikh Abdel Razek, descendant du peuple du Nil. Le fantastique de Jacobs est savamment pesé et l’auteur s’écarte ainsi de la tradition populaire en laissant le mystère à la marge tandis que priment d’autres rebondissements plus « réalistes ». Mais Jacobs est bien conscient de l’existene d’une imagerie ésotérique et sait en jouer. La couverture de l’album, en plus d’être un modèle de l’académisme jacobsien (jeu d’ombres et de lumières, équilibre de la composition), joue à fond sur les clichés des mystères de l’Egypte, avec la silhouette démesurée du dieu Horus (à rapprocher de la couvertures des Cigares, justement). Le second volume insiste encore davantage sur le mysticisme en nous invitant à une étrange cérémonie qui n’a en réalité jamais lieu dans l’album. C’est en effet dans ce second volume que Jacobs sacrifie à la légende, et la « chambre d’Horus » devient un lieu de mystères et de magie. Ce qui empêche l’aventure de sombrer dans le grand-guignol de certains romans feuilletons est la solidité de l’intrigue policière qui court tout au long du récit, le rattachant à des considérations très terre à terre.

Couverture originale des Cigares du pharaon, 1932


A la suite d’illustres prédecesseurs tels que Jules Verne, Jacobs recherche dans ses histoires un équilibre entre le mythe et la réalité, entre l’inspiration légendaire et le savoir scientifique. Il s’adresse à des enfants et l’un de ses objectifs et de les « instruire en s’amusant ». L’aventure permet aussi de présenter les grands sites de l’Egypte antique, la pyramide de Gizeh et le sphinx. Dans les albums qui suivront, Jacobs s’appuiera sur d’autres mythes connus, les traitant avec plus ou moins de fantaisie (l’Atlantide de L’Enigme de l’Atlantide). Il se situe à la frontière entre l’extraordinaire et la vérité. Pour l’anecdote, pendant que Jacobs publie dans Tintin Le mystère de la Grande Pyramide, Martin dessine dans le même journal Le Sphinx d’or pour sa série Alix, et la version couleur des Cigares du pharaon paraît en 1955 chez Casterman. Ce sont toutes les grandes signatures du journal qui sont mobilisées autour de l’Egypte !

Luz, Rouge cardinal, L’Association, 2010// The King of Klub, Les Echappés, 2010

En cet automne 2010, si paisible sur le plan politique, il y a des caricaturistes qui ne chôment pas. Luz, dessinateur de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo depuis sa re-création en 1992, publie deux albums, Rouge cardinal à l’Association et The King of Klub aux éditions les Echappées. Sans oublier, au printemps dernier, toujours aux Echappées (maison d’édition de Charlie Hebdo), Robokozy, dont je vous laisse deviner la cible (éternelle, inépuisable source d’inspiration). Si Luz m’intéresse aujourd’hui, c’est parce que son principal talent, à mes yeux, est de savoir mêler les apports du dessin de presse à ceux de la bande dessinée.

Luz et la tradition du dessin de presse

Le petit album qui me sert de point de départ pour mon article du jour a pu passer inaperçu. Rouge Cardinal est paru dans la collection Mimolette de l’Association, collection réservée à des ouvrages à la pagination réduite, dans un format type comic books. L’histoire est celle de Malko, jeune garde suisse qui a promis à sa mère de donner au pape Jean-Paul II les chocolats qu’elle a préparé elle-même. Mais Malko se trouve bien malgré lui pris dans un complot organisé au sein du Vatican pour tuer le saint père… L’album republie une histoire parue entre décembre 2004 et avril 2005 dans Charlie Hebdo : plus de cinq ans se sont écoulés depuis et il est vrai que cette actualité n’est pas vraiment « chaude ». L’album n’en reste pas moins savoureux, bon exemple, sur un format réduit, du style violemment corrosif de Luz. Signalons enfin que, si l’histoire est si courte, c’est que la mort prématurée (mais réelle) de Jean-Paul II en avril 2005 a brutalement ruiné toute l’intrigue…
On pourra être surpris du mode de publication : L’Association qui publie, avec plusieurs années de décalage, une histoire parue dans Charlie Hebdo. J’ignore les circonstances exactes de la naissance de l’album, mais il faut bien signaler que Luz avait déjà publié dans cette même maison d’édition en 2002 Cambouis, un carnet personnel dans lequel le dessinateur donnait ses impressions sur l’entre-deux-tours des élections présidentielles de 2002 qui vit s’opposer Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Quant à l’Association, cela fait plusieurs années qu’elle travaille à rééditer des dessinateurs issus de l’équipe des éditions du Square qui, dans les années 1960-1970, tissèrent des ponts entre bande dessinée et dessin de presse : que l’on pense à leurs rééditions de Charlie Schlingo ou, mieux encore, à celles de Gébé, pilier de Charlie Hebdo, mort en 2004.

Certains, à ce stade de la lecture, pourront se demander pourquoi je tiens tant à distinguer « bande dessinée » et « dessin de presse ». Il est vrai que la distinction peut avoir quelque chose d’artificiel et que cela fait bien longtemps que des auteurs de bande dessinée pratiquent le dessin de presse, et inversement. Je reprendrais pourtant une citation de la chercheuse Nelly Feuerhahn : « ces deux manières [dessin d’humour et bande dessinée] localisent les marges les plus extrêmes d’un même continuum. » (numéro 10 de la revue Humoresques, p.81 ; 1998). Tous deux sont des objets graphiques, mais là où le dessin de presse recherche la condensation de l’idée en quelques traits, la bande dessinée étend la narration tout au long d’une histoire. Plus simplement, bande dessinée et dessin de presse, au cours du XXe siècle, se dissocient clairement en deux traditions artistiques distinctes qui, sans s’ignorer l’une et l’autre, élaborent des codes et des usages différents. En ce début de XXIe siècle où la bande dessinée ne se diffuse plus massivement par voie de presse mais préfère le support livresque, l’écart entre les deux spécialisations est manifeste… ce qui n’empêche pas certains dessinateurs de circuler de l’un à l’autre.

J’en reviens à Luz après cet intermède érudit, rassurez-vous. Vous n’aurez guère eu de mal à le comprendre : Luz fait partie des dessinateurs qui possèdent une vision syncrétique de leur pratique de dessinateur. Ce qui m’intéresse ici, la manière dont Luz exploite la narration et sort du seul dessin de presse, sans complètement sacrifier aux codes de ce dernier. Il n’est pas le seul et, en réalité, l’héritage des publications du Square (Hara-Kiri puis Charlie Mensuel et Charlie Hebdo) encourage justement cette fusion des arts graphiques. On retrouve donc cette caractéristique parmi les illustres aînés, Reiser, Fred, Gébé, Cabu, comme dans l’équipe du « nouveau » Charlie Hebdo reformé à partir de 1992 : Jul, Charb… Hors du cercle de Charlie Hebdo, on peut citer le cas de René Pétillon qui est à la fois un des dessinateurs du Canard enchaîné depuis 1993 et l’auteur de la série Jack Palmer depuis 1976.

Napoléon III transformé en Rocambole, personnage de romans, par André Gill dans La Lune en 1867

. L’héritage artistique des éditions du Square est par ailleurs un objet très disputé dans le monde de la presse satirique. Charlie Hebdo, créé par Cavanna et le professeur Choron, s’arrête en 1981 et son aîné Hara-Kiri en 1985. Lorsqu’un nouveau Charlie Hebdo est relancé en 1992 par Gébé, Philippe Val et Cabu (en fait d’une scission de La Grosse Bertha, autre journal satirique créé en 1991 et ayant récupéré les anciens de Charlie Hebdo), le professeur Choron, mécontent, relance Hara-Kiri en guise de réponse. Mais, tandis que Charlie Hebdo survit jusqu’à nos jours, la nouvelle version d’Hara-Kiri ne dure que quelques semaines. Choron relance ensuite avec Vuillemin La Mouise, à la parution irrégulière et diffusé par coloportage, diffusion interrompue par la mort du professeur Choron en 2005. Plus récemment, c’est le lancement en 2008 du tout aussi éphémère Siné Hebdo par le dessinateur vétéran Siné qui a scindé l’héritage des années 1960 (même si Siné se rattache à une tradition plus ancienne).

Parmi ses collègues dessinateurs de presse, Luz s’est trouvé une spécialité, en réalité vieille comme la profession : la caricature des personnalités qui composent « l’air du temps », principalement politiques, mais pas uniquement. Il renoue avec une forme de caricature spécifique : la caricature déformatrice, qui base la ressemblance sur une déformation outrée de certains traits physiques. L’un des grands maîtres de ce type de dessin de presse au XIXe siècle était André Gill (1840-1885), qui s’attaqua à l’empereur Napoléon III, mais aussi à de nombreuses personnalités politiques et artistiques de son temps. A côté de cette tradition ancienne, Luz pratique une forme de caricature plus récente, apparue dans le seconde moitié du XXe siècle : l’enlaidissement volontaire du trait et des personnages. Là, je m’avance sur un sujet que je n’ai pas étudié dans le détail, mais il me semble que, si Reiser a été un des premiers à pratiquer ce type de dessin outrée et sale à une époque où dominait la propreté et la sobriété du trait, lui ne pratiquait pas la caricature de personnalités. En revanche, l’enlaidissement graphique est un trait partagé par de nombreux dessinateurs ayant commencé dans les années 1970 ou après, tels Philippe Vuillemin, Tignous, Charb et Lindingre. Ils se situent en cela dans l’héritage de Reiser qui leur a, en quelque sorte, ouvert la voie.
C’est bien à cette double tradition du dessin de presse que se rattache Luz : le XIXe siècle et la puissance libertaire des années 60-70. Le thème même de Rouge Cardinal lui permet de s’en donner à coeur joie dans la représentation de Jean-Paul II, ou encore du cardinal Lustiger. Quant à King of Klub, le second album de mon article du jour, c’est un festival de caricatures de personnalités du monde de la musique (David et Cathy Guetta, Vincent Delerm, Elton John, etc.). Il n’y a pas que le trait qui soit outré chez Luz : il est aussi un adepte de l’humour scatologique ou sexuel excessivement provocateur, là encore à la suite de Reiser et Vuillemin qui popularisèrent ce type d’humour dans le dessin de presse, selon l’esprit du professeur Choron d’Hara-Kiri, grand adepte d’un humour potache violent. L’humour de Luz se veut extrêmement corrosif, n’épargnant aucune institution en place et se permettant absolument toutes les outrances, surtout les plus blasphématoires.

Dessin de Jossot pour L'Assiette au beurre, revue satirique, en 1902

Dans le Vatican de Luz, les cardinaux sniffent des rails de coke en forme de croix et le pape s’exprime uniquement par des flatulences. Ce ton puisamment libertaire, revendiquant un anticléricalisme sans concession et stigmatisant les hypocrises de l’Eglise, prend sa source dans des journaux satiriques de la Belle Epoque, tel L’Assiette au beurre dans les années 1901-1912.

Dessin de Philippe Vuillemin pour une tentative de relancement d'Hara-Kiri en 1993, en mensuel

Dans les années 1960, les revues des éditions du Square ne seront pas en reste, dans une société française où l’Eglise joue encore un rôle important, pour s’acharner sur cette cible décidément privilégiée. Hara-Kiri, Charlie Hebdo, et leurs avatars garderont intacts la tradition de la caricature anticléricale.

Fiction et fantaisie
Là où beaucoup de ses collègues dessinateurs de presse s’emploient principalement à tourner en dérision les personnalités et évènements politiques, à les interpréter à leur manière ou à se faire les observateurs ironiques de la société contemporaine, Luz est plus à l’aise dans le champ de la fiction et, surtout, de la fantaisie la plus débridée, sans pour autant perdre de vue la réalité. Son originalité réside dans ce grand écart : chez lui, l’exagération n’est pas seulement dans le trait, ni dans l’humour, elle est aussi dans le scénario qui distord la réalité avec un grand plaisir destructeur. Sa maîtrise de l’intrigue sur le long terme n’est pas si courante chez les dessinateurs de presse qui préfèrent souvent, lorsqu’ils se lancent dans la bande dessinée, des suites de gags courts, plus proches d’un humour de dessin de presse qui se concentre en quelques cases évocatrices. Dans Rouge Cardinal, Luz parvient à mener et mêler plusieurs niveaux d’intrigue : le garde-suisse et ses chocolats, le complot contre Jean-Paul II, les désirs incontrôlées de soeur Tarama amoureuse de son pape…
Avec King of Klub, le goût pour la fiction se voit encore davantage dans le recours, parodique, aux codes de la science-fiction. David et Cathy Guetta sont transportés en 2097, sur le « King of Klub », la plus grosse boîte de nuit intergalactique du cosmos dirigé par monsieur Jojoba. Les plus grands DJs et chanteurs du passé y sont clônés pour rassasier des millions de clubbers. Rassasier de concerts, bien sûr, mais aussi au sens propre, puisque les clônes servent ensuite de nourriture aux visiteurs. L’entremêlement complexe des intrigues est le même que dans Rouge Cardinal, et on peut même dresser quelques parallèles amusants, qui sont comme des tics d’écriture récurrents de Luz : les deux albums mettent en scène une figure de benêt qui se retrouve pris dans une histoire qu’il ne comprend pas (le garde suisse Malko/David Guetta), il y aussi une figure de savant fou (frère Bolino, le pédophile des Carpates/le professeur Raoul, inventeur de la machine à cloner les chanteurs), il y a aussi un enchevetrement de complots (dans King of Klub, Jojoba est menacé à la fois par le clone d’Elton John et par Kÿst, un groupe de Gospel Métal)…
Le talent de Luz est une facilité non seulement à passer de la réalité à la fantaisie (par l’exagération, ou par le recours à d’autres genres littéraires, comme le polar et la SF), mais en plus à garder cette fantaisie non pas sur un seul dessin (comme Plantu le fait couramment), mais au long de toute une histoire.

De la caricature appliquée à la musique


Parmi les innombrables personnalités caricaturées dans King of Klub, il faut remarquer le producteur Pascal Nègre, qui devient Rascal Pègre, adepte d’une cuisine à base de clones de chanteurs, et spécialistes des oeufs Moby ou des bananes de Dick Rivers. Rappelons que Pascal Nègre est un producteur de musique, le président d’Universal Music depuis 1998. Le représenter comme un cuisinier sadique qui n’aime rien tant que accomoder les artistes est loin d’être vide de sens… Bien d’autres acteurs de l’univers de la musique en prennent pour leur grade, en particulier Vincent Delerm, symbole de la « nouvelle chanson française », déjà épinglé par Luz dans son album J’aime pas la chanson française en 2007 (chez Hoëbeke). En son temps déjà, André Gill épinglait les artistes et représentait Richard Wagner comme un perceur de tympan.

Luz ne s’intéresse pas à la musique, et plus particulièrement à l’univers du clubbing, par hasard. Il est un grand amateur de musique et lui-même est DJ depuis 2003. Son parcours traduit cette tension vers la musique. Il collabore aux Inrockuptibles et King of Klub est d’abord paru dans les pages de la revue musicale Tsugi. Dans les années 2000, il devient chroniqueur-bd musical, si tant est que cette spécialisation existe, pour les différents journaux dans lesquels il travaille, ou pour son propre plaisir. Ces travaux, l’éloignant momentanément de l’actualité politique, lui permettent de partager, en images, sa passion pour la musique : dans Claudiquant sur le dancefloor puis Faire danser les filles (2005 chez Hoëbeke), il relate ainsi son passage de danseur à DJ. On le retrouve également dans un ouvrage sur l’histoire du rock, Rock Strips, dirigé par Vincent Brunner (2009 chez Flammarion). Et puis n’oublions pas J’aime pas la chanson française, un album sorti en pleine vogue de la « nouvelle scène française » qui lui permet de s’attaquer à Delerm, Kyo, Cali, Bénabar, Raphaël. Luz jouait alors aux briseurs d’icônes.
Qui aime bien châtie bien… D’où un King of Klub détonnant. Bien sûr, l’ouvrage sera plus facilement compris par les adeptes du clubbing, parce qu’il accumule références sur références. Mais même au-delà d’un public de connaisseur susceptibles d’identifier tous les clones de célébrité, l’imagination délirante de Luz est un vrai plaisir.

Pour en savoir plus :

Rouge Cardinal, L’Association, 2010
King of Klub, Les Echappés, 2010
Le site de Luz : http://www.stefmeluz.com/
Des dessins de Luz sur le site de Charlie Hebdo : rions un peu avec la burqa
Est récemment paru un ouvrage qui revient sur les éditions du Square et la revue Hara-Kiri : Mes années bêtes et méchantes, aux éditions Drugstore (scénario de Joub et dessin de Nicoby, d’après les souvenirs de Daniel Fuchs). Je ne l’ai pas lu et vous laisse donc vous faire votre propre avis.
Sur l’histoire du premier Charlie Hebdo, se reporter plutôt à l’ouvrage de Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire, une histoire de Charlie Hebdo, Editions Buchet-Chastel, 2009
Merci au site http://www.harakiri-choron.com/ pour la couverture de La Grosse Bertha par Vuillemin