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Les Nouveaux Pieds Nickelés, Onapratut, mai 2010

3 gaillards s’échappent une énième fois de prison pour aller vivre de nouvelles aventures : telle est la couverture de Pascal Rabaté pour l’album collectif Les Nouveaux Pieds Nickelés sorti le 27 mai dernier aux éditions Onapratut… Il porte le sous-titre « hommage à l’oeuvre et aux personnages de Louis Forton » et propose aux lecteurs quinze courtes aventures du trio (Croquignol, Ribouldingue et Filochard) qui sont autant de réponses à la question : que deviennent les Pieds Nickelés dessinés au XXIe siècle, c’est-à-dire plus de cent ans après leur naissance originelle en 1908 ?
De l’expérience risquée de se frotter à un symbole de la bande dessinée, il en sort un album fichtrement réussi où de jeunes auteurs saluent leur propre héritage. Jugez-en : je passe sur le fait que les Pieds Nickelés remontent au début du siècle dernier ; les auteurs des nouvelles aventures dudit album appartiennent à la jeune génération d’auteurs, celle qui débute tout juste dans les années 2000 et (vous l’aurez compris !) qui a trouvé en Internet un moyen de faire connaître ses travaux ; à côté d’eux, quelques auteurs des générations précédentes viennent soutenir le projet en inventant 16 couvertures d’albums imaginaires des Pieds Nickelés. De prestigieuses signatures : Rabaté, qui signe la couverture, mais aussi Carali, Etienne Lécroart, Caza, Wasterlain… Plusieurs générations s’entrecroisent au sein d’un seul album, comme un passage de relais réciproque, du XXe au XXIe siècle.

Un peu d’histoire : Les Pieds Nickelés à travers les âges

Forcément, vous n’allez pas échapper à la présentation historique des Pieds Nickelés. Comme l’indique la quatrième de couverture, la série est avant tout un « symbole » de la bande dessinée, et a été érigée comme telle lorsque de nostalgiques lecteurs ont pris une revanche sur leurs parents qui leur interdisaient la lecture de ces horribles histoires vulgaires et mal dessinées (on cite en général les mémoires de Cavanna ou encore de Sartre qui disent avoir lus la série dans leur jeunesse). Et d’ailleurs, comme l’explique savamment l’historien Jean Tulard dans l’ouvrage qu’il a consacré au trio, ne sont-ils pas les champions de l’anarchisme et de l’anticonfirmisme ? J’aurais tendance à tempérer les ardeurs du nostalgisme fou furieux : Les Pieds Nickelés est avant tout une bonne vieille série comique utilisant les ficelles les plus grosses du burlesque, de la caricature et du comique troupier pour faire rire ; c’est là sa principale ambition, qu’elle remplit avec une certaine efficacité. Le but, pour son éditeur (la Société Parisienne d’Edition des frères Offenstadt) était avant tout d’attirer le plus grand nombre de lecteurs, par tous les moyens. D’un point de vue graphique Forton, le créateur, apporte surtout un certain sens du mouvement, mais ne révolutionne pas le genre de l’histoire en images ; il conserve le système traditionnel des histoires en images à l’européenne avec récitatif sous l’image. Ce récitatif n’est en général pas dénué d’intérêt : Forton y glisse des expressions argotiques qui le rendent savoureux, plus, à mon sens, que les images.
Et puis il n’y a pas qu’une seule série des Pieds Nickelés, et c’est en ce sens aussi qu’ils sont devenus un symbole. Plusieurs dessinateurs et scénaristes se sont succédés pour faire vivre les trois héros de 1908 jusqu’à nos jours, puisque Delcourt a sorti en 2009 La Nouvelle bande des Pieds Nickelés, dessiné par Stéphane Oiry et coscénarisé par Trap, pendant que Vents d’Ouest réédite les vieilles histoires de Forton. On doit donc arriver à près de 150 albums parus en une centaine d’années.

Revenons-en aux débuts. Louis Forton imagine pour le journal L’Epatant trois personnages de joyeux gangsters. Il se trouve sans doute inspiré par les exploits du grand banditisme, par les attentats anarchistes et par les bandes d’apaches qui font les gros titres des journaux populaires. Que Forton choisissent de tels modèles pour une revue pour enfants ne doit pas étonner : les frères Offenstadt qui éditent L’Epatant se soucient assez peu de faire des différences entre les séries de leurs publications pour enfants et celles qui paraissent dans les revues destinées à égayer les militaires, comme La vie de garnison (1910-1920). On parle généralement d’édition populaire, non pas par mépris mais pour signaler que les publications des frères Offenstadt s’adresse au plus grand nombre de lecteurs. Forton a donc toute latitude pour livrer des aventures délirantes dont les thèmes sont puisés dans la littérature populaire. Il n’hésite ainsi pas à se servir constamment de l’actualité pour inventer de nouvelles aventures. L’exemple resté célèbre est celui de la première guerre mondiale qui voit le trio, devenu patriote, participer à l’effort de guerre et tourner en ridicule les ennemis allemands. Mais ils rencontrent également toutes les célébrités politiques de leur temps. Cette façon de faire référence à l’actualité de façon humoristique est aussi assez nouvelle dans l’humour destiné aux enfants. La série est, bien entendu, un grand succès et plusieurs albums sont publiés.
Malheureusement, Louis Forton meurt en 1934, âgé de 55 ans. Il faut donc lui trouver un remplaçant pour animer Les Pieds Nickelés. Les éditions Offenstadt ne manquent pas de jeunes dessinateurs formés dans leurs services ; ce sera d’abord Aristide Perré, de 1934 à 1938, puis A.G. Badert, disciple de Forton, de 1938 à 1940. Ce dernier transforme les voyous en gentlemen cambrioleurs et, selon la mode graphique de l’époque, tente d’introduire davantage de bulles sans pour autant supprimer les textes. Avec la guerre, la série s’interrompt de nouveau. Ce n’est qu’en 1948 que la SPE (qui n’est plus dirigée par les frères Offenstadt, persécutés pendant la guerre) décide de relancer les séries qui ont fait succès : Bibi Fricotin, autre grande série de Forton, est reprise par Pierre Lacroix et Les Pieds Nickelés par Pellos. Les vieux héros de Forton sont alors profondément modernisés : sans devenir complètement honnêtes, les Pieds Nickelés abandonnent toute vulgarité et les intrigues deviennent plus complexes. Pellos, venu de la caricature et du dessin sportif, apporte à la série à la fois un très fort dynamisme du trait et un sens de la physiognomie ; c’est lui qui donne aux trois personnages les silhouettes caractéristiques (Ribouldingue le gros barbu, Filochard petit et teigneux, Croquignol au long nez et en fil de fer). A partir de 1948, l’histoire de la publication de la série se complique bougrement : elle circule d’une publication à l’autre, ayant parfois même un journal à son nom. Des albums sortent sans interruption. Pellos conserve la série jusqu’en 1981. Elle survit ensuite sous le crayon de divers dessinateurs, sans pourtant être parvenu à conserver un succès autre que nostalgique. Mais cette longévité fait aussi qu’elle a pu être lu par plusieurs générations d’enfants d’affilé, et toutes les séries de la première moitié du XXe siècle ne peuvent pas en dire autant.

La joyeuse bande d’Onapratut et les talents issus du net :


Que la nouvelle génération d’auteurs s’intéresse à cette vieille série montre bien qu’elle continue de signifier quelque chose (et aussi, si je ne me trompe, qu’elle est entrée dans le domaine public…). Ce n’est pas le premier exemple, en réalité : les éditions Charrette avait sorti en septembre 2009 un Tribute to Popeye qui rendait hommage à un autre personnage de la bande dessinée vénérable. Dans le même esprit, l’album réunissait un ensemble de jeunes auteurs parmi lesquels on reconnaîtra un certains nombres de blogueurs (Guillaume Long, AK, Aseyn, Clotka, Erwann Surcouf…). Il en est de même pour Les Nouveaux Pieds Nickelés.
Onapratut n’est pas né d’Internet, comme d’autres maisons d’éditions apparues dans les années 2000, comme Diantre ou Makaka. C’est à l’origine, en 2002, un fanzine fondé par trois auteurs, Filak, Radi et Unter ; son nom signifie ON A Pas Réussi A Trouver Un Titre. A partir de 2005, le fanzine se professionnalise et lance plusieurs recueils thématiques ouverts à des auteurs variés. Onapratut sait alors aller chercher sur Internet des auteurs connus par leur blog ; on retrouve ainsi les signatures de Gally, de Ced, de Martin Vidberg. Ce dernier va d’ailleurs publier chez Onapratut un album fort à propos intitulé Le blog, avec Nemo7. Sortira aussi, entre autres albums, Nestor et Polux de Fabrice Tarrin et Fred Neidhardt. La série est publiée à l’origine dans Pif gadget, mais les deux auteurs sont également des blogueurs dont le blog a été édité en version papier chez Delcourt.
Une fois de plus des liens sont crées à travers la blogosphère… Comme pour l’album Phantasmes de Manolosanctis, Les Nouveaux Pieds Nickelés fait appel à des auteurs connus pour leurs travaux sur Internet. Citons par exemple Clotka (qui participe aux Autres gens), Lommsek, Wouzit, mais aussi Ced, Waltch et Wayne trois auteurs des éditions Makaka, nées du site 30joursdebd. Attention, tous les auteurs de ce recueil n’ont pas forcément de blog, mais presque tous, si l’on en croit la bibliographie intelligemment placée à la fin de l’ouvrage, n’ont que quelques albums à leur actif, pour la plupart sortis dans la seconde moitié des années 2000.

Onapratut a récemment sorti, avec l’association « Y’en a » un album intitulé Wallstrip que je n’ai pas lu mais qui m’a l’air fort alléchant car inspiré par les exercices de l’Oubapo. On y retrouve d’ailleurs Lécroart, Baladi et Delisle, ce qui n’enlève rien… Un prochain article, peut-être.

Transposition, adaptation et parodie
Aucun auteur du recueil ne succombe à l’imitation pure et simple. Tous se situent dans le registre de la transposition, tantôt scénaristique, tantôt graphique… Ce sont les différentes tactiques opérées par les auteurs qui font tout l’intérêt du recueil.
L’histoire qui ouvre le recueil est celle de Unter, un des fondateurs d’Onapratut, et qui tient d’ailleurs un blog relativement régulièrement (http://chezunter.free.fr/). Ayant pour titre « Les Pieds Nickelés goûtent au bio », elle est peut-être une de celles qui se rapproche le plus de l’esprit de la série originelle, ne serait-ce parce que son trait vivant me fait penser à celui de Pellos, le principal dessinateur après la guerre. Unter leur conserve un langage vert modernisé et se livre tout simplement au jeu de la transposition à notre époque, qui ne manque pas d’occasions pour faire fructifier des magouilles en tout genre. Le trio de truand sait s’adapter à l’air du temps en arnaquant les bobos (ne sont-ils pas les bourgeois du XXIe siècle ?) à coup de produits faussement bio et de ponchos péruviens trouvés dans les décharges. Et leur légendaire malhonnêteté ne leur apporte bien sûr que des catastrophes. Un bel exercice d’adaptation contemporaine.
D’autres, comme Olivier Ka, le doyen de nos auteurs (http://olivierka.blogspot.com/), accompagné au dessin par le style sobre et froid d’Alejandro Milà (http://www.alejandromila.com/), quitte le registre de l’humour qui est celui des origines pour livrer une transposition presque pessimiste du destin contemporain des trois héros. Croquignol est devenu VRP, Filochard conducteur de bus et Ribouldingue fonctionnaire, et tous trois, ignorant de ce qu’aurait pu être leur vie d’aventures, la rêvant à peine, acceptent la monotonie. L’effet, qui fonctionne par décalage avec la force de l’humour de la série originelle, offre un regard saisissant et effrayant sur la société.
Dans « Les Pieds Nickelés sans papier », Fred Duprat (http://dansmabulle.over-blog.com/) conserve l’esprit magouilleur du trio mais met à profit le style réaliste d’Aurélien Bédéneau pour imaginer une histoire dans l’actualité où les Pieds Nickelés viennent en aide à un groupe de sans-papiers afghans et ridiculisent une fois de plus allègrement l’autorité en piétinant les tulipes du préfet. Tout ça, je vous rassure, pour de l’argent. Là encore, le récit comique devient fable sociale et les Pieds Nickelés modernes y gagnent au passage une forme d’engagement.
Au contraire, Stéphane Girod (http://stephanegirod.canalblog.com/) revient, sur un scénario de Radi (par ailleurs l’auteur des strips minimalistes et délirants de Monsieur Piche, http://monsieurpiche.canalblog.com/), à la forme originelle du récitatif et à un style caricatural et grotesque. Mais, comme l’indique le titre « Les Pieds Nickelés font des petits miquets », c’est avant tout l’occasion d’une joyeuse satire du monde de la bande dessinée dans lequel Croquignol, Ribouldingue et Filochard se font éditeurs-arnaqueurs.

Voilà les récits qui m’ont le plus marqués dans ce recueil, par l’interprétation qu’ils proposent de cette série-symbole, et la manière dont ils s’en servent pour décrire les travers du monde contemporain. Mais j’oublie là bien d’autres histoires, certaines tentent par exemple de sortir du schéma narratif des suites de magouilles pour s’intéresser à la formation du trio (« Les Pieds Nickelés se rencontrent » de Fred Duprat et François Duprat) ou leur procès (« Le procès des Pieds Nickelés » de Ced et Lommsek). D’autres encore poursuivent le jeu de la transposition contemporaine, transformant la série en utilisant leur style propre.
C’est aussi là ce que permet Les Nouveaux Pieds Nickelés : acter l’existence et l’originalité d’une nouvelle génération d’auteurs.

Pour en savoir plus :
Le site internet d’Onapratut : http://onapratut.free.fr/
Les Nouveaux Pieds Nickelés (collectif), Onapratut, 2010
Les Pieds Nickelés, intégrale rééditée chez Vents d’Ouest

Jean-Yves Ferri, Les Fables autonomes, Fluide Glacial, mars 2010 ; Jacques Lob, Marcel Gotlib et Alexis, Superdupont, Fluie Glacial, 1975-2008

Cela fait 35 ans que le magazine de bande dessinée Fluide Glacial paraît et édite des albums aux éditions AUDIE… A travers deux séries d’albums, une ancienne, Superdupont, et une plus récente, les Fables autonomes de Jean-Yves Ferri, voici un petit parcours dans ce laboratoire de l’humour en bande dessinée qu’est Fluide. Des récentes rééditions d’intégrales de séries marquantes de la revue sont en cours, soit en format classique, soit, dans une collection particulière, en format réduit, et donc à prix réduit. Nouvelle occasion de se replonger dans l’univers de Fluide Glacial.

Fluide Glacial ou le laboratoire de l’humour graphique

Fluide Glacial, c’est en quelque sorte l’aboutissement et le développement des recherches menées en matière d’humour par Marcel Gotlib avant 1975. Le célèbre dessinateur, né en 1934 est non seulement à l’origine de la revue, mais aussi de sa ligne éditoriale qui a guère évoluée en 35 ans. Il commence sa carrière dans la presse pour enfants dans les années 1960 en créant Nanar et Jujube pour Vaillant (qui deviendra Gai-Luron) et en dessinant les Dingododossiers sur des scénarios de Goscinny dans Pilote avant de poursuivre cette expérience en solo dans la Rubrique-à-brac en 1968. Dans ces premières séries, il développe des outils humoristiques encore peu utilisés dans la presse pour enfants ; il systématise le recours à la parodie et à des références culturelles modernes ainsi que la recherche d’une complicité avec le lecteur par tous les moyens (gag récurrent de Newton, rôle de la coccinelle, adresse directe au lecteur), quitte même parfois à transgresser joyeusement le dispositif de la narration graphique et de la planche. Il n’hésite pas non plus à varier son style, passant avec facilité, selon les besoins, de l’hypperréalisme à l’outrance grotesque. Enfin, il fait passer en force l’humour absurde anglo-saxon qui fera recette par la suite en France dans le domaine de la bande dessinée.
Rien d’étonnant, donc, que Gotlib fasse partie du trio qui mène une fronde contre Goscinny qui souhaite que Pilote reste un journal pour enfants et adolescents ; en 1972 est fondé par Gotlib, Nikita Mandryka et Claire Brétécher L’Echo des savanes, première revue de bande dessinée « réservée aux adultes ». Cette expérience rencontre malheureusement quelques difficultés : Brétécher part travailler pour Le Nouvel Observateur et Gotlib décide de fonder sa propre revue, Fluide Glacial, pour y mettre les histoires qu’il aime. Il s’associe à un vieil ami à lui, Jacques Diament, pour la gestion financière.

Dans Fluide Glacial, Gotlib et son équipe vont explorer les territoires encore relativement vierges du comique en bande dessinée. L’apport principal de la revue à la bande dessinée aura été de développer, diversifier, et élever au rang d’art de haut niveau un « genre » qu’on ne saurait sous-estimer, l’humour. La ligne éditoriale de la revue se définit clairement dans la lignée des travaux de Gotlib : Fluide Glacial est ouverte aux histoires humoristiques. Selon Jacques Diament, interviewé en 1985 par Les Cahiers de la bande dessinée, les récits complets sont largement privilégiés sur les histoires à suivre, avec cette idée que le lecteur doit pouvoir rater quelques numéros sans être perdu. C’est là aussi un héritage de Goltib qui pratiquait dans Pilote ce type de rubriques de quelques pages autonomes. L’humour parodique et référentiel trouve un terrain propice pour se développer alors que le créneau du dessin de presse ou de la satire politique et sociale est plutôt pris par Charlie Hebdo. Dans Fluide, il s’agit donc de pratiquer l’humour pour l’humour. Une telle doctrine conduit très souvent au délire absurde, à l’outrance graphique, au dépassement du second degré, avec comme enjeu (conscient ou non), d’inventer un humour pour adulte. La création d’une maison d’édition, AUDIE, permet de publier les albums des auteurs prépubliés dans la revue selon le dispositif désormais canonique dans l’édition de bande dessinée.
Fluide Glacial n’a pas véritablement constitue une « école », mais on peut difficilement ignorer le fait qu’un grand nombre de dessinateurs s’y sont formés au genre comique. L’un des atouts étant la diversité des approches, que ce soit dans les thèmes, dans le style, ou dans l’humour. Il serait faux d’affirmer que Fluide Glacial n’a formé que des imitateurs de Gotlib. Pour s’en persuader, il suffit de se pencher sur les auteurs publiés. On y trouve d’abord des anciens de Pilote qui ont suivi Gotlib dans sa rupture avec la création pour enfants : Alexis, Solé, Jacques Lob… Plusieurs auteurs ont vu leur carrière lancée dans les années 1980 au sein de Fluide : Daniel Goosens, Binet, Lelong, Maëster… De vénérables auteurs ayant déjà une carrière derrière eux y sont également passés : André Franquin publie ses Idées Noires de 1977 à 1983, l’espagnol Carlos Gimenez fait connaître sa série autobiographique Paracuellos.
Ce dynamisme se poursuit dans les années 1990 et 2000. On y decouvre les jeunes auteurs qu’étaient alors Manu Larcenet, Blutch, Edika, Dupuy et Berberian. En 1999 est lancé sur Internet, en marge de Fluide Glacial, le webzine gratuit @Fluidz animé par Ju/CDM et Vincent Solé (les deux fils de Jean Solé). Par l’intermédiaire de ce webzine décapant (qui, à ma connaissance, s’arrête en 2005), Fluide Glacial se met en contact avec une partie de la toute jeune blogosphère et accueille des auteurs comme Libon, Capucine, Kek et Pixel Vengeur. Une nouvelle manière d’évoluer en même temps que son époque, en se liant à la profusion de la production de bande dessinée en ligne. Depuis 2009, Fluide Glacial a aussi un blog qui succède au site, quelque peu délaissé (http://www.fluideglacial.com/blog/).

Le plus étonnant est sans doute que la revue soit parvenue à conserver, durant plus de trente ans, la même capacité à faire éclore des carrières d’humoristes graphiques très diversifiées ; une grande distance sépare le nonsense glacial de Goosens et la débauche provocatrice d’Edika. D’une certaine manière, Fluide Glacial est un laboratoire des formes de l’humour, genre essentiel à la vie et à la création artistique qu’il ne faut jamais négliger car il demande une précision d’horloger et un incontestable talent.
Démonstration avec deux séries de Fluide Glacial : Superdupont, série collective initiée par Gotlib, Solé et Alexis en 1975 et les Fables autonomes de Ferri, auteur de ces deux dernières décennies qui mériterait d’être mieux connu et apprécié.

Superdupont aux sources de Fluide Glacial


Qui mieux que Superdupont, le superhéros 100% français, peut incarner les débuts de Fluide Glacial ? Le personnage, parodie des comics de superhéros, consiste en une sorte de Captain America français, défendant les valeurs de la France éternelle contre les infâmes étrangers de « l’anti-France ». L’expression est volontairement reprise du vocabulaire de l’extrême-droite nationaliste française qui, sous le régime de Vichy, désigne par cette expression les prétendus ennemis de la France (juifs, communistes, étrangers en particulier). D’où l’incroyable décalage provocateur de la série qui parvient à garder un cap entre la parodie d’un genre pleinement américain et la dérision gratuite du chauvinisme bien français, dans toutes ses ambiguités politiques. Dans la série, les méchants, forcément ridicules, de l’anti-France s’en prennent à des symboles français essentiels comme le mètre-étalon ou la tour Eiffel. La richesse de la série, et ce qui inspirera d’autres auteurs par la suite, est le degré de dérision qu’elle se permet, dépassant les apparences d’une simple satire sociale et politique.
A l’origine, Superdupont est crée dans Pilote, sur un scénario de Jacques Lob et dessinée par Gotlib, pour deux histoires en 1972. Tous deux sont alors des auteurs réguliers de Pilote, puisque Gotlib y dessine depuis 1965 et Lob y scénarise depuis 1963. Lob est un scénariste né en 1932 qui a déjà fréquenté des revues « classiques » comme Tintin, Spirou et Vaillant et, une fois entré à Pilote, il s’associe fréquemment à des dessinateurs comme Gotlib, Brétécher et Alexis, qui partiront avec la création de L’Echo des savanes. Superdupont réapparaît dès le second numéro du tout nouveau Fluide Glacial puisque Lob a suivi Gotlib dans l’aventure. Mais lorsque la série se fait régulière et devient, jusqu’au milieu des années 1980, une série majeure de la revue, c’est d’abord au tour du dessinateur Alexis de prendre le relais de Gotlib, avant que sa mort à la fin de l’année 1977 n’oblige à faire appel à Jean Solé, dont le profil est aussi celui d’un transfuge de Pilote.
Parce qu’elle passe de Pilote à Fluide, et de Gotlib à Alexis puis Solé (respectivement nés en 1946 et 1948), Superdupont est à bien des égards une série de transition générationnelle, une série-relais entre les expériences humoristiques de Gotlib, encore timides et désordonnées, des années 1960, et l’explosion vers un humour adulte épanoui que rendent possibles, dans les années 1970, les créations successives de Charlie Hebdo (1970), L’Echo des savanes (1972) et Fluide Glacial (1975). Son importance vient aussi du fait qu’elle sort du schéma du début des années 1970 où le passage de l’humour à l’âge adulte était bien souvent synonyme d’outrance scatologique et sexuelle ; dans Superdupont, l’humour fait appel à des références nouvelles et surtout à un second degré très adulte. Lorsqu’Alexis reprend la série en 1977, elle acquiert alors une autre tournure : son style graphique très réaliste convient davantage que celui de Gotlib au type de parodie voulu. Par le choix de ce dessinateur est également affirmée le fait qu’une série comique n’attend pas forcément un dessin caricatural. A l’exception du scénario, rien ne différencie Superdupont d’un comic de superhéros, et l’effet comique n’en est que plus frappant.

Jean-Yves Ferri, la poétique de l’absurde

Je termine en vous présentant Jean-Yves Ferri : depuis mars dernier se trouvent rééditées ses Fables autonomes, autrement dit ses toutes premières contributions à Fluide Glacial entre 1993 et 1998. Ferri fait partie de ces nombreux auteurs que Fluide a fait découvrir : il y anime sa série solo Aimé Lacapelle depuis 1999 et y a commencé une solide collaboration avec Manu Larcenet qui donnera lieu, entre autre, à la série Le retour à la terre publiée dans la collection Poisson Pilote de Dargaud de 2002 à 2008, mais aussi à un charmant album intitulé Correspondances publié chez Les Rêveurs. Les Fables autonomes avaient connu une première publication en deux tomes, en 1996 et 1998.
Les Fables autonomes correspondent à cet idéal de publication défendu par Fluide Glacial sur le modèle des Dingodossiers de Gotlib : des histoires courtes et publiées en une fois qui peuvent se lire indépendamment les unes des autres. Elles conservent toutefois une cohérence propre : personnages récurrents, mêmes lieux et mêmes ambiances. La plupart de ces Fables se situent dans un Ouest américain peuplé, en lieu et place des cow-boys héroïques, de paysans placides et d’indiens philosophes. Derrière le détournement parodique des drames holywoodiens, elles préparent déjà la forme d’humour que Ferri développera par la suite : un humour absurde mais poétique, extrêmement léger. Il tendra ensuite vers un minimalisme humoristique particulièrement visible dans Le retour à la terre et De Gaulle à la plage, sa dernière série en date. Mais dans cet album, Ferri reste encore proche du Manu Larcenet de la même époque, qui commence sa carrière dans Fluide Glacial au même moment. Tous deux basent leur humour sur le détournement par l’absurde de références communes. Le pseudo-langage métaphorique des indiens de cinéma est poussé aux limites de la compréhension, les héros américains sont confrontés à des paysans benêts. Larcenet commence en 1999 la série Bill Baroud qui s’appuie elle aussi sur les lieux communs du cinéma américain.
Et puis il y a le trait de Ferri. Lui aussi se radicalisera ensuite pour devenir de plus en plus léger. Dans les Fables autonomes, Ferri recherche d’abord l’impact caricatural, à la manière de Goosens. Mais il déploie également une souplesse du trait et de la composition, tout en courbes et en mouvement. C’est un humour calme, sans outrances mais non sans folie que nous propose Ferri. Ses fables ont un parfum de mystère, font sourire plutôt que rire et gagnent ainsi une façon de poésie élégante qu’il est un des rares auteurs à véritablement maîtriser.

Pour en savoir plus :

Jean-Yves Ferri, Les Fables autonomes, AUDIE, 1996-1998, réédition intégrale en mars 2010
Marcel Gotlib, Jacques Lob, Alexis, Jean Solé et autres, Superdupont, AUDIE, 6 tomes, 1975-2008 ; rééditions en 2008.
Le site internet de Marcel Gotlib
Le blog de l’équipe de Fluide Glacial

Lewis Trondheim et Fabrice Parme, Panique dans l’Atlantique, Dupuis, 2010

Il y a peu est sorti Panique en Atlantique, le sixième album de la série « Une aventure de Spirou et Fantasio par… », dessiné par Fabrice Parme et scénarisé par Lewis Trondheim. Un album fort attendu pour moi, pour plusieurs raisons. D’abord parce que l’innénarable Lewis Trondheim est sans doute l’un de mes auteurs préférés et que je guette ses albums avec une certaine impatience. Mais il y a une toute autre raison : l’un de mes premiers billets sur ce blog était consacré au précédent album de la même collection, Le groom vert-de-gris, qui avait beaucoup fait parler de lui à sa sortie pour d’obscures polémiques que je vous laisse relire dans l’article du 29 août 2009.
Trèves de polémiques cette fois avec Panique en Atlantique, un délicieux album au charme rétro qui va me permettre d’évoquer une autre de mes lubies : l’évolution du principe de série dans les vingt dernières années.

(ça n’a strictement rien à voir, mais pour ceux qui suivent l’actualité de la BD numérique via ce site, je vous invite à lire l’article de Tony sur l’interactivité, article passionnant et impressionant : Des clics et du sens)

Spirou dans le rétroviseur


Etrange cette manie qu’ont les différents auteurs de « Une aventure de Spirou et Fantasio par… » d’ancrer leurs albums dans une époque précise qui est aussi celle des premiers succès de la série : déjà Emile Bravo et Yann, les scénaristes des deux précédents albums déroulaient leur histoire dans un Bruxelles occupé par les Allemands dans les années 1940. Cette fois, Trondheim est allé voir du côté des années soixante où les croisières sur l’Atlantique sont encore à la mode.
Mais peut-être devrais-je avant tout rappeler ce qu’est la série lancée en 2006 par Dupuis avec « Une aventure de Spirou et Fantasio par… ». Le principe de base est de considérer que Spirou est devenue une série suffisamment mythique pour mériter une réinterprétation par des auteurs qui ne sont pas des habitués de Dupuis et à qui l’on propose ainsi une forme d’hommage. Chaque album constitue donc un one shot dans lequel les auteurs sont libres (du moins c’est ce qu’on suppose) de mener le scénario et le dessin comme il souhaite à partir des deux principaux protagonistes. Didier Pasamonik relate dans un article, par ailleurs bien inutilement et injustement méchant à l’égard du nouvel opus, le contexte des éditions Dupuis depuis la fin des années 1990 et leur tentative de relancer et moderniser la série principale. On se souvient par exemple du marquant Machine qui rêve de Tome et Janry qui, en 1998, modifia en profondeur les habitudes des lecteurs et reçu d’ailleurs un accueil mitigé. Morvan et Munuera, en reprenant la série de 2004 à 2008, essayèrent de trouver un juste milieu entre le dernier essai détonnant de Tome et Janry et « l’esprit » de la série, si tant est que cette expression puisse dire quelque chose.
Le premier album de la série « Spirou et Fantasio par… », Les géants pétrifiés, avec Yoann au dessin et Fabien Vehlmann au scénario sort donc dans ce contexte en 2006 et expose bien les principes de la nouvelle série : proposer des albums « inattendus », qui n’auraient pas forcément leur place dans la série principale que ce soit par leur dessin ou par leur scénario. L’écart par rapport à la série-mère peut ici s’épanouir librement puisqu’il ne dure que le temps d’un album : ceux qui l’aime s’en réjouissent, ceux qui ne l’apprécie pas se consolent de savoir que cette abonimation ne durera pas. Suivent en 2007 Les marais du temps de Frank Le Gall, Le tombeau des Champignac de Yann et Tarrin. Et puis les deux albums suivants font parler d’eux, quoique pour des raisons toutes différentes : Le Journal d’un ingénu d’Emile Bravo surprend à la fois par son scénario (relater la jeunesse de Spirou et sa rencontre avec Fantasio en une sorte de fable fondatrice de la série) et par le grand succès qu’il rencontre ; Le groom vert-de-gris de Yann et Olivier Schwartz est l’objet d’une polémique. Les trois albums de Le Gall, Bravo et Yann et Schwartz diffèrent par leur scénario de la série principale en faisant le choix de s’ancrer dans une époque précise (le XIXe siècle pour le premier, la seconde guerre mondiale pour les deux suivants.).

Lewis Trondheim n’en est pas à son coup d’essai dans le registre « spiroutien » : il avait déjà réalisé en 2003 au sein de sa série principale, Lapinot, un album intitulé L’accélérateur atomique qui se voulait un hommage direct à Spirou et Fantasio : Lapinot, le héros de Trondheim, y jouait un Spirou bondissant à qui se joignait un Fantasio-volatile et un Spip-lapin. On apprend sur le site de Trondheim qu’il avait proposé à Dupuis cet album de Spirou dans son habituel registre animalier, mais que l’éditeur n’avait pas suivi, d’où L’accélérateur atomique dans la série Lapinot.
Rien de surprenant non plus de retrouver à ses côtés Fabrice Parme. Parmi les innombrables dessinateurs que Trondheim a scénarisé, Parme est un des plus fidèles. Ils ont réalisés ensemble les séries Venezia (2001-2002) ainsi que la série pour enfants Le Roi catastrophe (2001-2005) et l’album OVNI (2006).

Lisons maintenant l’album sous l’angle de l’exercice de style propre à la série « Spirou et Fantasio par… » : trouver le juste milieu entre l’originalité et le style propre des auteurs momentanés et les bonnes vieilles formules de la série sexagénaire. Ce n’est pas la seule approche, mais c’est celle qui m’intéresse.
Dans l’échelle entre humour et aventure, qui sous-tend la série Spirou et Fantasio, Trondheim et Parme choisissent clairement le registre de l’humour. L’intrigue peut se résumer en quelques lignes. Spirou, Spip, Fantasio et le comte de Champignac se retrouvent sur un paquebot de luxe coincé dans l’Atlantique (je dis bien « dans » l’Atlantique) suite à une invention malencontreuse du comte. Le groom fera tout pour sauver les passagers d’une terrible agonie. Autour de cette trame, Trondheim brode une suite de péripéties burlesques qui font intervenir les passagers du bâteau : une célèbre actrice pourchassée par Fantasio en quête d’un scoop, la propriétaire acariâtre d’un chien qui n’aime guère le pauvre Spip, un agent d’assurances pragmatique et un capitaine jogger et courageux, entre autres personnages que l’on retrouvent d’ailleurs tous sur la couverture. De la série initiale, il reprend le goût pour les inventions loufoques et je ne peux m’empêcher de voir une allusion aux premiers albums de la série dans la structure narrative faite d’une suite de gags qui n’ont rien à voir avec l’intrigue mais donne un rythle endiablé. De lui-même, Trondheim reprend certains obsessions, dont l’agent d’assurances Lenoir, paranoïaque et calculateur de risques qui semble être sorti des carnets de l’auteur qui se représente souvent avec ce même tic. Le duo Spirou/Fantasio paraît parfois traité sur le même mode que le duo Lapinot/Richard de la série Lapinot : le premier aventurier et honnête, le second froussard et menteur. Je cesse là mes divagations trondheimesques.
Car les références principales de Panique en Atlantique sont plutôt à chercher du côté du cinéma et du film d’animation, et c’est là ce qui fait son intérêt et son originalité. Le trait de Fabrice Parme est inspiré de l’animation américaine des années 1960, avec ce style tout en courbes, ces femmes à la taille de guèpe et l’expressivité cartoonesque des personnages. On pense à La Panthère Rose et aux dessins animés du studio Hanna-Barbera. Fabrice Parme est aussi dessinateur dans l’animation : il a notamment crée les personnages de la série La Famille Pirate à la fin des années 1990. Il déploie ici un style très élégant qui s’accorde avec l’ambiance sixties-croisière frivole du scénario. Mais à côté de l’animation, je ne peux m’empêcher de trouver des rapprochements avec la tradition burlesque de la comédie américaine. L’idée d’une histoire se passant sur un paquebot me fait penser au Monnaie de singe des Marx Brothers ; le rapport au burlesque américain est dans les incessantes scènes de poursuites, tandis qu’on retrouve aussi des éléments du slapstick, en particulier le recours à une violence comique exagérée. Trondheim emprunte enfin à la comédie américaine le mouvement perpétuel d’un gag à l’autre, sans répit et sans transition, et l’arrivée de « l’aventure » (après une vingtaine de pages de gags) est d’ailleurs un peu étrange tant l’idée même d’une intrigue semble exclue de l’histoire.

La loi des séries


On observera à quel point le principe de la série « Une aventure de Spirou et Fantasio par… » est à l’opposé des questionnements incessants sur la continuité des séries à succès nées en Belgique et en France dans les années 1940-1960. Faut-il laisser la série à un nouvel auteur ou au contraire la figer dans son mythe ? Les réponses ont été très diverses à cette question sur laquelle il n’y a pas, en réalité de consensus. Des arguments tant esthétiques que financiers (car ces séries franco-belges sont bien souvent des « rentes » pour l’éditeur ou les auteurs et leurs ayant-droit) sont invoqués selon le cas. La série Tintin a connu cette cryogénisation mythificatrice, « selon les souhaits de Hergé », dit-on, et ce malgré le désir de Bob de Moor, bras droit du dessinateur. D’autres séries ont opté pour une continuité « dans l’esprit de la série originale », avec des repreneurs formés à l’école de l’auteur initial (Les Schroupmpfs, repris par le fils de Peyo ; Alix repris par des dessinateurs et scénaristes formés par Jacques Martin). D’autres encore connaissent eux aussi une reprise, mais par des auteurs sans cesse différents (Blake et Mortimer). J’ai la ferme impression que Spirou est la série de cette époque (la grande époque de Tintin, Spirou, Pilote, c’est-à-dire d’il y a plus de cinquante ans) qui s’en sort le mieux en parvenant à assurer son adaptation aux temps modernes de la bande dessinée par un changement constant d’auteurs et une forte perméabilité aux évolutions esthétiques.
La raison tient à son histoire même : dès le départ, Spirou n’est pas la série d’un homme, comme a pu l’être Tintin, mais celle d’un éditeur, Dupuis. Les auteurs se succèdent à la tête de la série, depuis les origines jusqu’à nos jours. Le personnage crée par le français Rob-Vel pour être la mascotte du journal du même nom est racheté par l’éditeur Dupuis en 1943. Il est ensuite repris par Jijé alors que Rob-Vel se lance dans une carrière dans la presse quotidienne française. Jijé imagine le personnage de Fantasio et laisse très vite les rênes de la série à un de ses élèves, André Franquin qui la dessine de 1945 à 1969. La série entre alors dans l’ère du succès grâce au trait imaginatif de Franquin : des albums commencent à paraître et le dessinateur s’adjoint parfois l’aide de collaborateurs, comme Jidéhem pour le dessin et Greg pour le scénario. Mais, à la fin des années 1960, Franquin préfère se consacrer à plein temps à son autre série plus personnelle, Gaston Lagaffe, et il faut lui trouver un remplaçant. C’est d’abord un jeune auteur breton, Jean-Claude Fournier, qui reprend la série jusqu’en 1980, mais c’est cette fois Dupuis qui souhaite changer d’auteur à la question de la reprise se pose à nouveau au début des années 1980. La situation est alors assez confuse. Yann et Conrad proposent un projet refusé ; Yves Chaland dessine dans le journal un épisode, Coeurs d’acier, qui sera inachevé jusqu’en 1990 et ne paraîtra pas en album chez Dupuis. Puis, Nic Broca au dessin et Raoul Cauvin au scénario dessinent trois épisodes en 1982-1984 qui ne rencontrent pas suffisamment de succès. Finalement, c’est le duo Tome (scénario) et Janry (dessin) qui est jugé le plus apte à reprendre la série de 1982 à 1998. Partant du recueil La Jeunesse de Spirou paru en 1987, ils créent un spin-off, Le Petit Spirou cette même année. Occasion leur est donnée dans cette série parallèle d’adopter un ton plus délirant et transgressif qui renouvelle le statut de la série principale sur le mode parodique, en même temps que les codes humoristiques de la bande dessinée pour enfants. Dans le même temps, ils essaient de moderniser Spirou et Fantasio mais, en 1998, préfèrent se consacrer entièrement au Petit Spirou. Le problème de la succession se pose à nouveau et la série s’interrompt pendant six ans. Il faut attendre 2004 pour voir une reprise par Jean-David Morvan et José-Luis Munuera. Mais comme précédemment avec Broca et Cauvin, l’éditeur ne juge pas le succès suffisant pour continuer cette collaboration. Au même moment, Les géants pétrifiés de Yoann et Fabien Vehlmann rencontre un bon accueil dans le public et ils reprennent officiellement la série principale en janvier 2009, pour un album à sortir en septembre prochain (ce résumé improvisé est sans doute plein d’approximations, je m’en excuse…).

Le principe de série, qui marque le succès commercial et médiatique de la bande dessinée des années 1950-1960 (elle permet la continuité du héros et donc la fidélisation du public, et donc une manne financière presque assurée et continue) a été en partie interrogée lors de la décennie 1990. Les critiques les plus virulentes viennent de l’édition indépendante qui émerge en s’opposant justement au principe de la série et en privilégiant le one shot. C’est aussi à cette époque que se pose la question de la reprise de nombreuses séries dont les auteurs vieillissent ou meurent. Certains éditeurs et auteurs tentent de trouver de nouvelles formules pour renouveler l’intérêt du principe de série. Dans les années 2000, l’un des axes choisis par certains, qui souhaitent malgé tout garder l’assurance de succès populaire que permet ce principe, est de changer de dessinateur tout en gardant un seul scénariste. La variation des styles permettant ainsi un renouvellement, au moins de façade. Glénat utilise ce principe pour Le Décalogue, scénarisé par Frank Giroud (2001-2003) et pour Le triangle secret (2000-2003), scénarisé par Didier Convard. Ces deux séries font aussi l’objet de l’application d’une autre stratégie éditoriale : lancer des séries parallèles à la série principale, toujours en gardant le même scénariste. Soleil opte franchement pour cette stratégie en enrichissant l’univers de Lanfeust de Troy de nombreuses séries parallèles scénarisées par Scotch Arleston (Trolls de troy, Les conquérants de Troy, Les légendes de Troy…).

Trondheim et les séries
J’en reviens alors à Lewis Trondheim qui n’est pas en reste dans ces réflexions, et ce d’autant plus qu’il est justement issu de l’édition indépendante. Il s’est attaché, dans deux cas, à bousculer le principe de la série et à trouver de nouvelles voies : dans Lapinot et dans Donjon.
Commençons par Lapinot, sa série principale. Après deux albums à l’Association mettant en scène son lapin anthropomorphe (Lapinot et Les carottes de Patagonie en 1992 et Slaloms en 1993, à quoi il faut ajouter Mildiou au Seuil en 1994), Trondheim commence en 1995 une série chez Dargaud, sobrement intitulée Les formidables aventures de Lapinot. Il se base alors sur un principe simple : la série alterne entre des albums se passant dans le monde contemporain et mettant en scène Lapinot et ses amis (Richard, Pierrot, Titi, Nadia…), dans la suite de Slaloms (qui est d’ailleurs redessiné en réédité en 1997 en tant que numéro 0), et des albums « à thèmes » dans des univers alternatifs ou lesdits personnages « jouent » un rôle (western, polar…). Puis, en 1997, Trondheim commence chez Dargaud une nouvelle série. Plutot que lui trouver un nom différent, il l’appelle Les formidables aventures sans Lapinot. Comme leur nom l’indique, les quatre albums parus sous ce titre se passe dans l’univers contemporain et anthropomorphisé de Lapinot, l’humour étant d’ailleurs le même, mais le personnage principal n’y est pas présent, même si d’autres personnages secondaires de la série principale occupent alors le devant de la scène (le quatrième étant sorti en mars dernier pour les dix ans de Poisson Pilote sous le sobre titre Top Ouf ). La série Lapinot est donc étrangement schizophrène, entre une série principale où les univers varie et une série parallèle dont le rattachement à la série principale tient justement à l’absence du héros. On l’aura compris, Trondheim, dans sa logique d’exploration du genre, joue sur le principe de série sur un mode qui se rapproche de la parodie. Ajoutons à cela que, dans le dernier opus de Lapinot paru en 2003, il met un terme quasi-définitif à la série par un procédé que peu d’auteurs avaient expérimenté jusque là. Dans Désoeuvré, paru à l’Association en 2005, il évoque l’arrêt de sa série et réfléchit à la question du renouvellement chez les auteurs de bande dessinée, qui semble le hanter.
L’aventure Donjon porte en elle d’autres interrogations sur le renouvellement du principe de série à l’aube du XXIe siècle et se base justement sur une rupture constante des habitudes d’un album à l’autre. Joann Sfar et Lewis Trondheim débutent en 1998 une série intitulée Donjon chez Delcourt avec l’album Coeur de canard. En apparence, il s’agit d’une amusante parodie des univers d’heroïc-fantasy et des jeux de rôle, le titre étant une référence explicite à Donjons et Dragons. Et puis, en 1999 paraissent deux albums qui annoncent au public l’ambition démésurée de la série : Le cimetière des dragons et La chemise de la nuit. Le premier se passe chronologiquement longtemps après Coeur de canard, dans un univers apocalyptique crepusculaire, et le second longtemps avant, dans un univers médiéval sombre. Les trois temporalités de la série Donjon sont installées, avec chacun son dessinateur et son registre : Donjon Zénith, dessiné par Trondheim, Donjon crépuscule, dessiné par Sfar, et Donjon Potron-minet, dessiné par Christophe Blain. Viennent s’ajouter au début des années 2000 deux nouvelles séries parallèles : Donjon Parade, dessiné par Larcenet et sur une tonalité comique, et Donjon Monsters, dont le principe est symptomatique de la volonté de perturber le principe de série : une suite de one-shot se passant à l’une des trois époques et dessinés chacun par un dessinateur différent. Enfin, dernière étape, les trois séries principales voient leur dessinateur principal changer en 2006-2008, accueillant une nouvelle génération d’auteurs : Boulet reprend Zénith, les Kerascoët reprennent Crépuscule et Christophe Gaultier reprend Potron-Minet. Les scénaristes, cependant, restent Sfar et Trondheim.
Donjon fait appel à deux procédés que j’ai pointé précédemment avec Le triangle secret : le changement des dessinateurs et les séries parallèles. Mais ce principe est systématisé et complexifié dans la trame même qui devient comme un immense champ de possibles, puisque la série est faite pour accueillir potentiellement 300 albums, sur 300 « niveaux », le « niveau » étant ici l’unité de mesure temporelle. Le tout forme un ensemble gigantesque, permettant potentiellement tous les genres et tous les registres, et faisant se croiser une galerie de personnages en constante évolution. Mieux encore, grâce à son succès, Donjon voit apparaître son auto-génération avec le site Donjon Pirate lancé par le blogueur Wandrille en 2006. De jeunes dessinateurs amateurs et anonymes, souvent issus de la création sur internet, dessinent des planches uniques, indépendantes, tirées d’albums imaginaires se rattachant à la série Donjon. L’un des « pirates », Obion, est d’ailleurs sollicité en 2007 pour reprendre la série Crépuscule à la suite des Kerascoët.
Donjon est à bien des égards une amplification maximum du principe de série qui en arrive à sa propre dissolution : il en ressort qu’un album de Donjon peut tout à fait sembler dénué de liens avec un autre album (pas les mêmes personnages, pas le même univers, pas le même style graphique). Elle vient ainsi confirmer la rupture du principe de série dans les années 2000. Malheureusement, depuis 2008, la série semble arriver, après dix ans de succès, à un certain épuisement. Non pas tant, comme beaucoup d’autres séries, pour un défaut de qualité : les « règles » de surprises constantes induites dès l’origine empêchent justement à la série de s’enfoncer dans la routine. Mais Trondheim et Sfar, les deux scénaristes, ont de nombreux projets en parallèle et semblent délaisser leur enfant : deux albums seulement en 2008, un seul en 2009… Le rythme de production baisse. Sur le site des « murmures du Donjon », site non-officiel de la série qui recense les albums, les personnages, les auteurs, et informent les lecteurs des nouveautés, il n’y a pas de sorties prévues pour 2010.Via le forum, Trondheim et Sfar previennent que le rythme baisse en raison des projets autres des deux auteurs, mais qu’ils sont en train de s’y remettre… En attente, donc, et en espérant qu’il ne s’agisse que d’un ralentissement temporaire, car le projet Donjon reste l’un des plus originaux des années 2000.

Pour en savoir plus :
Le site des murmures du Donjon
Le site Donjon Pirate saison 1
Le site officiel de Lewis Trondheim
L’article fort critique de Didier Pasamonik

Ohm et Hubert, Bestioles, Dargaud, 2010 ; Kerascoët et Fabien Vehlmann, Jolies ténèbres, Dupuis, 2009

La couverture m’avait attiré et, sans avoir jamais entendu parler du dessinateur de Bestioles, Ohm, je me suis risqué à lire cet album sorti chez Dargaud il y a trois mois, suivant mon seul instinct. Non seulement je ne fus pas déçu, mais la lecture de Bestioles me rappela celle de Jolies ténèbres il y a près d’un an, un excellent album orchestré par le couple des Kerascoët et par le scénariste Fabien Vehlmann. Une excellente excuse pour vous parler de cet excellent album. Tous deux traitent, chacun à sa manière, de la place de la violence dans l’imaginaire enfantin en peignant deux univers où le mignon, le joyeux et le sucré se transforment en un cauchemar acide et cruel.

Les bestioles de Hubert et Ohm

Je me dois d’être honnête : ce n’est pas le nom déjà connu de Hubert, prolifique scénariste du Legs de l’alchimiste (une série que je vous conseille par ailleurs) qui m’a poussé à aller vers Bestioles. C’est le dessin si singulier de Ohm dont les couleurs chatoyantes s’étalent sur la couverture de l’album, à grand coup de mauve, de orange fluo et de turquoise. Je ne connaissais alors pas Ohm, mais une rapide recherche m’a permis d’en savoir plus, et je vous livre mes résultats.
Ohm est un tout jeune dessinateur (il est né en 1982) qui, diplomé de l’Ecole supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg, se lance dans la BD à partir de 2004, successivement dans trois revues pour enfants : Dlire, Capsule Cosmique et Tchô. (Lecteur qui suis sagement ce blog, tu dois te souvenir que d’autres diplômés des Arts déco de Strasbourg sont passés par Tchô ou Capsule Cosmique et aiment à passer de l’enfance au monde adulte : Lisa Mandel, Boulet et Mathieu Sapin). Dans Tchô, il conçoit sa principale série, Bao Battle dans laquelle il affirme son style rond et coloré. Trois albums sont parus jusque là.
Dans une interview donnée sur le blog de Li-an, Ohm dévoile ses influences, question toujours épineuse pour un dessinateur mais tout à fait instructive dans le cas de Ohm qui n’hésite pas à revendiquer son héritage. Rien d’étonnant lorsqu’il affirme avoir « quasiment appris à dessiner avec Dragon Ball » : l’univers futuriste composé d’îles sur lesquelles poussent des villes-champignons et des palmiers, est la trace laissée par Toriyama. Même chose pour les maîtres Tezuka et Disney auxquels Ohm emprunte un style rond et shématique où le trait-contour domine. Ohm déclare ainsi aimer « la simplicité dans le dessin, la compréhension immédiate ». Plus inattendus, peut-être, sont les noms de Chris Ware et Dave Cooper… Quoique, à y regarder de plus près, ils ne sont pas non plus très loin : il suffit de comparer les « bestioles » de Ohm avec celle de Cooper, ou sa gestion des couleurs avec celle de Chris Ware. J’arrête là le petit jeu des comparaisons qui éclaire pourtant bien un peu le style si particulier de Ohm.
Pour conclure sur notre dessinateur du jour, je me risquerais à affirmer que le style de Ohm, que ce soit dans Bao Battle ou dans Bestioles, montre comment, après une accoutumance d’une vingtaine d’années avec les codes graphiques du manga, apparaît une génération de dessinateurs français nourris de ces codes et qui n’hésitent pas y faire appel dans leurs oeuvres. Le début d’une hybridation entre deux cultures graphiques, que j’espère heureuse et féconde (du moins une fois que les derniers rabat-joie incultes auront fini de crier après les mangas).

Bestioles constitue donc la première incursion de Ohm hors du champ de la prépublication. L’album nait de sa rencontre avec Hubert. Il raconte les aventures de trois personnages, Luanne, Childéric et le Capitaine dans un univers que l’on pourrait qualifier de « science-fiction écologique ». L’imaginaire ne se déploie pas seulement sur les machines et la technologie futuriste, mais aussi sur la nature exubérante et les formes de vie improbables que doivent affronter les trois héros. Une mission de routine les entraînent dans une jungle agressive qui recouvre le mystérieux « continent » et lutte impitoyablement contre les hommes. L’intrigue s’appuie sur le caractère différencié des trois personnages principaux : le Capitaine, ivrogne et libidineux (encore une résurgence de Toriyama !); Luanne, volontaire et courageuse ; Childéric, timide et bien peu débrouillard.
L’un des points forts du scénario est la prise en compte de la « nature », traitée non pas comme une ennemi, mais comme un second personnage, par une ingénieuse gestion de l’espace de la page : un filet de cases en bas de page suit l’histoire en adoptant le point de vue de deux bestioles, les deux aventures se croisant régulièrement.
En plus du style de Ohm, il faut ajouter la qualité de la colorisation, par Hubert, nous disent les crédits, qui fait beaucoup pour la qualité de l’album. La jungle est représentée par une dominante de mauve allant parfois jusqu’au rouge, tandis le orange et le ocre dominent dans le monde des « hommes » (les héros sont ce qu’on appelle pompeusement des « animaux anthropomorphisés »). Les scènes de jour et de nuit permettent encore de multiplier la gamme des couleurs, sans cesse très constrasté pour frapper l’esprit du lecteur.

Décadence des fées

C’est dans un tout autre univers que nous invitent les Kerascoët et Fabien Vehlmann dans Jolies ténèbres : pas de science-fiction ici, mais l’univers des contes de fées. Science-fiction et merveilleux sont deux genres littéraires aux racines communes, le premier ayant longtemps été appelé « merveilleux scientifique », car là où les contes de fées révélaient les merveilles de l’imaginaire et du rêve, la science-fiction présentaient celles d’une science fantasmée.
Mais peut-être que certains d’entre vous ne sont pas familiers du couple de dessinateurs qui signe sous le pseudonyme de « Kerascoët ». De leurs vrais noms Marie Pommepuy et Sébastien Cosset, ils se sont fait une place dans l’univers de la bande dessinée en reprenant la série Donjon crépuscule jusque là dessinée par Sfar et par leur série Miss pas touche dans la collection Poisson Pilote de Dargaud. Deux dessinateurs discrets travaillant en couple qui, petit à petit, commencent à se construire un univers graphique élégant où domine l’arabesque, les formes féminines et florales entremêlées et les couleurs vives. Quant au scénariste, Fabien Vehlmann, il est comme Hubert de ces scénaristes prolifiques qui multiplient les collaborations et les univers. On le connaît, entre autres choses, pour Green Manor avec Denis Bodart et la série pour enfants Seuls avec Bruno Gazzoti. Vous verrez de lui ce mois-ci en devanture Les derniers jours d’un immortel, dessiné par Gwen de Bonneval et publié chez Futuropolis.

Jolies ténèbres est un projet à part, « plus personnel », selon Marie Pommepuy qui fait appel à Fabien Vehlmann pour que le projet, encore embryonnaire en 2004, naisse finalement en 2009 chez Dupuis. Il fait d’ailleurs partie de la sélection officielle du FIBD 2010. La première page de l’album nous entraîne dans le décor rose et sucré des contes de fées : une jeune princesse, Aurore, invite à déjeuner le prince Hector dont on devine qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Elle est accompagnée par un ami fidèle, un bonhomme-coccinelle. Voilà pour la première page. Dès le bas de la page se devine déjà l’irruption dans ce monde aseptisé d’une toute autre réalité : celle de la mort. Car ce que devine très vite le lecteur est que Aurore, son prince et son ami, ainsi que toute une multitude de petits êtres féériques, sont en réalité les habitants du corps d’une petite fille qui vient de mourir dans la forêt. Forcés de quitter leur hôte, les créatures féériques sont contraints de survivre dans une immense forêt aux multiples dangers. Cet incipit s’impose au lecteur sans plus d’explication, non pas comme une rupture d’un univers à l’autre mais dans une continuité : l’irréalisme de la situation et d’une nature vu à taille d’insecte venant prendre le relai de la magie d’un conte de fées.
Jolies ténèbres ne s’en tient pas là : ce n’est pas qu’une transposition d’un conte de fées dans le monde réel. Ou plutôt si, le thème principal est celui-ci, mais Vehlmann et les Kerascoët ne l’interprètent pas comme on aurait pu s’y attendre dans un récit pour enfants (les êtres féériques recréant leur univers joyeux dans la nature, pactisant avec les insectes et les souris, etc.). Cette phase est présente au début, lorsque Aurore propose de construire une petite communauté d’entraide. Mais tout au contraire, l’arrivée dans le monde réel va profondément corrompre la nature sage et innocente des petits héros. Déjà les premiers indices, presque incroyables et que le lecteur rejette comme faisant partie de l’exception, apparaissent : l’une des « fées », au visage poupon, se plait à vivre dans le cadavre pourrissant de la petite fille, malgré la désapprobation de ses camarades. L’ami-coccinelle se révèle être un galopin opportuniste tandis que le prince Hector préfère flirter avec une séductrice égocentrique plutôt que d’aider la courageuse Aurore, la seule, peut-être, à avoir encore gardé l’esprit gentil des contes de fées. Et puis les morts se succèdent, d’abord accidentelles et invisibles, puis jouant sur un comique cruel mais encore innocent (la « mort pour rire » des dessins animés de Bugs Bunny et cie), pour enfin devenir froidement sordides, jusqu’ à la scène finale dont je ne dirai rien.
Le scénario de Vehlmann fait appel à des sources devenues classiques de la littérature pour enfants qui traitent eux aussi de l’abandon de l’innocence. Il y a quelque chose d’Alice au pays des merveilles dans Jolies ténèbres, mais peut-être aussi de Sa majesté des mouches de William Golding, cette robinsonnade à l’envers où des enfants laissés à eux-mêmes sur une île déserte s’avèrent être aussi cruels et violents que des adultes. Le trait des Kerascoët vient appuyer le contraste entre la beauté innocente des créatures féériques et la saleté du monde réel : ils sont aussi à l’aise dans un dessin schématique aux couleurs vives que dans un style ultra-réaliste et très sombre, excellant dans la représentation du pourrissement.
Je vous laisse avec une citation de Marie Pommepuy qui présente son album de la façon suivante (et au passage, souligne la vraie nature du trop surestimé Tim Burton !) : « Chez Dupuis, son univers a été comparé à celui de Tim Burton. Or je ne suis pas complètement d’accord avec cela. Burton crée des mondes glauques dotés d’une imagerie gothique, mais où les bons sentiments abondent. Notre démarche suit un sens inverse : nous installons des propos très sombres dans un cadre enfantin, mignon. J’ai même essayé d’ajouter à Jolies ténèbres une pincée de David Lynch, un côté bizarre et crado, parfois inexpliqué. ».

Où quand les charmes innocents de l’enfance deviennent des monstres…


D’un côté un dessinateur débutant jusque là spécialisé dans le dessin pour enfants, de l’autre un quator d’auteurs naviguant entre les deux rives. Le parcours des cinq auteurs donne l’impression que le monde de la bande dessinée est petit : comme une évidence, Hubert et Ohm remercient les Kerascoët au début de leur album. Faut-il rappeler en effet que Hubert est aussi le scénariste de la principale série du couple Kerascoët, Miss Pas touche, parue chez Dupuis de 2006 à 2009, et qu’il a déjà colorisé des albums de Vehlmann ? Tous ont commencé leur carrière dans les années 2000. Tous trouvent leur place au catalogue de grandes et vieilles maisons d’édition (Dupuis, Dargaud, Delcourt, Glénat) qui ont su dominer le marché de la BD de la seconde moitié du XXe siècle en s’adaptant à l’émergence d’un public adulte dans les années 1970 sans pour autant laisser de côté la BD pour enfants (on m’objectera avec raison que Delcourt ne correspond pas exactement à ce profil, étant arrivé dans les années 1980 et se destinant principalement au public adulte). On retrouve d’ailleurs chez ces auteurs un certain attachement aux modes de réalisation désormais classiques qui firent le succès de la BD franco-belge à partir des années 1950 : le respect de l’album grand format et du principe de la série, ou encore l’idée que l’album naît de la collaboration féconde entre un scénariste spécialisé et un dessinateur… Attachement qui ne signifie évidemment pas inféodation, preuve en est de nos deux albums qui sont des one shot et ne se rattachent à aucune série. Et puis les 70 pages de Bestioles et les 92 pages de Jolies ténèbres explosent très largement le traditionnel 48 CC qui régit bien souvent encore l’édition de BD. Ohm a été l’un des auteurs de Capsule cosmique, ce journal du milieu des années 2000 qui essaya en son temps de renouveler en profondeur les thèmes et l’esthétique de la BD pour enfants.

Mais au-delà de leurs créateurs, se sont les deux univers de Jolies ténèbres et de Bestioles que je veux rapprocher. Ils développent tous deux la même idée : comment transformer l’univers enfantin en un monde cauchemardesque ? Le trait de Ohm l’incline vers l’emprunt aux formes rondes de la manga pour enfants et aux personnage animalier à la Walt Disney, avec leurs yeux en soucoupe et leur univers plein d’arrondis. Les Kerascoët lorgnent plutôt du côté de l’imagerie associée au conte de fées, imagerie qui s’enrichit sans cesse depuis le XIXe siècle : monture-oiseau, blondeur et douceur des formes féminines, nourrisson potelé, couleurs de la nature… Ce sont des emprunts avant tout graphiques, car l’objectif est de détourner, par l’image, un imaginaire de convention. Dans les deux cas, c’est en introduisant sans concession la violence que le scénario quitte les codes de l’enfance. Une violence qui se traduit par le combat dans Bestioles où aussi bien l’heroïne, Luanne, que les « bestioles » en question qui peuplent la forêt se montrent capables d’une violence intense, et ce malgré leur apparence mignonne. Dans Jolies ténèbres, la violence est plus subtile et variée, tantôt faussement comique, tantôt provoquée par le dégoût et le malsain.
A partir de là, le traitement est tout de même différent. Hubert, dans Bestioles, ne se départit pas complètement de certains tics scénaristiques de la littérature pour enfants : l’histoire est bien celle d’un « apprentissage de la vie » dont les héros ressortent grandis, ayant surmonté leur peur ; on y retrouve une inévitable histoire d’amour entre Luanne et un « méchant » repenti. Tandis que Jolies ténèbres, tout au contraire, se joue de tous les stéréotypes, l’innocence devenant un sérieux désavantage dans le nouveau monde alors que l’amour s’est abaissé au rang de simple séduction, et que l’amitié est devenue hypocrisie. Pour tout cela, Jolies ténèbres est beaucoup plus subversif que Bestioles, et aussi plus à mon goût…

Pour en savoir plus :
Fabien Vehlmann (scénario) et Kerascoët (dessin), Jolies ténèbres, Dupuis, 2009
Hubert (scénario) et Ohm (dessin), Bestioles, Dargaud, 2010
Le site internet des Kerascoët : http://kerascoet.fr/
Le site internet de Fabien Vehlmann : http://vehlmann.blogspot.com/
Un article de Bodoï sur Jolies ténèbres et les Kerascoët
Une interview de Hubert et Ohm sur le blog de Li-an

Etienne Davodeau, Lulu femme nue, Futuropolis, 2009-2010, Chantal Montellier, Odile et les crocodiles, Les Humanoïdes Associés, 1984

Il n’est pas rare qu’un auteur de bandes dessinées s’engage sur des questions politiques et sociales et s’exprime sur son époque. Une solide tradition de dessins satiriques et de caricatures, qui court du XIXe au XXe siècles a fait du dessin une arme politique. Mais ce n’est pas cette veine humoristique et satirique qui m’intéresse aujourd’hui, mais plutôt une autre voie : celle de la fiction pour parler de l’époque et de la société. Pour une raison étrange mais qui trouverait sans doute, à bien y regarder, une explication, les années 1980 me semblent avoir été propices à un genre de BD que l’on pourrait appeler (si tant est que l’idée de « genre » ait un sens) la fiction sociale. Des auteurs ont imaginé des héros, parfois leur alter ego, pour donner leur vision de la société française. La fiction sert alors autant de révélateur que de moyen d’évasion. Que l’on pense à Claire Brétécher et son Agripinne, à Martin Veyron et son Bernard Lermite, à l’oeuvre du cynique Gérard Lauzier… Mais ces exemples touchent encore de près à l’humour. Que l’on pense à Baru, le Grand Prix 2010, et à sa peinture du monde ouvrier, que je redécouvre dans une suite d’articles, le Baruthon. Les deux auteurs dont je vais vous parler se sont émancipés de l’ambition de faire rire pour plutôt chercher à faire réfléchir. Ils le font en racontant deux histoires de femmes, chacun à leur manière…

Le plaisir du vide


D’abord, revenons à nos années 2000. Le premier tome du dyptique Lulu femme nue paraît en 2008 et reçoit l’année suivante toute une série de prix dont, en France, un « essentiel » à Angoulême (prix récompensant cinq oeuvres de l’année jugées essentielles) et le prix Ouest-France, un des trois prix décernés lors du festival Quai des bulles de Saint-Malo. C’est dire si, déjà, cette série partait avec un avantage auprès du public lorsque, en ce mois de mars 2010, paraît le second tome qui vient conclure l’errance de Lulu, l’heroïne d’Etienne Davodeau.
Dois-je rappeler que Davodeau a déjà derrière lui une carrière bien remplie par une vingtaine d’albums, dont quelques uns destinés à la jeunesse. Tantôt dessinateur, tantôt scénariste, le plus souvent auteur complet, on le trouve édité le plus souvent chez les grands éditeurs du moment (Dargaud, Delcourt, Dupuis), mais parfois aussi dans de plus humbles maisons comme les éditions Charrette ou Les Rêveurs, cette dernière co-fondée par Manu Larcenet. Quant à Lulu femme nue, il s’agit de son second album chez Futuropolis après l’important Un homme est mort co-scénarisé par Kris, album documentaire sur le drame survenu lors d’une grève, à Brest, en 1950.
Voilà le contexte éditorial de l’oeuvre tracé en quelques traits ; voyons maintenant plus en détail de quoi il retourne… Davodeau a tenu à permettre à ses lecteurs de suivre la réalisation de Lulu femme nue sur son blog http://lulufemmenue.blogspot.com/. Les plus acharnés des fans auront donc pu suivre pendant deux ans les humeurs de l’auteur qui, dans chacun de ses billets, décrit son dernier album comme l’un de ses enfants. Il est rare de pouvoir connaître la démarche et les évolutions d’un auteur en train de dessiner et pour cela, ce blog est une chose rare et utile à celui qui souhaite en savoir plus sur l’album. Davodeau y parle du plaisir du papier qui gondole et de l’encre qui bave, des difficultés à trouver les dernières pages et du libre-arbitre des personnages.

Avec tout ça, je ne vous ai toujours pas dit de quoi parle Lulu femme nue… L’histoire est celle d’une femme de quarante ans qui, du jour au lendemain, décide de plaquer sa vie et sa famille après un entretien d’embauche peu encourageant. Elle veut se donner une vacance, un moment vide, improvisé, loin de tout, dans un endroit et avec des gens qu’elle ne connaît pas. Etienne Davodeau nous raconte son errance et ses rencontres successives qui la font réfléchir sur sa propre vie et, au passage, nous font réfléchir sur la nôtre. D’un point de vue strictement stylistique, la principale qualité de Lulu femme nue réside dans la narration qui est menée non pas du point de vue de l’héroïne, mais de celui de ses amis et de sa famille qui tente de comprendre ce qui s’est passé et de raconter, à partir des quelques éléments qu’ils ont pu reconstituer, l’épopée étrange de Lulu. Une voix narrative accompagne ainsi les images, essayent de les relier à des pensées ou, parfois, les laisse parler d’elle-même. La récit-portrait n’est donc pas linéaire et Davodeau montre là une bonne maîtrise de la narration graphique.
Je n’en dirais pas plus sur la forme, qui poursuit celle des autres récits de Davodeau où des héros de tous les jours doivent composer avec des intrigues aux multiples rebondissements. Seule cette originalité dans la narration me semble nouvelle chez lui, même si déjà dans Les mauvaises gens, il avait déjà employé cette figure du témoin-conteur. Si j’ai parlé d’épopée « étrange » c’est dans ce sens où l’aventure de Lulu est « étrangère » à notre quotidien et à notre routine. Davodeau raconte une rupture qui intervient dans la vie déjà remplie d’une femme et pose justement au lecteur une question qui me paraît essentielle : est-ce si étrange non seulement de vouloir un jour tout abandonner et de ne rien faire pendant quelques jours, mais surtout de franchir vraiment la ligne vers l’oisiveté et l’improvisation ? Les amis de Lulu se pose cette question pendant tout le récit : est-ce si étrange d’être fatigué au point de dévier du chemin qui l’on s’est tracé jusque là ? La question semble d’autant plus pertinente à une époque où les impératifs de rentabilité et d’efficacité sont portés à leur plus haut niveau et où l’oisiveté est plus que jamais honnie comme ennemie du travail qui permet de tenir son rôle dans la société. Les longues plages reposantes, le ciel qui se mêle à la mer et au sable donne presque envie de se donner, comme Lulu, un long moment pour ne rien faire. Peut-on seulement se donner ces moments de liberté que la fiction, elle permet ? C’est tout cela qu’interroge Davodeau, et ce sont ces questions qui me viennent à l’esprit en lisant Lulu femme nue.

Une violence pour une autre

Changement de registre, changement d’époque, pour une autre histoire de femme cette fois racontée par une femme. Nous nous transportons cette fois dans ces années 1980 que j’évoquais plus haut et cette tendance de bandes dessinées à fort ancrage social. En 1983, la dessinatrice Chantal Montellier, dessinatrice de presse politique dans les années 1970 avant de s’intéresser à la bande dessinée, commence une nouvelle histoire dans Métal Hurlant dont elle est alors une habituée. Cette histoire s’appelle Odile et les crocodiles et porte la marque de son époque et de la revue qui la publie : une ambiance de désolation urbaine, l’incontournable présence de la sexualité et des images presque psychédéliques et dérangeantes, à base de reptiles, de statues antiques et d’images christiques. Odiles et les crocodiles paraît en album en 1984 aux Humanoïdes Associés, la maison d’édition de la revue. Je vous invite à vous procurer la réédition qui en a été faite par Actes Sud-l’an 2 en 2008 et qui accompagne à un retour dans le champ de la bande dessinée de Montellier depuis 2005, après une petite dizaine d’années d’absence.
L’histoire est cette fois celle d’Odile, jeune actrice qui, après s’être faite violée par un groupe de fils de bonne famille finalement acquittés, rentre dans une étrange spirale de violence, assassinant tous les hommes qui, poussés par leur instinct, veulent faire l’amour avec elle. Ce sont eux, ces crocodiles qui hantent Odile qui, par des actes en apparence immoraux, tente de se faire justice elle-même et de lutter contre la violence des pulsions masculines. Elle devient ainsi une sorte de justicière secrète de son sexe repondant à la violence par la violence.
Comme dans le cas de Lulu femme nue, la narration est agréable : car c’est cette fois Odile elle-même qui raconte son passé, justifiant chacun de ses actes auprès du lecteur. Le style urbain et excessif, marqué par la contre-culture des années 1980 (blousons de cuir, parkings souterrains, et jungle urbaine), n’est pas non plus pour me déplaire. Et puis au passage, Montellier nous livre une intéressante réflexion sur les rapports entre la fiction et la réalité, lorsque Odile se prend à écrire son histoire et à croire que tous ces meurtres ne sont que pure invention.

Et comme Davodeau, Montellier fait réfléchir sur la société. L’écart n’est pas si grand avec les années 1980 et ses questions restent d’actualité. Lors de son procès, Odile passe du statut de victime à celui de « sale provocatrice ». La violence qu’elle se prend alors à infliger, impassiblement, aux hommes, nous interpellent : après tout, n’a-t-elle pas raison de se défendre face à ses crocociles que la justice n’a pas voulu condamner ? Qu’est-ce qui est le plus horrible, des pulsions sexuelles des hommes qu’elle croise où de ses propres pulsions meurtrières ? Le lecteur est forcément conduit à juger Odile et à s’interroger sur son propre jugement. Odile, comme Lulu, est une femme en rupture avec la société qui traverse une période mouvementée de sa vie, qui traverse ce qu’on appellerait maintenant une crise, mais dont on peut se demander si elle n’est pas légitime.

La bande dessinée comme discours politique


L’évocation à grands traits du scénario d’Odile et les crocodiles pourraient vous faire croire à une oeuvre militante et manichéenne. Militante, oui, mais infiniment plus subtile que mon résumé pourrait le laisser croire. C’est pour cela que j’ai voulu rapprocher, dans leur démarche face au militantisme, deux auteurs dont je ne sais si la première a eu quelques influences sur le second. Chantal Montellier et Etienne Davodeau font partie des auteurs de bande dessinée militants. Mais militants dans le bon sens du terme : sans chercher à nous imposer leur vision des choses, ils questionnent et enrichissent notre vision de la société. Et il me semble alors que, dans leur cas, la bande dessinée est un moyen d’expression politique très bien manié.
Si je parle d’auteurs militants, c’est que, même si les deux oeuvres que je vous présente sont des fictions, Montellier et Davodeau ont aussi un parcours plus impliqué politiquement. Chantal Montellier a dessiné pour la presse syndicaliste et a toujours affirmé ses convictions et son militantisme, tout particulièrement en faveur du féminisme. Elle et Etienne Davodeau se sont d’ailleurs adonnés à la bande dessinée documentaire avec deux albums que je ne peux m’empêcher de rapprocher tant par la proximité de leur publication que par la proximité de leur thème. Tandis qu’elle fait paraître Les damnés de Nanterre en 2005 chez Denoël Graphic, il publie chez Futuropolis Un homme est mort en 2006. Tandis qu’elle raconte la fusillade entre de jeunes anarchistes et des policiers en 1994 à Paris, il raconte la mort d’un ouvrier par la police lors d’une grève en 1950 à Brest. Deux récits en forme de témoignages pour deux évènements réels ayant de forts enjeux politiques.
Les carrières des deux dessinateurs sont fortement marqués par le militantisme : Les mauvaises gens de Davodeau paru en 2005 parle du syndicalisme dans les Mauges dans les années 1950 ; Tchernobyl mon amour de Chantal Montellier paru en 2003 enquête, vous l’aurez deviné, sur la catastrophe du même nom. Ce sont des BD reportages qui se présentent comme des points de vue sur d’importants évènements politiques. Et on pourrait encore citer, dans la même veine Rural de Dovodeau (2002).

Mais si j’ai choisi Lulu femme nue et Odile et les crocodiles, c’est justement parce que la fiction y prend le relais du discours purement politique. L’oeuvre de Montellier est incontestablement féministe, voire même, par l’action de son personnage, violemment féministe, mais aussi subtile et intelligente : le féminisme même est interrogé dans ses dérives et ses sous-entendus. Il n’y a pas, dans ces deux oeuvres, de Bien et de Mal et lorsque le mari de Lulu s’exclame « Je suis le méchant de l’histoire, hein ? » parce qu’il vient de frapper Lulu, le lecteur est forcé de comprendre son point de vue, tout comme celui de la fille aînée de Lulu, qui doit remplacer sa mère à la maison. De même, Odile navigue dans une frontière floue entre innocence et culpabilité sans que la narration ne prenne jamais partie. Chaque lecteur sera donc sensible à des aspects différents dans les oeuvres, selon ses propres convictions et selon sa propre vision du monde. Certains jugeront peut-être le féminisme de Montellier daté, et l’idéalisme de Davodeau peu en phase avec la société actuelle. C’est là aussi que la fiction prend le relais en proposant, en plus, des histoires agréablement racontées, des portraits touchants et des images marquantes : l’obsession verte et reptilienne de Montellier, les grandes plages de ciel bleu de Davodeau.
Que la bande dessinée en soit arrivée jusqu’à investir la fiction politique, et avec des albums aussi subtils et aussi intéressants, est d’après moi la preuve ultime de sa capacité à dire le monde et à faire réfléchir. Le temps est loin où l’on racontait des histoires en images dans le seul but de faire rire son public. Sans doute est-il nécessaire que l’on prenne acte de la maturité à laquelle la bande dessinée est parvenue.

Pour en savoir plus :
Le site internet d’Etienne Davodeau : http://www.etiennedavodeau.com/
Le blog de Lulu femme nue : http://lulufemmenue.blogspot.com/
Le site internet de Chantal Montellier : http://www.montellier.org/
Chantal Montellier, Odile et les crocodiles, Les Humanoïdes Associés, 1984 ; rééditée chez Actes Sud – l’an 2 en 2008
Chantal Montellier, Les damnés de Nanterre, Denoël Graphic, 2005
Etienne Davodeau, Un homme est mort, Futuropolis, 2006
Etienne Davodeau, Lulu femme nue, Futuropolis, 2008-2010 (2 tomes)