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Sergent Kirk, Hugo Pratt, Futuropolis, réédition de 2009

Cette critique d’une récente réédition me donne l’occasion d’aborder un autre sujet de réflexion concernant la bande dessinée : le rapport des dessinateurs au passé de la bande dessinée.
En tant qu’historien de la bande dessinée, une question ne cesse de me hanter : quel rapport les dessinateurs de bande dessinée entretiennent-ils avec leur passé, avec leurs aînés dans cette discipline ? Il me faudrait éplucher des milliers d’interviews pour trouver, pour chaque auteur, la réponse spécifique. Si la question me préoccupe c’est que, quand on considère les rapports entre la bande dessinée et les Beaux-Arts, l’une des différences qui semble sauter aux yeux est que les Beaux-Arts en question se sont constitués et continuent d’évoluer en réfléchissant, analysant et interprétant leur propre passé. Les exemples sont nombreux : les architectes romans posant leur regard sur l’Antiquité ; bien plus tard, les artistes de la Renaissance posant encore un autre regard sur la même l’Antiquité ; les élèves des Beaux-Arts du XIXe s’inspirant des toiles des maîtres des siècles passés exposés dans les grands musées ; Picasso ne cessant pas de faire référence à Manet, à Cézanne, et à tant d’autres peintres… La liste serait longue. Ce rapport au passé me semble tout à fait différent dans la bande dessinée, pour cette raison logique que les littératures dessinées sont un genre qui a à peine deux cent ans.
Je me donnerais l’occasion de traiter ultérieurement la question des rééditions dans la seconde moitié du XXe siècle. Mais d’abord, un premier article évoquant le destin éditorial d’un des auteurs les plus admirés, Hugo Pratt.

Hugo Pratt, un héros de la bande dessinée française des années 1970


Hugo Pratt, auteur mondialement connu, si présent encore maintenant, quinze ans après sa mort, appartient à une génération d’auteurs qui commence à publier dans les années 1940. Rappelons-le, bien qu’étant né en Italie, Pratt semble ne pas avoir de nationalité, tant il a traversé le globe des centaines de fois et vécu dans des endroits aussi différents que Rome, Londre, Buenos Aires… Inutile pour moi de reprendre toute sa biographie, il existe pour cela de bien meilleurs ouvrages que vous trouverez à la fin de l’article.
En revanche, ce qui m’intéresse est de voir que, jusque dans les années 1970, Pratt est relativement peu connu en France : il a débuté sa carrière en Italie, l’a poursuivie et développée en Argentine avant de revenir en Italie dans les années 1960. A cette époque, ce sont les revues de bédéphiles comme Phénix, Les Cahiers de la bande dessinée ou Hop ! qui l’introduisent en France en lui consacrant des dossiers thématiques. Mieux encore, Phénix fait figure de précurseur dans la réédition/traduction de Pratt puisque, dès 1969, date à laquelle Pratt n’a presque jamais été publié en France, la revue traduit dans son numéro 11 de 1969 un récit intitulé Ernie Pike, datant de ses années en Argentine (1957). D’autres traductions suivront, mais déjà, une « mode » Pratt s’est emparée de la France. Le directeur de Phénix, Claude Moliterni, l’a introduit auprès de Georges Rieu, le rédacteur en chef de Pif Gadget. Ce sera, avec en avril 1970 avec Le secret de Tristan Bantam, une aventure de Corto Maltese, le premier récit que Pratt dessine directement pour la France.
Le public francophone adopte et fait sienne la série Corto Maltese et Pratt rentre progressivement au panthéon des auteurs de bande dessinée. Son goût pour le voyage, incessant, lui donne un vernis supplémentaire d’artiste sans frontières. Son travail inspire de nombreux auteurs partout dans le monde (Munoz en Argentine, Manara en Italie, Comès en Belgique…). La découverte de Pratt par le public français a surtout la chance de correspondre au moment de reconnaissance progressive du média, où la bande dessinée se développe d’une façon considérable et inventive pour le public adulte, et, surtout, dans des genres qui éclatent le traditionnel carcan humour ou aventures. Pratt, avec Corto Maltese, qui, ne l’oublions pas, n’arrive qu’à la suite de toute une série d’autres héros, correspond parfaitement à ces nouveaux critères et avec lui s’affirment les ambitions à la fois artistiques et littéraires de la bande dessinée. Mieux encore, il devient un porte-drapeau de cette bande dessinée fière d’elle-même, donne des conférences, fait l’objet de travaux universitaires, touche au cinéma et à la peinture. Il affirme dans ses interviews de véritables prétentions littéraires et artistiques. Il quitte les pages des revues spécialisées pour s’engouffrer dans celles d’autres revues : Lire en 1981, Le magazine littéraire en 1985 ; en 1986, il expose une série d’aquarelles au Grand Palais à Paris. Puis, les années passant, Pratt suit aussi le triste destin nostalgico-commercial des quelques auteurs mythiques de la BD : élévation de la côte des éditions originales, rééditions quasi permanentes, parutions d’inédits, d’ex-libris, de tirages numérotés, d’affiches originales… Je passe le fait que l’image de Corto servent depuis 2001 de publicité à Dior. Soit.

Vers le monopole éditorial de Casterman
Qu’en est-il de son destin éditorial ? Il est d’abord très complexe si l’on s’en tient aux revues, Pratt travaillant pour plusieurs journaux français dans les années 1970-1980 (Pieds-Nickelés magazine, France-Soir, Pif gadget, Pilote, A Suivre). La publication des récits de Pratt dans les revues des années 1970 est sans doute une des clès de son succès en France. Autre fait important : Pratt est réédité en France avant même d’y être édité, et ses albums jamais traduits connaissent une course à la traduction durant les années 1970 et 1980. C’est ce dernier fait qui m’intéresse plus particulièrement ; sa découverte par le public français passe par un double mouvement simultané : il dessine pour des revues françaises et son oeuvre, déjà importante, est traduite. Cela passe bien sûr d’abord par la réédition des aventures de Corto non parues en France, en particulier La Ballade de la mer salée (première publication en Italie en 1967), publiée dans France-Soir dès 1973, dans Phénix en 1974, puis en album par Casterman en 1975. Notons toutefois que Corto avait déjà été édité en album en France en 1971 chez Publicness. C’est le début du monopole Casterman sur l’oeuvre de Pratt qui ne fera que s’accentuer avec les années, puisque non seulement l’éditeur belge publie la série Corto Maltese en cours à partir de 1972, mais en plus, elle s’attache à rééditer d’anciennes oeuvres de Pratt : Ann de la jungle (1978), Les scorpions du désert (1977) ou Fort Wheeling (1976). Autant de récits dessinés par Pratt dans les années 1950-1960 et jusque là inconnus en France. Lorsque, en 1978, Pratt s’amarre à (A Suivre), la revue de BD adulte de Casterman, la boucle est en quelque sorte bouclée.
Durant les années 1980, toutefois, Casterman n’est pas encore la seule maison d’édition à s’intéresser à Pratt. Bien au contraire, quelques éditeurs y vont soit de leur album maison (Dargaud avec La Macumba du Gringo en 1978, soit de leur réédition « inédite » (Glénat avec Junglemen en 1979 ; les Humanoïdes Associés avec L’As de pique en 1982 ; Dargaud avec Récits de guerre en 1983…). Lorsque Pratt meurt en 1995, toutefois, une petite partie de son oeuvre pré-1970 n’est pas encore traduite en France.
Incontestablement, les années 1990 et 2000 voit le triomphe de Casterman qui, après tout, publie la série-phare de Pratt depuis 1972, en accord avec son virage opéré en direction du public adulte dans les années 1970. La tactique éditoriale de Casterman passe par plusieurs biais :
1. l’édition de la série Corto Maltese depuis 1972, avec de constantes rééditions, dont des déclinaisons commerciales variées : croquis inédits, édition commentée pour collégiens, édition anniversaire…
2. la réédition de la plupart des oeuvres déjà rééditées en France par d’autres éditeurs, comme par exemple Ernie Pike (réédité par Glénat en 1980, puis par Casterman en 2003)
3. l’édition d’ouvrages documentant Pratt, ou récemment, d’un catalogue raisonné de son oeuvre d’aquarelliste (en réalité deux gros catalogues intitulés Périples imaginaires, 2005-2009) qui renforce ainsi son statut mythique de dessinateur/artiste
4. toujours sur Corto, Casterman a entrepris depuis 2006 une double réédition accélérée : d’une part, en petit format, une réédition histoire courte par histoire courte (alors que les albums des années 1970-1980 les regroupaient en recueil ; tactique éditoriale de division qui n’aura échappé à personne), d’autre part une nouvelle collection en couleur grand format.
5. enfin, l’édition des quelques histoires encore inédites, dont dernièrement Sandokan, le tigre de Malaisie

Pourquoi Sergent Kirk ?


J’en arrive maintenant à l’album qui m’intéresse : la réédition de Sergent Kirk d’Hugo Pratt par Futuropolis (2.0, donc). Réédition certes un peu datée (automne 2009), mais que je relie volontiers à mon précédent article sur la BD argentine. Petit rappel historique donc : qu’est-ce que Sergent Kirk ? Il faut revenir dans l’Argentine des années 1950 et son paysage éditorial idéal pour le comprendre. Cesare Civita, émigré juif italien arrive à Buenos Aires vers 1940 et se lance dans l’édition (Editorial Abril), avec, entre autres publications, la revue d’historietas Misterix (1948-1965), qui met l’aventure à l’honneur. Civita y traduit une partie de la production des jeunes dessinateurs italiens (autre grand pays pour la création de BD d’aventures), mais en invite aussi. C’est dans cette revue que le jeune Hugo Pratt, qui a alors 26 ans et habite Buenos Aires depuis quelques années, rencontre le prolifique scénariste Hector Oesterheld. Ils créent ensemble Sergent Kirk (Sargento Kirk en VO). Lorsque Oesterheld fonde en 1955 sa propre maison d’édition et en 1957 sa propre revue, Frontera (1957-1962), la série se poursuit jusqu’en 1959.
Sergent Kirk reprend la formule du western classique (genre cinématographique si populaire dans les années 1930-1940) : la lutte d’un groupe d’hommes contre l’hostilité du Far West (indiens, absence de lois, nature hostile). La narration accompagnant invariablement l’action reprend les codes du comics d’aventure américain. Le sergent qui donne son nom à la série est un des héros, cavalier dans l’armée américaine de l’après-guerre de sécession, dont le sens de l’honneur le pousse à déserter après un massacre d’indiens (le personnage, idéaliste et indépendant, n’est pas sans rappeler celui de Blueberry, que Jean Giraud dessine à partir des années 1960…). Personnage archétypal d’une « bonté courageuse », il se lie d’amitié avec des indiens et avec un ancien bandit, El Corto ; il n’y a pas un seul héros, en réalité, mais plutôt un groupe de héros. Pas de manichéisme forcené non plus : les bons et les méchants se trouvent des deux côtés des guerres indiennes et les personnages évoluent. L’originalité de la série réside justement dans cet humanisme et dans l’importance de la psychologie des personnages, typique des scénarios d’Oesterheld. Si on y ajoute le graphisme si spécifique de Pratt, aux plans de visages très serrés et aux recherches de clair-obscur, on comprend le succès rencontré par Sergent Kirk auprès du public argentin. Après 1959, le destin de la série est plus obscur : Oesterheld poursuit la série avec d’autres dessinateurs dans sa revue jusqu’aux années 1970. De son côté, Pratt fait racheter les droits de la série originale en 1967 pour la reprendre dans une revue intitulée Sgt Kirk qui durera jusqu’en 1969 (dans cette revue naît le mythique Corto Maltese).
Sergent Kirk, cela ne vous aura pas échappé, est rééditée par Futuropolis. Car il s’agit de la seule série (disons de la seule « grande » série) de Pratt qui ait échappé à Casterman. Revenons un peu en arrière. En 1969, Pratt lance la revue Sgt Kirk et reprend les bandes de Misterix et Frontera en les adaptant au nouveau format de la revue, en quatre bandes (format conservé par la suite). En France, tandis que Casterman commence à publier des albums de Corto, l’éditeur Sagédition s’attache, lui, à traduire Sergent Kirk pour la publier en « petits formats » (type de publication très à la mode dans les années 1950 et 1960, disparu depuis : un ouvrage petit format, peu cher, contenant une histoire complète, souvent d’aventure ou de superhéros, souvent traduites ; Sagédition est un des principaux éditeurs de petits formats depuis l’après-guerre). La série se voit doublement sauvegardé, en Italie chez l’éditeur Ivaldi et en France chez Sagédition, alors que la mode « Corto » bat son plein en France. Signalons à tout hasard qu’une autre série, très proche éditorialement de Sergent Kirk, Ernie Pike (scénarisée par Oesterheld et publiée dans les mêmes revues) a également fini par être rééditée par Casterman à partir de 2003.
La réédition de Sergent Kirk par Futuropolis, commencée en 2008 et prévue en 5 volumes, est annoncée sur le site comme un événement : première édition intégrale de cette série « méconnue ». Précisons que, en 1984, un autre grand rééditeur de Pratt, Les Humanoïdes associés, avait réédité la série. Le site de Futuropolis critique à mot couvert cette réédition en précisant que « il y a 25 ans, quelques albums du Sgt Kirk, ont été publiés, en commençant par la page 300, et avec une photogravure… douteuse. ». En effet, l’édition des Humanos est incomplète et oublie de mentionner le nom du scénariste, Oesterheld. L’édition de Futuropolis, avec couverture rigide, papier épais, et témoignage d’amis de Pratt, veut aussi se présenter comme un « beau livre » (au contraire de Casterman qui, avec sa « série Corto » en format poche, vise un public plus large). Le premier tome de l’édition Futuropolis, est-il dit, en entièrement inédit en français. Casterman et Futuropolis sont désormais les seuls dans cette course au collectionneur… Les rééditions contemporaines de Pratt témoignent en partie, comparée à celle des années 1970-1980, des évolutions de l’idée de réédition depuis quelques années. Ce sont des livres de semi-luxe, en noir et blanc (marque ultime du prestige en BD !). Ils recherchent ou prétendent à l’exhaustivité totale, au « définitif ». Il suffit de comparer les couvertures successives : de l’action intense et des couleurs vives de Sagédition dans les années 1970, on passe chez Futuropolis en 2009 à une couverture ultra sobre avec un simple visage en noir et blanc, et la mise en exergue du nom de l’auteur. Il manque encore à cette réédition une dimension plus scientifique : commentaire de l’oeuvre, analyse de la fortune éditoriale, bibliographie, que, pourtant, l’amateur éclairé ne manquerait pas d’apprécier. Pour une prochaine réédition définitive, peut-être ?

Pour en savoir plus :
Sergent Kirk, Sagédition, 1975-1978 (7 tomes)
Sergent Kirk, les Humanoïdes Associés, 1984-1987 (5 tomes avec texte introductif de José-Louis Bocquet).
Sergent Kirk, Futuropolis, 2005-2009 (3 tomes ; Fiche sur le site de Futuropolis)
Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto, Casterman, 1990 (rééd. 1996)
Vicenzo Mollica, Patrizia Zanotti, Hugo Pratt, Corto Maltese, littérature dessinée, Casterman, 2006 (excellent recueil d’interviews, quoiqu’envahi par les illustrations)
http://www.archivespratt.net/

Edmond-François Calvo, La bête est morte, G.P., 1944-1945

Parmi les « monuments » du patrimoine de la bande dessinée, si tant est que cette expression ait un sens, on situe souvent La bête est morte, un album dessiné par Calvo, humble dessinateur pour enfants des années 1930-1940 qui, sans cette oeuvre, aurait sans doute sombré dans le même relatif oubli dans lequel se trouve d’autres dessinateurs de sa génération (l’école française avant l’essor de l’école belge dans les années 1950, donc) comme Marijac, Jean Trubert, Auguste Liquois, Le Rallic et Roger Lecureux. Alors pourquoi La bête est morte ? Une simple évocation de son contexte de création et de publication pourrait suffire à comprendre l’enthousiasme qui a pu l’entourer : dessiné pendant les derniers mois de l’Occupation allemande, sorti juste au moment de la Libération de 1944-1945, il évoque justement, sous la forme allégorique d’une fable animalière, les années 1939-1945. Sa célébrité est donc intimement liée à un statut d’objet historique, de la même manière que Tintin au Congo est étudié en tant que représentation du colonialisme européen des années 1930.
55 ans après sa première publication, j’ai envie de me pencher à nouveau sur La bête est morte en le considérant à la fois comme objet historique et comme simple album, avec ses qualités et ses défauts.

Calvo dessinateur dans la seconde guerre mondiale


Avant tout, court présentation du dessinateur, Edmond-François Calvo. Né en 1892, il commence sa carrière de dessinateur après la première guerre mondiale d’abord comme caricaturiste (dans Le Rire et Le Canard Enchaîné) puis comme dessinateur pour enfants dans une éphémère revue illustrée créée par le Parti communiste, Les Petits Bonshommes. Il faut attendre la fin des années 1930 pour que, cessant tout autre activité, il se consacre pleinement au dessin, particulièrement au service des publications de la maison d’édition des Offenstadt, la Société Parisienne d’Edition, spécialisée dans les illustrés et albums populaires de divertissement. Ainsi participe-t-il à plusieurs illustrés comme Fillette, L’Epatant, Junior ; c’est le début de sa spécialisation dans un genre dont il sera l’un des maîtres incontestés : la bande dessinée animalière. Il publie en 1943 l’album Patamousse à la SPE qui raconte les aventures d’un jeune lapin parti explorer l’espace dans son astronef.
Les années 1940 et 1950 le voit approfondir dans la même veine, toujours pour les enfants, chez des éditeurs variés : Sépia, G.P., Gautier-Languereau. Il oscille entre les très nombreux illustrés pour enfants de la Libération ( Coeurs Vaillants, Tintin, Zorro), des illustrations de contes pour enfants, et des albums sans prépublications (Croquemulot en 1943). En d’autres termes, Calvo envahit de ses personnages animaliers (il réalisera aussi quelques séries plus réalistes) l’édition pour enfants de ces deux décennies. Il meurt en 1957 sans achever sa dernière série, Moustache et Trotinette, l’histoire d’une souris, d’un chat et d’un chien visitant diverses époques de l’histoire.

Vous l’aurez compris à la lecture de cette courte biographie : la guerre n’interrompt pas les activités de Calvo, alors au plus haut de sa carrière. Beaucoup de ses albums paraissent durant l’Occupation (qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas une période creuse pour la production de bandes dessinées en France ; bien au contraire, les dessinateurs français profitent de l’interdiction d’importation de bandes américaines pour affirmer leur originalité). Mais durant les derniers mois de la guerre, il s’attarde surtout à dessiner l’album La bête est morte, dans la clandestinité, naturellement. L’album paraît en deux fascicules chez l’éditeur Générale Publicité, spécialisé dans l’édition pour enfants. Calvo n’est pas le seul dessinateur à se consacrer au « dessin clandestin » : Marijac, dessinateur et scénariste de Coeurs Vaillants entré dans la Résistance dessine cette même année 1944 Les Trois mousquetaires du maquis, une aventure de résistants ridiculisant l’occupant allemand, qui connaîtra une célébrité moindre que celle de La bête est morte, mais liée aux mêmes raisons.

Revenons à La bête est morte : Calvo n’en est que le dessinateur. Le scénariste principal n’est autre que l’éditeur de G.P., Victor Dancette (aidé pour le premier fascicule de Jacques Zimmermann), qui est aussi à l’occasion écrivain pour la jeunesse, peu prolifique, certes, et principalement auto-publié. Calvo lui reste fidèle après la Libération car beaucoup de ses albums seront publiés chez G.P.
Si je signale le nom du scénariste, c’est que la part de texte est important dans La bête est morte, ce qui est rarement souligné. Les pages se composent de quelques grandes illustrations soutenues par d’épais pavés de textes qui raconte, transposée dans le monde des animaux, la seconde guerre mondiale. Le principe est assez simple : chaque pays est représenté par une espèce animale : les Français sont des lapins, les Allemands des loups (un antagonisme assez classique du règne animal), les Anglais des bulldogs, les Italiens des hyènes, les Américains des bisons, etc. La satire animale est un procédé relativement classique, particulièrement courus des illustrateurs. Sans avoir besoin de remonter jusqu’aux fabliaux médiévaux et aux fables de Lafontaine, l’oeuvre du XIXe siècle la plus connue utilisant ce procédé est le Scènes de la vie privée et publique des animaux, recueil de nouvelles satiriques illustrées par le graveur Grandville (Hetzel, 1840-1842 ; grands succès, nombreuses rééditions). On y trouve la même idée de faire correspondre à une espèce un caractère ou type humain (le lion est un prince africain, le policier est un chien, etc.). Calvo est un habitué du genre animalier et ce récit allégorique ne lui pose donc aucun problème.

Destin d’un album mythifié : succès, réédition et collection


Suivons à présent le destin de cet album, destin qui explique en partie son succès jusqu’à notre époque. Calvo est très tôt considéré comme un maître dessinateur, pour La bête est morte, mais aussi pour ses autres séries. Son image de « Disney français » y est sans doute pour quelque chose : il offre un contrepoids aux Studios Disney dont le succès en France est croissant depuis les années 1920, dans le dessin animé comme dans la bande dessinée.
Puis, sans qu’il ne soit complètement oublié, Calvo profite du mouvement nostalgique d’intérêt pour la bande dessinée dite de « l’âge d’or » (en gros les années 1930-1950). Mouvement qui conduit, de la fin des années 1960 aux années 1970, à une redécouverte des « trésors cachés » de ce qu’on commence à appeler le « neuvième art ». L’ambition est de mettre en avant, par des études ou des rééditions, la cohérence d’un art qui, dit-on, s’est alors développé principalement dans les illustrés pour enfants. La maison d’édition Futuropolis, fondée en 1972 par Florence Cestac et Etienne Robial, se spécialise dès le départ dans la réédition de vieilles bandes dessinées américaines et françaises, et tout particulièrement des albums de Calvo (Futuropolis réédite alors des auteurs comme Herrimann, Segar, Saint-Ogan, Raymond Poïvet…). La bête est morte, tout comme Moustache et Trotinette, fait partie de ces rééditions et un volume réunissant les deux fascicules sort en 1977. Il sera réédité en 1984. Plus récemment, c’est Gallimard (qui, ne l’oublions, possède le catalogue de Futuropolis depuis 1994) qui réédite à nouveau, en grand format, l’album mythique, en 1995. C’est cette édition que l’on trouve habituellement dans nos librairies.

Magie de la réédition ? Force de la nostalgie ? Calvo a bénéficié d’un fort soutien des amateurs de bandes dessinées et aussi des collectionneurs. La bête est morte fait alors office d’album de choix. Selon le BDM, les éditions originales de la Libération atteignent les sommes de 150/180 euros, et ce d’autant plus que, suite à une plainte de Disney pour plagiat, les truffes des loups ont été retouchées, ce qui rend l’édition originale de 1944 (sans truffes retouchées !) encore plus rare. Le marché de la bande dessinée ancienne, de moins en moins contrôlable depuis les années 1970 a fait le reste, mythifiant encore davantage l’album, non plus tant pour sa valeur historique que pour sa valeur matérielle. L’édition de luxe sortie en 1946 réunissant les deux volumes en un atteint 600 euros à l’argus.

Un album de propagande : le poids d’un contexte
Depuis notre regard contemporain, plus de cinquante ans après la guerre, la lecture de La bête est morte laisse une étrange impression. Il a toutes les apparences d’un album de propagande pour enfants au service de la Résistance, célébrant la Libération et la lutte, forcément unanime, contre l’occupant allemand, forcément unique coupable du malheur qui s’est abattu sur le paisible pays des lapins. Deux éléments frappent particulièrement : la lourdeur simpliste de certains propos et la réécriture de l’histoire, caractéristique de la période post-Libération.
Le propos est tout à fait transparent. La transposition du monde des hommes au monde des bêtes est sciemment partielle : les bisons portent des casques l’armée américaine, les loups arborent la croix gammée. Au-delà de ça, la scénario est assez peu subtil, rangeant d’un côté les peuples « gentils », alliés des lapins, et de l’autre les peuples « méchants », alliés des loups. Un manichéisme certes assez courant dans une publication pour enfant, mais qui conduit les auteurs à des simplifications voire à de véritables falsifications historiques. Quelques exemples qui ne résistent pas à la lumière des connaissances acquises sur la période de l’Occupation. L’épisode de Vichy est complètement ignoré, ainsi que le maréchal Pétain et la collaboration. Les lapins-français étaient naturellement tous unis derrière la « grande cigogne nationale ». Pire encore, le ton n’est pas du tout apaisé, mais tout à fait revanchard et patriotique. J’en veux pour preuve cette citation qui présente les loups-allemands comme irrémédiablement mauvais ; remplacer « loups » par « allemands », la Barbarie étant le nom donné au pays des Loups : « Mes chers petits enfants, n’oubliez jamais ceci : ces Loups qui ont accompli ces horreurs étaient des Loups normaux, je veux dire des Loups comme les autres. (…) Ne croyez pas ceux qui vous diront que c’étaient des Loups d’une secte spéciale. C’est faux ! Croyez-moi, mes enfants, je vous le répèterai jusqu’à mon dernier soupir, il n’y a pas de bons et de mauvais Loups, il y a la Barbarie qui est un tout, et ne comporte qu’une seule race, celle des monstres, des bourreaux, des sadiques, des tueurs. »
S’adressant aux enfants, la narration très didactique assurée par un grand-père écureuil, se rapproche paradoxalement de la fable, ce qui amplifie le passage des évènements de la guerre de la réalité historique à la fiction.

La bête est morte
ne peut se lire qu’avec une bonne connaissance du contexte historique qui suit la Libération. Sinon, il paraît horriblement daté. Une telle oeuvre trouve tout à fait sa place dans une littérature de propagande à la fois patriotique et résistantialiste : la nécessité, en 1945, de réunir la nation française brisé par l’Occupation, autour d’un mythe, celui d’un peuple uni pour sa Libération a beaucoup pesé dans les actes et les écrits. Dans cette France de 1945, les notions de Bien et de Mal suffisent pour gérer le passage d’une société de guerre à une société en paix. Les « coupables » sont jugés lors de grands procès, l’Allemagne est écartelé entre l’Ouest et l’Est… Le mythe résistantialiste est une mémoire qui se construit après la guerre pour justifier la refondation du pays et légitimer le pouvoir qui s’installe alors, partagé entre gaullistes et communistes. Les traits principaux de ce phénomène, la mise à l’écart de l’importance de Vichy et la résistance comme mouvement nationale, se retrouvent exactement dans La bête est morte. Il faut attendre les années 1970 pour que l’idée que tous les Français n’étaient pas forcément unis fasse son chemin. En 1945, les Français avaient besoin de lire un ouvrage comme celui-ci, il est le produit d’un rapport complexe à la période de l’Occupation. Il est probable que l’engouement pour l’album soit lié à ce contexte historique, à la volonté de comprendre la période des années noires dont La bête est morte offre une vision flatteuse. La seconde guerre mondiale était et reste encore maintenant une période privilégiée pour la fiction en raison de la fascination qu’elle exerce dans les mémoires.

Ce qu’il reste : le style de Calvo

Alors pourquoi lire La bête est morte à notre époque ? Une raison semble pourtant s’imposer : l’album est un des plus réussis du dessinateur Calvo. Calvo est connu pour sa grande maîtrise du dessin. Il possède un sens du mouvement encore assez rare chez ses confrères qui donne un fort dynamisme à ses oeuvres ; Albert Uderzo est connu pour avoir été un de ses élèves et avoir transmis ce même sens du rythme. Il a perfectionné le dessin d’animaux humanisés en s’inspirant de Walt Disney dont les dessins animés triomphent en France dans les années 1920 et 1930. L’expressivité des personnages animalier rend le récit très vivant.
Les caractéristiques de l’art de Calvo se retrouvent dans La bête est morte et le thème grandiloquent leur donne une stature monumentale que d’autres oeuvres, tout aussi réussie mais aux thèmes plus anodins, ne contiennent pas forcément. Calvo peut donner libre cours à son goût pour les grandes compositions qui éclatent, bien avant les spectaculaires expériences des années 1970, l’organisation traditionnelle de la page. Dans ces vastes scènes d’ensemble, parfois monumentalisée dans des doubles pages (ici le plus souvent des scènes de bataille), il se concentre sur les détails où chaque attitude est individualisée et où de multiples scènes secondaires se cachent dans la page. Mais on trouve aussi chez lui un sens baroque de la composition en grappes humaines, avec des lignes de force très marquées qui orientent le regard. Je ne peux m’empêcher de voir dans ses scènes des rapprochements avec certains peintres de la Renaissance (je pense aux grands scènes de bataille de Paolo Ucello ou aux tableaux paysans de Bruegel, pleins de détails)… Calvo s’en-est-il inspiré ? La seule référence claire est la reprise qu’il offre de La liberté guidant le peuple de Delacroix (1830) pour symboliser la libération de Paris.
Dans d’autres planches, plus narratives, les cases sont complètement destructurées par une multiplication des inserts. Si cette autre manière d’aborder la page, non comme une grille de cases mais comme un ensemble, se lit déjà dans d’autres oeuvres comme dans Patamousse, La bête est morte multiplie le procédé.

Il reste donc de La bête est morte une mesure de ce dont Calvo a pu être capable dans un format qui, il faut bien l’avouer, se rapproche davantage de l’album illustré que de la bande dessinée. L’objectif était sûrement d’impressionner les jeunes lecteurs, de les émerveiller devant des compositions grandioses et de frapper leur imagination, tout en faisant passer un discours conventionnel et unanimiste sur la guerre qu’ils ont vécu.

Bibliographie :

Pour lire La bête est morte, le mieux est sans doute la dernière édition par Gallimard, datée de 1995, qui reprend les deux volumes en un grand volume 35×26 qui rend les grandes scènes de Calvo encore plus spectaculaires.
Le Collectionneur de bandes dessinées, n°60-61, 1989 (numéros spéciaux consacrés à Calvo)
Patrick Gaumer, Larousse de la BD, Larousse, 2004
Thierry Groensteen dir., Maîtres de la bande dessinée européenne, Bibliothèque nationale de France, 2001
BDM : argus bi-annuel des albums de bande dessinée
http://jeunesse.lille3.free.fr/article.php3?id_article=888

Bernar Yslaire, Le ciel au-dessus du Louvre, Louvre/Futuropolis, novembre 2009

Au début de cette année 2009 eut lieu au musée du Louvre une brève exposition intitulée Le Louvre invite la bande dessinée. Cette phrase volontairement provocatrice en ouvre la présentation : « Qui aurait pu imaginer qu’un jour le Louvre exposerait des planches de bande dessinée ? ». En effet, qui aurait pu l’imaginer, nous sommes tous bien en peine de répondre à cette question. Et on ne le peut le comprendre que si l’on connaît le projet sous-jacent : le partenariat entre le musée du Louvre et les éditions Futuropolis pour l’édition d’une série d’albums de bande dessinée mettant en scène le musée, justement réinterprété par des auteurs. Au moment de l’exposition, trois auteurs avaient déjà publié leur album : Nicolas de Crécy, Période glaciaire en 2005, Marc-Antoine Mathieu, Les sous-sols du révolu en 2006, Eric Liberge, Aux heures impaires en 2008 et le quatrième sort justement cet automne, Le ciel au-dessus du Louvre, par Bernar Yslaire, coscénarisé par l’écrivain Jean-Claude Carrière. D’un point de vue purement bédéphilique, l’expérience est réussie : les quatre albums sont de bons albums, voire pour certains de très bons au sein même de la carrière de leur auteur. Un pas de plus dans ce rapprochement entre la bande dessinée et les musées que de nombreuses institutions culturelles, depuis quelques années, souhaitent absolument opérer pour conquérir de nouveaux publics ?

Yslaire, la Revolution française et le grandiose

Rappel rapide de la carrière singulière d’Yslaire, auteur aux multiples visages. Il est, à la fin des années 1970, Bernard Hislaire, né à Bruxelles en 1957, dessinateur au journal Spirou, un début de carrière classique pour un jeune belge. Puis, en 1986, il devient Yslaire et se lance dans une grande saga historico-romantique aux accents balzaciens, Sambre, où il va singulariser son graphisme autour de la couleur rouge et d’un réalisme virtuose. Puis, dans les années 1990, il se lance dans l’épopée numérique avec le site xxeciel.com (lancé dès 1997) qui donne naissance à une série d’albums expérimentaux, rassemblés sous le cycle XXe ciel, tentative d’analyse aux accents psychanalytiques du XXe siècle qui s’achève. (l’un des titres de ce cycle est d’ailleurs Le ciel au-dessus de Bruxelles, titre auquel ce dernier album fait référence).
A l’invitation du Louvre, il transpose donc son univers si étrange dans un album réalisé en collaboration avec le prolifique scénariste de film Jean-Claude Carrière, connu pour avoir scénarisé le Danton d’Andrzej Wajda en 1983. Si je cite ce film spécifiquement, c’est que Le ciel au-dessus du Louvre en reprend le cadre : l’année terrible, 1793, les luttes révolutionnaires. Ici, elles sont vues sous l’angle du peintre Jacques-Louis David qui se mit au service de cette fragile révolution avant de trouver avec Napoléon un mécène plus solide. L’album raconte l’histoire de la réalisation de deux tableaux : La mort de Bara, tableau inachevé actuellement au musée Calvet d’Avignon, et un autre tableau jamais réalisé devant représenter l’Etre suprême, commande de Robespierre au peintre.
Yslaire, devenu Bernar Yslaire, revient à l’exaltation romantique de la saga des Sambre et traite, à travers les états d’âme de David, de la question de la représentation picturale sous la période révolutionnaire. L’album tend vers le grandiose à tous les niveaux : le contexte héroïque de 1793 donne le ton, où l’on retrouve Danton, Marat, Robespierre, Saint-Just, illustrés par les tableaux des maîtres de l’époque (David et Girodet principalement). Le scénario, scandé implacablement par une voix narrative, aborde des questions presque métaphysiques, sur la représentation de Dieu et le rôle politique des symboles. Et surtout, le dessin d’Yslaire apporte une contribution non négligeable. Il renoue avec une alternance de deux couleurs : le rouge sang et le gris. Il joue sur les crayonnés, comme pour mettre en avant l’art en train de se faire, sujet même du volume. Et il semble nous suggérer sa propre virtuosité graphique en la mettant en lien avec celle des peintres du Louvre.

Le ciel au-dessus de Bruxelles est un album graphiquement beau, qui vient s’ajouter aux trois albums qui l’ont précédé dans la collection Louvre/Futuropolis. Il apporte une dimension mythique qui manquait peut-être jusque là et s’accorde davantage avec l’idée d’un musée fier de ses collections et de son identité historique de premier musée de France.

Rapprochement n°1 : voir l’auteur de bd comme un artiste

L’objectif de la collection de Futuropolis est d’opérer un rapprochement entre l’univers de la BD et celle du musée, a fortiori du plus illustre représentant des musées des Beaux-Arts, le musée du Louvre. L’initiative est dûe à Fabrice Douar, reponsable des éditions au Louvre, qui présente le projet par ces mots : « L’intérêt et le principe de cette collection reposent sur le libre échange entre l’auteur, avec ses souhaits et ses envies personnels, et le musée mis à sa disposition. Carte blanche est donnée à la création et à l’imaginaire afin d’instaurer un dialogue, un jeu de regards croisés, entre les œuvres, le musée et l’artiste qui invente son « histoire » en partant, au choix, d’une œuvre, d’une collection ou d’une salle du musée, ou de l’ensemble… », puis poursuit, et cette phrase m’intéresse : « il semble logique d’imaginer une collection de bande dessinée où différentes sensibilités, différents styles d’expression selon les auteurs trouveraient naturellement leur place ». C’est là une des caractéristiques de la collection : avoir choisi des auteurs qui répondent à deux critères essentiels : être des auteurs complets (scénariste/dessinateur) et mettre en oeuvre (au sens propre !) un style graphique singulier. Chacun des auteurs transpose son propre univers graphique : on reconnaît bien le trait tremblant et les couleurs pâles de de Crécy, le noir et blanc implacable de Mathieu, les effets lumineux flamboyants et les superpositions de Liberge…
Le critère de choix des auteurs et leur invitation dans une exposition tend à rapprocher l’identité de l’auteur de BD, envisagé comme un artiste complet, de celle des artistes reconnus exposés dans les autres salles du musée pratiquant ces arts nobles que sont la peinture et la sculpture. D’autres faits concourent à ce rapprochement. L’absence de contraintes éditoriales, puisque les auteurs sont libres du nombre de page, du format, de la mise en page, du sujet, transmet à l’auteur l’idéal de libre création artistique, conception qui est celle de l’artiste du XXe siècle (et qui, paradoxalement, n’était pas celle des artistes exposés au Louvre en leur temps !). Et puis, il faut avouer que la présence d’oeuvres d’art au sein des albums pousse à une comparaison entre la peinture et la BD, comparaison que font Marc-Antoine Mathieu et Nicolas de Crécy dans leurs albums respectifs en théorisant pour l’un et en réalisant pour l’autre un art séquentiel qui utiliserait des tableaux pour raconter une histoire. La BD, par cette opération magique, deviendrait-elle un des Beaux-Arts ? Mais est-ce réellement sa destination ? Un vaste débat s’ouvre ici, trop grand pour cette humble note.

Rapprochement n°2 : attirer au musée un nouveau public « amateur de bd »

J’ai observé depuis quelques années une tendance de certains musées, parisiens ou non, à entrer en relation avec le monde de la BD. L’expérience du Louvre en est certainement l’exemple le plus abouti et le plus réussi dans la mesure où il donne lieu à la fois à une exposition et à plusieurs albums de qualité. Mais elle n’est pas la seule. En ce moment, le musée de Cluny accueille une exposition sur Astérix ; en 2008, le musée Granet d’Aix-en-Provence a lancé une exposition intitulée La Bd s’attaque au musée ; le musée du Quai Branly a présenté dans l’exposition Tarzan toute une série d’originaux du comics de Burne Hogarth ; en 2009 les musées royaux de Bruxelles ont proposé Regards croisés sur la bande dessinée belge, et encore au-delà de ces deux dernières années, rappelons : l’évènement Toy comix où musée des Arts décoratifs de Paris qui invitait en 2007-2008 des auteurs de l’Association, l’exposition Hergé au Centre Pompidou en 2006, celle sur le monde de Franquin à la Cité des Sciences de La Villette en 2005… Voilà pour une lourde énumération des exemples datant des cinq dernières années, durant lesquelles le mouvement s’est acceléré. On peut aussi remonter un peu dans le temps et évoquer l’album Le violon et l’archer édité en 1990 chez Casterman, pour lequel le musée Ingres de Montauban avait invité six auteurs à donner leur vision du musée. Cet intérêt soudain soulève des questions…
Je pense là non pas tant aux questions que posent les expositions de bd en général, pour lesquelles il existe des lieux spécialement consacrés (musées de la BD à Angoulême et Bruxelles, musée Hergé à Louvain), ou qui investissent parfois des espaces d’expositions sans collections permanentes (Moebius et Miyazaki à la Monnaie de Paris en 2005, Vraoum à la Maison Rouge l’été dernier) ou liées de fait au monde du livre (Maîtres de la bande dessinée européenne à la BnF en 2004). Je pense plutôt au fait que des espaces dont la vocation première n’est pas d’accueillir ou de traiter de la BD s’intéressent au medium. En d’autres termes, les musées cités n’ont pas de BD, quelle qu’en soit la forme (originaux, albums, crayonnées, archives, etc…) dans leurs collections (la collection étant ce qui fait l’identité d’un musée). Faire venir des « objets-Bd » est donc une démarche étrangère, presque une transgression qui nécessite souvent de passer par l’institution de référence en la matière, le musée de la BD d’Angoulême, ou de solliciter des collectionneurs privées, comme ce fut le cas en partie pour Tarzan. (le Centre Pompidou a d’ailleurs acquis à l’occasion de l’exposition de 2006 une planche originale d’Hergé). Les musées ont généralement l’habitude de proposer des expositions qui se basent sur leurs collections ou, à tout le moins, qui entretiennent avec elle un rapport évident. Démarche étrange, donc, que d’inviter la BD, mais pas totalement incompréhensible.

Le Louvre s’explique : « L’appropriation du Louvre par l’univers de la bande dessinée permet de « dépoussiérer » l’image de ce dernier auprès du public amateur de BD ; et réciproquement, de faire découvrir au public du musée une forme d’expression artistique plus contemporaine. ». Voilà donc une raison : faire venir un nouveau public. Pour comprendre le présupposé que contient cette phrase, à mon sens en partie fausse, il faut se souvenir de l’exposition La BD s’attaque au musée du musée Granet d’Aix-en-Provence. Le parti pris de cette exposition était le suivant : étudier les rapports entre la BD et musée, et en particulier les représentations du musée dans la BD, en partant du principe que ce sont deux mondes étrangers voire antagonistes. Ouvrages théoriques à l’appui qui disent que la séquentialité et la reproductibilité de la BD s’opposent . Tant que l’on reste sur le plan théorique, l’idée me semble juste. Mais lorsqu’arrive cette affirmation que les lecteurs de BD et le public des musées sont deux groupes distincts, je m’interroge. Il me semble pourtant que la BD a suffisamment évolué depuis ces trente dernières années pour qu’on cesse d’opposer le monde de la « grande » culture à celui d’une culture « mineure ». Il y a, dans la BD, à côté des auteurs « grand public », des auteurs que l’on peut qualifier d’élitistes, au sens noble du terme, s’adressant à un public recherchant des albums exigeant graphiquement et littérairement ; il y a aussi tout un nuancier d’auteurs ni grand public ni élitistes qui démontrent l’inutilité d’un tel classement. On pourrait de la même manière caricaturer le public des musées : il y a un public cultivé, voire élitiste, venant avant tout pour s’instruire, qui achète tous les catalogues d’exposition et a un abonnement à l’année, et un grand public venant là en touriste curieux pour voir la Joconde et repartir. Et là encore, tout un nuancier. Il me semble terriblement injuste d’opposer les lecteurs de BD aux visiteurs de musée et de rester sur cette image de deux mondes à part. Et par ricochet, injuste aussi d’utiliser la bande dessinée comme un argument commerciale.
Que les musées concernés partent d’un a priori faux ne préjuge pas forcément de la vacuité de leurs expositions. Pour reprendre l’exemple de l’exposition du Louvre début 2009, une véritable réflexion avait été menée sur ce que doit être une exposition de BD. Depuis les années 1980, la vogue est à l’exposition des planches originales. Quoiqu’amateur de Bd, j’ai tendance à m’ennuyer devant ce type d’exposition, me disant qu’il aurait été tout aussi bien de mettre des bancs et des albums, on aurait au moins pu s’asseoir. Sans doute n’ai-je pas le respect de l’original. Le parti pris des commissaires de l’exposition du Louvre, Fabrice Douar et Sébastien Gnaedig, est de dépasser l’admiration béate et sacralisée de l’original pour une démarche plus didactique portant sur les conditions de création d’une BD. Ils ont choisi de présenter les oeuvres en train de se faire, à différents stades de leur réalisation. Il s’agissait de saisir la démarche de créateur qui sous-tend le travail de l’auteur de BD, en présentant par exemple, des planches aquarellées de De Crécy, les croquis de composition de Liberge et les étapes de l’élaboration assistée par ordinateur des planches d’Yslaire (que travaille énormément avec des outils numériques). A cet égard aussi, le projet du Louvre m’est apparu réussi. Je reviendrai surement un jour sur la question du rapport de la BD au musée et aux expositions. En attendant, même si l’expo du Louvre n’est à présent plus à l’affiche, je vous invite à lire les albums, et tout particulièrement celui de De Crécy qui reste mon préféré !

Pour en savoir plus :
Sur Yslaire et sur l’album :

Bernar Yslaire et Jean-Claude Carrière, Le ciel au-dessus du Louvre, Futuropolis/musée du Louvre, 2009
Site internet d’Yslaire : http://www.yslaire.be/
Interview en ligne des deux auteurs : http://backstage.futuropolis.fr/debat/blog/le-ciel-au-dessus-du-louvre

Sur la collection Louvre/Futuropolis :
Nicolas de Crécy, Période glaciaire, 2005
Marc-Antoine Mathieu, Les sous-sols du révolu, 2006
Eric Liberge, Aux heures impaires, 2008
Présentation de la collection sur le site de Futuropolis : http://www.futuropolis.fr/fiche_titre.php?id_article=717006
Présentation de l’exposition sur le site du Louvre : Le Louvre invite la bande dessinée
Autres références :
Le violon et l’archer, Casterman, 1990 (Baru, Boucq, Cabanes, Ferrandez, Juillard, Tripp)
La BD s’attaque au musée, Images en manoeuvres éditions/musée Granet, 2008

Martha Jane Cannary, Matthieu Blanchin et Christian Perrissin, Futuropolis, 2008-2009

La réécriture des grands mythes en Bd et la tentation documentaire

Les deux séries que je souhaite vous faire découvrir aujourd’hui sont plutôt récentes, et donc facilement trouvables dans le commerce ou en médiathèque. Il s’agit de la série Martha Jane Cannary de Christian Perrissin (scénario) et Matthieu Blanchin (dessin), dont le second opus est sorti en octobre dernier chez Futuropolis, et Arthur, une épopée celtique de Jérôme Lereculey (dessin), David Chauvel (scénario) et Jean-Luc Simon (couleurs), que Delcourt a édité de 1999 à 2006. Cet article fait en quelque sorte suite au précédent article sur Jules Verne dans la BD, puisqu’il s’agit là aussi de deux adaptations littéraires, mais dont la particularité est de tenter de revenir aux sources de deux grands mythes, la légende arthurienne et Calamity Jane, une des nombreuses figures de l’épopée du grand Ouest américain. Pour cela, les auteurs ont eu recours à de la documentation, procédé certes courant chez les auteurs de BD, et en particulier de BD historique, mais à une documentation rare et peu connue. Une manière pour eux de relire à la fois le mythe dont ils traitent, mais aussi les codes graphiques et littéraires des deux genres dans lesquels ils se sont engouffrés : le western d’un côté et l’heroic-fantasy de l’autre.

La face cachée de l’Ouest américain


Le beau projet de Christian Perrissin et Matthieu Blanchin chez Futuropolis a connu une bonne reconnaissance critique qui lui a assuré une certaine publicité et a très vite affirmé Martha Jane Cannary comme un album marquant. Christian Perrissin, le scénariste, a depuis plusieurs années un projet d’adaptation de Lettres de Calamity Jane à sa fille, un ouvrage publié et traduit en français par Payot et Rivages en 1997. C’est avec le dessinateur Matthieu Blanchin qu’il va le mettre sur pied. En janvier 2008 paraît le premier tome de la série et le projet est alors dévoilé dans toute son ambition : trois tomes d’environ 120 pages chacun, au catalogue de Futuropolis. Ce premier tome, Les années 1852-1869, reçoit le prix Ouest-France – Quai des Bulles au festival de Saint-Malo à l’octobre 2008. En 2009, il est dans la sélection officielle du Festival d’Angoulême et est recompensé d’un « prix Essentiel ». Le parcours idéal de la série ne s’arrête pas là, puisque, au festival de Saint-Malo 2009, une exposition entière lui est consacrée pour présenter le travail des deux auteurs, au moment même où une autre exposition a lieu dans une librairie parisienne… D’où un deuxième tome évidemment très attendu.
On comprend la démarche des auteurs : imaginer la vie de Calamity Jane, de son vrai nom Martha Jane Cannary, en s’appuyant sur des sources précises, et en particulier les Lettres qu’elle aurait écrites à sa fille. Rappelons rapidement que Calamity Jane, née en 1852 et morte en 1903, fait partie des légendes de l’Ouest américain, ces personnages héroïques dont la vie est à la lisière de la fiction et la réalité et dont, finalement, on sait très peu de choses. Elle aurait laissé deux écrits autobiographiques (dont les Lettres connues aux Etats-Unis depuis 1941), mais leur authenticité est contesté par certains historiens, notamment à cause de la dimension mythomane du personnage qui enjolivait elle-même sa vie. Le temps a renforcé l’aura du personnage et sa vie a été surtout pris une allure de légende, diffusée par colportage dans des brochures bon marché, puis au XXe siècle dans des films, romans, séries…
L’album de Perrissin et Blanchin est donc un objet peu courant dans la BD contemporaine, à mi-chemin entre la reconstitution historico-légendaire (les auteurs disent bien « imaginer » et non reconstruire la vie de Calamity Jane) et la fiction d’aventure. Quand au scénario, il s’écarte volontairement d’une vision héroïque et cherche tout au contraire à se rapprocher de la réalité de la vie d’une femme américaine à la fin du XIXe siècle. Nous sommes bien loin de la vision traditionnelle de l’Ouest diffusé par les westerns…

Aux origines du mythe arthurien


Il y a loin, me direz-vous, de Calamity Jane au roi Arthur… Pas tant que ça, vous répondrai-je, car Arthur fait également partie de ces figures héroïques dont l’historicité est douteuse mais dont la légende a connu une importante diffusion. Certes, l’historicité de Calamity Jane n’est pas contesté mais, comme chez Arthur, la fiction prend une place considérable dans sa vie, et on peut parler de personnages légendaires dont la vie est devenu un roman. J’en profite d’ailleurs pour conseiller aux Parisiens de se rendre l’exposition La légende du roi Arthur qui se tient actuellement à la Bibliothèque nationale de France, sur le site François Mitterrand. Elle est consacrée à la diffusion de la légende arthurienne depuis le Moyen Age et en raconte l’origine, les grands héros et les évolutions au moyen de la très belle collection de manuscrits de la BnF. Ne soyez pas effrayés par les vieux papiers, vous en apprendrez beaucoup sur un des mythes les plus importants du monde occidental. Et le site internet de l’exposition est très bien fait ( http://expositions.bnf.fr/arthur/ ).
Mais je m’égare, car c’est de la série Arthur de Jérôme Lereculey et David Chauvel que je souhaitais vous parler. Série commencée en 1999 chez Delcourt (dont je saluais dans cet article l’ambition de renouveler la fantasy), elle s’est achevée en 2007. Les deux auteurs, tous deux bretons, avaient déjà travaillés ensemble sur une série policière intitulée Nuit noire parue chez Delcourt de 1996 à 1997. Avec Arthur, ils changent de registre pour se plonger dans le récit d’aventure épique fait de batailles, d’amours impossibles, et de magie. En neuf albums, chacun consacré à un héros et à ses aventures, ils tissent ainsi un aspect peu connu de la légende arthurienne : sa dimension païenne et primitive telle qu’elle apparaît dans des legendes galloises avant la réécriture du mythe arthurien au XIIe siècle par Chrétien de Troyes. La série commence avec la naissance du curieux Myrddin (Merlin) et s’achève avec la trahison de Medrawt (Mordred).

Vers les nouvelles sources du mythe
Dans Arthur comme dans Martha Jane, l’enjeu est de s’attaquer à un mythe connu et de le renouveler en cherchant d’autres sources que celles traditionnellement utilisées et connues. Ces deux grands mythes occidentaux, la légende arthurienne et la conquête de l’Ouest américain se sont retrouvés durant tout le XXe siècle, au gré de romans, de films, de BD, figées dans des images et des récits qui, parce qu’ils sont connus de tous, ont valeur de mythe. Les auteurs des deux albums ont cherché à créer de nouvelles images à plaquer sur ces mêmes noms. De fait, on ne reconnaîtra pas la légende arthurienne classique dans la série éditée par Delcourt. A l’exception d’Arthur, qui a gardé son nom, les autres héros ont leurs noms gallois ; pas de table ronde, de quête du Graal ni d’épée dans le rocher dans cette légende païenne. Si les structures de base des récits tels qu’on les connaît sont là, ce ne sont pas les mêmes héros, et ils n’ont pas la familiarité que peuvent avoir les Lancelot, Guenièvre, Perceval et Galaad d’oeuvres contemporaines comme les films Excalibur, Sacré graal ou la série Kaamelott. Notre perception de ce mythe est en fait conditionnée par la compilation qu’en a fait Thomas Malory au Xve siècle, principale source pour les relectures ultérieures jusqu’à nos jours (http://expositions.bnf.fr/arthur/expo/salle3/08.htm ). Quant à Calamity Jane, notre vision est forcément orientée sur la grande époque du western qui, dès les années 1930 et jusqu’aux années 1960 a figé une vision du grand Ouest américain fait de cow-boys, d’indiens, de duels d’honneur et de fusillades incessantes. Ce n’est pas du tout ce que les auteurs de Martha ont voulu dépeindre ; ils se sont concentrés sur les aspects plus quotidiens de la vie dans l’Ouest : les travaux de la ferme, les parcours longs et périlleux des convois, la condition des femmes. Il n’y a pas de beau cow-boy ténébreux, de princesses de saloon, de gangsters impénitents. Calamity Jane elle-même est une jeune femme débrouillarde mais néanmoins fragile, bien loin de l’image que les fans de Lucky Luke peuvent en avoir.
On l’aura compris, c’est en allant chercher d’autres sources que nos auteurs ont pu proposer cette vision alternative de grands mythes. Ce qui est d’autant plus intéressant, c’est qu’ils assument parfaitement cette démarche documentariste et ne la cachent pas derrière le récit. Dans les deux cas, une voix narrative s’élevant au-dessus des cases vient rappeler qu’il s’agit d’un conte. Employer un narrateur tantôt pour raconter les trous de l’histoire, tantôt pour expliciter une scène ou une situation n’est pas très courant dans la BD contemporaine (exception faite de l’autobiographie). Cela témoigne de la mise en avant de la pratique de l’auteur, comme s’il désossait sont récit et en montrait la structure. La figure du conteur est d’ailleurs présente dans les deux séries, soit par les nombreuses légendes parallèles racontées par Merlin dans Arthur, soit par les exploits que s’invente Martha Jane Cannary elle-même. La sincérité de l’auteur-documentariste est poussée jusqu’au bout puisque les deux séries commencent par un avertissement des auteurs quant à leur démarche : « Cet album est le premier d’une série ayant pour ambition de retranscrire le cycle arthurien dit primitif (…) il s’appuie en grande partie sur des textes et légendes galloises (…) Les auteurs ayant pour souci de ne pas se faire passer pour les créateurs originaux de ces histoires… » et « Pour imaginer ce qu’a pu être la vie de Martha Jane Cannary en essayant d’inventer le moins possible… ». Dans cette optique, l’auteur est un passeur dont le but est de revenir à une authenticité des faits ou de la légende. Une bibliographie (assez longue et spécialisée dans le cas d’Arthur) annonce au public les sources utilisées pour le travail de reconstitution. Le fait de travailler à partir de la documentation n’est pas rare chez les auteurs de BD. En revanche, il n’est pas courant de présenter son oeuvre comme directement issue de cette étude préalable. C’est en cela que, à mon sens, la démarche des auteurs d’Arthur et de Martha Jane sont tout aussi proches de celle d’un documentariste et historien que de celle d’un auteur de BD.

Relire des mythes masque un autre enjeu : se mesurer au poids de la tradition graphique de trois grands genres très codifiés du neuvième art, le western, l’heroic-fantasy et la BD historique. Les deux albums témoignent de deux attitudes opposées : là où les auteurs d’Arthur se confrontent directement aux codes de la fantasy et de la BD historique, ceux de Martha Jane affirment par un graphisme et une narration originales leur spécificité face au western graphique. On sait que Jérôme Lereculey a appris la BD auprès de Patrice Pellerin, auteur des 7 vies de l’épervier, un classique de la BD historique. Son empreinte se ressent derrière le traitement réaliste des personnages d’Arthur qui, au fil des albums, va vers un dessin velouté, propre et très bien maîtrisé. Cette maîtrise qui se ressent par exemple dans les scènes de combat qui deviennent de grandioses illustrations ; il y a asurément chez Lereculey un fort classicisme, un goût du Beau, qui plait ou non, mais qui, pour ma part m’attire l’oeil. J’y trouve encore d’autres traces d’une beauté classique : une gestion dynamique des cadrages, un rythme permettant d’équilibrer scènes de paysage, combats, portraits rapprochés, des couleurs contrastées posées au bon endroit… Et bien sûr, le goût pour la reconstitution historique des armes, armures, habitats, avec, par moment (voir les couvertures, mais pas seulement), une tentative de faire allusion à l’art ornemental et figuratif celtique, ou du moins à ce qu’on en connaît. Arthur sublime ainsi la BD historique et emprunte à l’heroic-fantasy le rythme épique.
Tout au contraire, Blanchin et Perrissin ont voulu s’éloigner des codes traditionnels du western graphique tel qu’il s’exprime dans des séries sérieuses (Jerry Spring, Blueberry, Buddy Longway) ou comiques (Lucky Luke, Les tuniques bleues, Chick Bill). Il y a d’abord cette voix narrative revenant au début de chaque chapitre, s’écartant parfois face à l’action, revenant à l’improviste pour faire progresser l’histoire, qui fait de Martha Jane un album au rythme plus littéraire où le texte prend parfois le pas sur l’image. Mais surtout il y a le dessin si particulier de Matthieu Blanchin qui ne ressemble à rien de connu jusque là dans le western graphique : ni réalisme forcé, ni style humoristique franco-belge. Le dessin varie en fonction des plans, se faisant tantôt plus soigné, tantôt plus synthétique. L’emploi du lavis renforce encore la singularité de ce dessin, et, pour reprendre les termes de Loleck sur le site Du9 : « Dans ses lavis et ses clair-obscurs, il parvient même à évoquer le sépia des vieilles photos de l’Ouest. Une sorte de brume flotte autour de ses dessins, comme si chaque planche émergeait du passé, comme si chaque dessin nous laissait jeter un regard sur la jeunesse de l’Amérique. » . Je pense alors à une autre série relisant le western, Gus de Christophe Blain. Mais dans Gus, il s’agit davantage d’une parodie sur les codes traditionnels, alors qu’ici, ces codes sont complètement ignorés. L’aventure de Calamity Jane se fait alors moins romanesque mais plus intime, et tout aussi captivante.

Pour en savoir plus :
Sur Martha Jane Cannary et la légende Calamity Jane

http://www.matthieublanchin.net/
Un article intéressant sur les Lettres de Calamity Jane : http://clio.revues.org/index269.html
Et quelques critiques sur la série : http://du9.org/Martha-Jane-Cannary-les-annees et http://www.actuabd.com/Martha-Jane-Cannary-Les-annees
Sur Arthur, une épopée celtique et la légende arthurienne :
Une interview de Jérôme Lereculey : http://www.auracan.com/Interviews/Lereculey/Lereculey.html
Le site de l’exposition de la BnF : http://expositions.bnf.fr/arthur/

Linda Medley, Château l’attente, Ça et là, 2007

Le renouvellement de la fantasy : regards franco-américains
Une récente chronique de Makuchu, de nos chers voisins du Culture’s pub m’a poussé à lire cet album vieux de deux ans pour sa traduction française, mais commencé par la dessinatrice américaine Linda Medley depuis 1996, sous le titre Castle Waiting (publié à partir de 2006 chez Fantagraphics Books, et en France par le petit éditeur Ça et là). Et alors il m’a fallu non seulement rédiger à mon tour un article sur cet album atypique, mais en plus poursuivre dans la foulée avec une analyse sur l’évolution de la fantasy dans la Bd de ses deux dernières décennies… L’occasion pour moi de vous inciter à lire trois excellentes séries publiées chez Delcourt.

L’heroïc-fantasy sur le marché de la BD

Un bref rappel, avant tout, du destin de ce genre littéraire bien spécifique dans l’univers de la BD. N’étant pas spécialiste de la littérature, je ne vais pas m’aventurer à une définition précise de la fantasy (donc si vous avez des précisions, n’hésitez pas). Il s’agit, pour aller vite, d’un genre littéraire dont la caractéristique principale est l’univers dans lequel il se déroule : un univers fictionnel où la magie et le surnaturel ne sont pas étrangers (ce qui le distingue du fantastique), et faisant généralement appel à des thèmes et personnages issus de la littérature ancienne (médiévale, mais pas seulement) et à plus spécifiquement à l’univers des contes : chevaliers, princesses, êtres magiques variés, monstres et dragons… A la suite du succès rencontré à la fin des années 1960 par l’oeuvre de J.R.R. Tolkien The Lord of the rings, le genre connaît un succès croissant dans la seconde moitié du XXe siècle comme littérature populaire, avec des déclinaisons variés et de grands auteurs. Il devient un véritable phénomène culturel dans les années 1970-1980 avec le jeu de rôle Dungeons and dragons, symbole d’une communauté dynamique de fans du genre.
L’insertion et le succès de la fantasy dans le monde de la BD se fait principalement dans une des déclinaisons du genre : l’heroic-fantasy, ou « sword and sorcery » qui, comme son nom l’indique, se distingue par sa dimension épique et met généralement en scène un groupe de héros luttant contre le Mal avec, donc, de la magie et des épées (tout cela est, certes, très caricaturé…). Je vais aller vite sur les Etats-Unis que je connais moins bien, mais le genre s’introduit non pas à travers Tolkien mais à travers la série de romans de Robert H. Howard Conan the barbarian inspirant à Marvel un héros éponyme à partir de 1970. Le succès de ce héros musclé de l’âge Hyborien, symbole de cet heroic-fantasy dessinée, ne cesse pas jusqu’à nos jours.

En France, c’est également l’heroic-fantasy qui va prévaloir à partir des années 1980. La série Thorgal de Jean Van Hamme et Gregor Rosinski prélude à ce succès dès la fin des années 1970, avec l’insertion de magie dans une série à fond historique réaliste (les Vikings). Mais c’est surtout La Quête de l’oiseau du temps de Serge le Tendre et Régis Loisel qui, à partir de 1983, va fonder le succès et les codes du genre pour la BD française.
L’arrivée de l’heroic-fantasy dans les années 1980 n’est pas le fruit du hasard. Cette décennie correspond, pour la BD française, à un retour à une certaine tradition de la BD d’aventure, souvenir des succès de la bd belge des années 1950 dont les principes sont repris au service d’un genre nouveau qui, surtout, dispose de sa communauté de fans. On retrouve ainsi dans la série de Le Tendre et Loisel le principe de la série, l’alliance de l’aventure exotique et de l’humour ; elle va aussi formuler des codes du genre qui seront réutilisés par la suite dans d’autres séries : l’accorte héroïne, de mystérieux monstres humanoïdes, l’exotisme des décors et d’un univers totalement inconnu du lecteur. Le succès de la série lance sur le marché d’autres titres plus ou moins réussi. Je citerais tout de même Les chroniques de la lune noire de Froideval et Ledroit qui, tout en restant dans une sword and sorcery classique, est parvenu à la fin des années 1980 à proposer une oeuvre originale, sorte de space opera appliqué à la fantasy, avec ses étourdissantes scènes de bataille.
La dernière étape de cette assise de l’heroic-fantasy en France tient à l’irruption sur le marché français de Soleil productions de Mourad Boudjellal, d’abord en 1982 pour rééditer d’anciens titres. Mais c’est le succès de la série Lanfeust de Troy à partir de 1994 (Christophe Arleston et Didier Tarquin) qui crée l’identité de l’éditeur et le pousse à creuser la piste de l’heroic-fantasy à destination des adolescents. Depuis cette date, Soleil a contribué à figer le genre selon les codes énoncés plus haut, utilisant le plus souvent Arleston, leur scenariste maison. Un héros en plein quête initiatique, de la magie, des combats épiques, de l’humour, des filles plantureuses, sont les topos de l’heroic-fantasy à la française, reprenant là encore certains principes de la bonne vieille Bd belge, notamment dans la multiplication de séries bâties sur des principes communs en terme de narration et de dessin.

Les voies nouvelles de la fantasy française

Il y a sans doute quelque chose d’amer dans ce constat. D’abord parce que Soleil fige les formes que peut prendre la fantasy dans un produit commercial visant un public spécifique, et ne participe donc pas à un projet de renouvellement des formes. C’est chez un autre éditeur que va se développer ce renouvellement : Delcourt. Tandis que Soleil commence à éditer Lanfeust, il y a chez Delcourt une convergence de séries relevant dans une certaine mesure du genre de la fantasy, mais se dégageant des codes canoniques de l’heroic-fantasy. Turf commence sa Nef des fous en 1993, tandis qu’Alain Ayroles débute simultanément en 1995 Garulfo avec Bruno Maïorana et De cape et de crocs avec Jean-Luc Masbou. On pourrait y ajouter encore d’autres séries (Horologiom de Fabrice Lebeault en 1994-2000, Algernon Woodcock de Gallié et Sorel en 2002-2007 et surtout la saga Donjon à partir de 1998) qui montrent l’opposition entre deux stratégies commerciales : la variation autour de mêmes codes et univers chez Soleil et la mise en avant de la singularité des auteurs et des univers chez Delcourt.
La principale caractéristique de ces séries est de renouveller leur références littéraires : pas de héros musclés, de quête initiatique, de lutte cosmique entre le Bien et le Mal… Ces séries lorgnent davantage vers des univers littéraires variés :
Garulfo est, de façon explicite, une parodie de conte de fées. Ayroles mélange les clichés du genre (princesse à délivrer, prince charmant, dragons, joutes, ogres, sorcières) mais opère un retournement bien souvent efficace, dont le principal est que le héros, Garulfo, est une grenouille qui, une fois transformé en prince charmant, continue d’agir comme un batracien. D’autres surprises de ce type attendent le lecteur qui se délècte du mauvais traitement infligé aux contes de fées.
Dans De cape et de crocs, les références littéraires ne sont pas le moteur de l’action mais plutôt un décor qui permet de faire évoluer les deux héros, le renard Armand de Maupertuis et le loup Don Lope dans un seizième siècle mythifié autour des grands symboles culturels qui le caractérisent, mais avec un intervention de la magie. Ainsi retrouve-t-on les jeux de la Commedia della Arte, la figure héroïque de Cyrano de Bergerac, les rebondissements d’un récit de cape et d’épée, avec un débordement sur le dix-huitième et ses récits de pirates, d’île au trésor, et de bon sauvage. Les auteurs recherchent cet esprit lettré du seizième en agrémentant leur album de poèmes, de pièces de théâtre et de cartes du monde qui donnent une cohérence à l’univers ainsi crée.
La série de Turf, La nef des fous, est de loin la plus mystérieuse et la plus difficile à cerner. Le titre fait référence à l’ouvrage de l’allemand Sébastien Brant, daté de 1494. Mais l’univers de Turf est beaucoup plus ample, mêlant les contes de fées (rois, princesses…) et l’esthétique steampunk avec l’omniprésence des automates et des robots, mais aussi des personnages proches de L’oiseau du temps (monstres, créatures humanoïdes aux montures étranges). Toute une juxtaposition de références créant, au final, un univers tout à fait cohérent.

Ces quatre auteurs ont été mis en rapport lors du dernier festival d’Angoulême dans une même exposition. En effet, tous quatre sont nés dans les années 1960 et sont passés par l’Ecole des Beaux-Arts d’Angoulême. Leur univers, mêlant féérie et aventure, sont assez proches. Le point commun des trois séries tient sans doute à la singularité du dessin dans chacun d’elle : les styles respectifs de Masbou, Turf et Maïorana sont suffisamment différents pour dépeindre des mondes uniques. A chaque fois, une attention toute particulière est portée aux couleurs, souvent très vives et puissantes. Le coloriste de Garulfo est Thierry Leprévost, un autre ancien élève des Beaux-Arts. Je signalerai enfin, pour les fans qui ne le sauraient pas encore, que le dernier tome de De cape et de crocs sort dans deux semaines !

La fantasy féérique outre-atlantique : Castle Waiting
Cette longue introduction pour en venir au sujet de l’article, le comics Castle Waiting, récemment traduit en France, par la dessinatrice américaine Linda Medley. J’ai voulu le rapprocher des trois séries françaises dans la mesure où on y trouve la même volonté de renouveler l’univers de la fantasy par l’apport de sources nouvelles. Linda Medley, née en 1964, est d’abord illustratrice free-lance avant d’entamer chez DC une carrière dans le monde du comics dans les années 1990. Castle Waiting est sa première véritable oeuvre, dont la publication s’échelonne entre 1997 (auto-édition) et 2006 (par Fantagraphics).
C’est au monde de la féérie et du conte que Medley fait appel. Les premiers chapitres reprennent ainsi le conte de Perrault (1697), repris par les frères Grimm (1812) La belle au bois dormant en le modernisant dans une narration dynamique et en posant la question : que se passe-t-il après ? On retrouve ici l’idée de parodie de conte de fées de Garulfo. Puis, l’intrigue se complexifie et s’autonomise de ses références qui deviennent surtout un décor, celui d’un Moyen Age où règne la magie et où certains habitants sont des chevaux, des échassiers, et des halflings ; et bien sûr, fées, sorcières, esprits, existent. La narration est souvent menée sur le mode de la fable ou du conte moral.

Il y a donc une relecture complexe de ce que peut être la fantasy. Pas de quête, bien au contraire, le « château l’attente » est un refuge tranquille pour les héros fatigués. L’aventure n’est présente que lorsqu’elle est racontée par les protagonistes. L’auteur explore une autre facette du genre popularisé par Tolkien, où se voit un goût pour la représentation érudite des époques anciennes et à ses littératures. Des éléments présents chez Tolkien, lui-même grand spécialiste de la littérature médiéval, mais en partie mis de côté par le courant de l’heroic-fantasy. Le conte de fées, qui s’était réfugié depuis le XIXe siècle dans l’espace réservé de la littérature pour enfants, ressort ici dans une littérature pour adulte. Ici sont révélées ses potentialités pour la bande dessinée.
Tous ces exemples, de part et d’autre de l’Atlantique, sont-ils des expériences isolées où sont-ils destinés à engendrer un véritable renouvellement du genre de la fantasy dessinée ? La domination commerciale de Soleil est forte, sans aucun doute, mais le succès des séries De cape et de crocs et Donjon montre que le public est prêt à accueillir autre chose.

Pour en savoir plus :
Sur les séries de Delcourt :

Turf, La nef des fous, Delcourt, 1993-2009
http://www.turfstory.com/
Bruno Maïorana et Alain Ayroles, Garulfo, 1995-2002
Jean-Luc Masbou et Alain Ayroles, De cape de crocs, Delcourt, 1995-2009
Sur Linda Medley :
Linda Medley, Castle Waiting, Fantagraphics Books, 2006 (en France : Ça et là, 2007)
http://www.chateaulattente.com/index.htm