Archives pour la catégorie Critiques d’album

Jul, Silex and the city, Dargaud ; Gus Bofa, Le livre de la guerre de cent ans, Cornelius, 2007

Mémoire du dessin de presse

Après mon long article sur Internet et la bande dessinée, je reviens à un article plus court que m’a inspiré la sortie récente d’un album par un jeune dessinateur de presse, Jul (Silex and the city). L’occasion rêvée pour évoquer le métier de dessinateur de presse et rappeler brièvement son histoire grâce à la figure de Gus Bofa (1883-1968), récemment redécouvert entre autres par un site internet crée par Michel Lagarde et Emmanuel Pollau-Dulian (http://www.gusbofa.com/ ) mais aussi par les éditions Cornélius qui rééditent depuis 2001 plusieurs recueils de ses dessins, Malaises, Slogans, Le livre de la guerre de cent ans. C’est ce dernier que j’ai choisi car sa thématique centrale (présenter la Grande Guerre qui vient de s’achever lorsque Bofa édite pour la première fois cet ouvrage) se rapproche, dans une moindre mesure, des enjeux de Jul dans Silex and the city qui se livre lui aussi au jeu de l’anachronisme comme procédé satirique. Et je termine avec un troisième album surprise que j’aime beaucoup, toujours autour des dessinateurs de presse.

Le comique par analogie, un procédé vieux comme l’humour
silex
Avec son album le plus récent, Silex and the city, Jul, jeune dessinateur à Charlie Hebdo, s’inscrit, consciemment ou non, dans un double héritage, l’un plus direct et plus récent et l’autre beaucoup plus ancien dont je vais parler tout de suite. Mais d’abord, qui est Jul, dont le nom n’a pas encore la notoriété de ses aînés ? Ce jeune dessinateur se fait connaître auprès du public en 2005 grâce à son premier album Il faut tuer José Bové (chez Albin Michel), satire de l’univers de l’altermondialisme alors d’actualité dans le débat public. Il est à cette époque dessinateur de presse pour Charlie Hebdo depuis 2000, mais aussi pour L’Humanité et Les Echos. Il poursuit donc une double carrière : dessinateur de presse et auteur de BD, puisque à côté d’albums liés à son activité principale (Contes de fées à l’Elysée, 2008), il publie des albums autonomes, traitant, tout de même, de l’actualité. En 2008, Le guide du moutard reçoit le prix René Goscinny (prix du scénario pour un jeune auteur).
Silex and the city se base sur le principe humoristique classique de la transposition analogique. Pour se moquer d’une situation donnée et en démontrer l’absurdité et les défauts, on la transpose (dans le temps, dans l’espace, etc.), car il est plus facile de se moquer des autres que de soi-même. Que l’on pense aux fabliaux médiévaux comme Le roman de Renart, qui mettent en scène des animaux pour se moquer de la société humaine. Plus récemment, de 1840 à 1842 paraissent sur le même principe les Scènes de la vie privée et publique des animaux, textes illustrés par le caricaturiste Grandville où, au moyen d’animaux, les auteurs raillent les moeurs de la société du temps. La transposition permet un double humour : au premier degré, on rit du décalage entre les deux univers (chez Jul, les partis politiques deviennent les néanderthaliens, les cannibales, démocratie lémurienne…) puis, au second degré, on rit de l’analyse ainsi donnée de notre propre société (ici particulièrement les luttes d’influence politiques). Si plusieurs scènes sont drôles, l’album illustre, à mon sens, une impossibilité de sortir de l’instantané qui est la difficulté des dessinateurs de presse. Le support périodique oblige en effet à une écriture de l’instant qui ne convient pas pour un album. Les deux lectures sont complètement différentes. Celle du lecteur de périodique doit être en lien avec l’actualité et attend un humour rapide, et celle du lecteur de BD exige une histoire construite. A titre d’exemple, un personnage caricatural est drôle dans un dessin unique où le stéréotype est nécessaire pour déclencher le rire, mais dans une histoire plus longue, il vaut mieux qu’il gagne en épaisseur et dépasse son statut de caricature. Dans Silex and the city, Jul ne parvient pas réellement à décoller vers autre chose qu’une suite de saynètes amusantes sur les travers de notre époque (les luttes politiques, l’art contemporain, l’éducation nationale…), et ce malgré d’excellentes trouvailles, dont beaucoup utilisent le ressort de l’anachronisme.
Le point fort de l’album est sans doute que Jul tape sur tout le monde, sans tabou ni limites. Une caractéristique laissant deviner la marque des aînés…

La génération de l’insolence, de Pilote à Charlie Hebdo
Le trait et le ton de Jul sont directement issus d’une certaine école de dessin de presse qui apparaît dans les années 1960, marquée par l’irrévérence libertaire et renouant avec une forme de satire graphique. Deux revues essentielles à cette évolution apparaissent alors : Pilote, par René Goscinny en 1959 et Hara-Kiri par François Cavanna et le professeur Choron en 1960. Le premier est davantage destiné aux jeunes tandis que le second brandit fièrement le drapeau de l’insolence, comme le montre sa devise, « journal bête et méchant ». Tous deux sont directement inspirés de Mad, un magazine américain fondé en 1952 par Harvey Kurtzman, et s’inspirent de son humour parodique et irrévérencieux, résolument moderne. Leur but est de renouveller l’humour graphique. Des pages de ces journaux vont sortir des dessinateurs qui, par la suite, se consacreront plus amplement au dessin de presse, parfois en plus de leur carrière de dessinateur de BD (c’est d’ailleurs une caractéristique ce ces deux journaux que de rassembler BD et dessins d’humour). Ainsi voit-on émerger Cabu, Gébé, Wolinski, Reiser, Brétécher, entre autres. Ils inventent un nouveau type de dessin caricatural qui, sans avoir recours systématiquement à l’outrance et au grossissement des traits (caractéristique de la caricature du XIXe), est un dessin refusant le beau pour correspondre à la noirceur et la laideur de la société dont ils entendent dénoncer les travers. Chez eux, la critique politique idéologique laisse souvent la place à une satire plus ample de la société dans son ensemble. Enfin, cette génération est indissociable du contexte de contestation des lourdeurs de la société gaulliste et de l’émergence d’une contre-culture libertaire (débouchant notamment sur mai 1968). Ainsi, en 1970, L’hebdo Hara-Kiri, version hebdomadaire du mensuel, est interdit.Charlie-Hebdo est crée pour le remplacer, se voulant plus ancré dans l’actualité, tout en gardant l’ambition libertaire et l’apolitisme. La génération suivante reste fidèle à la ligne tracée jusqu’ici, tout en recherchant son style graphique propre. Ainsi peut-on citer Lefred-Thouron, Pétillon, Charb, Tignous qui poursuivent l’idée que le rôle du dessinateur de presse est de pointer du doigt la laideur de la société, et ce au moyen d’un humour corrosif mais salvateur. Certains d’entre eux, là encore, voient dans la bande dessinée un autre support de publication (Pétillon ayant fait la démarche inverse, puisqu’il vient de la BD vers le dessin de presse). Avec les années 1990, une troisième génération arrive à maturité. Jul en fait partie, rejoignant l’équipe de Charlie Hebdo, symbole de cette génération. Petite précision tout de même : le Charlie Hebdo actuel n’est plus celui de Cavanna, Choron et Wolinski. Interrompu en 1981, il est relancé en 1992 par Philippe Val, Cabu et Gébé qui y détiennent toutes les responsabilités (Gébé est mort en 2004). La nouvelle direction est vivement critiquée de l’intérieur, notamment par Lefred-Thouron qui quitte le journal en 1996, et Siné qui, renvoyé en 2008, part fonder son propre hebdo satirique, Siné hebdo. Est-il possible que cette génération de l’insolence, formée auprès de Cavanna et du professeur Choron, commence à perdre sa verve initiale ?

Retour sur la figure de Gus Bofa
gusbofa
Ayant beaucoup parlé de la situation du dessin de presse satirique depuis les années 1960, je vais remonter largement dans le temps et voir qui sont les aînés des Cabu, Wolinski, et Jul. Ce qui me permet de parler de Gus Bofa, un dessinateur largement redécouvert lors de ces dernières décennies. L’album que j’ai choisi, La guerre de cent ans, reprend le principe de la transposition analogique précédemment évoquée. Bofa nous parle de la guerre de cent ans pour pointer l’absurdité de la première guerre mondiale qu’il vient de vivre en tant que soldat (il a 31 ans quand la guerre éclate). Le Moyen Age qu’il dessine a peu d’exactitude historique, et ce n’est pas la question. Le détournement est très habile. Les dessins sont d’abord publiés dans La baïonnette à partir 1915, puis dans un recueil au nombre d’exemplaires limités en 1921. La transposition permet de passer à travers une censure politique et militaire qui supporte mal les critiques faites à « sa »guerre ; il ne faut pas risquer de démoraliser l’arrière et le ton est plutôt au « bourrage de crâne », c’est-à-dire à une propagande clamant la nécessité du conflit. Après l’armistice, l’ambiance de célébration et de recueillement, est encore trop peu propice à la critique ouverte du conflit qui vient de s’achever. Cette première publication est un échec, malgré la notoriété dont jouit Bofa depuis le début du siècle (il a dirigé deux revues satiriques : Le Rire de 1908 à 1912 et Le Sourire de 1912 à 1914). Il devient par la suite illustrateur de romans puis écrivain et critique littéraire. L’art de Bofa est marqué par une économie de moyens (qui nous étonne peu à présent mais qui était encore rare au début du siècle), un trait souple et un expressionnisme décrivant un univers sombre, bien souvent lié à un humour noir et dénonciateur. Quand Bofa dessine des médecins aux diagnostics absurdes, des soldats désabusés, des chefs incapables, son but n’est pas de critiquer le Moyen Age ; bien au contraire, il s’agit de montrer que, par une guerre sanglante et inutile, l’homme est revenu à des temps sombres et pénibles.
Gus Bofa est une figure intéressante du dessin d’humour du début du siècle. D’abord parce que ses dessins sont terriblement efficaces, et entraînent le lecteur dans l’univers sombre du dessinateur. Mais surtout parce qu’il a bénéficié d’une redécouverte étonnante que peu de dessinateurs de sa génération, ou même des précédentes, ont connu. Il meurt en 1968, et, à cette date, son oeuvre de dessinateur est tombées dans un relatif oubli. C’est d’abord les éditions Futuropolis, alors très attachées à faire connaître des dessinateurs oubliés, qui publie Gus Bofa, l’incendiaire, une biographie illustrée. Puis, en 1983, une première exposition revient sur son travail à l’occasion du centenaire de sa naissance. Le relais est ensuite pris par d’autres maisons d’édition spécialisées dans la BD qui rééditent quelques recueils ou lui consacre quelques pages. Lapin, la revue de l’Association, livre de lui deux dessins inédits dans un numéro de 1995. Surtout, Cornélius réédite Malaises (2001), Slogans (2002), Synthèses littéraires et extra-littéraires (2003), Le livre de la guerre de cent ans (2007). De nombreux dessinateurs ont déjà déclaré leur admiration pour l’oeuvre de Bofa, comme Nicolas de Crécy, Joann Sfar, et Dupuy et Berberian. Une redécouverte qui montre bien les liens indissociables entre Bd et dessin de presse, deux facettes d’un même travail : faire parler l’image.

blotch
Je termine en vous proposant une troisième lecture pour compléter le tour d’horizon du dessin de presse. L’album Blotch de Blutch, publié en 1999-2000 chez Audie-Fluide Glacial donne une vision grinçante du métier de dessinateur humoriste. Là aussi, le jeu de la transposition est à l’oeuvre : les dessinateurs mis en scène se nomment Blotch (Blutch), Larssinet (Larcenet), Goussein (Goosens) et travaillent pour « Fluide Glacial », mais dans les années 1930. Blutch joue sur le décalage entre les ambitions du mégalomane Blotch, tâcheron se rêvant artiste, et la médiocrité de ses dessins d’humour, pourtant très proche du type d’humour en vogue à l’époque. Il démontre ainsi que l’humour change et que les gauloiseries communes de nos ancêtres nous paraissent à présent désuètes. Il laisse à penser que ce qui est drôle aujourd’hui ne durera pas forcément… Et l’on revient au défi qui se pose à tout dessinateur de presse : traiter de l’actualité, mais se donner la possibilité de durer dans le temps. Jul a choisi de s’ancrer pleinement dans son époque ; Bofa a réussi à passer les époques, peut-être parce qu’il tend à l’universel et que les défauts des hommes n’ont pas véritablement changés.

Pour en savoir plus :
Sur Jul :

Sa page sur le site de Charlie Hebdo : http://www.charliehebdo.fr/index.php?id=660
Il faut tuer José Bové, Albin Michel, 2005
Le guide du moutard, Vent des Savanes, 2007
Sur Gus Bofa :
Un très bon site lui est dédié, avec des reproductions : http://www.gusbofa.com/
Centenaire de Gus Bofa, musée de la SEITA, 1983
François San Millan, Bibliographie de Gus Bofa, La Nouvelle Araignée, 1999 (recense l’ensemble de ses ouvrages)
Sur le dessin d’humour en général :
Solo, Plus de 5000 dessinateurs de presse et 600 supports : en France, de Daumier à l’an 2000, Aedis, 2004 (réédition). Dictionnaire de référence sur le dessin de presse, mine de renseignements sur les acteurs de cet art trop peu étudié.

Les enfants du capitaine Grant d’Alexis Nesme, Delcourt, 2009/Le démon des glaces de Jacques Tardi, Dargaud, 1974

Jules Verne et la bande dessinée : la force d’un imaginaire littéraire

On connaît trop peu les liens étroits qui unissent la bande dessinée française à la riche tradition littéraire et à la connaissance et à la diffusion des auteurs classiques et reconnus. La question de l’adaptation littéraire en bande dessinée, pourtant tout à fait pertinente, reste assez peu étudiée et je souhaite donner dans cet article deux exemples représentatifs des interrogations que posent l’adaptation avec deux ouvrages inspirés et adaptés de Jules Verne : l’un est sorti récemment chez Delcourt, Les enfants du capitaine Grant, d’Alexis Nesme, l’autre est maintenant un classique de la bande dessinée, Le démon des glaces de Jacques Tardi, paru en album en 1974 et réédité depuis chez Casterman.
Les choix de Tardi et de Verne ne sont pas innocents, évidemment. Le premier est l’un des auteurs de bande dessinée les plus liés au monde de la littérature. Il est un auteur profondément littéraire, dans le sens où il ne dresse pas de barrières entre la littérature et la bande dessinée et agit sans cesse vers la fusion des deux univers. Quant à Verne, il s’agit d’un écrivain traditionnellement apprécié par les auteurs de bande dessinée. L’imaginaire vernien offre une très large palette d’images extraordinaires pouvant résonner dans l’esprit du lecteur et donner lieu à des aventures au décor exotique (or la référence par l’image est à la base de l’art de la bande dessinée). Dès les années 1930-1940 les grandes séries pour la jeunesse ont fait des emprunts à Verne ; relisez les séries anciennes mais vénérables Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan et Tintin d’Hergé en ayant en tête les grandes thématiques verniennes (épopée spatiale, civilisations secrètes, fantaisie scientifique et tour du monde). Mais l’attractivité des romans de Jules Verne perdure au fil des décennies ; le sous-genre littéraire de science-fiction dit steam punk est en grande partie inspiré par le foisonnement des récits de Verne (fr.wikipedia.org/wiki/Steampunk). En bande dessinée, on en trouve des exemples avec La ligue des gentleman extraordinaires d’Alan Moore et Kevin O’Neill et Hauteville House de Fred Duval et Thierry Gioux. Voyages sous-marin ou spatiaux, machines extraordinaires, civilisations perdues : le monde de Verne présente un double avantage. Il est bien connu ( donc facile d’y faire référence sans être obscur) et généralement reconnu comme un objet culturel « noble » ; il est peut-être l’un des univers littéraires le plus à même d’être traduit en images par des dessinateurs à la recherche de dessins fantastiques et agit bien souvent comme un libérateur d’imagination, ce que nous allons tenter de voir avec les deux exemples.

L’adaptation littéraire selon Jacques Tardi

Lorsqu’il dessine en 1974 Le démon des glaces, Jacques Tardi est encore un jeune auteur travaillant au journal Pilote et n’ayant à son actif que deux récits longs, Rumeurs sur le Rouergue, scénarisé par Pierre Christin, et Adieu Brindavoine, dont il a assuré le scénario. C’est également le cas de ce Démon des glaces qui est plus un hommage à Jules Verne qu’une adaptation, puisqu’il ne reprend aucun récit vernien. L’intrigue initiale, toutefois, rappelle l’esprit d’aventure de l’auteur des « Voyages extraordinaires » : à la fin du XIXe siècle, Jérôme Plumier, prototype du jeune héros romantique, embarque sur l’Anjou. Arrivé dans l’Antarctique, les évènements extraordinaires se succèdent : un bateau fantôme pris dans les glaces est découvert tandis que l’Anjou explose sans raison apparente. Que cache donc cet endroit où tant de bateaux ont déjà disparu ? Et surtout, qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’oncle de Jérôme Plumier, mort depuis peu ? Le jeune héros, bien décidé à comprendre ce mystère, est entraîné à la rencontre de savants fous voulant détruire la planète, de canons sous-marin, de véhicule amphibie, etc. Tardi rassemble dans son histoire différentes thématiques verniennes (univers marin et sous-marin, science fantasmée, machines extraordinaires…), et quelques motifs viennent rappeler à qui s’adresse l’hommage : l’un des bateaux s’appele le Jules Vernez, le jeune héros se fait attaquer par un poulpe géant… Le titre même rappelle une oeuvre peu connu de Verne, Le sphinx des glaces, Le maître n’est pas loin…
Mais l’hommage ne vient pas seulement du scénario, il donne également lieu à une esthétique toute particulière dont l’objectif principal est de se rapprocher des gravures de la fin du XIXe telles qu’elles paraissent, entre autres, chez l’éditeur Hetzel qui publie Verne entre 1863 et 1905. Pour ce faire, Tardi utilise une technique qui donne un résultat très proche de la gravure, en particulier de la gravure sur bois (idéal donc pour donner un aspect archaïque): la carte à gratter. Cette technique reste assez peu courante en bande dessinée (on peut citer Andreas ou plus récemment Matthias Lehmann) mais son effet est réellement impressionnant : il donne un fort contraste entre les noirs et les blancs et permet de jouer magistralement sur les ombres et les clairs-obscurs. Ce que recherche surtout Tardi, c’est de renvoyer directement à une imagerie du XIXe siècle, époque où la gravure dominait le monde de l’illustration de romans, qu’il s’agisse de Jules Verne où d’autres auteurs d’ailleurs. Certaines planches du Démon des glaces sont directement reprises d’illustration de Gustave Doré, célèbre graveur des années 1850-1870 : une scène où le bateau avance dans les glaces reprend une gravure de Doré pour The rime of the ancient mariner de Samuel Coleridge. Tardi ne s’arrête pas à la virtuosité technique : Le Démon des glaces tend aussi à se rapprocher, sur le plan narratif, du style des romans populaires de la Belle Epoque, période privilégiée par l’auteur. Ainsi, l’album est divisé en chapitres qui se terminent par un dramatique « que va-t-il se passer ? », il est animé par un narrateur très présent à l’élocution ampoulée et il comporte parfois de longues explications scientifiques plus ou moins fantaisistes, là aussi à la manière de Verne.

Pourtant, Le Démon des glaces n’est pas non plus un déférent hommage au grand écrivain, mais bien plutôt un détournement des codes du roman vernien. C’est cela qui donne toute sa modernité et son originalité au récit et ne le cantonne pas au simple statut d’adaptation fidèle, bien souvent fatale… Ainsi, alors que chez Verne la science est triomphante et bienfaitrice, le motif du savant fou change la donne et annonce une science destructrice, celle de la guerre de 14-18 qui deviendra l’un des grands thèmes de Tardi. Surtout, lorsque le jeune héros si prototypique, Jérôme Plumier passe dans le camp des savants mégalomanes, le manichéisme caractéristique des romans populaires est bouleversé. Le pauvre narrateur ne sait plus quoi dire et est désappointé par son propre héros qu’il ne parvient pas à faire revenir du côté du Bien… Le Démon des glaces est donc un roman de Verne si celui-ci avait pris acte des évolutions culturelles du XXe siècle : interrogations sur les dangers de la science et statut narratif autonome acquis par l’image. Si, dans la littérature du XIXe, l’image est surtout l’illustration du fil narratif, dans la bande dessinée, c’est elle qui prend les commandes. Le narrateur, qui ne peut s’exprimer que par les mots, est dépassé par les images.
Tardi, dans une interview donné à Numa Sadoul, évoque très justement sa vision de l’adaptation littéraire et considère que « l’adaptation devient une oeuvre à part entière, quelque fois différente, quelque fois fidèle, et pas meilleure pour autant ». Liberté donné à l’adaptateur. Dans le cas de la bande dessinée, celui-ci ne doit pas se contenter de mettre en images un récit, il doit lui donner une singularité propre, quitte à s’écarter du livre d’origine. Tardi connaît bien le monde de l’adaptation et la littérature est très présente dans sa carrière. En 1978, il signe avec Manchette, écrivain considéré comme l’initiateur du « néo-polar », l’album Griffu. A partir de 1982, il adapte quelques romans de Léo Malet de la série des Nestor Burma. Suivent ensuite Jeux pour mourir d’après Géo-Charles Véran en 1992 et Le Cri du peuple de Jean Vautrin en 2001. Si on ajoute qu’il a illustré Mort à crédit de Céline et qu’il dessine les couvertures des romans de Daniel Pennac, on voit que Tardi est un pont entre deux univers que l’on oppose en général, celui de la littérature et celui de la bande dessinée. Sans compter que sa série-phare, Les aventures d’Adèle Blanc-Sec est un hommage constant à la littérature populaire fantastique et à ses savants fous, monstres préhistoriques, statuettes maudites… Les références des albums de Tardi viennent le plus souvent d’univers littéraires qu’il admire et qu’il met en images pour le lecteur.

De la difficulté d’illustrer Jules Verne

Telle est la vision de l’adaptation littéraire selon Tardi : l’oeuvre initiale est faite pour être transformée, quitte à être méconnaissable. L’adaptation n’est pas illustration du roman, elle est une autre oeuvre, relevant d’un genre différent et répondant à d’autres contraintes. Les enfants du capitaine Grant d’Alexis Nesme, sorti en août chez Delcourt est loin de cette interprétation de l’adaptation littéraire en bd. L’album a d’autres forces, et j’en parlerai, mais il reste une adaptation trop respectueuse, assez servile du point de vue de l’histoire, et qui est très loin du second degré libérateur du Démon des glaces ; sa lecture m’a été nettement moins stimulante.
Petite présentation générale d’abord, car il est toujours intéressant de découvrir un nouvel auteur. Alexis Nesme est un jeune auteur qui vient du monde de la bd jeunesse, avec des séries comme Grabouillon et Les gamins, toutes deux chez Delcourt. Ses premiers albums contiennent déjà en partie le style qu’on lui retrouve dans Les enfants du capitaine Grant : personnages animaliers, fraîcheur et précision du dessin et maîtrise des couleurs. En adaptant Verne, il se joint à un projet plus ambitieux : un récit en trois albums (pour une question de temps et de masse à adapter mais aussi sans doute pour des raisons commerciales) qui s’inscrit dans la collection Ex-Libris de Delcourt. Cette collection a été créée par Jean-David Morvan en 2007 et est uniquement tournée vers l’adaptation de classiques littéraires par de jeunes auteurs. Et Alexis Nesme ne s’en sort pas trop mal sur ce tremplin, car il profite de cet album pour montrer sa grande virtuosité de dessinateur. Quant au roman d’origine, il date de 1868. Lors d’un voyage en mer, Lord Glenarvan découvre un appel au secours dans une bouteille à la mer, lancée par le capitaine Grant. Il décide alors d’aller à la recherche du naufragé, accompagné par les enfants de ce dernier. Le récit entraîne les aventuriers dans les Andes, en Australie, en Nouvelle-Zélande. Autant d’occasions pour dessiner des paysages grandioses, montagnes gigantesques, océans, déserts et couchers de soleil… Nous sommes très loin du sobre noir et blanc de Tardi : ici, les couleurs vives éclatent dans de grands panoramas et des scènes d’ensemble. Nesme amplifie le principe, connu depuis longtemps dans la bande dessinée, qui veut que l’utilisation de telle ou telle couleur favorise, selon le contexte narratif, tel ou tel sentiment chez le lecteur. Chaque page se base ainsi sur une couleur principale qui est déclinée et envahit les autres couleurs de la page (une technique assez semblable est utilisé dans certaines pages de la série De capes et de crocs par le dessinateur Masbou). D’un point de vue purement graphique, l’album de Nesme est donc tout à fait réussi.
Mais l’esthétique ne suffit pas pour une adaptation, le traitement du récit est également important. Or, de ce point de vue, l’intérêt est plutôt maigre : le scénario est très proche des péripéties du scénario d’origine, trop proche sans doute, et manque de recul. Quelques efforts ont pourtant été fait pour donner une coloration littéraire à l’album, comme la couverture qui rappelle les couvertures de Hetzel, rouge et or. De même que chez Tardi, on trouve un narrateur, des explications scientifiques et une division en chapitres. Mais Nesme échoue, me semble-t-il, à adapter un roman (donc des mots) avec des images : il illustre plus qu’il ne réinvente l’histoire et ne prend pas de risques excessifs ni de parti pris en matière de narration. En comparaison, l’hommage du jeune Tardi est beaucoup plus audacieux, puisque, tout en affirmant une intention esthétique (la carte à gratter), il l’accompagne d’un scénario original.

L’imaginaire foisonnant du roman vernien est particulièrement porteur d’un point de vue graphique. Et la comparaison entre les deux albums montre bien que cette imaginaire ouvre sur une diversité d’interprétations esthétiques. Je suis toujours enthousiaste face aux passerelles qui peuvent se créer entre les deux genres littéraires que sont le roman et la bande dessinée. L’exemple de Tardi montre à quel point ces contacts peuvent être enrichissants : pour la BD, qui y gagne une intrigue et un univers, et pour le roman qui survit ainsi hors des cercles de connaisseurs et des seules salles de classe. C’est un faux débat que d’opposer la BD à la littérature, évidemment ; l’un ne condamne pas l’autre et les adaptations de romans permettent une deuxième naissance à l’oeuvre. La collection de Delcourt, Ex-libris, part sans doute du même constat. Les résultats sont cependant assez inégaux et montrent que l’adaptation littéraire en bande dessinée est un art difficile où l’affranchissement d’une admiration sans bornes est souvent la solution la plus juste.

Pour en savoir plus :
Sur Alexis Nesme (né en 1974) :
Grabouillon, Delcourt, 2003-2007 (2 tomes)
Les enfants du capitaine Grant, Delcourt, 2009
un article de Bodoï : http://www.bodoi.info/magazine/2009-05-14/le-voyage-extraordinaire-dalexis-nesme-au-pays-de-jules-verne/16194

Sur Jacques Tardi (né en 1946) :
Le Démon des glaces, Dargaud, 1974 (réédité depuis)
La bibliographie concernant Tardi est assez volumineuse… Voici les ouvrages utiles que j’ai consulté :
Thierry Groensteen, Tardi, Magic-Strip, 1980
Numa Sadoul, Tardi : entretien avec Numa Sadoul, Niffle-Cohen, 2000

Et de chouettes albums faits à la carte à gratter pour connaître les possibilités de cette technique :
Andreas, Cromwell Stone, 1984-2004 (éditions Michel Deligne puis Delcourt)
Matthias Lehmann, L’étouffeur de la RN 115, Actes Sud, 2006

Thomas Ott 73304-23-4153-6-96-8, L’Association, 2008

Bastien Vives, Dans mes yeux, KSTR, mars 2009 / Miguelanxo Prado, Traits de craie, Casterman, 1993

De l’emploi du narrateur en bande dessinée ou l’art de pieger le lecteur

Bastien Vives pour trois raisons. D’abord une purement subjective : j’ai eu un vrai coup de coeur à la lecture de son blog d’abord, puis de ses albums. J’ai choisi de vous parler de Dans mes yeux, un des derniers en date. De plus, cet album est l’occasion de faire un point sur la technique de la couleur directe et sa place dans l’histoire de la bande dessinée. Enfin, ça me permet de parler d’un auteur espagnol, Miguelanxo Prado dont une des oeuvres, Traits de craie, entretient quelques rapports avec Dans mes yeux. Ces deux auteurs, qui représentent deux générations différentes et deux pays différents, sont deux exemples parmi d’autres de l’évolution de la bande dessinée de ces vingt dernières années (sans doute peut-on même dire trente) : une recherche de plus en plus fouillée pour enrichir l’aspect artistique du médium en mêlant expérimentation graphique et expérimentation narrative.

Bastien Vives et la force des couleurs
Commençons par le commencement : qui est Bastien Vives ? Jeune auteur né en 1984, diplomé de l’école des Gobelins à Paris qui prépare aux arts de l’image, il publie son premier album, Elle(s) à 23 ans chez Casterman dans la collection KSTR. Cette collection vient alors d’être créée et entend s’ouvrir à la jeune génération d’auteurs en leur offrant une pagination libre et un « esprit rock » (formulation, on l’avouera, assez vague et douteuse). Vives reste fidèle à cette maison d’édition pour trois autres albums, dont Dans mes yeux. Parmi ses autres activités qui viennent enrichir sa carrière naissante d’auteur de BD, on peut noter qu’il tient un blog depuis 2007 pour lequel il rédige des strips courts souvent en noir et blanc et qu’il est membre de l’atelier Manjari qui regroupe d’autres jeunes dessinateurs. En janvier 2009, il reçoit pour Le goût du chlore le prix Essentiel Révélations au Festival d’Angoulême, un bon départ symbolique dans sa carrière.
Pourquoi avoir choisi Dans mes yeux ? L’album ne réflète qu’une partie de l’univers que Vives est en train de créer. Mais il a éveillé mon intérêt par son côté doublement expérimental. D’un point de vue narratif d’abord. L’histoire est une simple histoire d’amour adolescente entre un garçon et une fille que ce dernier rencontré à la bibliothèque. Sa particularité est d’être vécue uniquement à travers les yeux du garçon. Le lecteur n’accède donc qu’à un nombre d’informations limitées, puisqu’il n’a connaissance que des paroles de la fille et parfois des personnes qui l’entourent, mais ne sait rien de la pensée et des réactions du garçon qui n’est qu’une caméra vivante. Le procédé sert une histoire volontairement minimaliste aux dialogues banals et aux situations attendues (rencontre – flirt – hésitations – baiser – rupture) ; le lecteur ne saura presque rien sur le temps, le lieu, le nom des personnages et doit tout deviner ou inventer. La précision réside dans un art du portrait expressif impressionnant qui nous focalise en détail sur les attitudes du seul objet du livre, la jeune inconnue, à l’aide de couleurs évocatrices et d’un trait fin.
L’autre expérimentation est graphique puisque l’album est entièrement dessiné au crayon de couleur. On peut suivre ce choix artistique grâce au blog de Vives, car il y livre quelques dessins en utilisant cette technique, assez peu courante dans la BD actuelle, voire presque inexistante. (si vous avez du courage et/ou du temps, suivez l’évolution à partir de cette note :
http://bastienvives.blogspot.com/2007/08/les-crayons-de-couleurs.html En août 2007, il annonce déjà vouloir dessiner un album entier au crayon de couleur pour « accéder plus facilement au réel ». C’est chose faite avec Dans mes yeux, puisque le crayon de couleur est vraiment le seul outil utilisé : pas de cases, un cadrage presque toujours identique, peu de traits car c’est la couleur qui conduit le dessin et permet d’exprimer des émotions : lorsque le garçon-caméra perd l’attention de l’inconnue, les couleurs se brouillent pour exprimer, au choix du lecteur, le désarroi, le désintérêt, la panique…
La force de Dans mes yeux est d’être un album extrêmement ouvert, presque un album-piège, puisqu’il ne nous révèle presque rien et donne peu de clés d’interprétation, ni sur l’histoire, ni sur l’album. Fable sur l’incompréhension entre les êtres ? Simple histoire d’amour poétique ? Album de couleurs expérimental ? Chaque lecteur ressentira (ou non) des émotions qui lui sont propres et relèvent de son propre rapport à l’amour, à la couleur et à l’art. C’est cette conclusion qui m’amène à dire que l’album est très littéraire, car il se base sur des procédés où le focalisation interne n’est qu’une façade pour tromper le lecteur, le forcer à s’identifier et à ressentir des émotions factices. Les écrivains connaissent bien la force d’entraînement d’un récit à la première personne et comment l’utiliser pour jouer à cache-cache avec le lecteur. Dans le même temps, il ne délaisse pas l’aspect esthétique car il contient de très belles images dans un technique peu commune.

Petite histoire de le couleur directe
Bastien Vives utilise ici la technique dite de la « couleur directe ». Il l’utilise et même la perfectionne en utilisant au minimum la ligne qui délimite la forme et en laissant à la couleur la possibilité d’exprimer. Mais si la technique est désormais connue et reconnue, si Vives peut l’exploiter avec virtuosité, il s’agit d’une technique de colorisation relativement récente qui coïncide avec l’émergence de la BD dite « adulte » dans les années 1970. T. Groensteen en parle comme de « l’apparition d’une sensibilité plus picturale. ». Nous reprenons ici son analyse. Traditionnellement, la mise en couleur d’une planche de BD se faisait à part, à la gouache ou à l’aquarelle, sur une épreuve appelée le « bleu » qui reproduit la planche. Dans le cadre d’un travail de studio, cette méthode permettait de déléguer la mise en couleur à un coloriste qui suivait les instructions du dessinateur. A partir des années 1970, les techniques de photogravure s’améliorent. Certains dessinateurs commence à appliquer directement la couleur sur l’original et peuvent ainsi mieux composer avec la couleur, et plus seulement avec le trait, à la manière d’un peintre. Moebius (Arzach en 1975) et Enki Bilal (La Foire aux Immortels en 1980) sont les pionniers de cette technique et la revue Métal hurlant (1975-1987) le diffuse auprès d’autres dessinateurs au style très différents comme François Schuiten (Carapaces en 1981). Le succès de ces albums pionniers assure celui de la technique qui permet au dessinateur de se libérer de la traditionnelle méthode des aplats de couleur et de penser la couleur. Il peut ainsi se concentrer sur davantage de nuances chromatiques et sur d’autres moyens picturaux.
Même si elle est souvent le signe d’un auteur plus attentif à son oeuvre, il faut se garder de diviser en deux le monde de la BD entre des auteurs « artistes » et des auteurs « industriels » : la couleur directe n’est qu’une technique de mise en couleur parmi d’autres et de très beaux albums sont réalisés sans elle. Elle insiste sur le côté purement formel et pictural de la bande dessinée, genre éternellement partagé entre la littérature et les arts graphiques. Surtout, elle fait partie d’un dispositif de contrôle des émotions du lecteur via le rôle du narrateur.

Miguelanxo Prado ou l’exigence littéraire
Parmi les auteurs utilisant la couleur directe, on trouve le galicien Miguelanxo Prado et son album Traits de craie. Né en 1958, il est d’abord peintre puis décide finalement de se consacrer à la BD à partir de 1979. Dans les années 1980, il fait partie des auteurs espagnols ayant participé et contribué à l’essor de la BD espagnole adulte dans des revues comme Creepy (1979-1992), Comix Internacional (1980-1987) et El Jueves (1977- ). Prado commence à être connu hors d’Espagne et son premier album, Chienne de vie, est publié en 1988 aux Humanoïdes associés. Il se joint à l’ambitieuse revue A Suivre de Casterman où il publie à partir de 1992, Traits de craie (édité en album en 1993). Prado demeure ainsi un des grands noms de la BD espagnole adulte contemporaine et démontre que, malgré un certain retard et une production moins reconnue, son pays dispose de valeurs sûres.
Traits de craie est l’album qui, après avoir reçu l’Alph-art du meilleur album étranger à Angoulême en 1994, le fait mieux connaître du public français. Il possède de nombreuses similitudes avec Dans mes yeux. D’abord la technique : Prado utilise aussi la couleur directe et joue sur la puissance chromatique pour créer une atmosphère : tons pastels de l’incertitude, précision de la complexion des visages qui permet une plus grande expressivité… Les couleurs de Prado sont parfois presque irréelles ; le rouge suggère chez le lecteur la violence, de même que chez Vives, elle marque l’éruption et la crudité du plaisir sexuel dans la scène d’amour (presque !) finale.
De plus, Prado s’inscrit dans une démarche pleinement littéraire en plaçant en tête de son album deux citations, dont une de Jorge Luis Borges (1899-1986), maître argentin de la littérature : « Bioy Caseres avait diné avec moi ce soir-là et nous nous étions attardés à polémiquer longuement sur la réalisation d’un roman à la première personne, dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et tomberait dans diverses contradictions qui permettraient à peu de lecteurs – à très peu de lecteurs – de deviner une réalité atroce ou banale. ». Cette citation lui sert de point de départ pour un récit labyrinthique, à la manière de ceux de Borges. Il divise son récit en chapitres signalés par une petite vignette silencieuse, disposition qui revient aussi chez Vives. Un homme, Raul, arrive sur une île en plein milieu de l’océan avec une jetée, un phare, et une auberge tenue par une femme et son fils. Une autre femme, Ana, a jeté l’ancre et il tente de la séduire. On suit successivement chacun des protagonistes dont les agissements sont souvent étranges, poussés par le désir et la superstition ; la fin est déroutante, inaccessible, énigmatique. En guise de conclusion, Prado déclare au lecteur : « Le soupçon, nourri par moi que le lecteur de BD n’a pas pour habitude de s’investir profondément dans l’oeuvre qui lui est soumise ; il se contente la plupart du temps de la survoler. ». On le voit nettement, il propose un autre mode de lecture du médium bande dessinée, plus approfondie et plus attentive au détail et à l’ambiance. Car c’est l’ambiance qui est importante et non l’histoire qui ne se suffit pas à elle-même. La même impression ressort de Dans mes yeux : l’envie de relire l’album pour savoir ce qu’on a manqué, pour comprendre un dénouement qui nous échappe. Dans les deux cas, une histoire d’amour ratée dont les auteurs ne nous ont permis de saisir que la superficialité, que l’écume. Ils nous invitent à relire leur album et à essayer d’approfondir notre regard. La force des couleurs est alors un guide pour nos émotions, une grille de lecture inattendue.
Prado comme Vives a une vision aboutie de la bande dessinée qui n’est pas un simple moyen de divertissement mais nécessite une implication profonde du lecteur qui ressent l’album plus qu’il ne le lit. Le débat est éternel entre partisans du « bon dessin » et partisans de la « bonne histoire ». Vives et Prado dépassent le débat en incluant la couleur comme élément et moteur du récit. Ils créent une bande dessinée qui inclut le lecteur, qui lui donne un rôle, qui le piège. Ils proposent ainsi des oeuvres qui certes utilisent des procédés littéraire, mais avec les moyens de la bande dessinée : la couleur et son pouvoir de suggestion.

Pour en savoir plus :
Sur Bastien Vives :
Chez KSTR :
Elle(s), Casterman, 2007
Le goût du chlore, Casterman, 2008
Dans mes yeux, Casterman, 2009
Le site de la collection KSTR : http://www.kstrbd.com/
Mais aussi :
La boucherie, Warum, 2008
Un article de Didier Pasamonik sur le site Mundo-Bd : http://www.mundo-bd.fr/?p=1129
Le Blog de Bastien Vives : http://bastienvives.blogspot.com/
Le blog de l’Atelier Manjari : http://ateliermanjari.blogspot.com/
Une interview dans le webzine Bodoï : http://www.bodoi.info/magazine/2009-03-12/dans-les-yeux-de-bastien-vives/13341
Sur Miguelanxo Prado :
Traits de craie, Casterman, 1993
Jesus Cuadrado, De la historieta y de su uso, Sinsentido, 2000 (dictionnaire de la bande dessinée espagnole)
Miguelanxo Prado – Une monographie, Mosquito, 1993

Yann et Olivier Schwartz, Une aventure de Spirou et Fantasio : Le groom vert-de-gris, Dupuis

Loin de la polémique : un album référentiel et provocateur
Pour ce premier article, je vais revenir quelques mois en arrière. En mai dernier sort un nouvel album de Spirou dans la collection « Spirou vu par… » nouvellement créée par Dupuis au début de l’année 2006. Il a pour titre Le groom vert-de-gris, pour dessinateur Olivier Schwartz et pour scénariste Yann. L’intrigue est alléchante : on retrouve le jeune groom dans le Bruxelles occupé des années noires, dans un rôle d’espion au service de la Résistance belge. Très vite, l’album fait polémique sur le net, le scénariste Yann se retrouvant suspecté d’antisémétisme… Pour ma part, dans la mesure où rien ne m’a particulièrement choqué dans cet album, je préfère en faire une critique purement esthétique. Car le grand tort de la polémique a été d’oublier qu’il s’agit avant tout d’un album de bandes dessinée devant être traité comme tel ; et ce d’autant plus qu’il m’a paru extrêmement intéressant à commenter.
Il n’est pas inutile de rappeler les termes de la polémique. Le 11 mai 2009, Joann Sfar, sur son blog, rédige un article sur l’album en question, article mi-figue mi-raisin où il dit sa fascination et en même temps sa répulsion, et où il laisse affleurer une accusation d’antisémitisme. (www.toujoursverslouest.org/joannsfar/blog.php?p=19). Puis, le 20 mai, sur le site de Bodoï, Yann répond à Sfar et se défend ( www.bodoi.info/magazine/2009-05-20/yann-saventure-a-nouveau-du-cote-de-spirou/16397 ). C’est ensuite le critique Didier Pasamonik qui, sur le site de actuabd le 11 juin, dresse un point intéressant de la situation, mais sans réellement résoudre la polémique. (www.actuabd.com/Spirou-et-Fantasio-Une-polemique-vert-de-gris ). Enfin, Sfar rédige le 13 juin un dernier billet sur le sujet. ( www.toujoursverslouest.org/joannsfar/blog.php?p=20 )
Mon objectif n’est bien sûr pas de participer à la polémique (qui, n’oublions pas de le signaler, s’est déroulé uniquement sur internet !) mais justement d’en sortir et de profiter de l’album pour éclaircir le maquis de références qu’est Le groom vert-de-gris.
Sortons-en, donc.

Yann, le provocateur de la BD franco-belge
Le groom vert-de-gris, c’est donc soixante-deux pages d’aventures durant lesquelles Spirou lutte contre l’Occupant allemand. Le Moustic hôtel, où il officie comme groom, a été réquisitionné et il y joue les espions. Ce qui m’a le plus frappé à la lecture de l’album, c’est le traitement léger, non pas d’un prétendu sujet grave qui serait les années d’Occupation, mais de la tradition de la série « Spirou » de Dupuis. Yann, le scénariste brise les codes de la série, encore plus qu’il n’avait pu le faire dans le précédent album Le tombeau des Champignac. Par exemple, cette aventure de Spirou ne se déroule pas dans un univers fictif mais dans un lieu et surtout à une époque identifiable et réelle, et ce alors que, si Spirou avait déjà depuis longtemps visité des lieux réels, il évoluait jusque là le plus souvent hors du temps, de l’Histoire, de l’actualité. Ce premier tabou avait déjà été brisé par Emile Bravo dans l’album Journal d’un ingénu en avril 2008, album où le jeune Spirou apprend la vie dans le Bruxelles de la fin des années trente. Autre tabou, sans doute plus important encore : le sexe et la violence. Dans tous les précédents albums de Spirou, la violence était masquée et les personnages non-sexués ; Spirou accusait un peu de romantisme dans certains albums de Tome et Janry comme Luna Fatale (1995). Dans Le groom, Fantasio couche explicitement avec une officier allemande. Quant à la violence, on notera cette scène p.41 où Spirou brûle vivant ses poursuivants allemands et ajoute « Pouah ! Ça pue la saucisse SS grillée. » tandis que Spip précise : « Sacré Spirou ! Il vient d’inventer le Hot-Boche. ».

Pour mieux comprendre ces écarts à la tradition franco-belge en général et à l’esprit de Spirou en particulier, il faut apporter deux précisions. La première sur le mode de publication de l’album et la seconde sur le scénariste Yann.
L’album Le groom ne s’inscrit pas dans la suite des aventures de Spirou et Fantasio (désormais entre les mains de Yoann et Velhmann) mais dans une série parallèle, « Une aventure de Spirou et Fantasio par… » dont il est le cinquième album. L’objectif de la collection est de laisser libre cours à des auteurs de livrer « leur » Spirou.( www.dupuis.com/servlet/jpecat?pgm=VIEW_SERIE&lang=FR&SERIE_ID=1276 ). Yann se permet ainsi des libertés avec la série d’origine.
Or, la provocation est une caractéristique essentielle de l’oeuvre de Yann. Il fait justement ses débuts au journal Spirou en 1978 avec le dessinateur Conrad et se fait connaître en tant que scénariste avec Les Innommables, toujours dessiné par Conrad. Le ton de la série choque l’éditeur Dupuis qui la supprime en 1982 : les héros sont trop mal élevés et la série trop provocatrice pour la revue pour enfants fidèle à sa tradition. De plus les « hauts-de-page », gags courts que les deux auteurs livrent pour le journal sont souvent cruels et méchants à l’encontre de certains de leurs collègues de la rédaction. En clair, ils introduisent dans Spirou, journal gentil et naïf, le second degré, l’ironie voire le cynisme, inspiré par ce qui s’est passé en France autour de Pilote. Par la suite, durant les années 1980, Yann diversifie sa production de scénariste en publiant de nombreux albums pour des dessinateurs très variés. Il aime aborder des sujets sensibles sur un mode provocateur, comme le sida (Nicotine Goudron en 1988) ou le nazisme (La patrouille des libellules en 1985, dessiné par Marc Hardy). Dans ce dernier album, l’une des scènes représentant un instituteur juif portant un gros nez lui vaut les attaques d’association juives. Dans une interview par Gilles Ratier publiée dans Avant la case, il déclare ainsi : « J’ai toujours aimé prendre les lecteurs (et parfois les dessinateurs) à rebrousse-poil. J’adore mettre mes personnages en porte-à-faux. Déranger le public dans ses petites habitudes. »
Mais son autre caractéristique est l’attachement à la parodie des classiques de la bande dessinée. Il pratique ainsi une bande dessinée référentielle trouvant ses origines dans les années 1950 et 1960 mais qui ne cherche pas à rendre un hommage mais plutôt à bousculer les règles. Il est ainsi, avec Conrad, le scénariste de Bob Marone (1983-1985) ; et avec Jean Léturgie et toujours Conrad il participe à la série Kid Lucky (1995-1997) qui raconte l’enfance d’un autre héros belge des années 1950. Par ailleurs, il scénarise les albums 3 à 9 du Marsupilami (1989-1994) et co-scénarise avec Jean Léturgie un album de Lucky Luke dessiné par Morris (Le Klondike, 1996). L’album Le groom trouve donc naturellement sa place dans cette carrière dont l’horizon de référence principal reste la bande dessinée franco-belge traditionnelle, mais traitée sur le mode de la dérision.


Ligne claire et « autoréférentialité » dans la bande dessinée

Le scénariste Yann porte déjà en lui le goût pour les références à la bande dessinée belge qui est la caractéristique principale du Groom vert-de-gris qui les accumule d’une manière presque jubilatoire. L’article Wikipédia recense la plupart des références présentes dans l’album.( fr.wikipedia.org/wiki/Le_Groom_vert-de-gris ). Inutile donc de les reprendre ici, analysons-les plutôt. L’omniprésence des références dans Le groom contient en réalité une double référence : au premier degré on trouve les références à la BD franco-belge des années 1940-1950 dont est justement issu le héros. Le Bruxelles de 1942 que nous présente Yann et Schwartz n’est pas un Bruxelles réaliste mais plutôt un Bruxelles rêvé où les personnages de BD seraient réels. Mais à un autre niveau, l’album se situe dans la continuité du mouvement de la Ligne Claire de la fin des années 1970.
Qu’est-ce que la Ligne Claire ? Il s’agit d’un courant de bandes dessinées qui trouve son origine en 1977 en Hollande, sous le nom de Klare Lijn, à travers le dessinateur Joost Swarte, et qui est suivi en France par Ted Benoît, Floc’h, Yves Chaland, Jean-Louis Tripp et quelques autres auteurs. Une revue Klare Lijn est créée mais le mouvement reste plus théorique qu’institutionnel. Il regroupe un ensemble d’auteurs adoptant et réinterprétant une esthétique inspirée de l’âge d’or franco-belge symbolisé par Hergé, E.P. Jacobs, Jijé, Jacques Martin, Bob de Moor ; il s’agirait en terme artistique d’un néoclassicisme nostalgique marqué par la citation. Thierry Groensteen propose justement cette définition du trait dit de « ligne claire » : « Elle résume l’idéal de lisibilité et de transparence qui était celui d’Hergé, et qui se traduisait par le refus de l’ombre, la linéarisation du trait de contour, le réalisme schématique des décors, la simplification chromatique. ». Le mouvement connaît son plein développement autour de 1980 avec des titres comme Le rendez-vous de Sevenoaks de Floc’h et Rivière (1977), L’art moderne de Joost Swarte (1980) ou la série Freddy Lombard de Yves Chaland (1981-1989). Il ne faut pas oublier que la Ligne Claire porte en elle une ambiguité de départ, étant à la fois hommage respectueux et parodie reservée aux initiés. Elle marque un moment clé d’autoréférentialité qui participe sans doute durant les années 1980 à la légitimation de la BD qui affirme ainsi posséder une histoire. Yann ne s’est jamais réellement associé au mouvement mais il commence lui aussi sa carrière au début des années 1980 et travaille avec Chaland pour quelques épisodes de Freddy Lombard.
Dans l’album Le groom la référence à la Ligne Claire passe par deux procédés qui entendent imiter l’école de la Ligne Claire : l’un est justement un constant besoin de se raccrocher à des références anciennes. Lorsque Yann insiste lourdement sur la présence des personnages du Trésor du Rackham le Rouge ou utilise le personnage du jeune boxeur Poildur crée en 1948 dans Spirou sur le ring, il se situe parfaitement dans la lignée du mouvement des années 1980.
L’autre tient au dessin. En effet, le style du dessinateur Olivier Schwartz (surtout connu pour être le dessinateur de la série jeunesse Inspecteur Bayard publiée dans Astrapi depuis 1993 et scénarisée par Jean-Louis Fonteneau) répond aux exigences de la Ligne Claire : clarté du trait, synthèse des silhouettes, décors réalistes… On retrouve également chez lui le goût pour les scènes de rues et de foules fourmillantes de détails amusants qu’affectionnait Hergé. Il ne se revendique cependant pas du tout du mouvement. Dans deux interviews données sur le site Klare Lijn International, (klarelijninternational.midiblogs.com/archive/2007/04/08/olivier-schwartz.html et klarelijninternational.midiblogs.com/archive/2009/04/26/olivier-schwartz.html ), il dit être surtout inspiré par le style d’Yves Chaland, son principal modèle. Spécialement pour l’album, il est aussi allé voir du côté de Jijé et Franquin. Pour ce jeune dessinateur, Le groom vert-de-gris constitue un premier pas hors de la bande dessinée jeunesse.
Sans doute faut-il terminer en précisant que, comme l’explique Yann dans les interviews, le scénario de base du Groom avait été prévu dès les années 1980 pour être dessiné par Chaland. Il ne vit jamais le jour et, Chaland mort en 1990, le projet ne ressort qu’en 2009, Yann profitant de la nouvelle collection lancée par Dupuis. Chaland, près de vingt ans après sa mort, hante donc encore largement les pages de cet album !

Les références les plus diverses et les plus complexes se multiplient pour cet album qui est avant tout un hommage amusé à la tradition de la série Spirou. C’est un album d’héritier mais traité par un professionnel de la provocation, ce qui multiplie les niveaux de lecture et aboutit à une aventure au contenu extrêmement riche, quoiqu’un peu trop dense en citations. Le ton iconoclaste de Yann, presque jouissif, mêlé à un trait volontairement lisible et dynamique font du Groom vert-de-gris un album très agréable à lire.

Pour en savoir plus :
Ouvrages généraux :

Patrick Gaumer, Larousse de la BD, Larousse, 2004
Thierry Groensteen, Astérix, Barbarella et Cie, Somogy, 2000
Sur Yann (Yann Le Pennetier, né en 1954) :
Les innommables (dessin de Conrad), 12 albums, Dargaud, 2002-2004 (réeditions)
Gilles Ratier, Avant la case, PLG, 2005
Yann et Conrad, une monographie, Mosquito, 2007
Sur Yves Chaland (1957-1990) :
Les inachevés de Chaland, Champaka, 1993
Oeuvres complètes, 4 tomes, Les Humanoïdes associés, 1996-1997
www.yveschaland.com/index.php
Sur Olivier Schwartz (né en 1963) :
Les enquêtes de l’inspecteur Bayard, (scénario de Jean-Louis Fonteneau) 17 albums, Bayard éditions, 1993-2009
Sur la Ligne Claire :
Rencontres Chaland à Nérac (Lot-et-Garonne) les 3 et 4 octobre 2009
klarelijninternational.midiblogs.com/
François Rivière, L’école d’Hergé, Glénat, 1976
Floc’h et François Rivière, Le rendez-vous de Sevenoaks, Dargaud, 1977
Ted Benoît, Vers la ligne claire, Les Humanoïdes associés, 1980
Joost Swarte, L’art moderne, Les Humanoïdes associés, 1980
Un article de Didier Pasamonik explique en détail l’aventure du mouvement sur le site MundoBD : www.mundo-bd.fr/?p=1167