Je m’absente deux mois et l’actualité de la bande dessinée numérique en profite pour s’affoler… On va voir tout ça tranquillement, pour une tournée numérique bien chargé, et pour tous les goûts… L’enjeu du mois sera consacré à la question de la bande dessinée numérique sur les réseaux sociaux, une tendance montante de cette année, tandis que l’oeuvre du mois se focalisera logiquement sur la saison 2 d’Eté.
La revue du mois : webtoons, VR et Eisner
Des actualités forts variées pour ces deux derniers mois…
En guise d’apéritif, un teasing assez excitant pour les amateurs de réalité virtuelle et de grosse guerre de l’espace : la série spatiale épique de Denis Bajram, Universal War One, a été adaptée par Nyx studios en une séquence de réalité virtuelle actuellement projetée à la chapelle Saint-Louis de Poitiers, et à venir aux futures Utopiales 2018 à Nantes. La bande-annonce ne donne qu’un aperçu, mais quand on connaît la monumentalité de l’oeuvre originale, c’est plutôt alléchant.
Enchaînons avec le sujet technique du mois : revoilà la question des formats électroniques. On se souvient que l’un des gros problèmes de la bande dessinée numérique est l’absence de format standard qui permettrait sa diffusion en masse sur des plateformes (et donc sa commercialisation) de façon satisfaisante. Actuellement, seuls le CBZ, le PDF et le Flash tirent leur épingle du jeu comme formats de partage, alors que le Epub peine toujours autant à montrer son efficacité pour la bande dessinée. La réflexion continue au niveau européen et les espoirs reposent sur un format « Epub 4 » qui résoudrait les problèmes de standardisation. Le sujet peut paraître très technique, mais cet enjeu des formats conditionne les modalités de diffusion de la bande dessinée numérique de demain. Une nuance quand même : les marchés japonais et coréens n’ont pas attendu une révolution des formats pour réussir à bâtir un marché de la bande dessinée numérique avec du bon vieil EPub et du HTML…
Sinon, l’année 2018 semble être l’année du webtoon : ce format venu de Corée, dont le principe est la diffusion de cases de bande dessinée sous la forme d’un défilement vertical, a été le cheval de bataille de Didier Borg avec Delitoon, et il semble que son pari prenne (enfin!) pied sur le sol français. On le voit par exemple avec les quelques dessinateurs français qui participent au « Webtoon contest » lancé par Line Webtoon, la principale plateforme du genre. Côté éditeurs, les éditions Dupuis ont mis en ligne, dans le sillage de la Coupe du Monde de football, un webtoon humoristique sur le sujet intitulé Deathfix, scénarisé par Nix et dessiné par Benus. Une bonne nouvelle car (enfin !) un éditeur français se risque à éditer de la création numérique sans s’appuyer sur de l’imprimé.
Un précédent qui pourrait créer des émules ? Oui, et c’est déjà le cas ! Delcourt, de son côté, propose pendant le mois d’août un mini-magazine numérique en accès gratuit via Izneo, Pataques poche dont le premier épisode est déjà dispo. On y retrouve des membres de l’équipe de feu Mauvais esprit (James, Fabcaro, Guillaume Guerse). C’est (à ma connaissance) le premier contenu nativement numérique dispo sur Izneo : si les éditeurs de bande dessinée ont enfin trouvé la formule magique pour devenir éditeurs de bande dessinée numérique de création, 2018 sera définitivement une année de renouveau !
Les deux dernières actualités nous amènent aux États-Unis avec deux annonces bien différentes. La première concerne le lancement par l’éditeur DC de sa plateforme de diffusion de bande dessinée numérique avec abonnement, sur le modèle du Marvel Unlimited qui a déjà dix ans. Là où l’info m’intéresse, c’est que l’éditeur va s’en servir pour diffuser les séries animées et les films produits sous sa franchise. La convergence médiatique des grands éditeurs américains se confirme : l’imprimé semble ne plus être qu’un mode de diffusion mineur en passe de se voir dépassé par un audiovisuel numérique généralisé.
Le mois de juillet est aussi le mois de l’annonce des Eisner Awards… Et je suis ravi que, pour la catégorie webcomics, mon chouchou de cette année l’ait remporté : allez donc lire The Tea Dragon Society de Katie O’Neill pour une fantasy pleine de couleurs et de mignoncité graphique !
L’enjeu du mois : bande dessinée et réseaux sociaux
Aucun doute possible : la grande tendance 2018 pour la bande dessinée numérique est l’utilisation des réseaux sociaux comme espace de publication. Le mois dernier je vous présentais Elya, police investigation de Vidu, un polar SF en feuilleton que je vous invite à lire sur facebook ; au début de l’année, je m’enthousiasmais devant le compte instagram de Lewis Trondheim qu’il utilise depuis janvier pour poster, chaque jour, une case d’une aventure muette et palpitante de Lapinot ; et ce mois-ci c’est au tour de la saison 2 d’Eté d’être mis à l’honneur dans mon « œuvre du mois ». Je vous passe encore d’autres réalisations, comme la bande dessinée sur le futur de l’alimentation Manger vers le futur, diffusée durant tout le mois de juin, ou encore le compte Au fond du trou de Nepsie et Le Vilain, qui raconte l’expérience d’habitat troglodyte d’un couple de graphiste. Il y a aussi les nombreux hashtags twitter de dessinateurs qui appellent une série de publication, comme le challenge #inktober J’arrête la liste ici… Il y a plus d’un an, l’équipe de BiggerThanFiction évoquait, lors d’une conférence à Angoulême, la transition de la grande époque des blogs bd à celui d’instagram. Aucun doute, nous y sommes. Certes, les blogs bd, cette tendance de fond de la création graphique numérique des années 2000, n’ont pas tous disparu. Mais beaucoup de dessinateurs publient maintenant via des tumblr, ou, donc vis instagram.
Tout d’abord, de quels réseaux sociaux parle-t-on ? S’il y a pu avoir les années précédentes quelques essais sur Twitter (Trompette, Battre la campagne) et Facebook (par Fred Boot et Marc Lataste notamment), en ce moment, instagram, fondé en 2010 (et depuis racheté par Facebook), se détache très nettement comme lieu de publication idéal. Rien de surprenant puisqu’il se hisse au quatrième rang des réseaux sociaux en nombre d’utilisateurs actifs (pour la France, source : Agence Tiz). Entre 20 et 25 % des internautes français auraient un compte instagram. Plutôt prévu pour de la photo et de la vidéo pour support mobile, la possibilité qu’il offre de réaliser des diaporamas d’images participe de son succès pour la publication de bande dessinée numérique, surtout après que ces dernières années nous aient habitués au standard du diaporama et à sa grammaire de lecture bien spécifique.
Plus globalement, la bande dessinée numérique profite aussi d’une tendance de fond des réseaux sociaux vers des publications plus denses qu’auparavant, notamment par l’essor des « stories » : des contenus qui se succèdent pour former une histoire. Si les œuvres citées ne sont pas exactement des stories au sens strict (la story est une publication forcément éphémère), ces dernières encouragent un mode de consultation des réseaux sociaux plus axé sur des narrations de longue durée. Le reproche de brièveté souvent exprimé à l’encontre des réseaux sociaux perd alors de son importance. Dans le cas de la bande dessinée numérique, c’est bien sûr le principe du feuilleton qui resurgit avec force, et là dans une continuité installée avec les blogs bd depuis le milieu des années 2000. Beaucoup de ces publications sur les réseaux ont d’ailleurs un rapport au temps bien particulier : ainsi du principe de « temps réel » de Eté, où des évènements du moment, comme la Coupe du Monde de football, viennent interférer avec l’histoire. La présence sur les réseaux sociaux, dont l’usage est bien une consultation quotidienne, renforce l’ancrage de l’oeuvre dans le réel, dans la temporalité du lecteur et plus seulement dans la temporalité fictive de l’histoire.
Que signifie le passage du blog bd à instagram/facebook/twitter pour ces nouvelles créations ? Je vois surtout trois enjeux importants.
Le premier changement est le rapport au lecteur. Le blog bd constituait encore un contenu autonome, un espace d’expression propre à l’artiste, même si intégré à un réseau de blogueurs. Sur instagram ou twitter, l’initiative revient au lecteur qui choisit de s’abonner ou non à un compte et « reçoit » des contenus en fonction de ces abonnements, plutôt que de se rendre sur tel ou tel blog. A l’origine d’Eté, selon Thomas Cadène, se trouvait précisément l’envie d’aller là où le lecteur se trouvait plutôt que de créer un site dédié. C’est un changement de paradigme important car le dessinateur doit davantage s’adapter aux contraintes de publication de la plateforme, et peu moins aménager son propre espace de création. Sur ces réseaux sociaux, l’espace des commentaires est presque aussi important que la publication elle-même ; sur instagram, cette donnée est particulièrement flagrante et les lecteurs, par leurs réactions et commentaires participent aussi à la création. Certaines artistes l’ont bien compris, et à cet égard le système de vote pour décider de la suite de l’histoire mis en place par Vidu pour Elya, police investigation constitue l’étape suivante (et presque la conséquence) de ces créations sur les réseaux : une narration guidée par les lecteurs sous la houlette d’un auteur. Pour certains épisodes, Vidu a même sélectionné des commentaires pour les intégrer aux dialogues. Un tel fonctionnement suppose bien sûr un investissement différent de l’auteur, davantage présent dans la durée longue de la publication.
La deuxième évolution concerne le mode de consultation. Les blogs bd privilégiaient des modalités de lectures avancées, soit dans les types de contenus (une même note contenait du texte, de l’image, de la vidéo), soit dans la chronologie, avec un accès permanent à des archives et une gestion des contenus par catégories. Les « nouveaux » réseaux simplifient tout ça, avec des publications plus homogènes, et une immédiateté que l’on peut trouver dommageable, mais qui encourage la fidélisation des lecteurs. La consultation s’appuie sur plus de sérendipité : elle se fait beaucoup par des hashtags (#) qui remplacent les mots-clés, ou par des systèmes de partage, de recommandations au sein du réseau ; plus en tout cas que par une organisation en catégorie prévu par l’auteur. Les tags comme les partages sont nettement moins prévisibles car dépendant des actions des utilisateurs. Le choix des tags devient alors l’alpha et l’oméga d’une bonne publication, notamment pour attirer des « non-lecteurs » de bande dessinée, mais intéressés par un sujet spécifique, comme le souligne les auteurs de Au fond du trou dans un article de WeDemain qui interroge le phénomène.
Le troisième enjeu est sans doute plus politique mais assurément inratable : la dépendance de ces publications à l’égard des entreprises derrière les plateformes. Cette dépendance est de trois ordres : formelle, technique et économique. La dépendance formelle est la plus visible, mais en un sens la moins grave. Dans le monde des blogs bd, même si la plupart des blogs commençaient sur une plateforme, beaucoup migraient finalement vers un site « en dur ». L’artiste maîtrisait donc mieux ses contraintes de publication et pouvait passer du strip au diaporama voire au texte et à la vidéo ; les blogs bd se caractérisaient par une hétérogénéité forte. A l’inverse, les contenus sur instagram et autres sont très homogènes et l’artiste doit se plier à un cadre formel précis (le diaporama de 10 cases sur instagram, l’image unique sur twitter…), ce qui est bien en un sens (la contrainte encourage la créativité), mais participe aussi à standardiser les contenus. La dépendance technique est plus grave, et je vous invite à lire un fil twitter publié par Mirion Malle en mars 2018 où elle analysait pertinemment la place prise par les algorithmes des plateformes : ces systèmes de recommandations encouragent la publication de contenu exclusif et « étouffent » aussi les blogs, sites externes et plateformes spécialisées, dans une logique de monopole. Elles sont finalement moins axées sur le partage de contenus que sur la création d’un appel d’air pour devenir le seul diffuseur de contenus. Et encore : je ne parle pas ici de la question de la conservation à long terme, et de la propriété juridique des données. Mais la centralisation du Web sur les plateformes des GAFA n’est bien sûr pas liée qu’à la bande dessinée ; c’est un problème plus général du Web des années 2010.
La dépendance économique est sans doute la plus mortifère à long terme : une bande dessinée comme Eté a pu bénéficier d’un financement extérieur (Arte) et d’une structure de production, idem pour Manger vers le futur qui est un projet de la Fondation AgroParisTech. Mais instagram ne reverse rien aux deux projets pour avoir le droit de les diffuser, là où un diffuseur audiovisuel lambda paierait un contenu qu’il va passer sur son propre canal. Les plateformes gagnent indirectement de l’argent avec ces contenus sans le reverser aux auteurs, ce qui est malgré tout bien dommage… Les auteurs passent par des systèmes de mécénat comme Patreon, mais c’est à l’auteur de s’occuper de sa propre rémunération pour ce qu’il crée sur les réseaux ! Dans les commentaires du dernier épisode d’Eté est né un petit débat sur un placement produit pour un magazine de mode. Cette pratique de publicité indirecte est en effet plutôt inhabituelle dans le milieu de la bande dessinée. Rien de grave dans le fond, mais le début d’une interrogation sur la dépendance économique vis à vis du marché capitaliste et de ses dérives de ces œuvres aux modes de production d’un genre nouveau. Si elles venaient à se multiplier dans les années à venir, la question se posera avec encore plus d’acuité : ne pas la voir c’est aussi se rendre dépendant de structures autrement plus dirigistes et hégémoniques que les éditeurs traditionnels de bande dessinée.
L’oeuvre du mois : Eté, saison 2
Et donc vous l’avez compris : l’oeuvre du mois est la saison 2 d’Eté. J’avais un peu boudé la première saison ; pas tant pour la création elle-même, irréprochable dans sa forme et dans sa conception, que pour ses thématiques actuelles et urbaines qui, soyons honnêtes, me touchaient assez peu. Si je reviens sur la saison 2 c’est que j’y accroche davantage. On sort de la « bucket list » du couple Abel et Olivia pour se concentrer sur l’été de la jeune femme alors que des révélations familiales vont venir la secouer et la conduire dans un road trip sur les routes de France. L’équipe change un peu : si Thomas Cadène, Joseph Safieddine et Camille Duvelleroy sont toujours là, le dessinateur Erwan Surcouf laisse la place à Cécile Bidault, au trait un peu moins puissant mais aussi plus léger. Le tout encadré par la double tutelle des producteurs de BiggerThanFiction et de Arte (je ne vous refais pas le topo sur la place nouvelle prise par les structures de production multimédia comme financeurs de la bande dessinée numérique…). Une bonne partie de la recette initiale d’Eté saison 1 est toujours là : des thèmes ancrés dans le quotidien, une familiarité forte avec le lectorat potentiel de jeunes actifs urbains, un peu de sentiments réhaussés d’humour. Et bien sûr, formellement, des diaporamas réguliers d’une dizaine de cases au format instagram accompagné par la musique électro du groupe Santoré. Si la saison 1 vous a plu, vous y retrouverez une même ambiance de torpeur et d’insouciance délicate, encore plus encore avec le trait fin de Cécile Bidault.
L’ajout d’une intrigue, même simple, avec un twist très actuel dans ses thématiques (je n’en dis pas plus pour le suspens…) change quand même un peu l’ensemble, et à mes yeux en bien. On quitte l’effet « vignette » d’un exercice de style branché pour une histoire plus profonde, où il sera question de déterrer des secrets de famille et où les personnages toucheront à des enjeux plus universels comme le deuil, la nostalgie et l’attachement au passé, la transmission et l’évolution des valeurs sociales… Le traitement de ces thèmes, format bref oblige, demeure un peu superficiel, mais ça bouge malgré tout. Enfin, les personnages quittent aussi la ville pour des virées en campagne agréablement dessinées, ce qui est aussi une belle évolution.
Si l’on s’attarde sur les enjeux formels, il n’y a pas de grosse évolution par rapport à l’année précédente. Je reste un peu sceptique par rapport aux contraintes du format instagram, qui standardise beaucoup l’ensemble. Tout de même, la (relative) complexification narrative permet d’adopter un rythme moins saccadé : moments contemplatifs et avancées de l’action se succèdent et créent plus de variété. Je pense tout de même que les effets visuels pourraient être plus audacieux : l’utilisation de l’animation, par exemple, se limite à de gentils effets d’arrière-plan. La prudence est compréhensible (trop d’effets devient vite un gadget), mais à plusieurs reprises je me suis dit qu’une meilleure gestion des animations ou simplement de la succession des images pourraient donner des effets intéressants.
Est-ce un souhait de ne pas « trop » en faire ou une contrainte technique liée à instagram ? Quelques épisodes montrent que les auteur.e.s savent être formellement imaginatifs en matière d’effets numériques. Par exemple l’épisode « Secrets et mensonges », épisode pivot pour l’intrigue traité avec une belle qualité visuelle et sonore pour le rendre inoubliable ; ou encore l’amusante retrouvaille automobile, avec juste ce qu’il faut de clichés. Mais ce sont des exceptions, le reste étant visuellement assez sage.
On sent donc que, derrière les contraintes, que ce soient celles d’instagram ou du scénario, les auteur.e.s essaient d’aller plus loin par des trouées inventives. A voir comment va se poursuivre l’aventure pour le reste de l’été…
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Ces deux mois ont fourmillé de créations numériques… Voici celles qui ont retenu mon attention.
Alors comme ça vous ne connaissez pas encore Le secret des cailloux qui brillent ? Dépêchez-vous de rattraper la totalité de la meilleure saga graphique fantastico-numérique de ces dernières années, qui a publié son dernier épisode le 18 juillet… C’est un peu triste mais c’est vraiment une très très belle aventure. Bravo à tous les auteurs !
J’en parlais brièvement dans « l’enjeu » : Manger vers le futur est une bande dessinée instagram d’une trentaine d’épisodes sur le futur de notre alimentation. C’est dessiné par Madd, financé par la Fondation AgroParisTech, et très pédagogique sans être trop gnangnan.
Et puisqu’on est dans la bande dessinée scientifique, le média de vulgarisation The Conversation publie depuis début juin une série sur les fourmis, La guerre des fourmis, collaboration entre le scientifique Franck Courchamp et le dessinateur Mathieu Ughetti. Le tout s’appuie sur des découvertes scientifiques les plus récentes, avec des références bibliographiques vers les articles originaux pour les plus curieux.
Enfin, last but not least, trouvée complètement par hasard grâce à Tanxxx sur Twitter, cette bande dessinée de Kroki intitulée Germinal 21 et diffusée sur Mangadraft est un récit très réussi sur les conditions de travail des livreur.ses à vélo.