Bouquet de bandes dessinées en ligne (2)

Depuis mon dernier article où je proposais à mon lectorat curieux et insatiable quelques trésors glanés ça et là sur la toile, le paysage de la bande dessinée numérique a quelque peu changé. Souvenez-vous, c’était il y a presque un an, en mars 2010. Izneo n’était pas encore arrivé avec ses gros sabots et ses bandes dessinées au kilo, la bédénovela Les autres gens venait tout juste de démarrer et Manolosanctis passait encore pour un petit éditeur.
L’idée d’un petit guide sélectif, tout subjectif soit-il, est on ne peut plus nécessaire dans le foisonnement actuel, certes encore bien maigre face au marché papier. Je vous propose donc un parcours à travers trois sites proposant des webcomics en lecture gratuite, à vous d’y trouver ce que vous cherchez. Et j’en profiterai pour signaler les quelques changements chez certains acteurs du domaine.

Les pionniers de Webcomics.fr toujours en lice (http://www.webcomics.fr/)
Le site Webcomics existe depuis 2007 (ce qui est déjà vieux à l’échelle de la bande dessinée numérique !), mais trouve ses origines dès 2002 avec Abdel-INN, un projet d’annuaires de bandes dessinées numériques lancé par Julien Falgas, qui sera donc à l’origine de Webcomics.fr, rejoint ensuite par Julien Portalier, Marc Lataste et Pierre Matterne. Il s’agit d’un portail d’hébergement de webcomics qui mise sur l’auto-édition. Pas de ligne éditoriale, donc, mais plutôt une liberté donné aux auteurs, aussi amateurs soit-il, puisque n’importe qui est libre d’y publier son travail, dès lors protégé par une licence Creative Commons. Le site sert souvent de plate-forme publique pour diffuser plus largement des webcomics à la diffusion confidentielle, sur blogs et autres supports privés. Il s’est affirmé, à l’instar de GrandPapier, du portail Lapin ou de 30joursdebd, comme l’une des plate-formes d’hébergement les plus dynamiques, incluant un forum et un système de commentaires.
Depuis sa création, quelques changements sont intervenus. Un partenariat a été mis en place avec TheBookEdition pour permettre aux auteurs du site d’auto-éditer, sur une collection dédiée, leur album papier (TheBookEdition étant un organisme d’auto-édition à la demande se chargeant de l’impression, de la vente en ligne et de la gestion des droits d’auteur). De plus, une refonte du site est prévue pour les mois à venir (une opération que je tâcherais de suivre avec attention !) pour lui ajouter des évolutions techniques. Un appel aux dons a été lancé il y a peu pour faciliter cette opération et permettre au site de continuer à aider la création en ligne.
Modèle économique du don, gratuité d’accès, liberté de diffusion, encouragement à l’auto-édition, Webcomics.fr se situe bien loin d’un modèle de diffusion standard et applique à la bande dessinée numérique certain codes éthiques et économiques de l’esprit du logiciel libre qui se développe au moins depuis la fin des années 1990. Système basé sur la libre circulation des idées, l’affranchissement partiel de la loi du marché et une interprétation très souple du droit d’auteur comme contrat de confiance entre le créateur et l’utilisateur, l’idéal du « libre » se distingue nettement des modes traditionnels de consommation de la culture. Webcomics.fr vient reconnaître et favoriser l’existence d’une pratique amateure de bande dessinée en ligne par un outil de publication simple à utiliser, parfois comme un premier pas vers une pratique professionnelle. Il ne se situe pas contre la pratique professionnelle ou l’édition papier, mais « à côté ».

Venons-en au vif du sujet : les bandes dessinées. Une petite sélection personnelle que je soumets à votre temps libre :
– Wayne, créateur très actif de bande dessinée numérique humoristique (ayant publié un album aux Editions Lapin), est l’auteur du strip Cadavre et cadavre. Un dialogue fort drôle entre deux macchabés frères jumeaux, qui fait suite à un autre strip du même auteur, Foetus et foetus. On ne dira jamais assez combien la bande dessinée numérique a encouragé le format du strip régulier. Pour lire encore plus de récits par Wayne, un détour par son blog, « Bière, BD et maladies mentales » est la meilleure des idées.
– Eusèbe est un auteur au trait virtuose, coutumier d’un réalisme du détail et amateur, parfois, d’un registre animalier hyperréaliste qui peut rappeler Blacksad ou De cape et de crocs. Outre la mise en ligne d’extraits de certains de ses albums papier, comme La Rose et l’Aigle, avec Bruno Césard au scénario, on s’arrêtera avec plaisir sur Hot Dog, un récit complet scénarisé par Frédéric Mercier dans un univers d’anticipation où des animaux doués d’intelligences traquent le « dernier homme ».
– Gedaye n’a publié qu’un seul webcomic sur le site, Company Victory, mais celui-ci détonne tant par son style que par son rythme narratif rapide et efficace. Un récit de guerre froide totale, élégamment violent et suffisamment original ; encore en cours de parution.
– Le prolixe Monsieur To, habitué de Webcomics.fr, mais aussi de Manolosanctis (voire plus bas) est l’auteur, entre autre chose, d’Etat des lieux, qui s’inscrit dans la tendance forte de l’autofiction de la dernière décennie, avec plus de nuances et de recherches que d’autres productions identiques que l’on trouve sur Internet (ou ailleurs), et un trait des plus élégants.
Le paradoxe de Fermi de Jean-Baptiste Crocodile vaut surtout par sa technique étonnante : l’auteur utilise un logiciel d’animation en images de synthèse qui lui autorise un hypperéalisme photographique vraiment surprenant, proche de l’esthétique des jeux vidéos. Proche aussi par son thème de certains jeux vidéos de ces dernières années, puisqu’il s’agit d’un récit post-apocalyptique qui réunit quatre femmes (à la plastique inévitablement avantageuse) luttant contre « une théocratie obscurantiste ». Ce n’est pas dénué de clichés et de retournements téléphonés, mais les fans du genre ne manqueront pas. Là aussi, un récit complet.

Agora, le nouveau projet de Manolosanctis

Ce qui passait, il y a un an, pour une petite maison d’édition en ligne à tendance communautaire est en train de prendre une ampleur nouvelle. Mon interprétation personnelle est que Manolosanctis s’écarte progressivement de la voie amateure jusque là largement majoritaire dans la création en ligne pour se donner une image résolument professionnelle et une solidité commerciale. Les albums papier se multiplient, et par conséquent la présence en librairie. Les éditeurs de Manolosanctis ont parfaitement compris la logique marketing qu’il y a à ne jamais cesser de faire des « coups » commerciaux pour entretenir la publicité et accroître sa visibilité. D’où, récemment, la mise en ligne d’une bande dessinée d’après le film True grit des frères Coen, avant même la sortie de ce dernier (et « en association avec Paramount », s’il vous plait) qui est déjà annoncé partout comme un succès en salles. Bon, l’essentiel est qu’on trouve encore sur Manolosanctis d’excellentes bandes dessinées et qu’elle continue de faire découvrir des auteurs de qualité, comme Thomas Gilbert qui en est au second volume de sa série Oklahoma Boy, ou encore Renart, autre habitué du site.
Le dernier grand projet de création lancé par Manolosanctis est Agora. Les éditeurs réitèrent ici le principe des « concours » avec parrainage qu’ils ont déjà expérimentés à deux reprises : à l’hiver 2009 avec Phantasmes, parrainés par Pénélope Jolicoeur et durant l’année 2010 avec 13m28, parrainé par Raphaël B. Signe des temps, ce n’est plus un blogueur bd qui prend le relais pour le troisième concours mais Thomas Cadène, créateur et scénariste de la bédénovela numérique Les autres gens. (Au passage, pour ceux qui ne le sauraient pas : Les autres gens a cédé à l’appel du papier et publie un recueil des premiers épisodes chez Dupuis prochainement.) Paradoxalement, cela signifie que Thomas Cadène a réussi son pari de rendre viable et intéressant financièrement un projet entièrement numérique payant. Bref.
Je rappelle ici le principe du concours Agora, qui est le même que pour 13m28. Thomas Cadène a dessiné seize pages d’une histoire alléchante où il exploite son goût pour le croisement du fantastique et du quotidien. Dans un futur proche, la planète Terre est recouverte à un cinquième de sa surface par une étrange et informe masse rouge qui semble vivante. Elle provoque chez les populations des paniques et change définitivement, quoiqu’imperceptiblement, la vie des êtres humains. 16 pages de Thomas Cadène, dont on connaît l’art d’invention de profils psychologiques de personnages variés, fixent les lignes principales d’une intrigue dont les auteurs de Manolosanctis et autres participants sont invités à s’emparer. La caractéristique de Manolosanctis est d’être un éditeur « communautaire », c’est-à-dire qui utilise les forces vives d’une communauté d’internautes, du dessinateur au lecteur en passant par le scénariste (tant au niveau de la création qu’au niveau de la ligne éditoriale). Le tout étant sous-tendu par un système de forum, d’activation des réseaux sociaux, et de commentaires. Plusieurs épisodes se sont donc mis à naître spontanément à partir de l’intrigue principale de Thomas Cadène, pour l’essentiel par des auteurs débutants. Il n’y a pas de règles fixes tant qu’un rapport est établi avec l’épisode-mère : les épisodes-filles peuvent se dérouler après ou avant, emprunter les personnages existant ou en inventer des nouveaux, et bien sûr, aucune contrainte stylistique n’existe véritablement. D’autre part, les auteurs sont encouragés à faire correspondre leurs épisodes (s’emprunter des personnages, des situations, etc.) pour obtenir, au final, une trame cohérente et un album prévu pour septembre 2011. La proposition de Thomas Cadène appelle toute sorte de scénarios, du contemplatif au plus aventuresque, voire à l’humoristique. Déjà, 13m28, qui utilisait les mêmes principes, avait démontré la variété des idées qui pouvait naître de ce type de projet collaboratif. Les projets individuels d’épisodes sont mis en ligne au fur et à mesure de leur réalisation et le lecteur a parfois accès à de délicieux étapes de croquis préparatoires, ainsi qu’aux discussions sur le scénario via le forum, par exemple.
Pour lire les épisodes du projet Agora : http://www.manolosanctis.com/contests/vivre-dessous
L’intérêt esthétique de ce concours est d’exploiter le potentiel créatif d’une communauté web dans son ensemble, afin d’exploser les possibilités scénaristiques et narratives de la bande dessinée. On en revient à la définition de « toile infinie » qui caractérise la bande dessinée numérique selon Scott McCloud. Internet démultiplierait les possibilités de la bande dessinée. Pas forcément individuellemment : la plupart des épisodes sont bons, mais sans trop d’originalités, mais plutôt sur la longueur. Agora concrétise et amplifie des principes scénaristiques jouant sur la gestion parallèles d’intrigues variées au sein d’une « série » aux ramifications potentiellement infinies, principes mis en oeuvre par exemple dans la série Donjon et ses multiples époques, ses multiples intrigues, ses multiples personnages. Internet devient alors une caisse de résonance très efficace. Le concours Agora, lancé lors du festival d’Angoulême, prend fin à la fin du mois de mars.

8comix, ou le plaisir du feuilleton

L’un des effets les plus généralisés de l’émergence du numérique sur la lecture de bande dessinée a été le grand retour d’un plaisir feuilletonnesque que la perte de vitesse des périodiques de bande dessinée avait quelque peu fait oublier dans les décennies précédentes. Je ne vais pas revenir là-dessus dans le détail, mais les années 1990 avaient été caractérisées par un net retournement de situation éditoriale, où le support de base pour lire de la bande dessinée n’était plus la revue mais l’album, et que, corrolairement, le rythme de lecture dominant n’étant plus la périodicité (avec ses suspens et ses aventures à suivre) mais le récit complet.
Que le numérique ait permis le retour de la lecture feuilletonnesque en bande dessinée est une évidence : tant les dessinateurs de webcomics que ceux de blogs bd ne livrent pas à leurs lecteurs un produit fini et entier, mais des épisodes à suivre, parfois sur le fil de l’improvisation, recréant ce lien particulier du « rendez-vous » de lecture qui avait fait le succès des périodiques de bande dessinée dès les années 1930. Déjà, début 2010, le projet de Thomas Cadène Les autres gens avait repris cette idée que la diffusion de contenus sur Internet fonctionnant selon le principe de la mise à jour (favorisé, entre autre, par la généralisation des flux RSS qui informent l’internaute des parutions au fur et à mesure), l’une des richesses que le numérique pouvait apporter à la bande dessinée était ce fameux retour à une pratique de lecture quelque peu oublié et qui avait pourtant fleuri dans les années 1950-1970 en France et dominait la narration des séries télé : l’épisode quotidien. 8comix se base sur une idée semblable. Contrairement à beaucoup d’expériences de lecture numérique, la proximité avec le papier a été nettement privilégiée par l’utilisation d’un format « blog » : une succession verticale de planches/épisodes sans logiciel de lecture case par case, sans clics de la part du lecteur comme on trouve chez Manolosanctis sus-cité, ou encore Les autres gens.
8comix est avant tout un projet d’auteurs professionnels « papier ». Il s’agit au départ de l’initiative de 8 auteurs (rejoint depuis par trois autres) ayant créé fin janvier une plate-forme de diffusion en ligne gratuitement accessible. Chacun des auteurs l’utilise comme bon lui semble. Certains s’en serve comme d’une plate-forme de pré ou post-publication pour des albums prévus pour le papier, déjà sortis ou encore à sortir. D’autres y menent des expériences de créations inédites.
– C’est le cas de Efix qui profite de 8comix pour livrer une histoire plus personnelle que ses albums papier puisqu’il se lance dans une auto-psychanalyse délirante intitulée Anarchie dans la colle. Si le propos reste relativement classique, parfois un peu trop décousu, on sent bien que le numérique a libéré l’auteur du format de la page et lui a permis de faire exploser quelques codes : enchaînements rapides et très libres, ajouts de photographies, mélange de dessin et de texte typographié… Reste à voir les méandres que va prendre ce récit personnel.
– C’est le cas aussi d’Alfred et Cyril Pedrosa qui travaillent sur un strip hebdomadaire, José, l’histoire d’un petit extraterrestre complétement débile qui a pour mission de diffuser l’amour sur Terre.
– Et donc je vous parlais d’auteurs qui utilisent 8comix pour pré ou post-publier leurs albums papier. Si j’étais d’abord sceptique face à cette idée, je l’ai testée avec L’île au cent milles morts de Fabien Vehlmann, dessiné par Jason (sorti ce mois-ci chez Glénat). Le résultat est tout à fait probant, en réalité. Outre l’argument financier (l’accès gratuit et illimité sur le site), lire cet album en ligne permet de revenir à ce plaisir feuilletonnesque que j’évoquais au début. C’est un nouvel épisode de six pages qui est publié chaque semaine, et le « rendez-vous » fonctionne.bien. Il faut dire qu l’histoire de Vehlmann s’y prête bien. Il nous propose une sorte de remake onirique de L’île au trésor de Stevenson : une jeune fille, Gweny, trouve un jour une bouteille contenant la carte menant à un trésor. Or, il s’agit de la même carte que son père a suivi il y a cinq ans ; il n’est jamais revenu. Gweny décide de faire appel à une bande de pirates pour atteindre l’île. Le scénario est plein de surprises, car on découvre bien vite que cette bouteille à la mer n’est qu’un piège fomenté par une étrange confrérie. Le feuilleton, évidemment, se nourrit très bien de l’aventure façon récit de pirate. Et le style de Jason, posé et méditatif, s’avère finalement être un très bon moteur à suspens, tout en amplifiant les côtés surréalistes du scénario.
– Dernière bonne pioche dans 8comix : Babel de Gess. Une histoire de tueur à gages de la Belle Epoque siècle avec une esthétique de gravure à l’ancienne et une belle densité littéraire. La publication n’est que bimensuelle, mais toutes les semaines est publié un « intermède » amusant aux allures de faits divers fantastique, ou de légende gothique, dans l’esprit de la série. Une façon de ne pas perdre le contact avec le lecteur, et de s’évader un peu hors de l’intrigue principale.
On suivra le blog d’8comix pour rester informé des nouveautés (http://blog.8comix.fr/). 8comix essaye ainsi, par la diffusion en ligne, de créer des rapports de lecture différents. On est plus ici dans une réflexion sur le potentiel de diffusion ouvert par Internet pour la bande dessinée que sur son potentiel de création. Mais, déjà, les mentalités changent, les idées progressent, les expériences se multiplient, et le numérique trouve sa place face, ou en complémentarité avec le papier.

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