En 2002 sort chez Dargaud le premier volume du Chat du rabbin, et c’est le succès pour cette bande dessinée dont le personnage principal, un chat, habite la Casbah d’Alger chez son maître, le rabbin Abraham Sfar. Après avoir avalé le perroquet de la maison, le chat se met à parler et réclame sa bar-mitsva, la cérémonie réservée aux garçons juifs ayant atteint la puberté. Il faut dire qu’en plus d’être un vrai chat qui court après les souris, apprécie le poisson cru et ne dédaigne pas une chatte en chaleur s’il la rencontre la nuit sur les toits d’Alger, c’est un chat philosophe voire théologien, jamais en reste lorsqu’il s’agit de faire une remarque sur les hommes ou les dieux, et les rapports qu’ils entretiennent.
Son point de vue était celui de la BD, et maintenant c’est celui du film sorti récemment et qui rassemble des éléments de trois des cinq volumes. Le film porte le même titre, il dure 1h40 et Joann Sfar s’est associé à Antoine Delesvaux pour la réalisation et à Sandrina Jardel pour le scénario. Il ouvre sur un décor de zelliges, ces carreaux vernissés, à motif abstraits, qui décorent les maisons orientales. La musique originale d’Olivier Daviaud donne le ton. Très vite aussi on voit la ville d’Alger dans les années 20, et on la reverra plusieurs fois dans le film, toute de ruelles tortueuses et pentues rendues dans une dominante ocre (tous les ocres) sur fond bleu. Un bleu plus sombre domine les scènes nocturnes en ville, dans la campagne, le désert, tant dans l’œuvre papier que dans l’œuvre cinématographique. On voit aussi le port d’Alger en pleine activité. Le dessin est particulièrement soigné, très en relief même dans la version 2D et l’on se souvient de la dédicace du premier volume de la BD : « un hommage à tous les peintres d’Alger au XXe siècle ». Joann Sfar reconnaissait sa dette envers les orientalistes modernes dans leur diversité.
La sensualité de la ville est aussi celle de la fille du rabbin, qui répond toujours au doux nom de Zlabya et qui reçoit les attentions du chat. Zlabya est confinée à la maison ou à l’espace de la terrasse. Ce sont de fort beaux endroits, la maison pour son architecture et sa décoration orientale, la terrasse pour le paysage urbain qu’elle permet. C’est toutefois un monde de l’enfermement qui ne dit pas son nom. Le film ne revient pas sur ce choix.
La langue que l’on parle dans l’Alger de ces années-là charme l’oreille. On connaît les modifications grammaticales qu’apportent les Russes au français. à commencer par l’élision de l’article et la mise à mal des prépositions ; le jeune homme dit dans le volume 5 : « Apprends-moi dire amour sans faire rire toi ». On connaît moins le français que parlaient en Afrique du Nord ceux, l’immense majorité de la population, y compris chez les non musulmans, qui n’étaient pas Français de souche, comme l’on disait. Joann Sfar a retrouvé cette syntaxe authentique des juifs d’Afrique du Nord, encore qu’il évite de donner dans le folklorisme, et qu’il fasse souvent parler les personnages, par le biais du chat, au discours indirect, tout autant dans le film que dans la BD. Le pronom de reprise est fréquent : « Raymond Rebibo, il va pas renier le nom de ses ancêtres, va ! » (vol. 3), ou encore, dans le film, « Ma fille, elle aime mon café ». Enfin, le pronom relatif connaît un usage simplifié : « le Malka des lions regarde les gens d’une façon qu’on n’a pas envie de lui dire non », se permet le chat dans le volume 2. C’est cette même syntaxe que l’on trouve dans le film. Quant à l’hébreu, que l’on retrouvera plus loin dans cet article, il n’apparaît que dans les interjections et les apostrophes. Cette diversité linguistique se prête bien à la mise en scène cinématographique et donne du sel à pas mal de scènes. Et c’est pourtant ici que le bât blesse : puisque le film est parlant, les personnages sont bien sûr doublés. Pour le rabbin Abraham, Maurice Bénichou fait merveille, de même que Mohammed Fellag pour le cheikh ou Jean-Pierre Kalfon pour le Malka. Mais Hafsia Herzi, avec son accent des banlieues, ne convient pas bien à Zlabya, à moins qu’il ne faille voir là un clin d’œil procédant du trop plein de bonnes intentions caractérisant ce film.
Dans le film, seuls les volumes 1, 2 et 5 ont été utilisés. Pour le volume 4, il semblerait que ce soit le caractère parfois mélancolique des dialogues qui ait dissuadé les réalisateurs : on y parlait de la vie et de la mort, de l’étude et de la guerre et de l’éventualité d’avoir une terre à soi.
Le volume 3 qui voit le rabbin, sa fille, son gendre, et son chat bien sûr, se rendre à Paris n’a pas été retenu par les scénaristes. Il est, de façon intéressante, intitulé « L’exode » et contient une méditation sur le regard que les Parisiens pouvaient porter sur le monde nord africain. On comprend que les volumes choisis contenaient largement assez de matière. Les autres pourraient servir d’ailleurs à la réalisation d’autres films, le 4 plus poétique, inspiré par le Malka des lions et ses contes, le 3 plus polémique.
Le monde du Chat du rabbin est riche du caractère cosmopolite et plurilinguistique de l’Algérie des années 1920 mais aussi des déplacements de ses personnages. Il y a de petits et de grands voyages ; le petit est celui que fait Abraham quand il va à la rencontre du cheikh Mohammed Sfar (eh, lui aussi s’appelle Sfar, et il est musicien, comme Joann Sfar), son frère et son maître en sagesse.
Les héros connaissent des épreuves, telle celle de la dictée en français qu’impose le Consistoire de Paris au rabbin Sfar, à lui qui, comme dit son chat, fait faire « la prière en hébreu à des juifs qui parlent arabe ». Cet épisode donne l’occasion à Joann Sfar de sortir des constructions orientales pour entrer dans le monde très reconnaissable, et architecturalement différent, des écoles de la République. Autre aventure, celle où les principaux personnages masculins partent à la recherche de la Jérusalem d’Afrique, ce qui permet à Sfar non seulement de contenter les amateurs d’histoire de l’automobile puisque les voyageurs utilisent un véhicule et le guide de la croisière Citroën, mais aussi, au moment où ils traversent le Congo, de citer Hergé : le désert est bien celui que traverse le journaliste, jeune homme terriblement guindé et condescendant, pâle comme un mirage, et parlant avec l’accent belge. Le célèbre série en devient un objet un brin ringard.
Le contenu idéologique de l’ensemble des volumes est complexe. On y trouve une réflexion sur la norme à travers les discussions théologiques ou les moments de transgression. On notera que c’est une affaire d’hommes, et de chat : la fille du rabbin, affectueuse, belle et attirante, ne rêve que de bonheur amoureux. On trouve dans ces discussions le désir que rien ne change et l’espoir du changement, dans un univers menacé de partout : par le modernisme, par la montée de l’antisémitisme, par le fanatisme des uns et des autres. Se dégage de ceci, plusieurs fois, la question d’Israël, dans une sorte de mouvement rétrospectif puisque le bédéiste Sfar connaît l’histoire telle qu’elle s’est déroulée des années 20 à nos jours. Celle-ci apparaît lorsqu’il s’agit du statut de l’hébreu. Le rabbin dit : « Ma fille, ça ne se parle pas l’hébreu … c’est juste pour faire les prières» (vol. 5, et dans le film). Quant à la recherche de la Jérusalem d’Afrique, elle permet de poser la question d’une terre pour les juifs, allusion sans l’être à Israël. Joann Sfar semble n’avoir pas voulu s’engager dans un débat politique particulièrement brûlant, pour la nommer la question israélo-palestinienne ; il l’a fait il y a quelques années et cela lui lui a valu des critiques. On entend cependant le jeune disciple du rabbin s’enthousiasmer au début du film pour « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » formule qui apparaissait dans le vol. 5 et qui concerne la Jérusalem d’Afrique. Apparaît en contre-point la question de l’intolérance des religions, tant pour les tribus chrétiennes d’Éthiopie que pour les tribus musulmanes du désert. « Dommage, dit le film, que Dieu laisse parler tant d’ignorants en son nom. »
La communauté juive pour sa part est montrée comme un univers modeste, chaleureux et un peu querelleur. Elle reçoit des visiteurs qui apparaissent comme des marginaux : le jeune rabbin venu de Paris, tout empreint de raideur, et surtout le cousin Malka dont le lion n’est pas bien effrayant et qui surtout, dans le livre 4, se révèle merveilleux conteur et poète. Le visiteur important dans le film est le jeune Juif russe qui n’apparaissait que dans le volume 5. Sa personnalité, son statut d’artiste, son langage et sa spontanéité amoureuse apportent beaucoup de fraîcheur aux aventures. Sa présence permet également, en ajoutant aux airs orientaux des mélodies du monde ashkénaze, de donner une belle coloration musicale au film.
La volonté de consensus amène par moments le propos à devenir lénifiant. Une place à part doit ainsi être faite aux Français de souche, les Juifs étaient devenus français avec le décret Crémieux un demi siècle plus tôt. Le film a gardé la scène de la BD où le rabbin est expulsé d’un café ; il n’a pas retenu celle, très dure mais non moins historique, où le maire raciste d’Oran s’exprime devant public exalté.
Ne boudons toutefois pas notre plaisir. Peut-être Sfar a-t-il voulu présenter une jolie fable accessible à tous les publics. Cette œuvre cinématographique est charmante et le dessin rend très bien compte de la fascination exercée par la vieille ville d’Alger, d’un monde gens pas très riches mais chaleureux, conscients d’être regardés comme des étrangers dans leur propre pays mais qui n’en perdent pas leur humour pour autant. La bande originale, de la ballade orientale à la musique klezmer, se veut populaire et enchante le film ; le choix d’Enrico Macias, à la fin du film, pour une chanson en plusieurs langues successives, semble aller dans ce sens.
Sfar a manifestement voulu, dans le film comme auparavant dans la BD, évoquer de façon nostalgique l’Afrique du Nord d’autrefois, la culture sépharade que défendait Georges Moustaki dans la préface du vol. 3, le monde qu’ont connu ses ancêtres où Juifs et Arabes ne vivaient pas forcément en bonne intelligence mais au moins cohabitaient de façon globalement pacifique dans le partage de la beauté du monde.
Anne-Marie Montebello