Le silence de ces dernières semaines s’explique par le fait que mon esprit soit actuellement fort occupé à la réalisation d’une série de longs articles sur l’histoire de la bande dessinée numérique française, travail dont vous entendrez parler, si tout va bien, dans les semaines qui suivent. Cela ne m’empêche pas, au passage, de pointer quelques observations qui me viennent et que, faute de place, je n’ai pas gardé dans le texte final. Je vais profiter du blog pour les exposer à votre sagacité de lecteur assidu de Phylacterium… Et puis tant que je vous parle de bande dessinée numérique, EspritBd organise à l’ISEG ce jeudi 12 avril une rencontre qui s’annonce passionnante sur le sujet, avec de prestigieux invités tels que Thomas Cadène, Malec, Thomas Mathieu, Pierre-Yves Gabrion, Anthony Rageul, Julien Falgas. Bref, des personnes capables d’évoquer le sujet épineux de la « création » de bande dessinée numérique
Mes reflexions m’ont conduit au niveau de l’histoire de l’art numérique. Pour reprendre l’un des passages de l’appel à communication lancé par Comicalités aujourd’hui même (dans une section dirigée par Julien Falgas et Anthony Rageul (oui, les deux en même temps !)) : « Considérée comme objet esthétique, la bande dessinée numérique invite à observer comment elle s’inscrit dans l’histoire de l’art, comment s’y manifestent ou non les enjeux de l’art contemporain à l’orée du XXIème siècle, comment elle fait ou non écho aux autres arts numériques. ».
De fait, j’ai choisi de ne pas traiter cette question pourtant essentielle dans ma série d’articles à paraître, à la fois pour me concentrer sur le « noyau » de la bande dessinée numérique, et par méconnaissance du domaine de l’histoire des arts numériques. Une lacune qu’il me faudra vite combler, d’ailleurs, car je pense qu’il y a beaucoup à chercher du côté des enrichissements de la bande dessinée par les arts numériques.
Mon attention a d’abord été attirée par une référence trouvée un peu par hasard sur Internet : les oeuvres de François Coulon. J’ai découvert son travail grâce à cet article de Philippe Bootz sur le site de Leonardo/Olats, association scientifique d’étude et de recherche dans le domaine des arts numériques et des technosciences. L’article a le grand mérite de considérer la « littérature numérique » au sens large, et donc d’y inclure des oeuvres proches de la bande dessinée, et enfin de faire ce lien avec le média bande dessinée. Ultérieurement, je me suis rendu compte que les oeuvres de François Coulon ont servi à Jean Clément, spécialiste des littératures numériques, d’exemples d’oeuvres « hypermédiatiques » qu’il appelle « hyperfiction » ou « fiction interactive » (dans Multimédia, les mutations du texte, dirigé par Thierry Lancien, p.27-40, article disponible à cette adresse). Or, dans ce même ouvrage collectif, beaucoup de chercheurs font appel à la bande dessinée pour décrire certains dispositifs multimédia, par exemple Jacques Anis pour décrire des dispositifs de conversation électronique sur les chats (nous ne sommes plus dans le domaine de la fiction). On pourrait d’ailleurs discuter sur la pertinence de ces comparaisons, mais ce qui m’intéresse ici est plutôt le fait que la bande dessinée rentre dans le champ de vision de spécialistes des langages numériques, artistique ou triviaux.
François Coulon, donc… François Coulon est un auteur de fictions numériques et jeux vidéos au moins depuis le début des années 1990. L’article de Philippe Bootz le cite comme un « pionnier » de la fiction hypertextuelle. Au moins quatre de ses oeuvres ont à voir avec la bande dessinée : Egérie (1991 sur Atari avec Laurent Cotton), La Belle Zhora (1992), 20% d’amour en plus (1996, édité en Cd-Rom chez Kaona) et, un peu plus récemment, Pause (2002, édité en CD-Rom chez Kaona). Des deux premières, Philippe Bootz dit « Ces deux hyperfictions sont des bandes dessinées interactives (les zones de textes ne se mélangent pas aux images). ». De fait, on est bien face à une forme de narration en dessin qui emploie, en terme de séquentialité et de rapports texte/image, des dispositifs semblables à ceux de la bande dessinée papier.
La notion de « bandes dessinées interactives » est employée pour décrire des oeuvres numériques empruntant aux codes de la bande dessinée mais dans lesquelles l’intervention du lecteur influe sur le narration (je schématise à fond). C’est le cas de Egérie où le lecteur suit une journée dans la vie d’une jeune parisienne, et fait pour elle des choix qui ont des conséquences irrémédiables sur la suite de l’histoire. La Belle Zhora est plutôt décrit comme un hypertexte « d’exploration » au sens où le lecteur est libre de naviguer dans les différents éléments de l’image pour déclencher des textes. Les dispositifs utilisés dans toutes ces oeuvres, et la notion d’interactivité appliquée à la bande dessinée, vont être introduits au début des années 2000 dans les bandes dessinées numériques que je traite dans ma série d’articles, par Fred Boot, Anthony Rageul et aussi par les auteurs du webzine @Fluidz. D’où la familiarité que j’observe entre mes bandes dessinées numériques et ces oeuvres issues des arts numériques, dont l’auteur n’appartient pas au « champ culturel » de la bande dessinée, ce qui explique pourquoi il m’avait échappé.
La découverte des oeuvres de François Coulon m’inspire deux observations par rapport à l’histoire de la bande dessinée numérique, et à ce que pourrait être une histoire de la bande dessinée numérique :
1. La première observation est simplement de me demander, en terme de logiques historiques, s’il y a un lien entre les oeuvres susdites et les autres oeuvres que j’identifie comme appartenant à la bande dessinée numérique, à la même époque (le site xxeciel.com de Hislaire, John Lecrocheur, Operation Teddy Bear, @Fluidz…). Les auteurs de bande dessinée ont-ils eu connaissance de ce qui se passait du côté des arts numériques ou s’agit-il de deux voies parralèlles, l’une partant de la bande dessinée, l’autre partant de la fiction hypertextuelle, mais les deux parvenant au même endroit ? Une fois de plus, c’est la question des influences et des hybridations entre des médias différents qui se pose. On pourrait interroger de même le dialogue entre l’animation graphique et la bande dessinée dans les récents Turbomedia de Balak et ses collègues, avec d’autant plus d’acuité que ces créateurs sont généralement à la fois des auteurs de bande dessinée et des animateurs, qu’ils « incarnent » en quelque sorte l’hybridation qu’ils mettent en scène dans leurs oeuvres.
2. Et puis, pour mettre un peu en question mon propre travail de recherche historique sur la bande dessinée numérique, je m’interroge sur les dangers d’une histoire « bédécentrée », qui partirait d’une définition de la bande dessinée papier pour étudier son adaptation au contexte numérique. Pour l’instant, c’est en ce sens que j’ai travaillé : voir comment le champ culturel de la bande dessinée (ses auteurs, ses éditeurs, son langage, ses médias, ses critiques) entrait dans la course numérique. Jusque là, j’ai tenté de relier la bande dessinée numérique aux évolutions des vingt dernières années de la bande dessinée papier. Or, il y aurait tout à gagner à aller voir aussi du côté des arts numériques et, en sens inverse, à s’interroger sur la façon dont la bande dessinée (cette fois non en tant que champ culturel, mais en tant « qu’espèce narrative à dominante visuelle », pour reprendre Thierry Groensteen) est employée dans des fictions numériques.
Mes réflexions rejoignent finalement la direction vers laquelle tendent Julien Falgas et Anthony Rageul dans leur appel à communications et, d’une façon plus générale, la vision de la bande dessinée numérique de création qu’ils défendent dans leurs travaux de recherche et leurs interventions. C’est l’idée que la notion de « bande dessinée » est bien trop réductrice pour évoquer ce qui appartient, globalement, à de la « fiction numérique » qu’on pourrait dire « à dominante visuelle », par opposition aux oeuvres numérique purement textuelles. La bande dessinée numérique nous oblige à repenser la définition de la bande dessinée, à en étendre encore les frontières, comme son arrivée dans la presse l’avait recomposé au milieu du XIXe siècle.
Mais finalement, c’est un vrai paradoxe d’historien du culturel que je me pose et qu’il me faudra résoudre. Pour faire l’histoire de la bande dessinée numérique, il me faut quitter l’histoire de la bande dessinée. Comment décrire l’histoire d’un objet culturel dont la principale identification est médiatique, comme un marqueur que l’on appose pour relier telle fiction numérique à un champ culturel prédéfini, pour en faciliter la diffusion ? Comment faire l’histoire de la bande dessinée numérique alors que ses frontières ne sont pas encore délimitées, ou qu’elles le sont de façon très limitatives ? Finalement, comment est-ce qu’un champ s’autonomise, pour reprendre les termes de Luc Boltanski à propos de la bande dessinée dans les années 1960, et est-ce que celui de la bande dessinée numérique s’est rééllement autonomisé de ce qui est son « équivalent » papier ? Est-ce qu’il est pertinent, pour parler de bande dessinée numérique, d’aller du côté de l’art numérique sans garantie qu’il existe entre les deux champs un véritable dialogue ? On constate qu’il reste du pain sur la planche à qui veut s’intéresser à l’histoire de la bande dessinée numérique…