L’un des sujets de prédilection de Phylacterium ayant toujours été la bande dessinée numérique, c’est ce sujet qui sera celui de mon premier article : un petit bilan de deux ans de bande dessinée numérique française. Que s’est-il passé entre l’automne 2012 et l’automne 2014 ?
Rappelez-vous, revenons deux années en arrière : nous avions laissé la sphère du récit numérique dans un état d’ébullition, tant sur le plan de la construction esthétique du média que sur le plan de sa construction comme industrie culturelle et comme pratique de lecture. En trois ans, entre 2009 et 2012, un nombre de projet novateurs avaient vu le jour ou avaient gagné en visibilité dans des directions très différentes : plateformes Izneo et Manolosanctis, multiples applications mobiles dont celles d’Ave!Comics, avec Bludzee, lancement des Autres gens de Thomas Cadène et son équipe de dessinateurs et scénaristes, œuvres novatrices financées par des éditeurs traditionnels comme 3 secondes de Marc-Antoine Matthieu chez Casterman, théorisation et mise en pratique du turbomédia comme nouveau paradigme esthétique, prix remis à Angoulême dans le cadre du pavillon Jeunes Talents…
La multitude des pistes ouvertes me faisait alors écrire dans mon Histoire de la bande dessinée numérique française en juin 2012 que la bande dessinée numérique en était arrivée au stade de « l’autonomisation » vis à vis de la bande dessinée papier dans la mesure où elle se construisait une nouvelle grammaire et que des essais de financement sans le soutien du papier naissaient peu à peu pour en faire une industrie culturelle autonome.
Mon bilan de deux années de bande dessinée numérique avait été plutôt mitigé sur le plan de la structuration et la stabilisation économique : les efforts menés tant du côté des éditeurs (diffusion numérique d’albums papier) que des auteurs (revues numériques et modèle de l’abonnement ou de l’application) ont montré leurs limites et ne sont pas apparus comme assez aboutis pour construire un véritable marché. Je vais avancer dans cette seconde partie quelques hypothèses quant aux raisons qui peuvent expliquer ce ralentissement, en rappelant bien à mes lecteurs que, n’étant ni économiste, ni éditeur, ni auteur, il ne s’agit que de supputations à partir de quelques lectures… Il est certain que d’autres acteurs, mieux placés, éditeurs et auteurs, puissent faire émerger des explications plus concrètes. Ces deux raisons, parmi d’autres, sont la temporisation des éditeurs et la précarisation des auteurs.
Des éditeurs traditionnels en pleine restructuration
Du côté des éditeurs, les années 2009-2012 avaient vu à la foi l’apparition d’éditeurs numériques ou hybrides proposant des créations originales (Foolstrip, AveComics !, Manolosanctis) et quelques initiatives d’éditeurs papier vers le numérique (3 secondes de Marc-Antoine Mathieu chez Delcourt, Uropa d’Yslaire chez Casterman), la plus importante d’entre elle étant l’organisation autour d’Izneo, qui pouvaient apparaître comme les débuts d’une importante mutation. Or, les années 2012-2014, décrites plus en détail dans mon précédent article, ont vu un repli vers la part la moins originale de la bande dessinée numérique, la diffusion d’albums papier, tandis que les éditeurs numériques disparaissaient sans être remplacés par d’autres sociétés. La construction d’un modèle économique pour la diffusion de créations originales semble ne plus être un enjeu pour l’édition traditionnelle.
Le symbole de ce virage important est sans doute la création de la revue Papier chez Delcourt en septembre 2013, co-dirigée par Yannick Lejeune et Lewis Trondheim. On pourra s’étonner que l’un des éditeurs au chiffre d’affaire le plus important (donc potentiellement le plus à même d’expériementer) recrute deux pionniers de la bande dessinée numérique pour donner naissance à une revue dont la marque de fabrique affirmée est justement le retour au modèle de la revue papier, sans lien réel avec le numérique, ni contenu ajouté, ni interactivité cachée1. Le paradoxe est amusant. Il est, bien entendu, révélateur de l’impasse économique dans laquelle se trouve la bande dessinée numérique pour exister en tant qu’industrie culturelle à part entière. Pour gagner de l’argent avec la bande dessinée numérique, il faut faire de la bande dessinée papier.
C’est très nettement ce parti pris que les éditeurs traditionnels ont choisi et, dans le fond, peut-on réellement leur en vouloir : la bande dessinée numérique existe en France depuis plus de quinze ans et aucune expérience économique n’a véritablement duré plus d’un an2. La direction prise par ces éditeurs est donc, naturellement, celle de l’exploitation numérique de leur catalogue papier, d’où les mouvements stratégiques entre les plate-formes Izneo, Numilog et Comixology que l’on aura vu ces deux dernières années. C’est là que les éditeurs mettent leurs billes.
Il y a deux lectures possibles de cette attitude. La première est de considérer que les éditeurs traditionnels (tous, les alternatifs comme les plus grosses maisons), soit par désintérêt pour la question, soit par méconnaissance, soit par affolement, n’ont pas de réelle stratégie numérique autre que celle de la « présence » a minima par l’exploitation du catalogue papier au format numérique ou par le repérage de jeunes talents (à l’image de la plateforme Delitoon de Casterman). Cela agrémenté de quelques expérimentations très ponctuelles et toujours centrées sur leur fonds d’investissement papier, comme l’application Lanfeust de Troy (mars 2013), le lancement de Spirou Z (avril 2013), la nouvelle application de lecture des Humanoïdes Associés (septembre 2014).
La seconde lecture est liée au modèle actuellement dominant dans les industies culturelles, celui du transmédia. Elle est évoquée par Marc Carakehian, auteur d’un mémoire intitulé Economie du livre et numérique : quels scénarios pour la bande dessinée ?3. Il revient sur la transformation des éditeurs de comics américains comme gestionnaires de licences multimédia à partir de la fin des années 1990 (l’exemple le plus manifeste étant Marvel), puis dresse un parallèle avec l’attitude des éditeurs français de la fin des années 2000 : « Ils deviendraient des « éditeurs-producteurs », capables de décliner une « intention éditoriale » sous toutes ses formes (bande dessinée papier, bande dessinée numérique, film, dessin animé, jeu vidéo, etc.), en réfléchissant dès le départ à l’expérience de consommation particulière que chacune pourrait procurer ». Il rappelle ainsi le rachat par le groupe Media-Participation de deux sociétés de jeux vidéos, Anuman Interactive et Gravity. Cette stratégie étant déjà suggéré par Sébastien Celimon dans son ouvrage Etat des lieux de la bd numérique en 2009. Il évoquait comme un des avenirs de la bande dessinée numérique son « intégration dans un dispositif transmedia », notamment par la gestion de licences. Dans la logique d’exploitation transmédia d’une licence, il n’y a pas forcément de hiérarchie entre les différents médias : il ne s’agit pas simplement de décliner sur d’autres médias une œuvre papier, il s’agit de créer un univers narratif qui va faire l’objet d’une exploitation dans différents médias. Ce qui est au centre, c’est l’histoire, non un support spécifique. L’exemple français le plus connu est celui de la licence Wakfu détenue par Ankama qui est déclinée en bd, jeu vidéo, dessin animé, jeu de cartes. Ce modèle étant actuellement dominant, il est possible que ce soit vers lui que les éditeurs regardent, même si aucune véritable tentative dans ce sens a eu lieu en France de la part des éditeurs papier, sauf à considérer l’application Lanfeust de Troy comme une stratégie transmédia comme le suggère Martin Boonen (http://www.lettresnumeriques.be/2013/11/22/la-bande-dessinee-numerique-choisit-son-camp/). Mais ce constat trahirait une vision très appauvrie des réalités potentielles du transmédia. Je reste moi-même assez sceptique face à cette stratégie qui présente aussi le risque de brider la créativité dont a besoin la bande dessinée numérique en mettant la gestion de la licence entre les mains de décideurs financiers, et non entre les mains des auteurs.
Dans les deux cas, la bande dessinée numérique vue par le monde de l’édition est économiquement un appoint qui, semble-t-il, a insuffisamment fait ses preuves. Les deux lectures ont en commun de révéler une forme de temporisation de la part des éditeurs face au numérique. En l’absence de structure organisée, la bande dessinée numérique est donc condamnée à demeurer un objet culturel appuyé sur la bande dessinée papier, soit comme second mode d’exploitation d’albums papier, soit en étant créée par des auteurs par ailleurs rémunérés dans l’industrie papier. Et on en arrive ici au second point de mon article…
La précarisation des auteurs : un contexte défavorable
Qu’en est-il des auteurs ? Une partie des auteurs ont accompli leur mutation numérique, au sens où ils ont accepté, et appris, le langage spécifique de la bande dessinée numérique. Comme je l’exposais dans mon précédent article, sans doute est-ce là la grande leçon des années 2009-2014 : en tant qu’esthétique, la création numérique est entrée dans la palette de nombreux créateurs jusqu’ici attachés au papier et qui ont ainsi suivi les pas de Lewis Trondheim ou d’Yslaire. De même, dans les écoles, à Angoulême et à Lyon, notamment, de jeunes auteurs aboutissent à des projets numériques pertinents, à l’image de Klash, une bd numérique de Lna Morandi, ancien élève de l’école Emile Cohl : c’est le signe que le relais est bien passé et que les jeunes auteurs sont pleinement conscients de la nécessité d’évoluer dans un univers de création numérique. Mais revient l’éternelle question économique : peut-on vivre de la bande dessinée numérique ? Le problème est que cette question, qui était encore d’actualité dans les années 2000 où l’exemple de Scott McCloud ou encore la vogue des blogsbd étaient cités comme exemples, est en passe d’être détronée dans les années 2010 par une question bien plus cruciale : peut-on vivre de la bande dessinée ?
La question de la précarisation des auteurs de bande dessinée a ainsi émergé dans le débat public4. Tous les signaux indiquent qu’il est de plus en plus difficile de vivre uniquement de ses travaux graphiques. Je ne détaillerais pas ici l’ensemble des problématiques qui y sont liées (ils era temps d’y revenir dans un autre article), mais simplement rappeler une brève chronologie. Le SNAC-BD s’est fait l’écho des différents combats qu’ont du mener les auteurs, dont la question toujours irrésolues de la gestion des droits numériques. En effet, un accord-cadre avait été établi en mars 2013 entre le Syndicat National de l’Edition et le Conseil Permanent des Ecrivains pour clarifier le cadre légal et réglementaire de la cession des droits numériques, et le rééquilibrer en faveur des auteurs. Or, cet accord-cadre n’a pas encore valeur de loi (la démarche est en cours) et dépend donc du rapport de force entre auteurs et éditeurs. Lorsqu’au printemps 2014 Izneo annonce le lancement d’une formule d’abonnement illimitée, certains auteurs soulignent qu’ils n’ont pas été consultés, et que les droits sur ce nouveau modèle n’ont pas été négociés. La difficulté est que la question des droits numériques s’est avérée n’être qu’une des causes de la précarisation des auteurs : d’autres difficultés se sont faites jour. En particulier, la hausse de la TVA sur les droits d’auteur et la réforme de la retraite complémentaire des auteurs (qui augmente le taux de cotisation obligatoire), sont devenus de nouveaux coups portés à la stabilité de la profession. Deux actions ont été menées. En juin 2014 une lettre ouverte a été adressée à la ministre de la Culture de l’époque, Aurélie Filipetti, pour l’alerter sur cette précarisation ; la lettre a été signée par plus de 1100 auteurs, soit près de 75 % de la profession (selon le rapport de l’ACBD, 1492 auteurs vivraient de la bande dessinée en 2013). En octobre 2014, à l’occasion du festival de bande dessinée de Saint-Malo ont été lancé les « Etats généraux de la bande dessinée », opération menée par les auteurs, sous la forme d’une association pour proposer un état des lieux de la situation économique et un cahier de doléances contenant des propositions sur l’évolution de la profession.
La question du modèle économique de la bande dessinée numérique fait bien sûr partie de ces interrogations mais il a cessé d’être central maintenant que tout l’écosystème de rémunération des auteurs de bande dessinée prend l’eau. Le déplacement des enjeux économiques pour l’auteur de bande dessinée de sa conversion au numérique à la survie de ses conditions d’exercice dans l’industrie papier se lit dans les combats du SNAC-BD. Il est très significatif de constater que, si en 2010 le syndicat lançait un « appel du numérique », en 2014 la « lettre ouverte » à la ministre est bien plus large.
Dans ses conditions, il semble complexe de demander aux auteurs de continuer à porter le poids de la mutation numérique de l’industrie de la bande dessinée comme ils l’ont largement fait au moins depuis 2009. Cela ne suffit pas à expliquer que l’éclosion d’une bd numérique autonome n’ait pas eu lieu, mais cela explique qu’il n’y ait pas eu un mouvement de fond, et que les initiatives d’auteurs, de loin les plus durables de toutes les initiatives numériques professionnelles, en soient restées au stade expérimental. C’est peut-être ce qui explique que les créations de revues pendant les années 2012-2014 ont aussi été des créations papier. A côté des Mauvais esprit et Professeur Cyclope, de nombreuses revues papier ont vu le jour, dont certaines entretiennent un lien complexe avec le numérique dans l’histoire de leur fondation : Papier, La Revue Dessinée, Aaaarg !, Mon Lapin. Il est nécessaire de rappeler que le modèle économique de la revue est celui qui a permis, pendant une large part du XXe siècle, de stabiliser la profession de dessinateur de bande dessinée. Il est légitime de penser que tant que le problème de la précarisation des auteurs de bande dessinée n’aura pas été résolu, la stabilisation économique de la bande dessinée numérique, activité qui demande du temps, des moyens et des sacrifices, ne soit pas non plus résolue.
A la relecture mon constat paraît plutôt pessimiste, puisque la bande dessinée numérique semble être entrée, économiquement parlant, dans un cercle vicieux qui la condamne à en rester au stade d’expérience d’appoint de l’industrie papier. Les éditeurs temporisent et n’investissent donc pas en masse pour soutenir les initiatives d’auteurs ; ces derniers combattent sur d’autres fronts et doivent se préoccuper de stabiliser leur carrière papier avant de se lancer dans des expériences économiquement risquées. On pourra arguer du fait que la culture numérique n’est pas faite pour donner naissance à des modèles stables, que les lecteurs-internautes préfèrent l’accès libre. Pourtant, des expériences réussies dans d’autres domaines (en particulier la presse, avec arretsurimages.net et Mediapart, mais aussi la musique avec cd1d ou deezer) montrent que l’économique numérique est possible. Pourquoi pas pour la bande dessinée ?
1Pour reprendre le pertinent et mesuré premier éditorial : « Nier que l’idée de cette revue est apparue en sournoise et vicieuse opposition aux évangelistes du tout numérique ne serait que pur mensonge. Mais ne la qualifier qu’ainsi ne serait pas plus juste. ». Et, soyons justes, Papier recèle des qualités au-delà de son statut symbolique de point d’arrêt des expérimentations numériques.
2Deux exceptions notables me viennent en tête, avec quelques nuances : les éditions Lapin et l’entreprise Emedion. La première poursuit l’édition d’albums tirés des webomics mis en ligne sur le portail Lapin depuis 2005. La seconde a complété son activité d’aide à l’auto-édition de bandes dessinées numériques par l’édition de jeux vidéos.
3Nous n’avons malheureusement pas lu ce mémoire en entier mais en reprenons ici des extraits publiés en 2013 : http://www.lettresnumeriques.be/2013/11/22/la-bande-dessinee-numerique-choisit-son-camp/
4Le débat est bien sûr plus ancien que les années 2010… Il date au moins de la fin des années 1990 et de la fin du modèle économique de la revue au profit de l’album. Mais il semble réapparaître depuis quelques années