Je vous avais parlé sur ce blog, il y a quelques semaines, de la tenue de deux journées d’étude sur la représentation de l’auteur et le style dans la bande dessinée les 20 et 21 novembre. Ces journées étaient organisées par le GRENA (Groupe de REcherche sur le Neuvième Art), et plus particulièrement par Clotilde Thouret et Véronique Gély pour la première journée et Jacques Dürrenmatt pour la seconde. Il me semblait utile d’en faire un court compte-rendu subjectif afin de mettre en avant les réflexions les plus marquantes qui ont pu émerger des nombreuses interventions d’universitaires, mais aussi du dialogue avec les auteurs. Les organisateurs ont en effet eu la bonne idée d’inviter des auteurs pour compléter les propos qui avaient pu être tenus par des spécialistes non-praticiens.
Je précise également que ces journées s’inscrivaient dans le cadre d’un projet de recherche universitaire plus vaste, le programme de recherche « Autorités en partage », coordonné par Véronique Gély, dont l’un des objectifs est de mieux cerner ce qu’est « l’autorité littéraire », et comment la figure de l’auteur a évolué dans le temps et au sein des différents genres littéraires. A mes yeux, l’intérêt de ce partenariat ne réside pas tant dans le constat que l’université s’ouvre à la bande dessinée, constat un peu banal qui reposerait l’éternelle question de la « légitimation », mais dans ce qu’il interroge les apports de la littérature dessinée aux pistes de recherche des études littéraires universitaires largement dominées par la littérature « écrite ». Il y a là un dialogue fécond à nouer à la fois pour parler autrement de bande dessinée (autrement que les critiques non-universitaires) et autrement de la littérature (en décentrant le regard).
Car de façon attendue, la question des rapports entre littérature écrite et littérature dessinée, sujet du dernier livre de Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature, s’est posée à plusieurs reprises, et tout particulièrement lors de la première journée consacrée à la « figure de l’auteur littéraire dans la bande dessinée ». Comme l’a expliqué Clotilde Thouret en introduction à la journée, la présence d’un auteur littéraire dans une bande dessinée peut être l’occasion d’une mise à distance, ou d’un rapprochement, des deux domaines. Il s’agissait naturellement d’aborder cette relation avec un regard critique : Henri Garric, en introduction de son intervention, a ainsi expliqué que la thématique de la journée l’avait d’abord rendu perplexe. Selon lui, la bande dessinée propose un regard différent de celui de la littérature et, lorsqu’elle s’en rapproche trop, c’est « au mieux un acte de légitimation, au pire une dénaturation ». On retrouve ici les idées à l’origine de l’ouvrage qu’il a dirigé, L’engendrement des images en bande dessinée, qui, comme en écho à celui de Jacques Dürrenmatt, évoque ce qui est spécifique à la bande dessinée afin de lui éviter à avoir à se justifier face à la littérature.
Représenter l’auteur littéraire en bande dessinée
De prime abord, les interventions de la première journée confirmaient plutôt cette impression d’opposition en se penchant sur des bandes dessinées se plaisant à moquer la figure de l’écrivain. Ainsi, les présentations de Jacques Dürrenmatt sur Töpffer et Cham, de François Poudevigne sur le Pinocchio de Winschluss, d’Henri Garric sur Georges et Louis romanciers de Goossens, montraient bien comment, dans ces œuvres comiques, l’autorité de l’écrivain est malmenée : impuissant, ridicule, mégalomane… Il s’agit certes d’oeuvres comiques, soumises aux règles de la satire et de la caricature, mais les intervenants ont mis en évidence comment la figure de l’écrivain littéraire sert de repoussoir à l’auteur graphique. Jacques Dürrenmmat a ainsi rappelé combien, pour Töpffer, se moquer d’un certain modèle de l’écrivain romantique, celui de Lamartine, dans L’histoire d’Albert, est une façon de prouver la supériorité de son modèle de roman en estampes ; pour François Poudevigne, l’impuissance de Jiminy Cafard, l’écrivain raté du Pinocchio de Winshluss, parasite par l’écrit et la lettre la beauté visuelle des dessins muets du reste du récit ; quant à Goossens, c’est en s’appuyant sur la faconde ridicule de Louis et son incapacité à terminer un roman qu’il déroule tout son art complexe de scénariste, comme l’explique Henri Garric.
En contrepoint de cette première réponse, il était alors plaisant d’écouter, à la fin de la première journée, deux auteurs invités affirmer leur goût pour la littérature. Catherine Meurisse décrit ainsi Mes hommes de lettres comme une façon de concilier sa passion de la littérature, venue de ses études de lettres, et son appétence pour le dessin ; l’album parvient ainsi à rendre hommage à la tradition littéraire française sans mièvrerie, lourdeurs, ou condescendance. Quant à François Ayroles, il fait preuve d’un même goût pour le jeu littéraire dans Une affaire de caractères ; son travail nous rappelle les liens entre OuLiPo et OuBaPo, pont dressé entre bande dessinée et littérature dans les années 1990. Tous deux ont dit dessiner des auteurs qu’ils admirent. Finalement, en ce début du XXe siècle, la bande dessinée vient aussi en aide à la littérature pour en révéler, par l’image, les beautés, connues ou méconnues.
C’est finalement avec la présentation de Benjamin Caraco sur Le capitaine écarlate que s’ouvre une autre piste, une voie moyenne, sur la question des rapports entre bande dessinée et littérature. Dans ce livre de David B. au scénario et Emmanuel Guibert au dessin, les deux auteurs s’intéressent à un auteur peu connu, Marcel Schwob, et oppose sa vie morne à la puissance de son imaginaire stevensonien : c’est en démontrant ses talents de conteur qu’il parvient à sauver sa vie face aux pirates. Ce thème de l’écrivain littéraire représenté en « conteur » et non en « écriveur » dans la bande dessinée, revenu plusieurs fois dans la journée, a interpellé les participants : comment l’interpréter ? Doit-on simplement y voir une contrainte propre à l’art de la bande dessinée, qui peine à représenter l’acte d’écrire et préfère mettre en scène la parole ? Est-ce l’écho d’un thème récurrent de la littérature contemporaine, l’incapacité à écrire comme moteur d’un renouvellement de la création littéraire ? Ou bien peut-on y lire le poids qu’ont pris, dans la culture contemporaine, les arts narratifs, tout média confondu ? A une époque où dominent les médias narratifs et visuels (bande dessinée, séries télévisées, cinéma, transmedia storytelling, jeux vidéo), la figure d’autorité la plus valorisée est celle d’un conteur capable de générer des images et non des mots.
Pour une analyse du « style »
Comment l’auteur de bande dessinée génère-t-il ces images ? La seconde journée consacrée au style a posé d’une autre façon l’enjeu des rapports entre littérature et bande dessinée : il n’était plus question de savoir comment la seconde traite la première, mais plutôt de se demander comment l’analyse littéraire devait évoluer pour intégrer la bande dessinée comme objet d’étude. La solution proposée par Jacques Dürrenmatt est la notion de « style » comme moyen de penser le dessin, champ scientifique « impensé » des études sur la bande dessinée. L’étude du style permet d’englober dans une même pensée inscription dans une tradition, personnalisation par un auteur et conséquences de l’industrialisation d’un art. Les intervenants ont donc, chacun leur tour, proposés leurs outils pour penser le style.
La réponse de Côme Martin était certainement la plus directement concrète : il s’est ainsi demandé en quoi le « cadre » de la case constituait un élément du style, notamment dans l’analyse de la mise en page. Donnée presque transparente pour le lecteur, le cadre détermine pourtant largement notre perception de la narration. A l’inverse, Catherine Mao et Jean-Charles Andrieu de Levis, en s’interrogeant, la première sur la possibilité d’un « style neutre », le second sur l’abandon de la figuration, attaquaient d’emblée le sujet du style par l’analyse de ses limites : soit d’un côté l’abandon même de la recherche d’un style dans la bande dessinée autobiographique, et de l’autre côté l’expérimentation stylistique extrême que représente le défi d’une bande dessinée non-figurée, voire non-narrative. Se pencher sur des cas limites et sur les expérimentations de l’avant-garde est aussi une façon de circonscrire un sujet. A entendre ces trois intervenants, il devenait toutefois évident que l’analyse de la bande dessinée gagne à passer par ce qui lui est spécifique, en l’occurrence les caractéristiques graphiques plus que verbales.
Les trois dernières interventions, celles de Xavier Hébert, Sylvain Lesage et Simon Bréan, ont tenté de proposer d’autres critères pouvant déterminer un style. A travers l’exemple d’Osamu Tezuka et de ses successeurs, Xavier Hébert a interrogé le critère géographique. Est-il pertinent pour définir un style propre à la bande dessinée japonaise qui découlerait de Tezuka ? A écouter l’intervenant montrer l’influence de Walt Disney sur Osamu Tezuka, il est apparu que la réponse était plus complexe quand on considére les jeux d’échanges interculturels. Sylvain Lesage s’est quant à lui demandé, à partir de l’exemple de Futuropolis, si une maison d’édition peut elle aussi générer un « style » spécifique de bande dessinée. Enfin, pour Simon Bréan, c’est l’appartenance à un genre, en l’occurrence la science-fiction, qui peut intervenir dans les choix stylistiques des auteurs. Ces trois critères d’analyse du style (géographique, éditorial et générique) relèvent moins de la spécificité de la bande dessinée mais s’avèrent finalement important pour comprendre la fabrique des images, qui n’est pas le seul fait d’un auteur « inspiré ». La table ronde animée par Adrien Genoudet, en posant la question « Quelle est la part inspirée du dessin ? » terminait la journée en compagnie de Benoit Peeters, François Schuiten, Séra et David Vandermeulen.
En guise de conclusion et au risque de me répéter, j’aimerais souligner l’avantage d’entendre, à côté d’interventions universitaires tout à fait pertinentes et ouvrant de nombreuses pistes pour l’avenir, le discours des auteurs. Ne sont-ils pas les mieux placés pour décrire comment se passe, chez eux, « l’engendrement » des images, pour reprendre le titre de l’ouvrage précédemment cité ? Ce d’autant plus que les auteurs invités possédaient, justement, des styles variés. Caractérisant son propre style graphique, Catherine Meurisse a ainsi parlé d’un « style ouvert », et a multiplié les comparaisons avec le théâtre et la danse, sources d’inspiration qui permettent de sortir de l’habituelle comparaison entre bande dessinée et cinéma. François Ayroles a décrit la façon dont son style évoluait en fonction du propos de l’ouvrage, et comment Une affaire de caractères l’a amené à s’interroger davantage sur la couleur. A travers les témoignages de Benoît Peeters et François Schuiten, c’est la question d’une collaboration entre un dessinateur et un scénariste qui se pose et on retiendra le mot de François Schuiten pour qui son collaborateur est « à la fois moins et plus qu’un scénariste », en ce que, d’un côté il laisse une grande liberté au travail graphique, et que de l’autre côté il s’investit directement dans ce travail. Le dessinateur Séra, aussi professeur à la Sorbonne, a quant à lui expliqué comment la reconstitution du Cambodge de son passé est une réinteprétation du réel via la photographie. Ce travail sur la photographie a aussi été celui de David Vandermeulen pour Fritz Haber : il était singulièrement impressionnant de l’entendre évoquer sa méthode étonnante de la recomposition de chaque image à partir d’une banque de photographies retravaillées des dizaines de fois avant d’aboutir à l’image la plus juste. On devrait toujours inviter des auteurs ; mon seul regret de spectateur aura été de ne pas recueillir leurs impressions à entendre des universitaires disserter sur un art qu’ils pratiquent quotidiennement.
Bibliographie complémentaire :
Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature, Classiques Garnier, 2013
Henri Garric dir., L’engendrement des images en bande dessinée, Presses Universitaires François-Rabelais, 2014
Nota : un grand merci à Benjamin Caraco pour son aide, directe et indirecte, pour cet article
Article publié en collaboration avec Le carnet de Comicalités – merci à Benoît Berthou