Entretien avec Elsa Caboche mené par Julien Baudry le 10 décembre 2014, par skype
Peux-tu présenter les étapes de ton parcours jusqu’à la thèse ?
J’ai fait l’ENS de Lyon entre 2007 et 2012. À cette époque, je n’avais pas vraiment idée de travailler sur la bande dessinée parce que je ne savais pas que c’était possible. Alors j’avais commencé à travailler en M1 sur les rapports texte-image chez Henri Michaux en étudiant le rapport entre ses textes et ses dessins dans ses écrits en lien avec la drogue.
Qu’est-ce qui t’a amené à te tourner ensuite vers la bande dessinée comme sujet ?
C’est Henri Garric, de l’ENS de Lyon, qui m’y a poussé. J’ai voulu travailler en M2 sur les rapports texte-image dans la bande dessinée. Henri Garric enseignait à l’ENS de Lyon, et il animait des séminaires un peu étonnants comme par exemple sur « l’oeuvre circulant entre les médias ». C’était à la fois ma première approche de la littérature comparée et de la bande dessinée en milieu universitaire. Il faisait un séminaire très souple où il comparait Larcenet et Saint-Jean-de-la-Croix. J’ai découvert qu’on pouvait s’adonner à ce type de comparatisme.
Je lui ai demandé de diriger mon travail mais ce n’était pas possible à l’époque. Il m’a renvoyé vers Denis Mellier de l’université de Poitiers en me disant qu’en plus c’était une université très active sur la bande dessinée. Denis Mellier m’a aidé à dégrossir mon sujet. Je suis entrée à l’université de Poitiers en 2012. J’ai poursuivi en thèse le travail de M2 que j’avais fait sur la bande dessinée, toujours sous la direction de Denis Mellier. J’ai un contrat d’AMN (Allocataire-Moniteur Normalien), qui est un contrat de recherche avec une part d’enseignement.
Peux-tu présenter en quelques mots ton sujet ?
Je travaille sur les univers inventés dans un ensemble d’oeuvres métafictionnelles en littérature et en bande dessinée. J’ai une définition spécifique des « univers inventés » : je travaille sur des auteurs qui ont plus souci d’inventer un univers que de mettre en place un récit. L’objectif de ma thèse est de préciser cette définition et de démontrer que l’invention d’univers est une forme fictionnelle à part entière qui se passe éventuellement de narrativité.
Qu’est-ce qu’une oeuvre métafictionnelle ?
Les métafictions sont des œuvres qui se désignent elles-mêmes et se pensent comme fictions. Soit les personnages ont conscience qu’ils sont dans une œuvre de fiction, soit la création de mondes est thématisée… C’est une notion assez proche de la réflexivité.
Quelles sont les œuvres qui composent ton corpus ?
J’ai un corpus assez costaud.
Côté littérature, il y a une nouvelle de Borges qui est à l’origine de ma thèse, tout gravite autour de cette nouvelle-là : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius. Je travaille donc sur Jorge Luis Borges (les trois recueils de nouvelles Fictions, L’Aleph et Le livre de sable), Italo Calvino (Les villes invisibles), Milorad Pavić (Le dictionnaire Khazar), Jacques Abeille (Les jardins statuaires et Les Barbares).
En bande dessinée, j’ai Winsor McCay (Little Nemo in Slumberland), Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, notamment les hors-séries qui sont non-narratifs et m’intéressent beaucoup à ce titre-là, un certain nombre d’oeuvres de Moebius dont Le cycle d’Edena et Le Garage hermétique.
Pourquoi mêler littérature écrite et littérature graphique dans ton corpus ?
Mon objectif personnel était de travailler sur la bande dessinée. La nouvelle de Borges a influencé des œuvres en bande dessinée. Les quatre auteurs de littérature que j’étudie sont des sous-textes des Cités Obscures. Les bandes dessinées sur lesquelles je travaille sont très accueillantes avec la littérature.
La plupart des thèses sur la bande dessinée réfléchissent plus ou moins malgré elles au statut de la bande dessinée dans les études universitaires. On a encore beaucoup de travaux dont un des objectifs sous-jacent est de légitimer la bande dessinée comme objet universitaire. Personnellement, je pense que mettre les pieds dans le plat en en faisant directement un objet dans un corpus mixte, sans questionner la légitimité de l’entrée de la bande dessinée dans le corpus mixte est une démarche partisane. Je ne veux pas qu’on puisse mettre en question le fait qu’il y ait de la bande dessinée dans mon corpus. J’espère que mon parti pris pourra faire évoluer méthodologiquement la recherche en bande dessinée.
La bande dessinée a tout de même un statut spécifique dans mon corpus. Dans l’invention d’univers, ce n’est pas du tout la même chose de dessiner un univers et de décrire un univers. Je tiens compte de la spécificité visuelle de la bande dessinée.
Quel regard portes-tu sur la bande dessinée en tant qu’objet de recherche universitaire ?
C’est un objet de recherche particulièrement vivant. Comme c’est un champ en émergence, je définis moi-même ma méthodologie, je définis moi-même mes pistes de recherche… Il y a un côté extraordinaire dans la recherche en bande dessinée qui est que comme il n’y a qu’une poignée de spécialistes, tu les rencontres tout de suite, et tu as des échanges qui se tissent avec des auteurs dont tu as lu les travaux, et qui ont écrit des choses fondamentales sur la bande dessinée. C’est un champ vivant, plein de mutabilité. C’est super stimulant.
La bande dessinée est un objet de recherche en train de se constituer et elle va mettre un petit peu de temps avant d’atteindre la légitimité universitaire que le cinéma peut avoir, par exemple. Le fait que ce ne soit pas institutionnalisé est un avantage : ça donne ce côté vivant, mais en même temps il y a des inconvénients, pour obtenir une qualification, pour obtenir un poste… Ce n’est pas encore une discipline reconnue. On le sent dans l’enseignement.
Comment ça se passe à Poitiers par exemple ?
Poitiers est une des rares facs ou tu peux recevoir un enseignement en théorie de la bande dessinée de manière non-optionnelle. J’enseigne au niveau L2 une matière qui s’appelle « arts de la scène et de l’image » qui, selon l’enseignant, parle de théâtre, de cinéma, ou de bande dessinée. Les réactions des étudiants sont incroyables : ils ne lisent pas de bandes dessinées, le revendiquent comme quelque chose dont ils sont fiers. J’en ai deux ou trois qui lisent vraiment de la bande dessinée sur une classe vingt-cinq ; les autres disent qu’ils préfèrent lire de la vraie littérature. Ils ne mettent pas en cause la légitimité d’un cours de cinéma, mais la bande dessinée ne leur paraît pas évidente. Quand ils pensent bande dessinée, ils pensent aux productions très commerciales ou aux éditions Soleil : c’est une langue pour rendre accessible au plus grand nombre, avec des adaptations littéraires en bd… Une « langue de digest ». Beaucoup m’ont dit, après mon cours, avoir découvert un champ qu’ils ne connaissaient pas, celui des bandes dessinées d’auteur.
Tu parles de « définir toi-même ta méthodologie ». Pour toi, est-ce que la méthodologie utilisée dans les études littéraires peut être employée pour la bande dessinée ?
Il n’existe pas de vocabulaire spécifique pour l’étude de la bande dessinée, à part le vocabulaire technique (vignettes, phylactères, blanc intersticiel, etc.) et je ne sais pas si c’est souhaitable qu’on en définisse un. Ce n’est pas une priorité pour moi de définir un champ lexical spécifique à l’analyse de la bande dessinée. Par contre, je suis très défavorable à des reproductions pures et simples des méthodes importées d’autres médias à la bande dessinée. Certaines analyses sémiotiques, narratologiques, ont tendance à étouffer les spécificités de la bande dessinée.
Je m’appuie sur les exigences qu’on peut avoir pour l’analyse littéraire, en terme d’exemplification, de rigueur et de cadre théorique, mais je travaille vraiment de manière concrète avec les outils qu’offre la théorie de la bande dessinée.
Aussi, je travaille vraiment de très très près dans l’analyse plastique. Par exemple, dans mon mémoire de M2, j’avais fait une analyse du jaune de Naples dans un album des Cités obscures : j’avais évoqué l’idée que le glissement entre l’ocre et le jaune de Naples dans telle séquence des Murailles de Samaris était un indice narratif purement graphique, intraduisible dans un autre langage. Il n’y a pas d’équivalent littéraire.
Quels sont les auteurs dont le travail t’a particulièrement inspiré ?
Il y a des bases méthodologiques à côté desquelles on ne peut passer, comme Système de la bande dessinée de Thierry Groensteen, parce que c’est lui qui a pointé les échelles d’analyse de la bande dessinée, avec Benoît Peeters.
J’ai beaucoup lu les textes de Marie-Laure Ryan sur les mondes possibles. C’est quelqu’un qui travaille énormément dans la transdisciplinarité, qui s’intéresse au jeu vidéo, au cinéma, aux littératures populaires… Au niveau des théories de la science-fiction, Richard Saint-Gelais a été une référence fondamentale, comme Irène Langlet qui est une grande spécialiste française de science-fiction.
Il y a beaucoup de fictions aussi : Jean-Christophe Bailly (Description d’Olonne), Philip K. Dick (Le maître du haut-château), Mark Danielewski (La maison des feuilles). Ils ont beaucoup joué sur la façon dont je vois le livre, la fiction, la métafiction.
Quelle est ta vision de la littérature sur la théorie de la bande dessinée ?
Il y a un corpus de fondamentaux théoriques qu’on ne peut pas contourner : Groensteen, Peeters, Morgan, Smolderen… ce sont des hommes de la même génération qui ont tous découvert la bande dessinée dans Pilote et Métal Hurlant. Alors que moi, j’ai commencé par les mangas, je n’ai jamais lu de revues quand j’étais plus jeune. Par contre ça me paraît complètement naturel de lire des webcomics. J’espère apporter quelque chose de différent.
Tu as organisé un colloque récemment, peux-tu en parler ?
Oui. Intermédialité et bande dessinée que j’ai organisé avec Désirée Lorenz, une autre doctorante de mon laboratoire. C’était vraiment un bel événement, et les actes seront probablement publiés. L’université de Poitiers est ouverte à ce genre de projet. Notre laboratoire nous a indiqué qu’il restait des fonds disponibles et a suggéré de les utiliser pour valoriser le très jeune pôle bande dessinée qui est en train de se constituer à l’université de Poitiers.
As-tu le sentiment d’appartenir à un courant spécifique de la recherche ?
J’appartiens peut-être à un courant plus diffus, plus militant, déjà par le simple fait de travailler sur la bande dessinée, ce qui est déjà revendicatif. Mais aussi dans la lignée de comparatistes qui cherchent à étudier des objets dont on a pas l’habitude. J’ai assisté à la soutenance d’HDR d’Henri Garric et je me suis reconnue dans cette idée qui revenait tout le temps de « résistance à l’esprit de sérieux ». J’essaie de travailler avec les doctorants de Limoges qui travaillent sur la science-fiction, le jeu vidéo. Je pense qu’il y a pas mal de connexions qui peuvent se faire avec ces disciplines-là.
Il existe peu de structures de chercheurs en bande dessinée. Il serait bon de créer un vrai réseau de chercheurs en bande dessinée, avec des plateformes d’échanges.
En-dehors de la recherche, tu est toi-même dessinatrice.
Le milieu des dessinateurs est celui que je fréquente le plus avec le milieu universitaire, principalement par le biais des blogs bd.
Je suis complètement autodidacte en dessin. J’ai été dessinatrice de presse à partir de 2009 pour le magazine Causette. J’ai démissionné en septembre 2014 pour des raisons internes au magazine et parce que je commençais à tourner en rond. Je voulais aussi me concentrer sur mon projet de bande dessinée avec un scénariste.
Quels sont les liens entre ta réflexion de chercheur et ton statut d’auteur ?
Ce statut détermine ma réflexion. Avant d’envisager de faire de la bande dessinée, j’écrivais. J’ai voulu travailler sur les rapports texte-image car pour moi les deux moyens d’expression sont une seule et même chose. Quand j’ai commencé à travailler sur la bande dessinée, c’était par plaisir de fréquenter le dessin, et ça m’a donné envie de faire une bande dessinée. J’ai commencé à avoir des projets à partir du moment où j’ai eu une approche théorique sur la bande dessinée.
Mon travail de recherche émane aussi d’une praticienne. Au début, quand j’ai commencé ma thèse, j’avais tendance à cacher cet aspect-là. C’est Denis Mellier qui m’a incité à le faire valoir. J’ai importé dans ma recherche des choses que je ne pouvais savoir qu’en tant que praticienne, des éléments techniques… La connaissance des techniques de production des images me donne une perspective différente.
Bibliographie indicative :
Elsa CABOCHE, « Femmes des cités » dans Neuvième art 2.0, décembre 2014, [en ligne], url : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article866
Elsa CABOCHE, « Narration numérique en images : modes d’expression, spécificités, expérimentations » dans Henri GARRIC dir., L’engendrement des images en bande dessinée, Presses Universitaires François-Rabelais, 2014, p. 143-155 – Colloque à l’ENS de Lyon, 3-5 octobre 2012
Elsa CABOCHE, « Blog » dans Thierry GROENSTEEN dir., Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, juin 2013, [en ligne], url : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique77
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