Entretien avec Julie Demange mené par Julien Baudry le 8 janvier 2015, par Skype
Peux-tu présenter ton parcours jusqu’à la thèse ?
Je viens d’un parcours en histoire : j’ai fait une licence puis un master en histoire contemporaine à l’Université de Nancy 2. C’était déjà de l’histoire culturelle, mais pas sur la bande dessinée ou sur les médias : c’était sur les relations interculturelles à Riga dans la période 1900-1905. Je me suis lancée dans un premier projet de thèse sur le même sujet à travers l’étude d’une fête commémorative sous la direction de mon directeur de mémoire, Didier Francfort, travaillant sur les frontières culturelles en particulier. J’ai été allocataire de recherche trois ans mais j’ai dû interrompre mes recherches pour des raisons de santé.
A la suite de cela, j’ai fait le choix de suivre un master professionnel d’histoire « Archives du XXᵉ et XXIᵉ siècles européens, du papier au numérique » à l’Université de Bourgogne à Dijon. Pour le stage lié à ce master, j’ai postulé à la Cité de la Bande Dessinée à Angoulême et j’ai eu comme mission de traiter pendant six mois le fonds d’archives de Pierre Couperie [ndle : fonds rentré par don à la CIBDI à la mort de Pierre Couperie en 2010].
Après le master j’ai eu une proposition d’emploi à la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon (rattachée à l’Université de Bourgogne et au CNRS) sur deux projets d’archives de la recherche : un traitement archivistique d’archives de chercheurs, et au sein du Consortium « Archives des Mondes Contemporains » dans le cadre du TGIR Huma-Num où je m’occupe de la coordination et de la communication. Je travaille et je mène la thèse en même temps.
Sur quoi portait exactement ton stage à la CIBDI, et comment a-t-il débouché sur une thèse ?
Je me suis surtout occupée des archives personnelles de Pierre Couperie, pas des périodiques ni des imprimés du fonds. Ça a aiguisé ma curiosité sur ce monde bédéphile que je découvrais. Quand j’ai commencé à traiter le fonds, je m’arrêtais sur beaucoup de documents. J’avais eu l’occasion de rencontrer et d’en parler un peu avec Benoit Berthou, Jean-Pierre Mercier, Thierry Groensteen, et je sentais qu’il y avait quelque chose à faire. Mon directeur de master pro Jean Vigreux aussi m’a encouragé.
J’ai pris contact avec Pascal Ory et il a accepté d’encadrer mes recherches en devenant mon directeur de thèse. Je me suis inscrite en doctorat en histoire à l’automne 2013, à Paris I Panthéon-Sorbonne, mon laboratoire de rattachement est le Centre d’histoire sociale du Vingtième siècle.
Dès le début je me suis concentrée sur l’émergence et la construction du mouvement bédéphile, mais je ne savais pas vraiment par quel bout m’y prendre. J’ai envisagé l’étude croisée de parcours biographiques celui de Pierre Couperie et Francis Lacassin, disposant pour les deux de fonds d’archives privées mais peu à peu je me suis tournée vers d’autres figures et aujourd’hui mon travail repose plus largement sur les deux groupes à l’origine du mouvement : le Club des bandes dessinées et la SOCERLID.
Pour toi c’était évident de te tourner vers Pascal Ory ?
Oui. Je lui ai proposé parce qu’il travaille depuis plusieurs années sur les mouvements « philiques » : il a dirigé la thèse de Ludovic Tournès sur le jazz et la « jazzophilie » et celle de Christophe Gauthier sur la cinéphilie. J’avais eu l’occasion de l’entendre et le rencontrer lors de rencontres scientifiques pendant mon premier sujet de recherche.
Quels sont les axes de recherche de ta thèse ?
L’intitulé de mon sujet pour l’instant est « l’émergence de la bédéphilie dans les années 1960-1970 en France ». Je suis traversée par beaucoup d’hypothèses, mais c’est encore difficile de les énoncer de manière définitive. Je suis encore un peu dans une phase de tâtonnement.
Autant la limite inférieure est claire : 1961 avec l’article de Fiction, autant la limite supérieure est plus difficile à définir. C’est pour l’instant 1978, quand s’achève la parution de Phénix et que la SOCERLID termine son activité. Cette délimitation chronologique contextualise mon sujet. L’émergence et la construction du mouvement bédéphile prend place à un moment carrefour de l’histoire culturelle de la France contemporaine, (1968 se situe presque au milieu de la délimitation chronologique ainsi fixée).
Je pars non des discours bédéphiles mais des pratiques, donc des individus, des bédéphiles qui ont revendiqué ce goût pour la bande dessinée.
Je pars du CBD et de la SOCERLID et de leurs acteurs, et j’essaye d’étudier les réseaux dans lesquels ils s’inscrivent. C’est par les liens qu’ils tissent avec d’autres associations ou institutions que j’aborde d’autres groupes bédéphiles ou culturels. Je ne cherche pas à faire une étude exhaustive de la bédéphilie de cette époque. Je suis parfois amenée à déborder du cadre national, c’est le cas par exemple avec le festival de Lucca, ce sont aussi des voyages entrepris et des relations entretenues dans et en dehors des frontières européennes.
Pascal Ory m’a incité à creuser la question de la légitimation de la bande dessinée. Quelle est la place des bédéphiles dans cette légitimation ? À l’heure actuelle je m’interroge sur cette approche, et je préfère pour le moment, de manière plus large, me demander comment les bédéphiles ont participé à l’objet culturel bande dessinée ? Cela me conduit notamment à observer les liens entre bédéphilie et création, bédéphilie et édition, et ça englobe aussi la légitimation.
Un autre enjeu de ma recherche est d’observer comment et par qui et sous quelles formes, des relations se sont tissés entre le milieu bédéphile et les lieux de savoirs (en particulier l’Université, et l’école). Plusieurs acteurs du CBD et de la SOCERLID ont entretenu des liens avec ce type d’institution. C’était d’ailleurs mon idée première en étudiant de manière croisée le parcours de Pierre Couperie et Francis Lacassin.
Qu’est-ce que tu entends par « partir non des discours mais des pratiques » ?
Il y a eu déjà des études de textes. Alors plutôt que d’étudier, par exemple, le contenu de Phénix ou des expositions, je souhaite étudier comment se sont constitués ces textes, ces revues, et comment se sont mises en place les expositions. Ce sont des choses qui se savent plus ou moins mais qui n’ont jamais été vraiment écrites, ou inscrites dans un raisonnement.
Mon objectif est de travailler à la fois sur des témoignages des acteurs de la période qui sont encore vivants, sur des archives privées comme celles de Pierre Couperie, Francis Lacassin et Claude Moliterni, et avec le matériel des revues d’étude, moins sur les articles que sur les pages d’annonces, le courrier des lecteurs, etc…
Est-ce que ton statut professionnel d’archiviste a une importance dans la conduite de la thèse ?
Être archiviste fait que je me sens plus à l’aise face aux institutions d’archives que lors de mes premières recherches. Je questionne tout de suite la mise en archives, et je sais que l’archiviste ou le documentariste n’est pas quelqu’un de complètement neutre. C’est un avantage. J’aborde différemment les instruments de recherche puisque j’en produis moi-même.
Au niveau pratique, je travaille énormément avec le numérique, que ce soit dans des institutions ou par les entretiens, qui sont enregistrés en mp3. Face à ce matériel-là, comme je travaille dans les archives électroniques, j’ai des outils. À la MSH de Dijon, je travaille sur des archives électroniques de socio-ethnologues. Les chercheurs me déposent leur disque dur avec leurs archives et je travaille à les mettre en ordre, à créer des instruments de recherche, etc. De voir comment des chercheurs classent leurs archives, de voir où je sens que ça pèche, ça m’apporte dans la gestion de tous les jours : les préconisations que je peux leur proposer, je commence par me les appliquer.
Dans ma méthodologie, j’ai dissocié le travail de traitement archivistique du fonds Couperie de celui de son étude. Par son travail, l’archiviste se doit d’être au plus près du producteur du fonds, mais doit aussi être sensible à l’intérêt que pourra avoir ces archives pour des chercheurs. Avoir ce double regard est fructueux pour moi. D’ailleurs, le domaine des archives de la bande dessinée pourrait être plus développé et s’enrichir d’autres matériels que les planches et les imprimés. Et j’ai cela à l’esprit, en cherchant à enrichir mes propres sources.
Justement, quelle est ta méthode de traitement de ces sources ?
Pour l’instant, je suis dans une phase d’appropriation de mes sources, je ne pars pas avec un a priori. Pour les témoignages, je les recueille, les retranscris, et je les mets en regard les uns les autres. Dans les fonds privés, je dépouille tout ce qui est correspondance, je note les noms, les manifestations qui ont eu lieu… J’essaye de mettre sur pied une base biographique que j’enrichis au fur et à mesure à partir d’un certain nombre de personnalités que je retrouve de façon récurrente, et une base chronologique pour tout ce qui est manifestations, éditions bédéphiles, création de clubs…
La réflexion va venir quand je vais les croiser. Jusqu’à cette deuxième année, je me donne la possibilité de ne pas trop me fermer de portes. J’ai encore besoin d’avoir un large panorama. Après, je serais amenée à cibler des centres d’intérêts. Dans une thèse, il y a des choses qu’on choisit d’abandonner, même si on sait que c’est là, on ne le développe pas.
Et pour les entretiens, comme ça se passe ?
La démarche des chercheurs dont je traite les archives à la MSH m’a interpellé et a aiguillé ma propre démarche. Ce sont des socio-ethnologues qui ont une manière très ouverte de mener des entretiens. Ils essayent de retenir des récits de vie plutôt que d’y aller avec une grille de questions. Pour les personnes que je rencontre je tente de poser des questions larges et je m’efforce de les laisser parler au maximum.
Quels sont les auteurs qui sont particulièrement utiles à ta réflexion ?
Il est indéniable que la démarche de Pascal Ory m’apporte beaucoup depuis plusieurs années. Mes recherches sur la Lettonie se sont inscrites au sein de l’espace d’une histoire culturelle. Avec la bande dessinée, je me suis progressivement ouverte vers d’autres domaines en particulier l’histoire des médias.
Il y a aussi les différentes études sur les mouvements « philiques » : Ludovic Tournès et Christophe Gauthier que j’ai déjà cités, Antoine de Baecque aussi. Et puis il y le travail de Jean-Paul Gabilliet sur Des comics et des hommes qui est aussi une approche d’histoire culturelle. En sociologie, il y a ce qu’on appelle les fan studies, avec Philippe Le Guern et l’ouvrage collectif qu’il a dirigé sur Les cultes médiatiques. Il y est question de communautés de fans, comme celles des Beatles, de Manga ou bien encore de la série Le Prisonnier.
En m’écartant un peu de l’histoire, je suis allée voir du côté de la sociologie, et notamment vers les travaux d’Eric Maigret et en particulier l’ouvrage qu’il a dirigé avec Matteo Stefanelli, dans La bande dessinée, une médiaculture, qui est aussi une porte d’accès vers les cultural studies.
Est-ce que tu te tournes aussi vers des écrits sur la bande dessinée qui ne sont pas directement universitaires ?
Oui, forcément. Il y a déjà et surtout sur cette question les travaux de Thierry Groensteen. Et j’essaye de me tenir au courant de l’actualité des travaux édités sur la bande dessinée dans ou hors du cadre scientifique. J’essaye de lire des revues anciennes comme Le Collectionneur de bandes dessinées ou actuelles. Je suis attentive à certains sites web.
Un site comme bdzoom m’intéresse. Il a été mis en place par Claude Moliterni, un signe que l’histoire de la bédéphilie a déjà été écrite par les bédéphiles. Avec d’autres acteurs de la bande dessinée, les bédéphiles ont indéniablement participé à l’écriture de l’histoire de la bande dessinée.
Cela me rend aussi sensible à la manière dont aujourd’hui, les auteurs de bande dessinée s’emparent de leur objet, et comme lectrice, je suis attentive à ce phénomène.
Tu évoques la sociologie, que ce soit dans tes méthodes ou dans tes références. C’est important pour toi de t’écarter du champ historique ?
C’était une envie qui était présente dès le départ, dans mes premières recherches. Didier Francfort m’a ouvert à des réflexions très intéressantes vers les notions de transferts, de transgressions culturels. L’aspect transdisciplinaire me plaît beaucoup. Les travaux en sociologie m’apportent un positionnement différent sur l’objet. Nous, historiens, avons à nous ouvrir à leurs méthodologies. Être plus attentive au courrier des lecteurs, aux petites annonces, m’est plutôt venu de lectures de travaux de sociologues.
As-tu des contacts auprès d’autres chercheurs, sur la bande dessinée ou d’autre groupes d’étude ?
Depuis que je travaille sur la bande dessinée, je me dis qu’il y a des jeunes chercheurs, qu’il y a une activité intéressante et présente, même si c’est un petit milieu. Ce qui me plaît, c’est l’aspect transdisciplinaire. J’ai commencé à assister au séminaire d’Adrien Genoudet et Vincent Marie sur les écritures visuelles de l’histoire. J’ai fait un compte-rendu de la première séance sur Le carnet de Comicalités.
Dans mon laboratoire, avec quelques doctorants, on essaie de se réunir régulièrement, pour discuter de nos sujets et travailler sur les textes de chacun. Ce sont des échanges fructueux, cependant aucun d’entre eux ne travaille sur la bande dessinée.
Et puis, être archiviste au sein de la Maison des Sciences de l’Homme à Dijon, me permet d’avoir des échanges très fréquents avec des chercheurs, c’est une chance, cela me permet de ne pas me sentir isolée et de faire du lien entre mes activités professionnelles et celles de recherches.
Hors du milieu universitaire, j’essaye, même de loin de rester à l’écoute de ce que réalise la Cité de la Bande dessinée à Angoulême en matière patrimoniale et scientifique. J’ai eu l’occasion de rencontrer pour un entretien Yves Frémion, j’ai alors découvert sa revue Papiers Nickelés et son association qui milite pour la création d’un lieu dédié au patrimoine imprimé. C’est un domaine qui m’intéresse.
Étais-tu une lectrice de bande dessinée avant d’y consacrer ta thèse ?
J’ai été lectrice par culture familiale, à travers la collection paternelle qu’il m’a peu à peu fait découvrir en grandissant. Depuis mon passage à Angoulême, ma lecture s’est démultipliée. Je cultive toujours un goût pour la fiction, mais je me tourne à présent aussi vers d’autres formes. Je me suis beaucoup ouverte, notamment vers des horizons plus internationaux et vers des productions d’éditeurs que jusqu’alors je ne connaissais pas. Cette diversité de création passée et actuelle me plaît.
Bibliographie indicative :
DEMANGE, Julie » Petite cuisine lettone. Entre discours et pratiques, l’invention d’une cuisine nationale (XIXᵉ-XXIᵉ siècles) », in Didier Francfort, et Denis Saillard (dir.), Le Goût des autres. De l’expérience de l’altérité gastronomique à l’appropriation (Europe, XVIIIe – XXIᵉ siècles), Presses universitaires de Nancy / Editions universitaires de Lorraine, 2015, pp. 203-226. (sous presse)
DEMANGE Julie, Traitement et intégration du fonds d’archives de Pierre Couperie au sein des collections spécialisées de la bibliothèque de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, mémoire de Master 2 professionnel « Archives du XX et XXIᵉ siècle européen », Université de Bourgogne, sous la direction de Jean Vigreux, 2013.
DEMANGE Julie, “Riga à l’âge de l’art nouveau : frontières culturelles et démarcations sociales et nationales d’un espace urbain central”, dans Paul Gradvohl dir., L’Europe médiane au Xxe siècle. Fractures, décompositions – recompositions – surcompositions, Centre Français de Recherche en Sciences sociales, Prague, 2011, p. 21-34.
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