Entretien avec Côme Martin mené par Julien Baudry le 5 janvier 2015, par Skype
Peux-tu présenter les étapes de ton parcours jusqu’à la thèse ?
J’ai suivi un cursus universitaire classique en LLCE Anglais : trois premières années de licence à Paris 12-Créteil, deux années de master à Paris 4, puis j’ai enchaîné directement avec la thèse que j’ai fait en 5 ans à Paris 4, entre 2008 et 2013. En 2014 j’ai passé l’agrégation externe d’anglais et j’ai un poste d’ATER à Paris 12 où je donne des cours d’anglais pour non-spécialistes.
Au sein des études anglophones, je me suis plutôt spécialisé en littérature.
Comment s’est fait le passage du master à la thèse ?
De manière assez fluide. Mon sujet de M2 était sur le roman graphique et s’appelait de façon un peu pompeuse Le roman graphique : une littérature ergodique ?. Avec le recul, je me rends compte que les deux termes posaient problème, « roman graphique » et « littérature ergodique ». La littérature ergodique est une littérature qui demande à son lecteur un effort non-trivial pour traverser le texte ; le terme a été inventé dans le cadre de la littérature numérique par Espen Aarseth. J’étais parti de l’idée de Scott McCloud, que j’ai dépassée depuis, que le sens se fait entre les cases.
À la fin de mon master, j’abordais la question qui allait être au centre de ma thèse : le roman visuel. Je pars d’une citation de Thierry Smolderen dans un article de Neuvième art en 2006. Il compare les romans graphiques et les romans littéraires qui exploitent l’image, de manière explicite ou de manière hybride (mise en page visuelle, textes colorées) : « Nous assistons […] à l’émergence d’un nouveau genre, unifié par la reconnaissance d’une identité commune entre romanciers traditionnels et romanciers graphiques, et qu’on pourrait qualifier de manière plus générale, de roman visuel – un genre dont le roman graphique serait le versant « bande dessinée », et dont les romans de type House of Leaves, The City of Glass et Extremely Loud and Incredibly Close constitueraient le versant littéraire. ». C’est une hypothèse qui m’a servi de point de départ. La première phrase de ma thèse est une reprise de cette citation, et son analyse.
Qui a dirigé ta thèse ?
Le professeur avec lequel j’ai fait mon mémoire, François Gallix, partait à la retraite. Il m’a renvoyé vers la collègue qui reprenait son poste, Vanessa Guignery, qui m’a dit oui tout de suite. Il n’y a pas eu de barrières, mais elle m’a prévenu de faire attention parce qu’on m’attendrait au tournant : étudier la bande dessinée comme objet littéraire, (particulièrement à Paris 4 qui n’est pas forcément très progressiste), aurait pu faire grincer des dents. J’ai commencé une co-direction en troisième année parce que ma directrice a quitté Paris 4 pour aller à l’ENS de Lyon, et ça posait problème administrativement. Ça a été une co-direction avec Françoise Sammercelli, qui est spécialiste des relations texte-image. Elle n’a pas fait de travaux sur la bande dessinée, elle est plutôt du côté littéraire, textuel. Vanessa Guignery est plutôt spécialisée sur la littérature post-coloniale britannique.
Quelle était la composition du jury ?
Le jury était plutôt sur le versant littéraire. Les membres de mon jury sont des auteurs que je cite beaucoup dans ma thèse. Il y avait mes deux directrices, deux professeurs en littérature, Brigitte Félix et Liliane Louvel. Du côté bande dessinée, j’aurais bien aimé avoir Thierry Groensteen mais il ne pouvait être là qu’en tant que membre invité, ne pouvant pas donner son avis sur la délibération. Je voulais un membre universitaire qui travaille sur la bande dessinée, et ça a été Jean-Paul Gabilliet. Il est plutôt sur l’angle civilisationniste et socio-culturel.
Peux-tu expliquer en quelques mots la problématique principale de ton travail ?
Je suis parti dans l’optique de vérifier l’hypothèse de Thierry Smolderen de 2006 : peut-on constituer un genre qui s’appelle le roman visuel avec d’un côté la bande dessinée et de l’autre la littérature visuelle, et des interactions entre les deux ? Est-ce que ça s’est justifié avec le temps ?
J’ai pris comme objet d’étude principal les deux romans que citait Smolderen : La maison des feuilles de Mark Danielewski et Extrêmement fort et incroyablement près de Jonathan Safran Foer. Côté bande dessinée, j’ai pris Jimmy Corrigan de Chris Ware et Fun Home d’Alison Bechdel. C’était des œuvres assez riches pour les décortiquer de manière assez poussée.
J’ai essayé de les analyser en regard, par exemple sur la visualité du texte et le lettrage. Chris Ware en fait un usage important et Bechdel reproduit des lettres et des citations, mais aussi dans La Maison des feuilles où il y a une réflexion sur la typographie. Même si ce sont des objets différents, il y a des stratégies, notamment narratives, qui se ressemblent.
À la fin, après avoir vu les différents dispositifs qui existent et leurs effets sur la lecture, je me suis demandé si on peut considérer qu’il y a de vrais « romans visuels », où les deux types de narration, séquentielle et textuelle, se retrouvent. Je n’en ai pas trouvé beaucoup. Il y a par exemple le troisième tome de La ligue des gentleman extraordinaires d’Alan Moore, Black dossier, mais c’est un des rares exemples réels. Ma conclusion est que le roman visuel est plus à envisager comme un objet théorique.
Comment ta réflexion a évolué depuis la thèse ?
À la base, parce que je faisais ma thèse en littérature, je suis parti du principe que la bande dessinée était un type de littérature, ce qui est problématique. Mais je n’étais pas à l’aise à l’époque avec le fait de considérer la bande dessinée comme objet à part, ne serait-ce que parce que la mise en garde de ma directrice m’était restée en tête. Tout mettre sous le chapeau « littérature » est moins polémique. Aujourd’hui, j’aurais tendance à penser que la bande dessinée est de la bande dessinée.
Une des perspectives ouvertes par ma thèse est que les outils d’analyse littéraire peuvent servir pour la bande dessinée, mais aussi, ce qui est moins évident, que les outils d’analyse de la bande dessinée peuvent servir pour la littérature. Je pense par exemple à la notion de rythme du récit : il y a eu beaucoup de travaux là-dessus en bande dessinée et j’ai eu l’occasion de l’appliquer à la littérature pour savoir comment la visualité du texte et de la page influe sur le rythme de lecture, ce qui est quelque chose dont les auteurs de littérature sont peu conscients.
Dans la dernière partie de ma thèse, je parle un peu de littérature numérique, des questions de matérialité et du format. Avec les outils numériques qui offrent de nouvelles perspectives, qu’est-ce que ça donne au niveau littéraire et bande dessinée ? N’est-ce pas là qu’il est le plus possible d’avoir des objets hybrides ?
Puisque c’est un de tes questionnements, comment te positionnes-tu maintenant sur l’appartenance de la bande dessinée à une catégorie « littérature » plus large ?
C’est vraiment une question compliquée, il n’y a pas de réponse satisfaisante. Dire que la bande dessinée est de la littérature, c’est mettre en avant le récit au détriment de l’aspect visuel. Il y a une littérarité de la bande dessinée, mais si tu dis ça qu’est-ce que tu fais de la bande dessinée abstraite ?
Instinctivement, ça me pose problème de dire que la bande dessinée est une catégorie à part, à mi-chemin entre la littérature et les arts visuels. Mais ce sont des questions purement théoriques qui ne sont pas vraiment problématiques quand tu travailles dessus. Cette hybridité permet d’étudier la bande dessinée sous plusieurs aspects différents. Est-ce que le positionnement est si important à faire ? C’est comme la question de la définition de la bande dessinée.
Quels ont été tes outils méthodologiques ?
Il y a déjà une littérature solide sur la bande dessinée : je me suis servi de tous les travaux universitaires au sens large, je pense notamment à Groensteen. Mes travaux sont proches de l’approche de Système de la bande dessinée. Il y a beaucoup de revues sur la bande dessinée qui m’ont servi : Neuvième art, Comicalités, mais aussi des choses moins universitaires : sur du9, dans L’Éprouvette.
Par contre, je me suis aussi servi de beaucoup de choses qui viennent de la littérature. Ma ligne directrice a été de ne pas me restreindre aux ouvrages sur la bande dessinée, d’aller piocher un peu partout. C’est une faiblesse, mais aussi une force de la bande dessinée puisqu’on peut se servir d’outils disparates qui viennent de l’histoire de l’art, de la littérature, de la linguistique. C’est une faiblesse parce qu’il faut être spécialiste de tout, mais c’est une force car ça permet d’avoir une grande diversité d’approche. J’ai une approche intermédiale sur cette question.
Il y a les travaux de Gérard Genette, de Roland Barthes sur l’image, du groupe μ qui a travaillé sur le langage visuel, des travaux sur la typographie en littérature, mais dont je me suis servi pour la bande dessinée. Liliane Louvel qui était dans mon jury a travaillé sur l’image et je me suis servi de ses travaux. Je me suis intéressé aux théories de la réception : la façon dont un texte est reçu par un public et un lecteur. Ce sont des théories purement littéraires que j’ai essayé d’appliquer à la bande dessinée. Beaucoup de choses aussi sur l’intertextualité et l’interpicturalité, sur la littérature numérique, sur le livre d’artiste…
Comment abordes-tu l’analyse des œuvres ?
J’ai une approche plutôt formaliste : privilégier l’analyse de la structure des œuvres à l’analyse de leur contenu. En quoi la forme des œuvres joue un rôle majeur dans la construction du récit ? Par exemple, quel effet sur le récit a la forme de la typographie chez Chris Ware ? L’aspect formaliste me semblait plus objectif alors que dans l’analyse esthétique il y avait un aspect subjectif que je n’assumais pas dans un travail universitaire.
De ce que tu en as vu, est-ce une approche courante pour étudier la bande dessinée ?
Ça dépend des aspects. Par exemple, sur le lettrage en bande dessinée, il y a une thèse majeure par Eugene Paul Kannenberg qui propose des outils de terminologie et classification, un article de Laurent Gerbier sur Comicalités sur le lettrage, mais ça reste minoritaire par rapport à d’autres aspects de la bande dessinée suranalysés. C’est pour ça que pour tout ce qui est typographie je suis allé voir du côté du design, par exemple chez Johanna Drucker.
Ce que j’essaye de faire en tant que chercheur, c’est de me confronter à ce sur quoi il n’y a pas eu beaucoup de recherche. C’est ce que j’avais essayé de faire sur la case lors du colloque sur le style et l’auteur en bande dessinée. Au lieu d’aller au fond d’un objet, je préfère comparer plusieurs objets.
Pour toi, est-ce que la bande dessinée est un sujet en lui-même ou qui trouve son intérêt scientifique dans la comparaison ?
J’aurais tendance à dire qu’elle a une légitimité par elle-même, sans aucun doute. Mais au niveau des méthodes, on est obligé d’avoir une caisse à outils hybride.
Pourquoi s’intéresser à la bande dessinée, au départ ?
Je suis un lecteur de bande dessinée depuis très longtemps. Quand j’ai commencé à devenir chercheur, je me suis naturellement orienté vers ça, sans a priori. Il y a eu un glissement naturel du goût personnel vers la recherche. Avant de commencer ma recherche, Chris Ware était un de mes auteurs préférés. C’est la même chose pour ce qui est du versant littéraire : j’ai pris des œuvres que j’appréciais personnellement pour les passer à la moulinette de la recherche.
Est-ce que cette nouvelle démarche de lecture analytique a modifié ta façon de lire les bandes dessinées ?
Il y a eu un basculement : j’ai du mal à me rappeler comment je recevais une bande dessinée avant que ce ne soit un objet de recherche. Quelqu’un disait qu’une fois que tu as lu Chris Ware, tu as du mal à revenir à des bandes dessinées moins intellectuelles. J’ai toujours plaisir à lire des albums grand public, mais avec parfois un côté un peu pédant qui me fait dire : « C’est pas mal, mais au niveau du découpage, c’est pas ça ».
En revanche, ça ne m’a pas orienté vers d’autres bandes dessinées, vers des choses plus radicales par exemple, comme les productions du Frémok pour lesquelles je continue d’avoir peu d’attirance.
Est-ce que tu as contacté les auteurs sur lesquels tu travailles ?
Pas du tout. J’ai échangé par mail avec Chris Ware, à chaque fois avec des réponses assez brèves de sa part. Pareil pour Alison Bechdel. Mais ce n’est pas allé au-delà de ça, ce sont des auteurs qui ont déjà fait des entretiens. Du côté des écrivains j’ai essayé de contacter Danielewski et Safran Foer mais je n’ai jamais eu de réponse.
Ce qui est intéressant, c’est que pour les auteurs de bande dessinée j’ai très vite trouvé leur mail personnel et ils m’ont répondu. Pour les auteurs littéraires, impossible de trouver leurs coordonnées. Je suis passé par leurs agents, mais je n’ai jamais eu de réponses. Pour les écrivains la méthode de travail reste relativement opaque.
Est-ce que tu dessines toi-même des bandes dessinées ?
Non, je n’ai aucun talent pour le dessin. Je n’ai pas forcément de problème à écrire des textes littéraires, de manière tout à fait modeste. Pour la bande dessinée, je me disais que je ne maîtrisais pas assez bien les codes de la bande dessinée. J’ai souvent l’occasion de montrer à des gens qui ne sont pas spécialistes de la bande dessinée à quel point l’écriture et la lecture d’une bande dessinée est extrêmement compliquée, plus que la littérature.
Bibliographie indicative:
MARTIN Côme, « L’espace de la page dans « The Fifty Year Sword » de Mark Z. Danielewski » dans La Licorne n°111, décembre 2014
MARTIN Côme, « Multiplicité et richesse typographique chez Chris Ware » dans Textimage, Varia 4, juin 2014
MARTIN Côme, « Jeux OuBaPo, objets-BDs, limites de la bande dessinée », dans du9.org, juin 2010 [en ligne], url : http://www.du9.org/dossier/jeux-oubapo-et-objets-bds/
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