À la suite de mon article paru dans le collectif Les dieux cachés de la science-fiction française et francophone, dirigé par Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay, Florence Plet-Nicolas et Danièle André [http://clare.u-bordeaux3.fr/index.php/publications/eidolon/370-eidolon-112-dx-caches-sf], je poursuis mon exploration de la bande dessinée de science-fiction française pré-1945. Cette fois, comme une seconde partie à mon précédent article, je continue d’interroger le statut de la science-fiction dans la presse pour enfants de l’Occupation… Ayant évoqué dans l’article précédent des questionnements plus directement esthétiques et éditoriaux, j’interroge cette fois les enjeux historiographiques et politiques de ce sujet.
Lire l’article précédent
Lire toute la série du dossier Bande dessinée et science-fiction
Quelques mots des oeuvres…
J’ai déjà évoqué quelques unes des bandes dessinées de science-fiction publiées sous l’Occupation : les récits complets des Cahiers d’Ulysse. Les oeuvres dont je vais parler maintenant proviennent du tristement célèbre Téméraire, surnommé par l’historien Pascal Ory « Le petit nazi illustré ». J’aurais l’occasion de revenir sur le titre et les thèses de Pascal Ory.
Dans Le Téméraire sont publiées deux créations relevant de la science-fiction et qui nous intéressent, sur un plan purement artistique, parce qu’elles montrent les deux pôles de ce qui sera la science-fiction graphique de l’après-1945.
Le premier pôle est le plus directement visible : celui de « l’aventure réaliste » fortement inspirée par les productions américaines publiées en France dans les années 1930. J’ai déjà précédemment décrit ses caractéristiques. Il est représenté par Vers les mondes inconnus d’Auguste Liquois. Ce récit feuilletonesque met en scène Norbert, neveu du professeur Arnoux, qui part sur la face cachée de la Lune et va tomber au milieu de l’affrontement entre la bienveillante reine Aulia et l’usurpateur Vénine, aidé de Gloul, le roi des marais. Le synopsis de La croisière fantastique de Calvo était sensiblement identique : une souveraine belle et juste est aidée par un Terrien dans sa lutte contre des ennemis malfaisants et laids. C’est bien sûr là un énième démarquage du scénario de Flash Gordon, mais aussi de nombreux récits de science-fiction. Ainsi, Vers les mondes inconnus participe entièrement à cette construction de la science-fiction graphique comme genre à part entière, associé à un modèle éditorial (la parution périodique, populaire et destinée à l’adolescent), à un canon esthétique (réalisme anatomique, mélange science-fiction et fantasy), à l’allégeance à un « super-genre » englobant, le récit d’aventures, et enfin à un rapport à la science qui tient plus du merveilleux que du rationnel. Pas beaucoup de surprises là-dedans.
Le second pôle est beaucoup plus discret, et pour cause : la science-fiction n’y est pas constituée en genre mais plutôt en procédé comique, en motif de référence parodiée. Il s’agit bien sûr du pôle de la « fantaisie scientifique » que j’évoquais à propos de Saint-Ogan, mais aussi de Spirou et qui remonte à la seconde moitié du XIXe siècle, âge d’or d’un « merveilleux scientifique » humoristique, tradition sur laquelle j’aurais l’occasion de revenir dans un article ultérieur. Le représentant de cette tradition dans Le Téméraire est Erik avec Le docteur Fulminate et le professeur Vorax. Erik transpose ici une bande qu’il faisait paraître dans Gavroche jusqu’à l’interruption du journal en 1942, Le professeur Globule contre le docteur Virus. La série mêle feuilleton et gags pour raconter la lutte entre deux savants, un gentil et un méchant, à coups d’inventions fantaisistes. Erik y fait preuve d’un grand sens du rythme et s’en donne à coeur joie dans la représentation fantaisiste de machineries et tuyauteries complexes.
Ces deux pôles sont bien ceux qui vont se développer après 1945, et demeurer pendant de longues années des modèles de la science-fiction graphique. Côté aventure réaliste, Liquois lui-même triomphera avec Guerre à la Terre, sur un scénario de Marijac, tandis que Raymond Poïvet (qui dessine les derniers épisodes de Vers les mondes inconnus) imaginera, sur un scénario de Roger Lecureux, Les Pionniers de l’Espérance. Côté fantaisie scientifique, cette tradition imprégnera longtemps la série Spirou mais restera plutôt souterraine et davantage liée à l’école belge.
Un enjeu historiographique : quel « apport de Vichy ? »
Le Téméraire est un objet qui a été bien étudié par les universitaires, mieux et plus tôt, peut-être même, que d’autres journaux de son époque ou des décennies précédentes. De fait, à partir des années 1970, après une période où domine dans l’opinion et chez les historiens le mythe résistantialiste qui veut que la majorité des Français aient été résistants et que le gouvernement de Vichy a servi de bouclier contre la barbarie nazie, certains auteurs (en particulier l’américain Robert Paxton) cherchent au contraire à démontrer toutes les ambiguïtés du régime pétainiste et de l’attitude des Français entre 1940 et 1944. L’ouvrage de Pascal Ory, paru en 1979 s’inscrit dans ce mouvement en ce qu’il cherche, du moins dans version initiale, à démontrer comment l’idéologie nationale-socialiste et ses corollaires (culture du chef, racisme et antisémitisme, lutte contre les impérialismes américains et soviétiques, etc…) imprègnent des bandes dessinées d’apparence anodines. Depuis 1979, Pascal Ory a remanié son ouvrage (en 2002) et d’autres auteurs ont travaillé sur le même objet : Gilles Ragache autour de 2000 et Thierry Crépin dans sa thèse sur la moralisation de la presse enfantine publiée en 2002 (voir bibliographie en fin d’article pour les références précises).
Les écrits universitaires qui entourent Le Téméraire m’inspirent trois questions. Les deux premières, nos auteurs y répondent sans ambiguïtés : « Comment une oeuvre graphique de science-fiction peut véhiculer une propagande politique ? » et « Quel apport de la période du régime de Vichy sur la bande dessinée de science-fiction française ? ». Nous examinerons leurs réponses, qui, vous l’aurez compris, ne concernent pas exclusivement la science-fiction graphique mais la bande dessinée et les oeuvres de fiction en général. La troisième question est moins évidente à trancher et moins souvent posée, me semble-t-il : « Les oeuvres de science-fiction du Téméraire s’inscrivent-elles d’abord dans une tradition idéologique ou d’abord dans une tradition graphique, et dans ce cas laquelle ?
Concernant les deux premières questions, Pascal Ory et Thierry Crépin apportent des réponses clairement étayées. Ory démontre bien, en mettant en parallèle la mythologie historique qui sous-tend l’idéologie nazie et le récit raconté par Liquois, que Vers les mondes inconnus est imprégné de nombreux stéréotypes rattachés au nazisme : ainsi la reine Aulia, rousse et aux traits plutôt occidentaux, raconte au héros (un grand blond athlétique) comment un « peuple venu du Sud » a été accueilli par son père le roi avant de le trahir et de s’emparer d’un pays qu’il « livra aux hommes de sa race ». Cette stéréotypie passe bien évidemment autant, voire plus, par l’image que par le texte : le royaume prospère initial est inspiré par l’Occident médiéval, le « peuple venu du sud » est représenté par une caravane de bédouins et le traître, Vénine, brun et au nez arqué, possède les attributs graphiques traditionnels de la caricature du « Juif », immédiatement lisible à l’époque. L’emblème des « méchants » est une étoile de David rouge, symbole suffisamment explicite d’un dégoût conjoint à l’encontre du judaïsme et du communisme. Même chose pour le professeur Vorax d’Erik dont les traits, quoique moins marqués, empruntent à la même stéréotypie que Vénine. Il est clair qu’en ces temps le « méchant » ne peut posséder d’autres traits que ceux-ci. Ici les arguments d’Ory sont assez clairs si on s’arrête aux oeuvres. En revanche, Gilles Ragache montre, de son côté, qu’aucun indice n’indique une influence directe de l’occupant allemand et qualifie plutôt Le Téméraire de « journal français autorisé par les Allemands, plutôt qu’un journal « allemand » ». À côté des bandes dessinées, l’idéologie générale du journal est « militariste, autoritaire et parfois raciste ». S’il tempère un peu l’antisémitisme des bandes publiées, Ragache conçoit clairement que « La science-fiction pouvait donc servir de couverture afin d’opérer une transposition plus ou moins habile des problèmes de l’époque en d’autres lieux et d’autres temps ». Cette remarque très juste ne s’applique pas qu’au Téméraire mais il est certain que le journal montre bien comment la diffusion d’une culture idéologiquement marquée imprègne aussi des récits de science-fiction.
La deuxième question a été examinée par Thierry Crépin. La thèse de Thierry Crépin sur ce sujet, que l’on peut lire dans son ouvrage « Haro sur le gangster ! » : la moralisation de la presse enfantine 1934-1954 est que la raréfaction progressive des bandes anglo-saxonnes massivement importées dans les décennies précédentes amène sur le devant de la scène une nouvelle génération de dessinateurs français. En effet, les illustrés de cette époque, dont Le Téméraire, font preuve d’un réel sens du goût du jeune public en accueillant des oeuvres clairement inspirées par lesdites bandes anglo-saxonnes qui auraient été une des clés du succès de la presse enfantine des années 19301. Pour Crépin, il n’y a pas « d’apport de Vichy » direct en tant qu’apport de l’idéologie pétainiste, mais il y a bel et bien une évolution cruciale durant la période qui voit l’acclimatation définitive des codes américains pour pallier à un manque du public. Les exemples sont nombreux et connus. Crépin cite celui de Raymond Poïvet qui avoue que, face à l’urgence d’une production à réaliser dans des conditions matérielles limitées, dessiner sous l’Occupation consistait bien souvent à recopier les bandes américaines, par ailleurs admirées par ces auteurs. Pour en revenir au Téméraire, Crépin parle de « pillage » à propos de Vers les mondes inconnus qui reprend à l’identique des décors et images de Flash Gordon. Ragache montre bien comment se fait, éditorialement et esthétiquement parlant, le passage du Téméraire à Vaillant, et donc comment l’acclimatation se prolonge après la Libération sans que les dessinateurs ne soient réellement inquiétés.
On voit là comment cette science-fiction graphique des années 1940-1944 est interrogée selon deux enjeux d’histoire culturelle en apparence contradictoires, mais qui se rejoignent dans Le Téméraire : d’une part l’influence, circonstancielle et fortement politique, du racisme de l’idéologie nazie, et d’autre part l’influence, à la fois plus ancienne et durable, des bandes américaines connues en France. Le point commun de ces deux univers culturels est qu’ils s’expriment sous forme de stéréotypes, et c’est bien là-dessus que se fondent les dessinateurs du journal. Ces stéréotypes se rejoignent : la caricature du Juif rencontre la représentation traditionnelle du Mal comme laideur physique, opposé à la beauté physique représentant le Bien qui retrouve ici des traits « aryens ». Ragache rappelle que le stéréotype opposant un bel héros blond à des ennemis bruns, laids, et aux traits non-occidentaux, est aussi présent dans des oeuvres qui ne furent pas accusées de racisme, comme Le Rayon U qu’Edgar P. Jacobs dessine vers 1943-1944, mais que, mieux encore, ce stéréotype est issu du modèle original qu’est Flash Gordon où le méchant est, rappelons-le, Ming, un fourbe asiatique inspiré par le personnage archétypal de « Fu-Manchu » et le stéréotype littéraire du « péril jaune ». Vénine, le méchant de Vers les mondes inconnus, entretient quelques ressemblances avec Ming. On ne peut donc se limiter à une lecture uniquement politique de ses oeuvres : l’interprétation issue de la tradition littéraire et iconographique est nécessaire.
Sans forcément minimiser les réalités racistes de la revue (qui, elles aussi, ne sortent pas du seul chapeau de l’idéologie nazie mais d’une longue tradition depuis la fin du XIXe siècle), il me semble que l’exemple du Téméraire, certes très explicite et presque idéal, ne doit pas masquer la réalité de la production de l’époque en matière de science-fiction graphique. Plus qu’une influence de l’idéologie dominante de l’occupant Allemand, c’est bien davantage la pénétration d’un modèle venant à la fois du roman d’aventures populaires dans la narration et des comics américains de science-fiction dans le graphisme qui est en jeu. La fondation, sur ces bases, de la science-fiction graphique comme genre est à mes yeux bien plus cruciale pour l’historien de la bande dessinée que l’exemple ponctuel d’un journal aux relents collaborationnistes.
Images, science-fiction et propagande
Le développement de la science-fiction graphique en France s’avère donc pris au centre d’un noeud historiographico-culturel qui interroge le statut des images, et particulièrement des images de masse. Car c’est bien là tout l’enjeu de ce genre graphique que d’avoir intégré, simultanément, la culture de masse et la culture adolescente, au détour des années 1930. C’est là quelque chose qu’il ne faut pas oublier : Le Téméraire est un journal pour enfant, et c’est à ce titre qu’il a attiré l’attention de Crépin et Ragache, historiens de la littérature et de la presse enfantine. C’est aussi à ce titre qu’on peut parler de « propagande », mais ce qui m’intéresse est moins la propagande politique que la vision de la science qui est véhiculée, et que l’on peut analyser, me semble-t-il, sans jugement.
Même au-delà des bandes de Liquois et Erik, Le Téméraire s’avère être un journal particulièrement sensible à l’imaginaire de la science-fiction. Ory évoque ainsi une « scientificité omniprésente et triomphante ». La science y est vu comme un des principaux « terrains d’affrontement » des forces internationales, qu’elles soient fictives ou réelles. Il est vrai qu’à regarder certaines couvertures du journal, on est frappé par la récurrence de thématiques issues de la littérature populaire de science-fiction des décennies passées : les automates, l’Atlantide, la quatrième dimension, l’an 2000, le voyage dans la Lune… L’une des cautions scientifiques du journal est Pierre Devaux qui deviendra après guerre un grand vulgarisateur scientifique, notamment aux Presses Universitaires de France. Si Ory voit surtout la représentation de la science dans la revue comme un « totalitarisme » marqué par la violence et la mort, il nous semble plutôt que Le Téméraire marque une forme de réconciliation entre la science « vulgarisée » pour l’enfant, héritage de la vieille tradition pédagogique, laïque et scientiste, à là Jules Verne, et la science « fantasmée » et hautement fantaisiste de la fiction imprégnée de stéréotypes anglo-saxons. Science vulgarisée et science fantasmée se contaminent aussi, dans un même manichéisme. Les deux héros d’Erik sont des savants et leur lutte est la lutte entre deux visions de la science, la science pour faire le Bien du monde et la science pour faire le Mal. Et dans le même temps un des articles de Pierre Devaux sur « l’an 2000 » relève aussi du fantasme scientiste en imaginant la vie future, là encore dans la veine de la tradition « prospective » de la science-fiction européenne du début du siècle.
La vraie originalité du Téméraire est peut-être dans cette assemblage curieux qui, d’une certaine façon, rend compatible une science-fiction souvent jugée « étrangère » dans un environnement français, avec comme dénominateur commun la croyance à la toute-puissance (bénéfique ou maléfique) de la science. C’est aussi ce message, fortement archaïque, que les auteurs veulent faire passer. Car après tout, la théorie des « races » était présente dans les manuels d’histoire naturelle pour enfants du XIXe siècle. Ce qui nous dérange a posteriori dans les oeuvres du Téméraire est moins la propagande politique, réel mais circonstancielle, que la mise en évidence du fait que la science-fiction graphique s’avère être le réceptacle d’une vision de la science, au même titre que toute oeuvre de science-fiction.
Alors la critique universitaire autour du Téméraire, s’il s’égare parfois dans une lecture trop politique, nous montre aussi que cette lecture, non pas politique mais « idéologique » de la science-fiction mériterait de s’appliquer à d’autres oeuvres, antérieures et ultérieures à Vers les mondes inconnus. Les Pionniers de l’Espérance, On a marché sur la Lune, ou encore Valérian et même Barbarella, transmettent aussi une vision de la science. Le tout est de faire la part des choses entre l’importance de la transmission de cette vision chez le lecteur et l’inscription dans une tradition littéraire et artistique apportant, elle aussi, ses stéréotypes. Les deux lectures ne s’opposent pas, ne se suffisent pas l’une à l’autre, mais se complètent.
**
Qu’il s’agisse de La Croisière fantastique de Calvo, de Vers les mondes inconnus de Liquois ou du Rayon U de Jacobs, il semble bien que les années 1940-1945 soient des années cruciales pour la science-fiction graphique française qui s’ancre encore davantage dans l’imaginaire aventuresque de l’enfance et de l’adolescence, tout en réinterprétant l’extériorité de l’influence américaine. Il est difficile de juger de la part dans tous ces changements des restrictions des bandes étrangères, de l’influence réelle des auteurs américains qui semble parfois confiner à la copie servile, des enjeux idéologiques propres à la période… Peut-être ne faut-il pas donner trop d’importance à ces derniers pour se concentrer sur le fait principal : l’ancrage de la science-fiction graphique dans une littérature de masse marquée par un fonctionnement par stéréotypes, et donc hyper-sensible à ceux du temps.
Cet article n’aurait pu être écrit sans les précieuses oeuvres qu’il est toujours stimulant d’interroger, aussi avec un regard critique :
Pascal Ory, Le petit nazi illustré, Le Téméraire (1943-1944), éditions Albatros, 1979 (réédité et augmenté en 2002 aux éditions Nautilus)
Gilles Ragache, « Un illustré sous l’occupation : le Téméraire » dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, (no 47-4), 2000, disponible en ligne : www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2000-4-page-747.htm
Thierry Crépin, « Haro sur le gangster ! » : la moralisation de la presse enfantine (1934-1954), CNRS éditions, 2001
1« L’invasion » des bandes américaines entre 1934 et 1942 est une thèse sujette à caution dans sa réduction simpliste et trop peu nuancée qui dérive des théories des premiers historiens de la bande dessinée sur « l’âge d’or » du médium. Mais c’est celle sur laquelle s’appuie Crépin et Ory. Voir aussi : Pascal Ory, « Mickey go home ! La désaméricanisation de la bande desinée (1945-1950) » dans Vingtième siècle, octobre 1984, selon lequel, à l’américanisation des années 1934-1942 succède une vague de désaméricanisation entre 1945-1950, tout aussi contestable.