Entretien avec Claire Latxague mené par Julien Baudry le 6 janvier 2015, par Skype
Peux-tu présenter les étapes de ton parcours jusqu’à la thèse ?
J’ai fait une prépa à Fénelon et je suis rentrée à l’ENS de Lyon. Quand il a fallu choisir un sujet de master j’ai décidé de travailler sur Mafalda. J’ai fait une année d’Erasmus à Barcelone, puis une année sabbatique à Buenos Aires où j’ai pu découvrir tout ce qu’impliquait la bande dessinée argentine avant de me lancer dans la thèse, en 2008.
Dès le départ, tu souhaitais travailler sur Mafalda et Quino ?
Quand il a fallu choisir un sujet de recherche pour le M1, je ne savais pas quoi faire. La seule chose qui me stimulait était de travailler sur la bande dessinée. Ce que je connaissais le mieux c’était Mafalda : je suis née en Espagne et c’est avec ça que j’ai appris à lire en espagnol. Quand on choisit son sujet de thèse, ça finit par être personnel. Ma façon à moi d’approcher ces questions personnelles était de passer par l’enfance.
J’ai proposé le sujet au directeur du département d’espagnol de l’ENS de l’époque, Georges Martin, en pensant qu’il allait refuser. Finalement ils ont accepté mon sujet et j’ai travaillé avec Michel Lafon, de l’université Stendhal-Grenoble 3, à l’Institut des Langues et Cultures d’Europe et Amérique (ILCEA). Lui était argentiniste, spécialiste de littérature. Il est décédé il y a quelques mois.
Il adorait la bande dessinée, Tintin en particulier, c’était un ami de Benoît Peeters. Ils ont écrit ensemble Nous est un autre. Il était donc intéressé par le sujet.
Quels ont été tes axes de recherches pour aborder Quino ?
Il y en avait deux.
Quand j’avais fait mon master uniquement sur Mafalda, je me rendais compte que j’avais besoin de comprendre d’où venait Quino, retrouver tout ce qu’il avait fait, comprendre pourquoi il abandonne le dessin d’humour, pourquoi il y revient… Ma première partie répondait à ce point de départ : faire une étude philologique de l’apparition de Quino dans le monde de la bande dessinée et du dessin d’humour en Argentine à cette époque, le replacer dans un contexte historique sur l’histoire de l’Argentine et dans une histoire du neuvième art. La première partie, historique, permettait de découvrir d’autres dessinateurs, ses maîtres, et comprendre ce qu’il apportait de nouveau.
Ensuite, parce que je trouvais qu’il ne rentrait dans aucune case, qu’il voyageait dans différents formats qui correspondaient à des formes brèves, j’ai voulu m’interroger sur sa propre poétique de la brièveté, et d’en faire un modèle pour réussir à comprendre comment fonctionne les formes brèves dans le neuvième art. C’est devenu la problématique centrale de mon travail.
De quoi se composait ton corpus ?
Il y avait surtout des archives : tout ce que j’ai pu trouver de la presse argentine du début des années 1950 jusqu’aux années 2000. J’ai retrouvé toutes les revues dans lesquelles il avait publié, mais pour certaines de façon lacunaire et selon l’état de conservation parfois déplorable des bibliothèques argentines. C’était assez long, ça demandait de dépouiller plein d’archives pour ne rien trouver, mais ça permettait aussi de se faire l’oeil, de voir beaucoup d’autres dessinateurs.
J’avais demandé à sa nièce, qui le représente, de consulter ses archives, d’accéder à des brouillons. Elle m’avait d’abord dit oui, mais finalement je n’ai jamais pu y accéder… Mais la plupart de ces dessins n’ont jamais été mis en recueil, donc c’était presque des inédits.
D’après toi, qu’est-ce que ton travail a apporté de nouveau ?
Ce qui a été souligné lors de la soutenance, c’était la méthodologie, le fait d’utiliser les archives pour comprendre d’où vient une œuvre et un artiste. C’est l’idée que la recherche, ou un certain type de recherche, demande de ne pas se contenter des albums publiés.
Ensuite, ce qui m’intéressait était de montrer que les frontières étaient très floues entre bande dessinée, dessin d’humour, comic strip : comment pouvait-on passer de l’un à l’autre ? Comment ça circulait d’une forme à l’autre chez Quino ? Son travail était une réécriture constante d’idées mises à l’épreuve de nouveaux formats. Avant que je termine, Smolderen a publié son livre Naissances de la bande dessinée qui a conforté ce qu’il me semblait trouver chez Quino : j’ai essayé de montrer que les mécanismes humoristiques et narratifs étaient les mêmes, et ce qui était différent était leur temporalité. J’ai fait appel à l’idée de formes brèves, qui est surtout une notion littéraire.
Ici, tu as donc dû réutiliser un concept de l’analyse littéraire. Des chercheurs travaillant sur la littérature t’ont inspiré ?
Il y a une très bonne introduction aux formes brèves, Lire les formes brèves de Bernard Roukhomovsky. C’était un de mes outils de références, avec les classiques de la narratologie, comme Gérard Genette…
Il y avait aussi les travaux de mon directeur qui a écrit à la fois sur les formes brèves et sur l’idée de réécriture. Sa thèse s’appelait Borges ou la réécriture. En fait, il m’a mis entre les mains ses articles, il m’a conseillé des lectures, comme s’il savait d’avance ce qu’allait être ma thèse alors que je ne le savais pas encore. À un moment c’était une évidence : c’est sur les formes brèves qu’il faut que je travaille. L’idée de forme brève va avec l’idée de répétition, de redite, de réinvention.
As-tu aussi utilisé des auteurs travaillant sur la bande dessinée, européens ou argentins ?
Côté bande dessinée, j’ai l’impression qu’il y a ceux qui proposent des outils et ceux qui proposent une écriture. Les outils permettent d’avoir des repères : je parle de Thierry Groensteen, Jan Baetens et Pascal Lefèvre. Mais il faut aussi trouver sa propre voix dans l’écriture. Pour moi, faire une thèse, ça a aussi été de trouver un style. J’étais beaucoup plus proche d’une écriture plus sensible, pas trop froide. C’est ce qu’il me plaisait chez Benoit Peeters, Jacques Samson, parfois chez Fresnault-Deruelle. Ils montrent leur sensibilité de lecteur et font appel à cette sensibilité chez celui qui les lit. Groensteen décortique, fait un système… C’est efficace mais un peu froid. De Baetens, j’ai adoré Hergé écrivain qui va assez loin dans son analyse des possibilités de la bande dessinée.
Ensuite, en Argentine, il y a aussi des livres sur la bande dessinée. Il y a en ce moment pas mal de chercheurs, dont Laura Vazquez qui a travaillé sur l’âge d’or de la bande dessinée argentine (1950-1960) : El oficio de las viñetas. Elle réfléchit à comment fonctionne la triade métier/art/marché. Sinon je me suis particulièrement appuyé sur Oscar Steimberg et Juan Sasturain : ils sont parmi les rares à avoir écrits sur Mafalda. C’est à travers eux que j’ai découvert les autres dessinateurs argentins. Un des livres d’Oscar Steimberg a été réédité il n’y a pas longtemps : Leyendo historietas. Juan Sasturain est plus un vulgarisateur ; son livre le plus connu est El domicilio de la aventura. Il avait une émission de télé hebdomadaire consacrée à la bande dessinée argentine. Il y a aussi Oscar Vázquez Lucio, dit Siulnas, de la génération de Quino, qui dessinait dans la presse et a fait deux grands tomes sur l’histoire du dessin d’humour avec des notices biographiques. Il a essayé d’être exhaustif et rassembler tous les dessinateurs et toutes les revues. Ce n’est pas un travail d’historien mais on y trouve énormément de données. Pour eux, il y a vraiment un lien entre les comiques populaires à la télé et à la radio et ceux qui dessinaient dans les revues où les chroniqueurs écrivaient des textes.
Que retiens-tu de l’utilisation que tu as pu avoir de ces références ?
J’étais constamment en train de m’appuyer sur les théoriciens pour que ce que je dise soit légitime, c’était un frein. Les chapitres les plus intéressants sont ceux dans lesquels je fais moins appel aux références. Par exemple, j’ai analysé certains gags avec des naufragés sur une île déserte : c’était ça qui permettait le mieux de montrer cette écriture par variation et répétition qui s’inscrit dans une tradition et qui fait primer la réécriture sur l’invention. Ça disait quelque chose de la conception de son métier d’humoriste par Quino. C’est dans ce chapitre que j’ai trouvé ma voix. J’avais assimilé assez d’outils pour pouvoir écrire moi-même.
Pour ta soutenance en 2011, comment était composé le jury ?
Comme spécialistes de la bande dessinée, il y avait Jan Baetens et Viviane Alary. Pour la partie civilisation il y avait Almudena Delgado-Larios, de Stendhal-Grenoble 3, spécialiste de civilisation latino-américaine. Il y avait aussi Marián Semilla-Durán, spécialiste de littérature argentine. Plus mon directeur.
C’était à la fois des spécialistes de bande dessinée, de littérature et de civilisation.
En quelle discipline as-tu soutenu ?
C’était en études hispaniques et hispano-américaines.
L’étude de la bande dessinée est-elle présente au sein de cette discipline ?
Avant moi il y a eu Viviane Alary et Benoît Mitaine, sur l’Espagne. Sur l’Amérique Latine, j’ai l’impression qu’il n’y avait personne.
Ma discipline, les langues, n’est pas une discipline. Quand on fait des études de langue et qu’on parle de civilisation, on peut partir sur un sujet sociologique, historique, sur le cinéma et la littérature. On est formé à la traduction, à l’analyse littéraire, à l’histoire, mais on a l’impression de devoir tout le temps combler des lacunes dans différents domaines. Il n’y a pas de méthode prédéfinie.
Comment ton sujet a été accueilli ?
Tout le monde a trouvé ça très sympa, mais ça a été difficile de trouver un poste. Pour certains, mon sujet était totalement civilisationnel, pour d’autres mon sujet était totalement littéraire… Je ne rentrais pas dans les cases, comme Quino. Quand tu postules à des postes centrés sur l’image, on préfère quelqu’un qui travaille sur la peinture, sur le cinéma. Finalement, je suis prof de civilisation, maître de conférence à Paul Valéry à Montpellier.
J’ai l’impression que de plus en plus d’étudiants en master parlent de travailler sur la bande dessinée. Certains acceptent ce type de sujet maintenant qu’il y a des thèses, les travaux du laboratoire dirigé par Viviane Alary et mon travail sur Quino.
À présent, tu souhaites continuer à travailler sur Quino et la bande dessinée ?
Je suis contente d’être en littérature hispanique pour faire un peu ce que je veux. Je cherche plutôt à varier, à travailler sur d’autres œuvres. Je n’aime pas être cantonnée, ni à Quino ni à la bande dessinée ; je vais me tourner vers la littérature, avec une approche plus historique, plus civilisationnelle. Mais la bande dessinée reviendra sans cesse, c’est sûr.
Tu évoques une approche plus historique. C’est important pour toi, ce dialogue entre histoire et littérature ?
Je pense qu’en littérature on ne peut pas se détacher de l’histoire pour faire une analyse littéraire complète. On est obligé de connaître le contexte historique au moment où est écrite une œuvre pour en percevoir la portée. Peut-être est-ce parce que je suis argentiniste, et que la dictature est encore très présente.
Quel sentiment as-tu sur la place de la bande dessinée à l’université ?
Je ne me pose pas la question de la légitimité, c’est aussi légitime qu’autre chose. Ce à quoi je suis sensible, ce sont si les chercheurs qui travaillent sur la bande dessinée ont une sensibilité de lecteurs. Quand ils n’en ont pas, ils n’en tirent rien. Comme Peeters l’a dit, si tu n’as pas appris à aimer la bande dessinée étant petit, tu es aniconète, analphabète des images.
As-tu publié dans des revues scientifiques dans le cadre de tes recherches ?
Oui : un article sur La Cage de Vaughn-James dans la revue Textimage, à l’ILCEA pour la revue Tigre, sur L’Eternaute…
Et hors du monde universitaire ?
J’ai publié des articles sur Neuvième art 2.0 et j’aime bien écrire pour du9, on est encore plus libre. Ça m’intéresse de déplacer l’écriture universitaire ailleurs, de ne pas être lue que par des universitaires.
Est-ce la même écriture que dans les revues scientifiques ?
C’est plus une question de format : les sujets sont plus courts, je ne me lance pas dans des grands chantiers. Pour écrire dans le cadre universitaire j’ai besoin de consacrer plus de temps. L’écriture sur du9, c’est en partie pour me faire plaisir, pour transmettre un coup de cœur.
Ce que j’ai beaucoup aimé dans Neuvième art 2.0, c’est un commentaire de planche de Quino : c’est ce que je préfère, aussi bien dans l’écriture universitaire et non-universitaire. Ce n’est que quand on se confronte à la planche que l’on tire les éléments les plus intéressants ; on n’essaye pas de faire de la théorie, de faire rentrer dans des catégories, mais on est dans le concret. C’est au cas par cas que ça se construit, comme une constellation.
Es-tu impliquée auprès d’auteurs de bande dessinée ?
Oui, je suis éditrice de bande dessinée. J’ai approché le monde de la bande dessinée par les dessinateurs argentins. En arrivant en Argentine j’ai commencé à lire ce qui se faisait. Les premiers blogs sont apparus et j’ai rencontré des dessinateurs. Ceux dont j’aimais les travaux, j’ai proposé de les aider à éditer en France. Finalement j’ai rencontré Claude Amauger des éditions Tanibis et j’ai commencé par la traduction. En le fréquentant, ça m’a donné envie d’être moi-même éditrice pour des auteurs que je voulais faire éditer. J’ai lancé ma maison d’édition, les éditions Insula, fin 2012. Le premier livre est paru en septembre 2013. Elle se consacre uniquement à la bande dessinée et aux arts graphiques latino-américains.
L’idée d’éditer est devenue une évidence. Je suis très intéressée par l’idée de « faire » autrement qu’avec l’intellect ; fabriquer quelque chose de concret, qui circule, qui n’est pas forcément issu de la réflexion mais qui est plus instinctif. Comme être prof et faire une thèse, c’est un autre aspect de mon métier qui est de faire connaître et aimer des auteurs.
Bibliographie indicative :
LATXAGUE Claire, « L’image dans le récit. La Cage ou la mise en abyme iconique » dans Textimages, n°4, hiver 2012
LATXAGUE Claire et TURNES Pablo, « Alberto Breccia, l’auteur révélateur » dans Neuvième art 2.0, [en ligne], juin 2013, url : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article634
LATXAGUE Claire, « Petite histoire de la bande dessinée argentine », dans du9.org, [en ligne], avril 2012, url : http://www.du9.org/dossier/petite-histoire-argentine/ [précédemment publié dans Gorgonzola n°16, janvier 2011]
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