Entretien jeune recherche en bande dessinée : Laura Cecilia Caraballo

Entretien avec Laura Cecilia Caraballo mené par Julien Baudry le 21 janvier 2015, par Skype

Peux-tu présenter les étapes de ton parcours jusqu’à la thèse ?

Je suis d’origine argentine et j’ai fait mes études à l’Université Nationale de La Plata : six ans de formation en histoire de l’art pour obtenir l’équivalent d’un master recherche.

Pour continuer ma carrière académique, il me fallait faire ce qu’on appelle un « post-diplôme ». J’ai décidé de venir en France faire une thèse de doctorat. J’ai commencé par un M2 recherche à l’ENS de Lyon, avec un mémoire de recherche sur les aspects visuels de la narration dans la bande dessinée, sous la direction d’Anne Sauvagnargues. Puis j’ai commencé ma thèse en esthétique avec la même directrice, mais à l’université Paris-Ouest Nanterre, en 2010.

Une fois installée à Paris, comme je m’intéressais au monde de la culture et aux expos, j’ai commencé à travailler dans une galerie spécialisée en bande dessinée, la galerie 9e art. Je fait donc ma thèse en parallèle.

Tu t’intéressais déjà à la bande dessinée quand tu étais en Argentine ?

Je lisais beaucoup de strips. En Argentine, la bande dessinée a été historiquement plutôt liée à la presse, il y en a beaucoup dans les journaux, les autres supports de publication étant les revues d’anthologie (sur le modèle de Metal Hurlant) et dans une moindre mesure les albums. Je lisais très peu d’albums, je n’étais pas une grande lectrice de bande dessinée.

Je l’ai découverte comme sujet d’étude à l’université dans des cours de culture visuelle. C’est là que j’ai commencé à travailler en tant qu’« assistante de chaire » dans un cours d’histoire des médias : je donnais des cours sur la bande dessinée. C’est un objet d’étude très complexe, très riche. L’image reproductible, les médias et industries culturelles m’ont toujours intéressé.

Il y a des différences entre la place de la bande dessinée à l’université en Argentine et en France ?

Je suis partie depuis cinq ans… En France, il y a de plus en plus de gens qui travaillent sur la bande dessinée, là-bas aussi. Ce n’est pas si éloigné que ça. En Argentine, il y a peut-être plus d’études qui lient la bande dessinée aux médias, au journalisme, à la presse.

Comment s’est construit le sujet, du mémoire à la thèse ?

Au départ, je m’interrogeais sur la narration par l’image, sur la narration conduite plastiquement. Mais j’avais du mal à construire un corpus : mon corpus de départ était trop hétérogène. Alors je me suis intéressée à Alberto Breccia, un auteur argentin qui est un grand maître de la bande dessinée. J’ai décidé de travailler sur l’adaptation de la littérature en bande dessinée. Son œuvre a été le déclencheur de la réflexion, il m’a permis d’aller plus loin dans l’analyse.

Quelles sont les adaptations littéraires de l’oeuvre de Breccia ?

Il en a fait énormément. Il a adapté Docteur Jekyll et Mister Hyde de Stevenson, des nouvelles d’Edgar Allan Poe dont Le cœur révélateur, Lovecraft avec Les mythes de Cthulhu, Lord Dunsany, les frères Grimm entre autres. Il a aussi adapté de la littérature latino-américaine, comme Jorge Luis Borges, Horacio Quiroga, Alejo Carpentier, Juan Carlos Onetti, Ernesto Sabato, etc.

Je travaille les textes littéraires uniquement dans leur transposition en bande dessinée. Je ne reprends pas toutes les adaptations, une dizaine seulement. Je parle un peu du reste de l’oeuvre pour évoquer l’évolution de son style, son parcours, mais le centre de mon sujet est l’adaptation.

Finalement quelle est la problématique actuelle de ton travail ?

Je problématise l’adaptation, le passage de la littérature à la bande dessinée, que j’appelle transposition, en appliquant plusieurs catégories associées à l’histoire de l’art et à la philosophie de l’art. J’essaie de montrer que, lors de la transposition, de la mise en images, Breccia a tendance à échapper à la narration et à la figuration par plusieurs stratégies. La bande dessinée de Breccia est très plastique, très visuelle, expérimentale. Comment peut-elle échapper à l’aspect narratif ?

Qu’est-ce que tu espères ouvrir comme pistes nouvelles avec ton travail ?

La question du non-narratif, qui ne définit pas forcément une image abstraite, caractérise Breccia mais peut s’étendre à des réflexions sur le regard du lecteur-spectateur et la possibilité qu’il a de voir différemment que par la narration.

Cette prétention que j’ai de dire que la bande dessinée peut être non-narrative, ça a été un processus assez long. Au début mes arguments ne tenaient pas trop. Mais en reprenant Lyotard et Deleuze je me suis dit que ça tenait. Or, ça peut rester un peu radical, il faut nuancer et trouver des catégories.

Quel est l’apport de ta directrice ?

Anne Sauvagnargues est philosophe et spécialiste de Gilles Deleuze. Elle a des fortes connaissances liées à l’histoire de l’image, mais elle n’est pas spécialiste de bande dessinée.

Elle m’aide pour l’argumentation, la construction de la pensée, la conduction de mes idées à l’écrit. La philosophie m’apporte des catégories intéressantes pour expliquer ce qui dépasse la figuration.

Justement, comment la philosophie intervient dans la réflexion ?

Quand j’ai commencé à analyser les bandes dessinées de Breccia je trouvais que c’était très abstrait, informel, et parfois sans texte : un éloignement du récit, des personnages qui se fondent dans un espace incertain, la disparition du lien spécifique entre la figure et le fond…

Ma directrice m’a conduite vers un texte de Deleuze, Logique de la sensation, qui est une analyse de l’oeuvre de Francis Bacon, mais aussi de l’art visuel et audiovisuel. Les catégories construites pour l’oeuvre de Bacon m’ont apporté beaucoup pour analyser Breccia, notamment pour comprendre comment s’efface la narration. Breccia comme Bacon effacent, brossent les figures, qui se situent dans un espace sensoriel mais non pas cartésien. Leur rapport (entre elles et avec l’espace) est non illustratif.

Il y a des tensions dans l’image et dans la séquence (ou amalgame) qui permettent d’échapper à une lecture narrative. Dans ce texte, Deleuze parle aussi un peu de l’image multiple (les tryptiques), ce qui rejoignait mes réflexions.

Mais si on fait une analyse trop visuelle, on va se concentrer sur chaque vignette individuellement. J’ai du ajouter et articuler avec d’autres catégories, comme celle de la théorie de la Gestalt [ndle : théorie de la perception] adaptée à l’image, que fait par exemple Rudolph Arnheim. Il parle de la perception, et de la façon dont le lecteur/spectateur relie les couleurs et les formes entre elles. J’applique ces catégories aux séquences de bandes dessinées pour repérer les liens visuels entre les vignettes. Mais cette réflexion est toujours en construction.

Je reprends aussi les catégories de Roland Barthes qui parle de punctum et studium, appliquées à la photographie mais qui peuvent s’étendre à l’observation de l’image.

En-dehors de la philosophie, est-ce qu’il y a des chercheurs qui écrivent sur la bande dessinée qui t’inspirent particulièrement ?

Souvent, les études sur la bande dessinée sont plus orientées vers une approche littéraire, linguistique, ou sémiotique. Comme ma formation est l’histoire de l’art et les études visuelles, je me rapproche du monde des images.

J’ai découvert Philippe Marion qui écrit des choses intéressantes : dans sa thèse il a créé le concept de graphiation que je trouve très riche. Je lis aussi Jan Baetens, Thierry Groensteen, Benoit Peeters, Bruno Lecigne, etc.

Dans les auteurs argentins, il y a entre autres Juan Sasturain et Oscar Masotta qui ont écrit sur Breccia et la bande dessinée. Sasturain est scénariste et a travaillé avec Breccia, pour Perramus. Il a publié il y a deux ans une série d’entretiens qu’il avait fait avec Breccia dans les années 80. Il l’a fait parler de son œuvre, de sa vie…

Justement, est-ce que tu utilises la parole de l’auteur, et si oui comment ?

Breccia a fait beaucoup d’interviews dans sa vie et il a beaucoup parle de son œuvre. Du coup, je parle de ses motivations pour adapter : il dit qu’il était un grand lecteur, qu’il voulait dépasser les frontières de la bande dessinée, et que ce sont, en partie, les adaptations de la littérature qui le lui ont permis.

Il était dans la provocation, il disait qu’il n’aimait pas la bande dessinée, qu’il n’avait pas de style… Parfois cela accompagne mes arguments, mais parfois je confronte et questionne ses mots.

On n’a pas encore parlé de ton travail à la galerie 9e art. Peux-tu le présenter ?

Le propriétaire de la galerie est un grand collectionneur de bandes dessinées. Il a un stock immense de bande dessinée franco-belge et américaine, de toutes les époques, avec un fonds patrimonial d’une grande valeur culturelle .

Je suis rentrée dans le cadre d’un projet d’exposition en Normandie sur Winsor McCay, pour laquelle on allait prêter une grande quantité de planches. Je suis restée et j’ai changé de mission : je travaille à la galerie pour les ventes et l’organisation des expos, mais aussi pour les commandes de notre petite maison d’édition, les Editions Toth.

L’intérêt de la galerie, c’est de toucher un peu à tous les acteurs de la bande dessinée : il y a les collectionneurs, les acheteurs, les auteurs, ceux qui viennent pour les expos. Ceux qui achètent les planches de bande dessinée, ce n’est pas le même profil que ceux qui achètent de la peinture.

Pour ma thèse, la galerie m’a apporté des éléments sur la nouvelle vie qu’acquiert la planche de bande dessinée. Elle est d’abord destinée à la reproduction, mais le marché des planches a apporté une deuxième vie, et il y a des auteurs qui produisent leurs planches en y pensant. Ils ne réfléchissent plus seulement en fonction de la série, de la séquence, de la reproduction, mais aussi en fonction des galeries et des ventes en enchères.

Finalement, ton travail à la galerie tourne aussi autour du rapport entre la bande dessinée et les Beaux Arts ?

Oui, car la bande dessinée rentre depuis une vingtaine d’années dans la logique du marche de l’art parallèlement à sa vie comme objet multiple. Mais je ne crois pas à la hiérarchisation de l’art et des produits culturels. Il y a toujours un certain mépris de la bande dessinée en tant qu’art de masse, même si cela s’est beaucoup réduit. Il y a aussi une importante évolution du regard sur la bande dessinée comme forme d’art et comme objet d’étude et réflexion.

Bibliographie indicative:

CARABALLO Laura Cecilia, « Docteur Jekyll & Mister Hyde de Mattoti et Kramsky: briser la figuration » dans MITAINE Benoît, ROCHE David et SCHMITT-PITIOT Isabelle, Bande dessinée et adaptation (littérature, cinéma, tv), Presses Universitaires Blaise Pascal, 2015.

CARABALLO Laura Cecilia, « La bande dessinée argentine à l’épreuve de l’immigration, de 1940 à aujourd’hui », dans Catalogue de l’exposition Albums – Bande dessinée et immigration. 1913-2013, Mussé de l’histoire de l’immigration, Paris, Futuropolis, 2013.

CARABALLO Laura Cecilia, « Informe sobre ciegos de Breccia y la puesta en imágenes de la incertidumbre », dans GAGO Sebastian, LOMSACOV Iván, VON SPRECHER Roberto, Recuerdos del presente : Historietas argentinas contemporáneas, Escuela de Ciencias de la Información, 2013

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