Entretien avec François Poudevigne mené par Julien Baudry le 9 janvier 2015, par Skype et par mails
Peux-tu présenter ton parcours jusqu’à la thèse en quelques étapes ?
J’ai suivi un parcours relativement traditionnel. Après le bac, j’ai effectué une année de prépa hypokhâgne, puis j’ai rapidement bifurqué vers un cursus en lettres modernes à l’université de Toulouse-Le Mirail [ndle : actuelle Toulouse-Jean Jaurès]. En licence j’ai rencontré Jacques Dürrenmatt qui était d’accord pour diriger des travaux de recherche sur la bande dessinée. Je me suis donc lancé en master recherche dans un travail de stylistique appliquée à la bande dessinée. Je n’en avais alors qu’une connaissance assez lacunaire, et ne m’y intéressais qu’en amateur. Il me semblait pourtant intéressant de sortir de mon domaine de compétence, qui était la littérature, pour entrer dans un champ d’étude moins balisé et donc plus stimulant.
Suite à l’obtention de mon master, j’ai passé l’agrégation de lettres modernes à Paris 4 et effectué mon année de stage en tant que professeur de français dans un lycée de Seine-et-Marne. Actuellement, j’ai pris une année de disponibilité pour commencer ma thèse, que j’espère pouvoir renouveler afin de poursuivre correctement mon travail de recherche.
Dans quelle université t’es-tu inscrit, et dans quelle discipline ?
Mon inscription en thèse date de l’automne 2014 ; elle s’est faite à Paris 4, en langue française. Mon domaine d’étude est plus précisément la stylistique, qui constitue l’un des nombreux axes de recherche de mon équipe d’accueil, « Sens, Texte Informatique Histoire ».
Comment s’est fait le passage du master à la thèse, sur le plan de la réflexion ?
Pour mon sujet de M2, je travaillais sur les phénomènes polyphoniques et dialogiques dans la bande dessinée autobiographique contemporaine. J’essayais de montrer comment le sujet autobiographique construisait un discours singulier en convoquant plus ou moins consciemment des discours environnants. Il s’agissait d’analyser les modalités d’insertion stylistique de ces discours périphériques au sein du discours autobiographique, par le biais de procédés proprement bédéiques – et de révéler, sur un plan énonciatif, le rôle joué par l’altérité dans la construction du sujet. C’est un travail que j’ai apprécié, que j’ai trouvé très fécond et qui me permettait de pointer avec justesse ce qui m’intéressait dans ces œuvres et dans le processus autobiographique : qu’il n’est en rien un geste autocentré, coupé de l’autre.
Au début, je voulais continuer de creuser cette problématique dans le cadre de ma thèse, mais Jacques Dürrenmatt m’a conseillé d’élargir mon corpus au-delà du seul genre autobiographique tout en persévérant dans mon approche énonciative de la bande dessinée. Nous avons beaucoup travaillé autour de cette question et de l’élaboration de mon sujet ; l’idée actuelle (encore susceptible de modifications !) serait de me concentrer sur certaines pratiques énonciatives problématiques en tant qu’elles cherchent à dire des événements, des situations, des expériences individuelles qui échappent à la volonté de dire, qui sont de l’ordre de l’indicible. Je souhaiterais pour cela me baser sur certains récits de témoignages qui engagent des problématiques de ce type, et voir (comme dans mon travail de master) comment la bande dessinée cherche à les résoudre.
En quoi est-ce une étude stylistique ?
Sans forcément tomber dans le formalisme, j’ai très envie d’étudier la matière de la bande dessinée. Je veux me concentre sur le pôle de l’œuvre. Cela nécessite de se pencher sur des éléments poétiques forts, et de se demander toujours : comment l’œuvre elle-même s’organise, quel est son fonctionnement interne ?
Au-delà de ça, je me demande si la stylistique n’est pas aussi un angle mort de l’étude de la bande dessinée actuelle ; il existe des approches sociologiques, historiques, économiques même parfois, qui sont tout à fait intéressantes, mais rien ou très peu sur cette dimension organique des œuvres, qui est celle qui m’intéresse. Encore une fois, il existe certaines exceptions remarquables à cela, et c’est dans cette direction que j’ai envie de travailler.
Tu fais une différence entre ton approche et l’approche sémiotique traditionnelle ?
C’est une vaste question, celle des liens entre la sémiotique et la stylistique. Pour tâcher d’y répondre succinctement, je dirais deux choses : que les travaux de la sémiotique traditionnelle constituent un socle important de mon analyse ; mais que là où les sémioticiens tentent de dégager du général, de l’universel dans l’ordre hétérogène de la production afin d’en extraire un système stable et valable pour l’ensemble du médium, ce qui m’intéresse est précisément l’usage singulier des éléments du code que propose tel ou tel auteur. C’est l’horizon d’étude qui me semble différer ici, l’un tendant au général, l’autre au particulier. Ou, pour le dire autrement, ce qui m’intéresse est prioritairement l’écart, et non la norme – mais l’écart a besoin de la norme pour pouvoir exister et s’évaluer.
Mais encore une fois, il est impossible de liquider cette question en quelques phrases dans un entretien, et ce que j’avance ici n’est qu’une esquisse de réponse qui ne tient pas compte de l’immense variété des productions scientifiques. Disons que ce n’est qu’une intuition. Pour l’instant, j’en suis surtout au stade des intuitions. J’espère qu’à l’issue de mon travail, je pourrai apporter des réponses plus stables et plus renseignées.
Comment va évoluer ton corpus par rapport au master ?
En deuxième année de master, je travaillais exclusivement sur la bande dessinée autobiographique : le Livret de phamille de Menu, le Journal de Neaud et les différents tomes du Krokrodile Comix de Konture.
Comme je le disais précédemment, il me faut maintenant élargir mon corpus à d’autres œuvres. Mais comme mon projet est pour l’instant en perpétuelle mutation, mon corpus l’est aussi ! Ce qui ne rend pas aisée la réponse à cette question. L’idée actuelle est de me concentrer sur le récit de témoignage : on reste dans la bande dessinée « du réel », mais on complexifie les systèmes énonciatifs par rapport à l’autobiographie, puisqu’un énonciateur second (l’auteur) doit prendre en charge le discours d’un énonciateur premier (le témoin). Sur un plan stylistique, ça peut donner lieu à des choses d’une affligeante banalité comme à des choses très innovantes. La production dans ce domaine est très hétéroclite, et le but de ce travail est aussi de me permettre d’y voir plus clair. Parmi les monuments du genre, il y a évidemment le cycle d’Alan, par Emmanuel Guibert ; certains collectifs chez Futuropolis ont également donné lieu à de très belles choses.
Je précise aussi que le but n’est pas de travailler sur la bande dessinée de reportage, ou sur ce qu’Isabelle Delorme appelle les « récits mémoriels historiques », comme Maus. Il y a ici un travail de délimitation qu’il me faut entreprendre en priorité, qui doit me permettre d’aboutir à un corpus stable. C’est le but de cette première année.
Pourquoi travailler spécifiquement sur la bande dessinée ?
C’est un choix volontaire, et presque affectif. Je voulais travailler sur un médium que je commence à connaître après mes deux années de master, mais surtout que j’apprécie particulièrement. J’avais par ailleurs le sentiment que la recherche et le discours critique en bande dessinée étaient en pleine effervescence ; à ce titre, il me paraissait plus stimulant (et plus militant ?) de travailler sur la bande dessinée que sur la littérature en tant que telle.
Comment travailles-tu les œuvres ?
Sur le plan méthodologique, je dirais que je travaille par épuisement des œuvres. Je cible un nombre restreint d’œuvre, et une fois mon corpus établi je cherche tout ce qui peut être dit sur ces œuvres, sur chaque séquence, chaque planche ; et j’essaye ensuite de tisser des liens, de faire émerger des structures, des motifs récurrents. C’est de cette manière que j’ai fonctionné durant mes deux années de master, mais je ne sais pas si c’est une méthode transférable à l’échelle d’une thèse.
Tu appliques des outils de l’analyse littéraire ?
J’essaye autant que faire se peut de me préserver de l’influence de l’analyse littéraire, qui est celle dont je proviens mais qui nécessairement pense l’énonciation de manière logocentrée. Il s’agit là d’un des risques de mon sujet dont je veux absolument me prémunir : ramener l’énonciation en bande dessinée à sa seule dimension verbale, là où elle repose en mon sens tout aussi bien sur les dimensions graphique, iconique et spatio-topique. Ce qui fait que les outils dont j’ai besoin n’existent quasiment pas. Peu d’auteurs parlent d’énonciation à propos de la bande dessinée. Chez Groensteen, qui est un des seuls à le faire, la problématique énonciative est logiquement subordonnée à son projet d’ensemble, de nature essentiellement narratologique. Mais l’énonciation bédéique en tant que telle reste impensée, et c’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi ce sujet. Ce à quoi j’aimerais parvenir est une hybridation des théories de la bande dessinée et des théories de l’énonciation. Il y a des choses excellentes qui existent en analyse du discours, et qui me paraissent pouvoir intéresser l’analyse bédéique.
Ce problème se posait déjà dans le cadre de mon master : les théories linguistiques (en l’occurrence, dialogisme et polyphonie) sont appliquées à la littérature, mais pas à la bande dessinée. Le but n’est pourtant pas d’inféoder la bande dessinée au discours littéraire. Il faut emprunter des concepts, mais c’est bien la bande dessinée qui reste centrale. L’objectif final est de dépasser les concepts littéraires.
Est-ce que pour toi l’approche stylistique et énonciative qui est la tienne est la plus adéquate pour analyser la bande dessinée ?
Pas du tout, je ne mets pas de primat qualitatif sur cette méthode. Je considère surtout qu’il s’agit d’un champ délaissé, et c’est pourquoi j’ai choisi de m’y intéresser, pour voir ce qu’il avait à nous dire de la bande dessinée.
Mais fondamentalement, j’envisage l’étude du médium comme une mosaïque d’approches et de compétences. Sans tomber dans un œcuménisme facile, je pense sincèrement que la pluralité d’approches critiques est une chose essentielle.
Par exemple, parmi les doctorants travaillant sous la direction de Jacques Dürrenmatt, qui sont ceux que je connais, il y a des approches formalistes, poétiques, linguistiques ou énonciatives de la bande dessinée. Ça nous permet d’avoir des discussions riches sur nos sujets respectifs, et sur notre objet commun.
Tu évoques la situation théorique… Quels sont les auteurs qui t’inspirent particulièrement ?
Je suis venu à la théorie de la bande dessinée par Groensteen, Peeters et Smolderen. Leurs écrits, très accessibles, ont joué pour moi un rôle essentiel. Toutefois, et toujours dans ce souci de varier les approches, j’ai plaisir à m’ouvrir à d’autres auteurs. J’apprécie notamment ceux qui mettent en avant un parti pris théorique fort, qui développe un système de pensée singulier, car même si je ne suis pas d’accord avec eux, je trouve qu’il est intéressant de réfléchir aux questions ainsi soulevées.
Pour donner un exemple de cela, la revue Pré carré, codirigée par L.L. de Mars, Jérôme LeGlatin, Docteur C. et Julien Meunier, est une bonne influence. Ils défendent l’idée que la critique est aussi un acte de création, insistant pour cela sur la notion d’incertitude ; mais cela ne les empêche nullement de prendre parti, au risque assumé de la contradiction. C’est une posture d’humilité et d’impertinence, qui ne cherche pas à défendre un dogme mais une vision, qui me plaît énormément.
Dans le domaine de la théorie énonciative, je m’inspire essentiellement des travaux menés par Dominique Maingueneau en analyse du discours, et par Jacques Bres en praxématique.
Est-ce que tu étais un lecteur de bande dessinée avant de t’y intéresser pour la thèse ?
Avant le master, je lisais des bandes dessinées en dilettante, et puis mes habitudes de lecture ont vraiment changé lorsque j’ai commencé à en faire mon objet d’étude, évidemment. Je me suis ouvert à des bandes dessinées nouvelles, à l’édition indépendante : Emmanuel Guibert, Dominique Goblet, Fabrice Neaud, Blutch, Nicolas Presl … J’essaie toujours, encore aujourd’hui, d’aller vers ce que je ne connais pas.
Pour l’anecdote, c’est précisément la lecture du Pinocchio de Winshluss qui a été l’élément déclencheur de mon travail de recherche, tant il a modifié ma façon de lire des bandes dessinées. J’étais confronté à quelque chose de parfaitement inconnu, qui pourtant me fascinait, et qu’il me fallait à tout prix essayer de comprendre. Il fallait que je comprenne comment ça marchait, cette espèce d’ovni. C’est vraiment une œuvre qui m’a fait toucher du doigt, soudainement et brutalement, que la bande dessinée ce n’était pas que Blacksad, c’était aussi « ça ».
Je crois que tu participes à un festival ?
Oui : j’anime des tables rondes au festival de bande dessinée de la ville de Colomiers, des rencontres avec des auteurs.
C’est un exercice intéressant : la difficulté est de rendre l’entretien dynamique, la rencontre simple et vivante. Là, je suis plus dans la vulgarisation.
Ce déplacement du chercheur hors de la sphère universitaire te semble utile ?
Pour moi, le chercheur ne doit pas rester dans son coin. Il doit aller vers les gens. C’est un beau défi d’essayer de simplifier ce que l’on a à dire.
Mais je ne dis rien là que de très consensuel ; je connais peu de chercheurs dont la position assumée est de se maintenir loin des autres, dans sa tour d’ivoire. Il n’empêche que je trouve cela intéressant, cette porosité entre les différentes sphères de pensée.
Il y aurait par ailleurs un paradoxe à choisir comme sujet d’étude la bande dessinée, objet largement déshérité à l’université (bien que les choses changent, évidemment –cette série d’entretiens en est la preuve), et vouloir s’y enfermer. Je crois que si l’on choisit de travailler sur la bande dessinée, c’est que l’on considère qu’il est important de décloisonner les choses, de sortir des sentiers battus.
Bibliographie indicative
POUDEVIGNE François, « Dialogue », GROENSTEEN Thierry dir., Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, [en ligne], mars 2014 ; url : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article756
POUDEVIGNE François, » « Mon corps est un goulag » : Le principe dialogique à l’épreuve de la bande dessinée contemporaine », Camera Lucida, [en ligne], juin 2012 ; url : http://camlux.blogspot.fr/2012/02/mon-corps-est-un-goulag-le-principe.html
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