Puisque je suis dans les thèses en ce moment, je me disais que c’était l’occasion de soulever une question qui pourrait paraître accessoire mais qui est en réalité révélatrice : la question des thèses en bande dessinée. Je parle bien ici non pas de thèses sur la bande dessinée (pour ceux qui n’en ont pas assez, notre série d’entretiens « jeune recherche » continue, ainsi que mes articles sur Le carnet de Comicalités) mais de thèses en bande dessinée, dont la bande dessinée ne serait ni l’objet, ni la source, mais le moyen d’expression.
L’idée même pourrait paraître surprenante, voire dérangeante, mais il me semble intéressant de poser trois questions : ce type de travaux existe-t-il ou a-t-il existé ? aurait-il un intérêt ? pourquoi en parler en 2015 ?
Le précédent de Serge Tisseron
Commençons par la première question : y a-t-il déjà eu des thèses en bande dessinée à l’université française ? La seule thèse en bande dessinée « connue » est celle de Serge Tisseron, et date de 1975. Encore ne s’agit-il pas d’une thèse de doctorat mais d’une thèse d’exercice en médecine, qui est traditionnellement un objet moins complexe que les ex-thèses d’Etat et actuelles thèses de doctorat en matière de recherche. Elle vient clore les études de médecine et permettre au lauréat l’obtention du diplôme de docteur en médecine.
La thèse de Serge Tisseron, soutenue à l’université Claude Bernard de Lyon et accessible en ligne, s’intitule Contribution à l’introduction de la bande dessinée dans la pédagogie universitaire. Une tentative sur l’histoire de la psychiatrie et consiste en une cinquantaine de pages de bande dessinée suivies de « Quelques réflexions sur la bande dessinée et la pédagogie », une quinzaine de pages, cette fois textuelles, venant justifier non pas de l’usage de la forme « bande dessinée » pour une thèse mais du sujet lui-même : l’usage de la bande dessinée à des fins pédagogiques, et particulièrement au service de la psychiatrie.
Ce que je trouve intéressant dans ce document est le mélange de deux niveaux de discours a priori inconciliables. D’un côté la thèse a toutes les apparences formelles et officielles (au sens légal du terme) d’une thèse : page de titre portant les noms des membres du jury, une introduction et une conclusion, une bibliographie, la signature du président de l’université validant le document… De l’autre côté, au milieu de ces pages empreintes de solennité se trouvent des dessins en noir et blanc de qualité plutôt honnête qui pourraient rappeler certains auteurs de Hara-Kiri de l’époque (on pense à Gébé, Reiser, peut-être Brétécher…). Je passerai ici sur ce que cette oeuvre pourrait nous apprendre, ou apprendre aux dessinateurs actuels, sur l’incroyable effervescence graphique de la bande dessinée de l’époque. Qu’un dessinateur amateur réalise une oeuvre aussi originale dans sa facture et ses choix graphiques et narratifs laissent deviner ce que pouvait être le degré d’expérimentations des professionnels. En 1975, Serge Tisseron a 27 ans et ses inspirations sont assurément celles de la génération Pilote qui, en ce début d’années 1970, éclate justement vers une bande dessinée plus adulte.
Revenons au contexte purement universitaire pour comprendre comment une telle thèse, un tel unica dans les annales de l’Université française, a pu voir le jour. Dans un entretien avec Sylvain Missonnier, Serge Tisseron revient justement sur ce moment de sa carrière. Il relie directement son choix d’utiliser le dessin avec une volonté militante de dénoncer le « sadisme médical » qu’il avait ressenti au cours de ses études, où il avait « souffert du mandarinat, du narcissisme des patrons, de leur mépris des malades ». La thèse en bande dessinée est un choix dans lequel il voyait une possibilité « d’ouvrir [sa] liberté d’expression ». Mais il prend soin de préciser qu’au départ, il s’agit bien d’un travail de « vulgarisation », et de non de recherche. Il parle ainsi d’un « album de bande dessinée qui a été reconnu comme une thèse ».
Le choix de la bande dessinée est ici un choix militant, en lien avec l’ambition militante même de son travail. En 1975, quelques années après la contestation estudiantine de mai 68 par une jeunesse qui a été nourrie, en partie, à Pilote puis aux excès de Hara-Kiri (créé en 1960), ce type de production peut être comprise comme un nouvel éclat de contestation du conservatisme universitaire dénoncé en 1968 un peu partout en France. Ici, la dénonciation passe par le choix, visiblement validé par une université reformée par la loi Faure, de remplacer du texte par l’image.
Les années 1970 sont aussi, du point de vue de l’étude de la bande dessinée, la décennie la plus dynamique sur le plan de la réflexion sur les relations entre bande dessinée et pédagogie. En 1970 paraît l’ouvrage d’Antoine Roux, La bande dessinée peut être éducative, qui vient retourner le préjugé de la bande dessinée comme « démoralisatrice » de la jeunesse en cherchant à démontrer les potentialités pédagogiques du medium. Il y a donc, autour de la question que traite Serge Tisseron, une véritable émulation, et le psychanalyste y reviendra lui-même en 1977 dans la revue Communication et langages. A la fois par ses ambitions militantes, par sa forme et par son thème, cette thèse s’inscrit bien dans son époque.
Tisseron continuera par la suite, et continue d’ailleurs toujours, à travailler sur les relations entre la psychanalyse et la bande dessinée. Il deviendra un tintinophile éclairé. Mais plus largement, c’est la question de l’image qui l’occupera, et des implications psychologiques de l’iconographique par rapport au verbal.
Limites et avantages de l’image
L’essai de Serge Tisseron ne sera pas suivi : à ma connaissance, aucune autre thèse n’a été soutenue sous la forme d’une bande dessinée. Quelle explication peut-on donner, alors même que l’université a acceptée, bon gré mal gré, la bande dessinée comme objet ?
L’explication la plus simpliste consisterait à lier ce manque à une forme de conservatisme. Il faut bien considérer ici que la thèse de doctorat est un document dont les attendus sont extrêmement codifiés, y compris par des lois (la plus récente étant celle de 2006). Des textes définissent donc comment une thèse doit être présentée, soutenue, diffusée… Elle est un document légal qui donne lieu à la délivrance d’un diplôme par l’université, et constitue donc, avec les travaux de recherche, une des manifestations de l’activité de recherche publique de l’établissement. Mais à aucun moment le texte de loi ne définit la forme que doit prendre la thèse, et encore moins si elle doit être écrite ou dessinée. Au-delà de la loi c’est aussi l’attente scientifique qui prévaut : on juge un futur chercheur non sur ses connaissances, mais sur sa capacité à exprimer un raisonnement complexe, scientifique, et faire émerger des idées nouvelles et mener une recherche selon les exigences universitaires. Tous les enjeux officiels qui entourent la thèse de doctorat en font un document beaucoup plus contraint, formellement, que toute autre publication scientifique. Cette contrainte forte explique sans doute l’absence de toute autre tentative de thèse en bande dessinée.
Mais il me semble plus utile de relever le débat à un degré supérieur : l’hégémonie du verbal sur les thèses n’est que le reflet de la même hégémonie sur la recherche scientifique en général (dont le « langage » dominant, au sens large, est le texte en anglais), voire même est le reflet de l’hégémonie du verbal dans la société contemporaine d’une façon générale. C’est précisément ce que souligne Serge Tisseron dans un récent article intitulé « Passer sa thèse en bandes dessinées. C’est possible, et c’est nécessaire ! » : « J’avais vingt ans, et je sentais bien que nous vivions la fin d’une hégémonie – celle de l’écrit – et que nous entrions dans un monde mixte où la culture du livre et celle des écrans vivront ensemble. ». Cette hégémonie de l’écrit est, à mon sens, toujours très présente, et ce malgré les terrains gagnés décennie après décennie par l’image, dans tous les domaines de la connaissance. Force est de constater que, sur le web par exemple, le texte demeure encore la modalité la plus courante de l’expression.
N’y voyez bien sûr pas un jugement de valeur de ma part : notre civilisation s’est construite, et a construit son savoir, sur le verbal depuis plusieurs siècles. L’alphabet latin que nous utilisons est estimé avoir plus de 2500 ans et la théorie grammaticale française a été conçue il y a plus de 500 ans. Le verbal a accompagné les grandes révolutions technologiques et spirituelles au moins depuis la Renaissance (imprimerie, Lumières, informatique…). Le verbal a donc sur l’image, en tant que langage construit et donc capable d’exprimer une pensée complexe, une avance considérable.
Cette considération historique, certes sans doute trop généraliste, permet au moins de resituer le débat. En 2013 l’historien Pascal Ory, dans un entretien pour nonfiction.fr, déclare ainsi, à la question des possibilités de thèses en bande dessinée, que « pour l’instant le degré de finesse d’analyse des thèses classiques n’a pas été dépassé. Je ne dis pas qu’il n’est pas dépassable… Pour l’instant, je ne vois pas une bande dessinée épuiser les formes d’analyse que peut atteindre un travail classique. ». Il s’agit bien d’interroger le potentiel de la bande dessinée comme moyen d’expression d’expression d’un raisonnement face au verbal. Actuellement, le verbal a le dessus, et l’université est un des lieux où cette domination est la plus forte. L’image est présente dans le raisonnement, certes, mais à titre d’illustration (tableaux, représentations d’objets, cartographie…). En un sens, la domination du verbal à l’université peut être rapprochée, toute proportion gardée, de la longue présence du latin dans les thèses : ce n’est qu’au début du XXe siècle que les prétendants au diplôme de docteur es lettres ont pu se soustraire à l’obligation de rédiger une partie de leur travail en latin. Le latin était considérée comme une langue savante qui, bien que très rarement utilisée dans les autres textes scientifiques, permettait de se rattacher à une longue tradition d’écriture scientifique. Nous n’en sommes bien sûr pas là, mais l’exemple du latin montre, me semble-t-il, que le caractère savant et officiel de la thèse la classe dans une catégorie d’écrits qui nécessiterait un langage à part. Les thésards qui ont aussi, par ailleurs, une pratique d’écriture de « vulgarisation » le savent : l’écriture d’une thèse demande aussi de sacrifier à des normes en terme de précision du vocabulaire et d’organisation de la pensée. Ces normes sont uniquement adaptées au verbal, et n’ont pas d’équivalent textuel.
L’invasion du documentaire
Ainsi, il me semble assez clair que dans l’état actuel des travaux universitaires, une thèse en bande dessinée serait inconcevable. Dès lors, pourquoi soulever la question ?
D’abord parce qu’au-delà des interrogations et explications qui tiennent au caractère officiel du document, il existe aussi des avantages à un raisonnement qui passeraient par l’image. Serge Tisseron en donne quelques uns qui, selon lui, prouvent l’utilité d’une écriture visuelle : « l’image permet d’explorer un domaine que l’écriture a longtemps délaissé, celui du corps, des émotions qu’il donne à voir et de ses limites, de l’animalité au post-humain. (…) Au début des années 1970, le but de ma thèse fut donc de mettre en valeur le potentiel émotionnel et pulsionnel qui a présidé à la construction de la psychiatrie. ». C’est ici à la part d’émotion et de corporalité que saurait faire passer l’image que se réfère le psychiatre.
Dans un autre ordre d’idées, l’historien Ivan Jablonka, qui réfléchit depuis plusieurs années aux formes que peut prendre la recherche, s’interroge, dans un récent article, sur la potentialité de « sciences sociales graphiques ». Il propose ainsi des pistes pour pallier au fait, évident, que dessiner s’apprend, et est beaucoup moins naturel à un universitaire qu’écrire : créer des équipes mixtes chercheur/artiste, créer des liens entre départements d’arts et départements de sciences sociales. Il souligne néanmoins : « Outre les difficultés institutionnelles, il est malheureusement probable que les blocages sont aussi d’ordre culturel et professionnel. Tant que la bande dessinée sera regardée comme un sous-art, un passe-temps d’ado, et tant qu’une bande dessinée « rapportera » moins, pour la carrière, qu’un article de revue, il est à craindre que ces rêves d’association resteront dans les limbes. ».
Pourtant, comme il le dit plus loin, « les temps sont mûrs » : il cite l’émergence du roman graphique et, bien sûr, de la bande dessinée documentaire qui a su montrer qu’un langage jusqu’ici réservé à une écriture de fiction pouvait aussi faire passer des idées complexes. Les écrits théoriques de Will Eisner et Scott McCloud sont des exemples de propos complexes tenus en bande dessinée. En France, quelques exemples de chercheurs se risquant à tenir un propos graphique me viennent en tête : je pense au blog de Nicolas Labarre, maître de conférences à Bordeaux -Montaigne ; je pense au blog Emile, on bande tenu par Pierre Nocerino, doctorant en sociologie qui cherche à faire une sociologie en bande dessinée (entretien à venir !) ; je pense au collectif « Les bulles du labo » et autres projets amateurs où des chercheurs racontent leur quotidien en bande dessinée ; je pense à plusieurs articles parus dans l’excellente Revue Dessinée qui ont vu collaborer chercheur et dessinateur (Marie Gloris avec Rica pour « Autopsie de la guillotine » ; Valérie Igounet et Julien Solé pour « En plein Front », tous deux dans le numéro 3). Certes il s’agit de travaux de vulgarisation, non d’écrits scientifiques. Mais ils témoignent de la lente incursion de la bande dessinée dans le milieu de la recherche comme moyen d’expression, et plus seulement comme objet.
En conclusion, je me demande réellement si l’évolution de notre culture, qui tend à devenir de façon de plus en plus flagrante une culture non pas de l’image, mais une culture « mixte », où image et texte sont à égalité, ne finira pas par généraliser le principe de thèses ou, a minima, d’écrits universitaires, en bande dessinée.
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