Entretien avec Philippe Paolucci mené par Julien Baudry le 23 janvier 2015 à Toulouse
Peux-tu présenter ton parcours en quelques étapes ?
J’ai commencé ma licence à Toulouse-Le Mirail [ndle : actuelle université Toulouse Jean Jaurès], puis un master en sciences du langage. Durant la première année de master, je me suis spécialisé en sémiotique et j’ai poursuivi des recherches sur la bande dessinée. Mon master proposait une analyse sémiotique de la bande dessinée franco-belge en M1 et du manga en M2. Le M1 était une analyse très classique des séquences oniriques dans Tintin à partir de la sémiotique de Greimas. Pour le M2, sur les conseils de mes directeurs, j’avais changé pour un corpus moins classique, le manga shônen, et j’avais utilisé la sémiotique de Groensteen, Peeters… C’est durant les années de master que j’ai consolidé ma maîtrise de ces outils.
A la fin du M2, en 2012, je me suis inscrit en thèse, non pas en sciences du langage mais en sciences de l’information et de la communication. L’idée était d’appliquer la sémiologie à la bande dessinée numérique qui était alors en plein essor. Dans mon esprit, quand j’ai commencé, il y avait une continuité du master à la thèse : je partais du très classique, Tintin, pour finir avec ce qu’il y a de plus actuel.
Au sein de quel laboratoire es-tu inscrit et qui est ton ou tes directeur(s) ?
C’était au sein du Centre Pluridisciplinaire de Sémiotique Textuelle, une équipe de recherche qui est affiliée au Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales. L’équipe fait de l’analyse sémiotique, de la sémantique, et à une époque de la socio-linguistique.
Depuis l’année dernière, on a développé un axe de recherche sur le numérique. On a un séminaire chaque année et on est plusieurs jeunes docteurs à travailler sur le numérique : l’un sur l’analyse des commentaires d’actualité autour de Fukushima, une autre sur la façon dont les entreprises utilisent les nouvelles technologies pour repenser l’identité de marque, et un autre sur les pratiques d’écoute chez les adolescents. Ce dernier sujet est assez proche du mien, à certains égards. Ça peut se traduire par des articles ou des communications à plusieurs.
Mes co-directeurs sont Pascal Robert, de Lyon, et à Toulouse Patrick M’Pondo Dicka, qui me suit depuis le master et m’a enseigné l’analyse de l’image.
Que signifie pour toi d’être « partagé » entre ces deux disciplines ?
C’est une question que je me pose… La sémiotique prend racine dans les sciences du langage, mais au niveau institutionnel, elle se déplace vers l’infocom. Quand j’aborde la bande dessinée, j’ai ce double héritage. Ce n’est pas complètement incohérent aux yeux des SIC puisque ce sont des sciences qui se sont toujours considérées comme interdisciplinaires.
Les deux versants me semblent importants quand on aborde un objet aussi complexe que la bande dessinée : analyser ses caractéristiques sémiotiques sans négliger la question des usages… C’est une position que je défends.
Quel est l’accueil fait à un sujet sur la bande dessinée dans ces deux disciplines ?
En sciences du langage, ce ne serait plus accepté : les axes d’étude se recentrent sur ce qui est purement linguistique.
En infocom, il n’y a pas vraiment de problème : on a l’habitude d’analyser des objets qui souffrent d’un manque de légitimité culturelle, comme le jeu vidéo. L’objet en lui-même est accepté : ici, à Toulouse, on m’a proposé d’assurer un cours sur la bande dessinée au sein du département.
Dans les colloques ou journées d’étude, c’est toujours dommage de revenir sur le manque de reconnaissance culturelle de l’objet en oubliant que certaines filières l’acceptent très bien.
Depuis 2012, comment le sujet a-t-il évolué, et quelle est la problématique actuelle ?
Je travaille sur la bande dessinée numérique dans une perspective socio-sémiotique. Le but sera de proposer, dans un premier temps, une typologie de ce qui se fait en bande dessinée numérique, à l’aide des outils descriptifs forgés en sémiotique de la bande dessinée. Puis il s’agira de confronter cette typologie à une série d’entretiens que j’aurais effectué auprès des créateurs. Est-ce que ça confirme ou infirme la typologie ? Est-ce que ça permet de l’amender ? Je pense qu’aujourd’hui il faut combiner les deux : l’analyse et les acteurs.
Je ne sais pas si, dans le champ des études sur la bande dessinée, on s’intéresse aux discours des auteurs. On pourrait faire une analyse sémiotique sans aucun entretien, et peut-être que la sémiotique a eu tendance à se déconnecter des énonciateurs réels… Mais les auteurs existent, autant aller les voir. Ce qui est intéressant avec le numérique est que les créateurs tâtonnent, expérimentent des nouvelles choses… Ce sont eux qui utilisent les nouveaux outils.
D’après toi, que peux apporter ton travail ?
L’idée que je me fais de la bande dessinée numérique est que c’est un impensable. Pour pouvoir la penser, il va falloir la typologiser. Comme toute typologie, elle sera lacunaire, mais elle me semble indispensable. Ce qui m’intéresse est l’état des lieux de l’existant. Il faut enregistrer les évolutions actuelles de la bande dessinée, mais le but n’est pas de faire un pronostic de ce qu’elle pourrait devenir.
D’un point de vue plus général, ma recherche s’inscrira dans les travaux actuels sur le report numérique de la tradition imprimée, sur la cohabitation de pratiques de lecture et d’écriture héritées du papier et apparaissant avec le numérique.
Tu souhaites aboutir à une définition de la bande dessinée numérique ?
C’est un débat qui fait un peu polémique dans le champ de la bande dessinée… Faut-il ou non la définir ? Je n’ai rien contre une tentative définitionnelle. Je pense même qu’on ne peut pas faire une recherche sur la bande dessinée sans la définir.
Ma définition minimale est que c’est un art séquentiel, que cette séquentialité est spécifique, mais un sociologue poserait une autre définition, en terme d’usages.
Est-ce que le fait de t’intéresser à un objet très contemporain a un impact sur ton travail ?
C’est un phénomène en émergence. Pour le dire de manière franche : le numérique, on ne sait pas ce que c’est. Il y a tout à faire et c’est un champ de recherche en pleine ébullition.
Non seulement c’est un phénomène en émergence, mais il évolue à une vitesse qu’on a du mal à mesurer. C’est pourquoi j’insiste tant sur cette idée « d’état des lieux », du début des années 2000 à 2015. J’ai tellement lu d’ouvrage sur le numérique écrits dans les années 1990 avec des pronostics… Je ne me sens pas faire ça, je ne suis pas prophète.
Moi, ça a tendance à me stimuler d’être dans un champ de recherches où tout est en friche. Quand j’aurai soutenu ma thèse, ça en fera quatre sur la bande dessinée numérique [ndle : Anthony Rageul, Julien Falgas et Magali Boudissa], et on a de la chance d’observer ça en pleine émergence. Les thèses qui seront écrites dans vingt ans renverront la mienne à la préhistoire !
Pour toi, comment est-ce qu’étudier la bande dessinée peut permettre d’enrichir un savoir scientifique plus général ?
Il y a un axe qui se développe en ce moment qui est la poétique de la bande dessinée, et les rapports qu’elle peut avoir à la littérature. Est-ce qu’une bande dessinée peut être qualifiée de littéraire ? Ça pose aussi la question de la littérature (qu’est-ce que le littéraire ?), et ça permet de revoir des hiérarchies.
Le numérique est en train de tout capturer, et les hiérarchies commencent à s’effriter autour de ce dénominateur commun qui met tout à égalité. C’est un peu l’objet de ma thèse d’observer cette équivalence générale de ce qu’on avait tendance à hiérarchiser. Au fond, une bd, un album jeunesse, un roman, une fois que c’est numérique, c’est du code, une suite de 0 et de 1.
Comment est constitué ton corpus ?
C’est une réflexion que je suis en train de mener. L’état actuel de la production est très protéiforme, elle part dans tous les sens. Le corpus devra prendre en compte les productions en voie de standardisation, comme le Turbomédia, et des productions plus atypiques qui sont plus discrètes, comme celles d’Anthony Rageul. L’idée est d’être le plus exhaustif possible pour ma typologie, au moins pour le domaine francophone. Il y a déjà de quoi faire un joli corpus.
Sur le plan méthodologique, comment vas-tu appliquer la sémiotique à cet objet ?
L’approche sémiotique ne pourra pas suffire. L’arsenal sémiotique de Groensteen ou d’autres traditions comme Greimas ne suffit pas parce que l’objet a des spécificités, dont le fait d’être sur support numérique. Il va falloir intégrer ses outils à une réflexion plus générale sur le numérique. Je vais m’inspirer des travaux qui ont été menés en anthropologie et philosophie des techniques. Avant même de mobiliser les outils sémiotiques, il va falloir savoir ce que signifie leur nature numérique, le fait qu’ils soient computationnels, etc.
C’est sur cela que travaille, entre autres, Pascal Robert ; je m’appuie aussi sur les travaux de Jack Goody sur la « raison graphique », ceux de Bruno Bachimont, de Bernard Stiegler. Ces penseurs ont posé la question de la technique et aborde le numérique comme une nouvelle technique.
Pour rebondir sur ces noms, peux-tu citer les auteurs qui t’inspirent particulièrement ?
Dans le domaine de la bande dessinée, on ne peut pas ne pas citer Groensteen, mais j’ai aussi été intéressé par Fresnault-Deruelle, ou plus récemment par le dernier ouvrage de Jacques Dürrenmatt, avec une approche plus poétique.
Bruno Bachimont m’a beaucoup influencé et la lecture de Pascal Robert a été très stimulante. Ils ont une approche du numérique qui n’est pas la plus représentée en SIC, qui est sémio-technique. Souvent, on aborde le numérique en terme d’usages. Leur approche est de savoir comment les techniques en général influence notre manière de penser, comment elles aboutissent à une autre rationalité. C’est extrêmement riche et permet de penser le passage du papier au numérique.
D’autres auteurs en infocom ont aussi eu une grande importance : Yves Jeanneret ou Emmanuel Souchier.
Tu insistes sur cette question du passage du papier au numérique… C’est aussi une part de tes interrogations ?
C’est plus une cohabitation qu’un passage. Cette question a une importance dans la mesure où l’impact sur notre conception du monde est énorme. Il y a un effet de rupture lié à l’introduction du calcul numérique. Je ne pense pas qu’on en ait mesuré toutes les conséquences.
Tu as participé à des colloques ou journées d’étude ?
Plutôt des journées d’étude. La dernière était Bande dessinée et intermédialité à Poitiers, uniquement sur la bande dessinée. J’ai fait pas mal de séminaires, comme à l’ENSSIB à Lyon, où je parlais à un public dont la BD n’est pas l’objet principal.
C’est intéressant pour la démarche de thèse de combiner les deux. Il y a une façon très différente de présenter les choses. À Poitiers, c’était surtout des littéraires et étudiants en art. Du coup, introduire des auteurs infocom comme Bachimont en vingt minutes serait difficile. Devant un public infocom, je peux simplement le citer, mais si je cite Groensteen il faut que j’en dise quelques mots. Dans ce cas je brasse plus large : je vais voir les impacts du report numérique sur le livre en général, pas seulement sur la bande dessinée.
Tu as une pratique d’écriture sur ton sujet hors de revues scientifiques ?
J’ai un blog où je publie quelques billets pour faire connaître mes publications.
Sinon, j’écris des chroniques dans une revue de littérature coréenne, publiée sur Internet, Keulmadang. Ils faisaient des chroniques littéraires et je les avais contacté pour savoir si des chroniques de manhwa les intéresseraient. On confond ça avec le manga mais il y a des spécificités graphiques, narratives, et je trouvais que c’était bien d’en parler. Je leur en livre une fois tous les deux mois. J’ai commencé avant ma thèse.
La chronique doit être courte et lisible par tous, avec un avis argumenté. C’est parfois douloureux de passer de l’écriture d’articles scientifiques, où je suis beaucoup plus technique aux chroniques, où je peux être critique.
C’est difficile de ne pas être critique quand on parle de bande dessinée numérique puisqu’on a tous un avis, parfois assez tranché, et c’est un sujet qui fait polémique. Je peux le faire dans mes chroniques.
Est-ce que ces articles dans Keulmadang nourrissent aussi ta thèse ?
Ce qui m’a mené vers les Coréens est qu’ils sont très actifs dans la production de bande dessinée numérique. Ils ont créé un type qu’on appelle webtoon, qui a d’ailleurs été repris en France.
Cette même revue m’avait demandé un article sur la bande dessinée numérique sud-coréenne. J’ai présenté le webtoon. En 2013, il y avait eu un spécial Corée à Angoulême et la revue m’avait envoyé là-bas. J’ai pu rencontrer des créateurs de webtoons. Ces liens n’étaient pas forcément prévus, mais les connexions vont vite. Il y aura certainement un peu de Corée dans ma thèse.
Tu es un lecteur de bande dessinée numérique en-dehors de la thèse ?
J’ai toujours été lecteur de bande dessinée. Par contre, pour la bande dessinée numérique, ça a été concomitant : j’ai commencé à la découvrir en 2012, en même temps que ma démarche de recherche. Je ne la regarde qu’en tant que chercheur, et je reste attaché à la bande dessinée papier. C’est un inconvénient et un avantage. Je ne suis pas investi dans ce milieu là, et quand je vois une oeuvre de bande dessinée numérique, je pense surtout à comment l’intégrer à mon corpus. J’envie le lecteur lambda, j’aimerais bien être à sa place ! En même temps, j’ai un regard plus distant. Est-ce que ce n’est pas l’idéal du chercheur ?
Bibliographie indicative :
PAOLUCCI Philippe, « La ludicisation du numérique : vers une subversion des architextes informatiques ? Etude de cas d’un blog-BD », Interfaces numériques, vol. 4/1, 2015, pp 99-111.
PAOLUCCI Philippe, « Aperçu de la BD numérique sud-coréenne », Keulmadang, n°1, 2014, pp 76-81
PAOLUCCI Philippe, « La représentation de la bande dessinée dans le jeu vidéo : l’exemple de Comix Zone (Sega, 1995) et XIII (Ubisoft, 2003) » dans BARNABE Fanny, DOZO Björn-Olav (dir.), Livre et jeu vidéo, éditions Bebooks, [à paraître].