Entretien avec Julien Falgas mené par Julien Baudry le 15 décembre 2014 par Skype
Peux-tu présenter ton parcours jusqu’à la thèse ?
J’ai commencé par des études en arts plastiques à l’université de Metz. Après ma deuxième année je suis parti à Strasbourg où j’ai tenté le CAPES d’arts plastiques. N’ayant pas eu le CAPES, plutôt que de m’entêter (1 candidat sur 10 seulement était reçu), j’ai passé ma maîtrise en Arts plastiques et je me suis orienté vers un DESS contenu et projets internet en sciences de l’information et de la communication. C’est un diplôme professionnalisant qui me destinait à devenir webmaster, plutôt sous un angle éditorial. Je suis rentré dans la vie active en devenant webmaster de l’université de Metz en septembre 2005 ; trois ans plus tard, j’ai passé un concours externe pour être titularisé dans mon poste.
Après sept années de vie professionnelle, je suis revenu aux études à travers un doctorat en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lorraine au Centre de recherche et d’études sur les médiations sous la direction de Brigitte Simonnot ; un doctorat que j’ai terminé après trois ans, avec une soutenance le 26 septembre 2014.
Avant la thèse, tu as aussi eu une activité en lien avec la bande dessinée numérique, peux-tu la présenter en quelques phrases ?
À la fin des années 1990, j’ai publié mes productions amateurs sur Internet. Progressivement je me suis passionné pour ce que ce mode de diffusion permettait de spécifique, et pour les nombreux auteurs talentueux qui en faisaient l’expérience. C’est ce qui m’a poussé à créer un annuaire de la bande dessinée en ligne et de l’image narrative numérique, autour de l’an 2000. En 2007, avec deux comparses rencontrés sur Internet, nous avons ouvert le site d’hébergement de bandes dessinées numériques Webcomics.fr. Tout au long de ces années, j’ai aiguisé ma pensée au gré d’une veille assidue de tout ce qui pouvait se dire autour des rapports entre bande dessinée et médias numériques, j’ai exprimé mes réflexions dans quelques magazines ainsi que sur mon blog http://julien.falgas.fr.
Pourquoi t’être tourné vers Brigitte Simonnot pour diriger tes recherches ?
Je me suis tourné vers elle parce qu’elle travaille sur les usages des technologies de l’information et de la communication dans un cadre pédagogique. Cela me semblait intéressant de trouver quelqu’un qui ne travaille pas sur la bande dessinée. J’avais besoin d’un directeur de thèse qui n’avait pas d’idée préconçue sur mon objet de départ mais qui puisse apporter des éléments nouveaux pour moi sur les axes théoriques et méthodologiques.
Comment a été composé le jury de la soutenance ?
Outre ma directrice Brigitte Simonnot, le jury était présidé par Philippe Bouquillon, les rapporteurs étaient Eric Maigret et Pascal Robert, Jacques Walter, directeur du CREM, était examinateur.
J’ai pensé à Pascal Robert parce que j’avais été en contact avec lui et nos approches, partant d’orientations opposées, tendaient à converger. Concernant Eric Maigret, je m’appuyais en partie sur son travail et je m’inscris dans la droite ligne de la manière dont il aborde la bande dessinée dans le champ scientifique. On aurait pu s’attendre à trouver des chercheurs qui travaillent sous un angle plus traditionnel autour de la bande dessinée, mais j’ai ressenti que si j’intégrais dans mon jury des chercheurs qui étaient trop attachés à la bande dessinée éditée et imprimée, le débat risquait de rester cantonné à ce que change le numérique pour la bande dessinée alors que je souhaitais adopter une vision plus large que traduit l’expression « raconter à l’ère numérique ».
La bande dessinée n’est pas forcément centrale dans ton travail ?
La bande dessinée n’était pas l’objet de mes recherches. Je suis parti de la bande dessinée, j’ai choisi la bande dessinée comme champ d’études, mais l’objet de mes recherches, ce sont des lecteurs et des auteurs qui souhaitent raconter ou lire des histoires à l’heure où tout est diffusé ou diffusable sur les mêmes écrans. Je m’intéresse plus au récit qu’à la bande dessinée.
C’était évident pour toi dès le départ ?
Au départ, je me suis engagé dans la thèse avec le souhait très fort de travailler sur la bande dessinée numérique. Le glissement a coïncidé avec la rédaction de l’appel à contributions que j’avais rédigé pour la revue Comicalités, « Raconter à l’ère numérique ». C’est sous cet angle-là, « raconter à l’ère numérique », que j’ai présenté mes ambitions de recherches lors des premières doctorales du laboratoire. Au départ j’avais intitulé mon projet de thèse « Usage des dispositifs de publication numérique par les auteurs et lecteurs de bande dessinée », la thèse a été soutenue sous le titre « Raconter à l’ère numérique : auteurs et lecteurs héritiers de la bande dessinée face aux nouveaux dispositifs de publication ». Il y a eu mise à distance de l’objet « bande dessinée ».
Peux-tu à présent détailler ton sujet de recherche ?
Un mot-clé s’est imposé au fur et à mesure, c’est « innovation narrative ». Face au discours ambiant d’encouragement à l’innovation, je me suis demandé s’il y a lieu de parler d’innovation dans le domaine narratif. Si oui, comment de nouvelles formes narratives naissent-elles ? Comment les auteurs les font-ils naître ? Comment sont-elles adoptées par les lecteurs ? Mon but était d’éclairer la notion d’innovation. La bande dessinée me semblait un terrain très propice puisque, à mon sens, notamment en m’appuyant sur le travail de Thierry Smolderen, la bande dessinée a été dès le départ une innovation narrative. Mon postulat était de me dire : aujourd’hui, si des innovations narratives doivent advenir du fait des médias numériques, c’est maintenant qu’il faut éclairer cette émergence sans présumer de l’avenir, sans présumer de ce que ça doit devenir, en essayant d’expliquer au plus près la manière dont de nouvelles formes narratives émergent et sont adoptées par un public. Lorsqu’il ne sera plus possible de distinguer les origines des formes narratives à venir, ce travail-là pourra éclairer des recherches ultérieures autour de ces dernières.
Pourrais-tu présenter tes outils méthodologiques et ton corpus ?
Ça m’a pris du temps de me caler sur la méthodologie. La particularité de mon parcours, c’est que je n’avais pas suivi d’études en SIC, hormis en DESS mais selon une approche professionnalisante. J’arrivais en néophyte complet et j’ai d’abord du faire ma culture. De plus, la bande dessinée numérique n’est pas un champ de recherche établi : je me posais des questions assez nouvelles sur un champ de recherche assez nouveau. Dans mon cas, j’ai dû aller chercher des outils qui pouvaient fonctionner.
Je me suis fixé sur une approche ethnométhodologique. Selon cette approche, les termes et les actions des gens sont à considérer à la fois comme autant d’indices documentaires qui fournissent une représentation de leur sens commun, des indices qu’ils interprètent eux-même pour élaborer leur sens commun. C’est une méthode très orientée sur la recherche de marques indexicales : les marques qui renvoient à quelque chose de plus large, partagé par les interlocuteurs et qu’ils n’ont pas besoin de développer. Toutes ces marques renvoient au sens commun qui leur sert de structure. L’ethnométhodologie est indifférente à l’exactitude de ce que déclarent les acteurs : le chercheur demande aux acteurs ce qu’ils font, ce qu’ils vivent, sans se positionner en surplomb. Il y a une forte implication du chercheur qui partage et produit du sens avec les acteurs, avant de mettre en lumière le sens commun sous-jacent.
J’ai appliqué cette approche à un corpus d’entretiens semi-directifs que j’ai conduits avec des auteurs et des lecteurs des deux récits que j’avais choisi d’approfondir : Les Autres Gens et Media Entity. Mon corpus est constitué de tous ces entretiens, ainsi que d’enquêtes par questionnaire.
Ce ne sont pas les œuvres elles-mêmes qui t’ont intéressées ?
Ce que j’ai étudié, ce sont les dynamiques communicationnelles autour du récit. L’objet de mon travail, ce sont les auteurs et les lecteurs. Comment ces acteurs-là font émerger des formes narratives innovantes, sans essayer d’expliquer formellement d’où viennent et où vont ces formes narratives.
Je me suis beaucoup appuyé sur le travail d’Howard Becker, Les mondes de l’art et Représenter la société où il développe le concept de fabrique des représentations. Il démontre qu’on ne peut pas comprendre un mode d’expression artistique si l’on n’analyse que la production ; on peut comprendre la bande dessinée si on la voit comme un monde de l’art qui est défini par tous ses acteurs et par les rapports de pouvoir qui les lient les uns aux autres. Si on prend comme objet la bande dessinée, il faut la prendre dans un sens plus large que celui du medium sur lequel se focalisent beaucoup de recherches en la matière.
Quelles sont les pistes de recherches ouvertes par ton travail ?
Les conclusions auxquelles je suis arrivé, dans le cas des exemples très précis auquel je me suis attaché, c’est que si une forme narrative est apparue, a perduré, et a eu une influence sur les récits qui ont suivis, ce n’est pas du fait d’une recherche d’innovation de la part de ses auteurs, mais d’une innovation plus spontanée qui provient d’un assemblage original de cadres de références pré-existants.
Dans le cas des Autres gens, il y a une influence de la bande dessinée, du feuilleton télévisé et de la presse en ligne. La presse en ligne inspire le modèle économique des Autres gens, le feuilleton télévisé en inspire une bonne part de la forme narrative, la bande dessinée influence surtout le mode organisationnel choisi entre les auteurs. Sur la base de cette conclusion, je suis tenté de dire que pour une bonne part, les innovations narratives (et peut-être même toute innovation) ne peuvent advenir que si les acteurs parviennent à produire du sens en se basant sur des éléments existants dont le réagencement de manière originale par des auteurs, reconnu par des lecteurs, produits quelque chose de nouveau.
Il y aurait matière à faire plus de travaux de recherche pour vérifier ça sur d’autres objets, y compris hors du spectre de la bande dessinée.
Une autre piste de recherche que je n’ai pas explorée, c’est la dimension économique. Dans les deux exemples sur lesquels j’ai travaillé, les auteurs ont eu à cœur de travailler dans une dimension professionnelle. Qui dit dimension professionnelle dit problème de marché, d’existence économique, de modèle économique… Cela encourage à développer une recherche sur les industries culturelles en prenant en compte les conditions d’existence de ce type de créations.
Quelles sont les difficultés que tu as rencontrées ?
J’ai rencontré pas mal de difficultés de positionnement. Arrivant avec une casquette d’expert de la bande dessinée numérique, la difficulté était de me positionner en tant que chercheur sur un objet pour lequel j’avais une certaine expertise. La neutralité n’était pas facile à trouver, et c’est aussi ce qui m’a attiré vers l’ethnométhodologie. Je suis peut-être allé un peu trop loin dans cette quête de neutralité : de crainte de donner mon avis d’expert plutôt que de faire œuvre de recherche, je ne me suis pas senti autorisé à l’assumer.
J’ai été contacté par des universitaires pour intervenir sur des tables rondes parce qu’ils m’avaient repéré en tant qu’expert. Ils ne savaient pas que je faisais une thèse, c’était à la fois flatteur et déstabilisant. Avec ce souci de positionnement et pour me concentrer sur l’élaboration de mon travail de recherche, je n’ai pas produit de textes sur mon blog durant mon doctorat.
Il y a quand même eu un dialogue entre ta position d’expert et ta position de chercheur ?
Oui, mais un dialogue que je me suis efforcé de masquer tout du long derrière une forme scientifique… Pourtant les intuitions qui m’ont conduit à tel ou tel choix théorique ou méthodologique, à choisir ces deux récits-là, découlent directement de ma pratique d’expert.
J’ai cherché à être un passeur : montrer au monde universitaire ce que pouvait apporter ce type d’objet totalement nouveau, la bande dessinée numérique, et souffler au monde de la bande dessinée des références nouvelles au moment où il me paraissait tourner en rond.
Quel type de documentation as-tu utilisé ?
J’ai cherché à trouver des travaux universitaires qui éclairaient sous un nouveau jour cet objet que j’avais l’impression de bien connaître à travers les travaux non-universitaires.
J’ai déjà cité l’influence des travaux du sociologue Howard Becker, dont j’ai énormément apprécié l’écriture limpide mise au service d’une rigueur scientifique irréprochable. La sociologie de la traduction de Bruno Latour m’a aussi beaucoup marqué.
Un des premiers travaux qui m’a beaucoup inspiré, c’est un ouvrage de Lev Manovich : Le langage des nouveaux médias. Il ne parle pas de bande dessinée mais des langages de l’ère numérique, des langages des écrans. Il défend l’idée que si on veut comprendre les langages numériques telle qu’on les utilisera demain, il faut s’attacher maintenant à comprendre leurs origines.
En matière de médias numériques, j’ai aussi regardé du côté de la sociologie des usages française et des travaux conduits par Henri Jenkins aux USA.
En matière de recherches sur la bande dessinée, je me suis surtout appuyé sur les Naissances de la bande dessinée de Thierry Smolderen et sur l’ouvrage collectif La bande dessinée, une médiaculture, en particulier sur le texte de Matteo Stefanelli.
L’ethnométhodologie a surtout été posée par le recours aux écrits de Harold Garfinkel et de Jacques Perriault. Mais j’ai prolongé mon approche en m’intéressant à celle du sensemaking développé par Karl E Weick dans le champ des sciences de gestion.
Enfin dans les conclusions de ma thèse, le travail de Patrice Flichy autour de l’imaginaire d’Internet a beaucoup éclairé la dimension de l’innovation.
C’est une grande diversité d’approche et de discipline…
Je me suis tourné vers des auteurs très divers, mais avec toujours un point commun : ils démontraient qu’au-delà de l’objet, il y avait un réseau d’acteurs. Ils mettaient l’accent sur des scripts, des routines, des cadres de représentations… Ils cherchaient tous à toucher à ces choses tellement ordinaires qu’on ne les voit pas. C’est ça qui m’a poussé à lire des auteurs qui n’ont parfois rien à voir entre eux.
As-tu le sentiment d’appartenir à une communauté de recherche spécifique ?
Il y a deux communautés dont je me suis senti partie prenante.
D’une part la communauté des gens qui travaillent sur la bande dessinée numérique. Même si j’avais cette ambition d’amener un regard un peu neuf, je reste très intéressé par ce qui peut se faire. Il y a des doctorants et des docteurs autour de ce sujet. Ça faisait plaisir de retrouver certaines têtes et d’échanger à l’occasion de journées d’études ou de tables rondes.
Et puis la communauté de mon laboratoire : il y a une vie de laboratoire assez vivace au CREM. J’ai assisté assidûment au séminaire du pôle PIXEL dont je faisais partie ainsi qu’au séminaire organisé par l’association des jeunes chercheurs de mon laboratoire, dont j’ai été vice-président durant un an.
Es-tu un gros lecteur de bande dessinée ?
Je ne me définis pas comme un gros lecteur, je l’ai été il y a une bonne douzaine d’années. En terme de bandes dessinées numériques, j’ai été un lecteur très assidu, surtout Les Autres Gens et Mediaentity. Si j’ai interrogé les auteurs et lecteurs de ces séries, c’était en tant que lecteur moi-même (et fan) de ces séries. En revanche, ça fait longtemps que je ne suis pas tombé sur quelque chose qui m’ait donné envie de le suivre, sur Internet.
J’adore La Revue Dessinée qui avait comme objectif de départ d’être numérique, qui ne l’a pas été, et que je trouve formidable. Là, il y a vraiment de l’innovation : c’est là qu’on voit que la dimension technologique n’est pas indispensable. C’est une question d’assemblage de cadres de références : en l’occurrence le mélange entre la bande dessinée et le journalisme d’investigation. Ça produit quelque chose de totalement innovant, y compris pour les journalistes. Cette rencontre de deux mondes produit quelque chose de nouveau et qui convainc complètement.
Quel regard as-tu sur la bande dessinée actuelle ?
J’ai beaucoup entendu dans les tables rondes des appels de détresse par rapport à la surproduction, à la situation des auteurs qui se paupérisent… J’ai l’impression qu’on est dans une situation transitoire, avec un monde de la bande dessinée dans lequel les forces conservatrices sont très importantes et qui a perdu ce qui a permis son existence, cette capacité à réagir en direct à ce qui se passe autour de lui, au niveau scientifique, sociétal, technologique… Smolderen explique bien que la bande dessinée naît parce qu’elle a la capacité à traduire la vitesse du monde moderne, de la révolution industrielle. Elle devrait trouver la force de s’émanciper de la technologie qui l’a vue naître : le livre…
Bibliographie indicative :
Lire la thèse en ligne
Site web : http://julien.falgas.fr
FALGAS Julien, « Enseigner la narration à l’ère numérique », Les Cahiers pédagogiques, n°506, juin 2013, [en ligne] : http://www.cahiers-pedagogiques.com/Enseigner-la-narration-a-l-ere-numerique
FALGAS Julien, « Forme et enjeux de la collaboration autour de la « bédénovela » numérique Les Autres Gens », tic&société, Vol. 7, N° 1 | 1er semestre 2013, [en ligne]. url : http://ticetsociete.revues.org/1345 ; DOI : 10.4000/ticetsociete.1345
FALGAS Julien, Toile ludique : vers un conte multimédia, mémoire de maîtrise en Arts Plastiques, université de Metz, 2004, [en ligne]. url : http://julien.falgas.fr/post/2004/09/22/1300-toile-ludique-vers-un-conte-multimedia-v10
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