Entretien avec Anthony Rageul mené par Julien Baudry le 12 janvier 2015 par Skype
Peux-tu présenter ton parcours en quelques étapes ?
J’ai fait toutes mes études à Rennes 2 : licence d’arts plastique, puis master arts et technologies numériques, enfin la thèse de 2010 à 2014, en arts plastiques. C’était au sein du laboratoire Arts : pratique et poétique, mon directeur était Ivan Toulouse et j’avais une co-direction avec Benoit Berthou du LABSIC, à Paris 13.
Comment s’est fait le choix du directeur ?
En master, j’étais suivi par Joël Laurent et Philippe Marcelé. J’ai cherché un potentiel futur directeur via différents réseaux. Après plusieurs détours et tentatives de me « vendre » je suis finalement revenu vers Rennes 2.
Ivan Toulouse a une pratique de peintre, graveur et sculpteur et n’a pas de connaissance spécifique en bande dessinée. Il s’est présenté durant toute la thèse comme « maître ignorant », selon le mot de Jacques Rancière. La condition qu’il avait mis au fait de me suivre était que je trouve une co-direction avec un spécialiste, d’où le choix de Benoit Berthou.
Qu’est-ce que ton directeur apportait par rapport à un spécialiste de la bande dessinée ?
Le regard extérieur, la méthodologie… Ça permettait un suivi plus neutre : quand il ne comprenait pas quelque chose, je pouvais supposer que personne ne le comprendrait.
On se retrouvait sur d’autres aspects : il s’intéresse beaucoup au processus de création et à la création sous contraintes. Ça a été un point d’accroche fondamental.
Il m’a permis de beaucoup m’assouplir étant donné que j’avais tendance à rentrer dans des polémiques un peu stériles. Il m’a remis dans la position du chercheur quand j’étais trop plasticien « militant ».
Justement, tu es à la fois praticien et théoricien de la bande dessinée. Comment se gère ce positionnement particulier, que ce soit au sein de la discipline ou dans le cadre de ton travail ?
En arts plastiques, il y a deux écoles : ceux qui pensent qu’une thèse en arts plastiques est une thèse comme une autre, la pratique n’étant là que pour illustrer, et ceux qui pensent que le travail de recherche commence par la pratique, qui est au centre. C’est mon cas et celui d’Ivan Toulouse. Je pense qu’il y a une spécificité de la thèse en arts plastiques : cette discipline n’existe que parce qu’elle mêle pratique et théorie. C’est ce qui la distingue de l’histoire de l’art ou de l’esthétique, mais tout le monde n’est pas d’accord avec cette particularité.
Dans mon cas, tout se mélange, c’est une position schizophrène. Les passages de la pratique à la théorie et réciproquement ne sont pas évidents. Il faut savoir profiter des blocages : une question qu’on ne peut pas régler par la recherche purement théorique, et on revient à la pratique. La pratique peut s’apparenter à l’expérience (de laboratoire ou de terrain), comme on pourrait l’avoir en sciences dures.
Les deux dialoguent en permanence. C’est une même pensée qui est incarnée d’une part dans un texte, d’autre part dans une production plastique.
Quel a été ton cheminement intellectuel du master à la thèse ?
Le master était basé sur la création de Prise de tête. L’idée était de montrer comment raconter une histoire en bande dessinée numérique, en sachant que je mets au cœur l’interactivité. L’hypothèse de départ était de dire que mon minimalisme en terme de dessin permettrait de dégager une place pour des effets interactifs qui feraient sens en comblant ce « manque » du dessin.
J’ai soutenu le master en juin 2009 et Prise de tête a été mise en ligne. Le projet de thèse rebondissait sur ce que j’avais fait en master, avec une année de recul, durant laquelle j’ai eu l’occasion de participer à diverses manifestations et donc d’échanger autour de Prise de tête. J’ai approfondi, je suis sorti du seul genre « bande dessinée interactive », j’ai élargi la perspective. J’ai réévalué certaines choses, le Turbomédia par exemple. Mais toujours en mettant l’interactivité au cœur du récit numérique et de ma réflexion. Finalement, les propositions théoriques faites dans la thèse s’appliquent au récit sur support numérique de manière bien plus large.
Conserver au centre ce questionnement sur l’interactivité était nécessaire pour toi ?
L’interactivité, en tant que praticien, me semble centrale : elle différencie vraiment un objet numérique d’un objet non-numérique. Toute bande dessinée numérique est interactive, y compris quand les actions du lecteur ne touchent, a minima, que le dispositif d’affichage et de lecture (faire défiler la page, la zoomer…). C’est ce dont je me suis rendu compte après le master, d’où ce besoin de définir les différents degrés d’interactivité. La question, c’est que fait-on de cette interactivité latente qui existe par nature dans l’image numérique mais qui n’est pas nécessairement utilisée par tous les artistes et souvent cantonnée à la navigation. L’interactivité définit la bande dessinée numérique, seulement parfois on la voit, parfois on ne la voit pas.
Ta réflexion et ta pratique de la bande dessinée numérique étaient présentes avant le master ?As-tu commencé à l’appréhender par l’art numérique où par la bande dessinée ?
Ce qui a été premier, c’est la bande dessinée : j’en fais depuis toujours. À la fac, j’ai pu approfondir ça avec des ateliers sur la narration et le multimédia, et dès 2005-2006 je réalisais des bandes dessinées entièrement sur ordinateur.
En troisième année de licence, j’ai réalisé ma première bande dessinée numérique : Aldwin et Caboche. On retrouve les mêmes questions que dans Prise de tête, mais la différence est que les personnages sont conscients d’être des personnages de bande dessinée. J’ai expérimenté tout ce qui était expérimentable : intégration de sons, animation, interactivité, et les personnages commentent ces « nouveautés » dans leur environnement.
Prise de tête est un peu la réédition de la même chose, comme un panorama des modalités interactives, mais où les personnages ne se savent pas être dans une bande dessinée. C’était ma première tentative de raconter une histoire qui n’était pas une mise en abyme de la bande dessinée numérique, qui n’était pas une méta bande dessinée numérique.
Peux-tu présenter les œuvres que tu as réalisées dans le cadre de ta réflexion, en plus des deux citées précédemment ?
Je vais me permettre d’élargir à un ensemble d’expériences, pas seulement à des œuvres.
Il y a eu le workshop Pierre-Feuille-Ciseaux en 2011. La même année j’ai expérimenté le Turbomédia lors des 24h de la bande dessinée avec La justice est bovine. En 2012 j’ai produit Romuald et le tortionnaire. En 2013 il y a eu mon intervention à l’OuBaPoshow, une performance qui s’appelait Cache-cache.
En terme d’outils, j’utilise Illustrator pour le dessin. Pour les interfaces, à l’époque de Prise de tête, c’était du flash, mais maintenant je suis dans javascript. Il y a beaucoup de codage : le dessin va très vite en comparaison.
Quelles sont les œuvres d’autres dessinateurs qui ont particulièrement nourri ta réflexion ?
Dans les œuvres importantes il y a le blog de Moon Armstrong, les œuvres trop méconnues en France de Daniel Merlin Goodbrey, et Scott McCloud, évidemment.
Par contre dans le corpus, je n’ai pas seulement des œuvres mais aussi des dispositifs au sens large. Ils représentent des archétypes formels de la bande dessinée numérique auxquels on peut se référer sans nécessairement convoquer d’œuvres en particulier : blogs bd, telle ou telle technologie… Par exemple, les dispositifs interactifs abstraits de Rafaël Rozendaal m’intéressent beaucoup. C’est presque une bibliothèque de toutes les réactions possibles au survol ou au clic de souris. On pourrait presque l’utiliser comme réservoir « d’interactivités », en essayant de créer des mini-récits pour chacun de ces dispositifs abstraits.
D’après toi, quelles sont les pistes de recherche originales ouvertes par ton travail ?
D’abord le fait de prendre le travail du côté du créateur : à quel outil est-il confronté, que peut-il faire de ces outils ? L’autre piste est d’ouvrir le champ : replacer la bande dessinée numérique dans un contexte beaucoup plus large, qui semble méconnu de ses acteurs. La replacer dans son histoire, dans celle de la littérature et des arts numériques. C’est un travail de défrichage pour une grande part. Il a fallu chercher les œuvres, constituer un corpus, des outils… La thèse est pleine de listes, de typologie et de classement.
Il me semblait qu’on n’avait pas de concepts permettant de traiter la bande dessinée numérique pour elle-même. À chaque fois, comme chez Thierry Groensteen et Magali Boudissa, on applique des outils théoriques concernant la bande dessinée papier. Les deux sont différents, et il faut admettre la différence entre les deux. J’ai validé le fait que la bande dessinée numérique existait bien, traversée par cinq concepts principaux : récit-interface, gameplay, narrateur-arbitre, modularité et poésie.
J’ai osé poser une définition de la bande dessinée numérique en disant qu’elle est une bande dessinée sur support numérique dont le mode de réception est la lectacture. Ce terme est un emprunt aux travaux de Jean-Louis Weissberg. L’idée est de dire que la modalité de réception n’est plus seulement la lecture : « lire » une bande dessinée numérique, c’est lire et agir ou lire et visionner. La lecture et l’action ou la lecture et le visionnage peuvent apparaître alternativement (ex : bande dessinée entrecoupée de passages jouables ou animés) ou se faire en même temps et ne faire qu’une (ex : explorer l’image avec la souris ou l’écran tactile). C’est une nouvelle modalité que j’appelle lectacture, en détournant la notion de Weissberg. En bande dessinée numérique, il y a deux axes, un qui va chercher du côté de l’animation, l’autre du côté du jeu vidéo.
Pour toi, faut-il réinventer complètement de nouveaux concepts d’analyse pour la bande dessinée numérique, ou bien ceux de la bande dessinée papier ont encore une utilité ?
Je leur laisse quand même une place. Une fois que j’ai établi le corpus, la première chose que j’ai fait a été de reprendre le Système de la bande dessinée de Groensteen pour le confronter à mon corpus. En fonction du type d’oeuvre, j’ai établi différentes classifications. Plus on s’éloigne du « paradigme papier », de la page, c’est-à-dire du support imprimé, moins les concepts de la bande dessinée peuvent nous être utiles.
On peut conserver des concepts basiques, comme la tabularité, l’hypercadre ou le tressage. Mais ils doivent être renouvelés. Je voulais voir à quels endroits il y avait des manques et des blocages pour aller chercher d’autres concepts dans d’autres champs d’étude, comme les études sur le jeu vidéo, les arts numériques, la littérature numérique…
D’autres médias numériques bénéficient donc d’études plus complètes ?
Complètes, je ne sais pas, mais plus en avance, aussi bien dans le jeu vidéo et la littérature numérique. Par contre, je ne saurais dire si ce « retard » de la bande dessinée numérique est dû à une prise de conscience tardive de l’objet ou une apparition récente dudit objet.
Tu as réalisé un travail d’adaptation de ces concepts ?
Oui. Par exemple le concept de narrateur-arbitre vient de Dominique Arsenault sur le jeu vidéo qui essaye de concilier une approche narratologique et une approche ludologique. J’ai pu l’adapter à la bande dessinée numérique parce qu’on a aussi ce problème de savoir si on est encore dans le récit ou déjà dans le jeu. Ce concept s’insérait très bien : grâce à lui, j’ai établi un embryon de narratologie de la bande dessinée numérique qui tient compte de la participation du lectacteur.
Quelles ont alors été tes influences principales chez les autres chercheurs ?
D’abord Thierry Groensteen, Magali Boudissa, Benoit Peeters pour la bande dessinée et la bande dessinée numérique. En game studies Espen Aarseth, Dominique Arsenault et Sébastien Genvo. Marie-Laure Ryan pour l’interactivité. Roman Jakobson a été important dans la poétique, et Gérard Genette pour la narratologie. Umberto Eco et son concept d’œuvre ouverte.
En arts et littératures numériques, on retrouve Edmond Couchot, Serge Bouchardon, Philippe Bootz, Jean-Louis Weissberg. J’ai été voir Caroline Chik, une jeune chercheuse dont la thèse pertinente m’a servi.
Quelle a été la principale difficulté de ce travail ?
Réussir à sortir des polémiques. C’est lié à ma position de chercheur-praticien : je défends une alternative à la bande dessinée numérique telle qu’elle se présente actuellement. Il y a un côté militant que j’ai eu du mal à atténuer.
Peux-tu expliquer cette démarche militante ?
J’ai eu l’impression qu’on arrive à une explosion de la bande dessinée numérique. Tout le monde s’en revendique et revendique ce terme alors qu’on a à faire à de la bande dessinée numérisée ou conçue sous le paradigme de la bande dessinée papier. C’est ce qui m’agace en tant que praticien, d’autant plus que cela met dans l’ombre ou dans la marge tout un corpus existant depuis les années 90.
J’ai peur que le poids de l’industrie culturelle ne crée des standards du numérique, comme le 48CC pour le papier. Il y a quand même des initiatives qui vont dans le bon sens en favorisant une certaine variété, comme Professeur Cyclope.
Quels sont les auteurs qui t’inspirent ou te plaisent ?
Je me reconnais chez pas mal d’auteurs : chez Lucas Varela et Diego Agrimbau, chez Chris Ware, chez Stefan van Dinther et Tobias Schalken… Mais c’est une reconnaissance « après-coup » et paradoxalement mon travail est très peu inspiré par la bande dessinée, à l’exception de Marc-Antoine Mathieu et de l’Oubapo, plus par la musique et le cinéma. En musique, je suis influencé par la musique industrielle (répétitivité, minimalisme), ou d’autres plus planantes comme Fever Ray. En cinéma, ça va être David Lynch. Et de manière générale tout ce qui cultive le goût de l’absurde.
Fais-tu aussi des bandes dessinées papier ?
Je ne lâche pas du tout le papier : numérique et papier se répondent. En travaillant sur le chapitre « Fantôme » de Prise de tête, où la souris permet de dévoiler des images, j’ai réalisé une bande dessinée dans Bévue qui était une réponse papier au numérique, où je jouais avec un transparent qui permettait de recouvrir et dévoiler des éléments entre deux pages. Il n’y a pas de raison d’avoir de frontières entre les deux.
Je travaille pour différents fanzines. Je publie principalement à l’Egouttoir, une petite structure qui publie les fanzines dont Gorgonzola. Je suis proche des éditions Polystyrène, dont le travail relève de l’OuBaPo.
J’ai été impliqué, avec des amis de la fac, dans Bévue, que j’ai co-fondé. On a publié neuf numéros : des auteurs de toute la France, avec aussi des articles de fond, pour un tirage de type fanzine de 150 exemplaires.
Tu as soutenu ta thèse en novembre 2014. Comment était composé le jury ?
Ça s’est fait selon différents critères. Le but était de bien ancrer ma recherche en arts plastiques et en sciences de l’information et de la communication.
Il y avait mes deux directeurs, Ivan Toulouse et Benoit Berthou ; les deux rapporteurs : Edmond Couchot, professeur émérite à Paris 8, Françoise Parfait de Paris 1. Puis Nicolas Thély de Rennes 2 et Serge Bouchardon de l’Université de Technologie de Compiègne.
À présent, comment souhaites-tu poursuivre tes réflexions sur le sujet ?
Je suis malheureusement sans emploi mais je viens d’obtenir en février ma qualification pour poursuivre à l’université. Je vais boucler le cycle de la thèse avec un nouveau site web qui me permettra de faire le bilan de ces quatre années. Quel que soit mon avenir, à l’université ou non, je continuerai ma pratique et ma réflexion. J’aimerais franchir le cap de la « professionnalisation » de ma pratique artistique, pour arrêter de faire les choses tout seul dans mon coin en « amateur ».
Bibliographie indicative :
Lire la thèse en ligne
Site web : http://www.anthonyrageul.net/
RAGEUL Anthony, « Figures de la bande dessinée numérique, un regard sur la variété de la création », dans DANG NGUYEN Godefroy et DEJEAN Sylvain (dir.), Internet: interactions et interfaces, actes du 10è séminaire M@rsouin, L’Harmattan, 2014
RAGEUL Anthony, « Romuald et le tortionnaire », BleuOrange, n°5, 2012, [en ligne]. url : http://revuebleuorange.org/bleuorange/05/tony/
RAGEUL Anthony, « Le numérique, c’est facile ! », Jade, n°108u, 2011