Après mon article précédent sur la « thèse en bd« , j’ai eu quelques retours et découvertes personnelles qui m’incitent à poursuivre mes réflexions dans un second texte, davantage tourné vers un panorama plein de découvertes et de chouettes initiatives qui donnent le sentiment qu’un rapprochement, au sens large, entre l’université et la bande dessinée est en cours… Je passe en revue trois signes avant-coureurs : les mémoires en bande dessinée, les blogs dessinés de chercheurs, et la vulgarisation de la science universitaire par la bande dessinée.

La bande dessinée comme propos

Si la pratique de thèses en bande dessinée est inexistante, certains lecteurs m’ont fait remarquer qu’il existait quelques mémoires en bande dessinée, tout particulièrement dans les disciplines artistiques et écoles d’art qui, pour certaines, encouragent même cette pratique.

Pour rester dans un sujet qui nous occupe sur Phylacterium, récemment a été mis en ligne le mémoire de DNSEP de Martin Guillaumie sur la bande dessinée numérique, que je vous invite vivement à lire (Ecole supérieure d’art et de design de Saint-Etienne). De la même façon que le travail précédemment évoqué de Serge Tisseron, il ne s’agit pas à proprement d’un travail de recherche complexe et abouti au sens universitaire du terme, mais d’une présentation fort complète et pleine de bonnes idées sur le devenir de la bande dessinée à l’heure numérique. Là aussi, on est face à un discours construit, raisonné, et non seulement face à un exercice de style. À cet égard, je ne pense pas me tromper en disant que Martin Guillaumie, qui cite à plusieurs reprises Scott McCloud, praticien de discours théoriques sur la bande dessinée en bande dessinée, se détache de cette influence. Il n’essaie pas tant de montrer, par une création personnelle servant d’exemple, les possibilités de la bande dessinée numérique (son mémoire n’a rien d’interactif, ou d’expérimental¹), que d’expliquer et de problématiser ce sujet. Il fait clairement appel au raisonnement déductif, non au raisonnement empirique comme on a pu le reprocher à Scott McCloud. Par ailleurs, il joint à son travail une bibliographie et se confronte à la problématique de la « citation » (comment « citer » en bande dessinée) par un ingénieux système d’avatars dessinés des principaux auteurs dont il retranscrit le propos (et on sera ravi d’y trouver Anthony Rageul). Ceci pour vous faire comprendre que le problème souligné dans le précédent article (l’idée que la forme bande dessinée n’était pas encore à même d’exprimer un propos complexe aux formes universitaires) trouve peu à peu des solutions et contre-exemples : ici le sacro-saint principe de citation (un chercheur doit systématiquement citer ses sources) est mis à l’épreuve du dessin.

 

Parmi les autres exemples « célèbres », se trouve le mémoire de maîtrise de Jean-Christophe Menu, par ailleurs édité à l’Association en 2003. Ne l’ayant pas lu, je ne me risquerais pas à me prononcer sur ce dernier titre, mais il vaut au moins à titre d’exemple de mémoire en bande dessinée. Sans doute en existe-t-il beaucoup d’autres, et j’invite mes lecteurs à m’en faire part.

 

La bande dessinée comme témoignage

L’autre tendance actuelle tient au développement d’une pratique de blogs dessinés, amateurs, par des chercheurs. J’en évoquais quelques uns, rapidement, à la fin de mon précédent article, et vais développer ici mon idée à ce sujet.

Pour ceux qui connaissent mal les évolutions du monde de la recherche universitaire, je précise tout d’abord qu’une pratique s’est largement développée depuis maintenant près de dix ans, celles du carnet de recherche. Le principe en est simple : en marge des publications scientifiques qui font l’objet de relectures par les pairs, d’évaluation, d’approbation professorale, plusieurs chercheurs ont créé des blogs de recherche qui leur servent à poster des contenus très variés : actualités de leur recherche, intuitions, opinions personnelles… Autant d’écrits passionnants mais qui ne pouvait trouver leur place dans les modalités de production scientifique traditionnelles. Le développement des carnets du site hypotheses.org est l’une des réussites les plus brillantes de ce vaste mouvement qui dépasse largement des sciences humaines. Mais, à ma connaissance, il n’existe pas de carnets hypothèses en bande dessinée.

Les témoignages dessinés de chercheurs vont donc se trouver sur des plateformes de blogs traditionnels. J’ai cité précédemment le blog de Nicolas Labarre et celui de Pierre Nocerino. Comme dans le cas du mémoire de Martin Guillaumie, la prudence est de mise : il ne s’agit pas d’un travail scientifique en bande dessinée mais d’un témoignage sur la recherche sous la forme d’une bande dessinée. La partition est nette dans le cas de Nicolas Labarre, puisqu’il a par ailleurs un carnet de recherche « officiel ». Quoique… On trouve une passionnante rubrique intitulée « Ecrire un comics universitaire » dans lequel le chercheur, en trois parties, raconte justement sa réflexion autour de la conception d’un article scientifique en bande dessinée (malheureusement, je n’ai pas trouvé trace de ce comics universitaire, attendu dans la revue Horror Studies)².

Le blog de Pierre Nocerino Emile, on bande ? alterne lui aussi des articles plus légers avec des tentatives de sociologie en bande dessinée. Un bon exemple est cet article sur la sociologie des halls de gare, la série « Gare de Normes » (http://socio-bd.blogspot.fr/2014/05/carnet-de-terrain-gare-du-nord-episode-3.html). Cette série de quatre articles où l’ethnologue raconte en dessin la hiérarchie des dealers de gare est un bon exemple de la façon dont la bande dessinée permet de restituer des gestes et des schémas, deux outils utiles à la réflexion ethnologique.

Un dernier exemple pour la route : celui du blog Dessinons la science politique tenu par une doctorante (je n’ai pas pu trouver son nom). Ce qui est intéressant est que ce blog, comme celui de Pierre Nocerino, accompagne les articles de références bibliographiques, rejoignant ici, là encore, une des normes de l’écriture scientifique.

 

À ces trois tentatives plus élaborées d’une science en bande dessinée, on peut ajouter les nombreux blogs de témoignage de vie de labo comme « Les bulles du labo ». Je vous invite à consulter la liste Strip Science qui recense plusieurs blogs scientifiques.

 

La bande dessinée comme vulgarisation

Une dernière catégorie qui me semble utile à mentionner est celle de l’usage de la bande dessinée comme moyen de vulgariser. Une fois de plus, petit retour sur l’évolution de l’Université au XXIe siècle. Une des injonctions de ces dernières années (en particulier dans le vaste plan de financement Idex de 2011) était d’accroître la visibilité de la science auprès du grand public et développer les projets de restitution grand public (dans le sillage de la Fête de la Science, fondée en 1992). On peut débattre de cette idée (la science doit-elle nécessairement avoir un écho dans la société civile ?), mais ce n’est pas mon propos ici.

Ce qui m’intéresse, c’est que certains laboratoires se sont emparés de cette injonction pour proposer des expériences de bande dessinée servant à faire connaître le travail scientifique. Il ne s’agit plus ici de pratiques amateurs par des chercheurs-dessinateurs autodidactes, comme cités ci-dessus, mais de vraies réalisations graphiques de qualité professionnelle.

Le meilleur exemple est sans doute le travail de l’équipe de recherche « La Physique Autrement » du laboratoire de Physique des Solides de l’université Paris-Sud. Le but de cette équipe est de « [travailler] sur de nouvelles façons de présenter la physique de la matière et ses récentes découvertes au grand public ». Parmi ces nouvelles façons, la bande dessinée. Leur plus récente création est le webcomic Infiltrée chez les physiciens par la dessinatrice Heloïse Chochois. Il s’agit d’un reportage dessiné dans un laboratoire de physique. Ce que je trouve intéressant ici est le parcours de la dessinatrice : Heloïse Chochois a une pratique d’illustratrice scientifique pour des revues de vulgarisation. Il existe donc bien des liens entre bande dessinée et université qui ne sont pas juste des rencontres ponctuelles mais correspondent à des logiques de carrières et de réseaux.

Une autre oeuvre, à mes yeux de très grande qualité, réalisée par « La Physique Autrement » est la série Physiciens des solides qui présente le travail de trois chercheurs du laboratoire. Dessinée par Chloé Passavent, il s’agit d’un travail passionnant qui a plusieurs mérites. D’une part il évite l’écueil parfois un peu facile de la simple chronique « exotique », de la bande dessinée documentaire où le dessinateur devient reporter. Ici, la dessinatrice s’éclipse par rapport à son sujet mais brille par la qualité graphique de ses dessins aux couleurs chatoyantes. D’autre part, l’oeuvre inclut vraiment des schémas scientifiques : il y a une véritable incursion visuelle de la science dans le dessin, et non une simple « représentation » de la science. Pour cette raison aussi ce travail est original et ouvre de nouvelles pistes vers un art graphique scientifique.

On voit bien comment la bd s’introduit par la bande à l’Université, au moyen de stratégie de contournement qui l’amène dans les espaces de production scientifique qui sont à la fois les moins institutionnalisés et encadrés, et ceux où la parole (et les formes qu’elle peut prendre) est la plus souple par rapport aux normes (bien légitimes) de l’écriture scientifique.