Entretien avec Sébastien Llaurens mené par Julien Baudry le 11 février 2015 par Skype
Peux-tu présenter les étapes de ton parcours jusqu’à la thèse ?
Je viens d’un BTS Action Commerciale, je n’ai pas du tout fait d’études de Lettres avant la licence. J’ai commencé à travailler sur la bande dessinée en licence 3 d’histoire à l’université Aix-Marseille, à l’occasion d’un module animé par Maryline Crivello, « Images et histoire », qui permettait de travailler sur n’importe quel corpus d’images. J’avais fait un petit mémoire sur Maus qui lui avait plu.
Maryline Crivello et moi avons décidé de travailler ensemble dans un master recherche sur « Shoah et bande dessinée » en M1, puis en M2, sur « Bande dessinée et engagement politique ». Dans le M2, j’essayais de voir, à travers un petit corpus, si et comment les auteurs de bande dessinée s’engageaient. Je faisais un focus sur Philippe Squarzoni que j’avais longuement interviewé en 2009. Mais c’était assez compliqué de faire de l’histoire avec ce sujet : ce que j’avais fait se rapprochait plus de la sémiologie.
Mais pour la thèse, tu es revenu à l’histoire ?
Je me suis inscrit en novembre 2013. Ce n’est pas un doctorat transdisciplinaire, c’est vraiment un doctorat d’histoire contemporaine.
La thèse a pour titre provisoire « Bande dessinée et Méditerranée : récits et images », avec des bornes chronologiques qui vont de 1948 (la naissance d’Israël) à aujourd’hui. Je mène mon doctorat dans le labo TELEMME d’Aix-en-Provence, qui travaille sur la Méditerranée.
Ma recherche consiste à établir un corpus le plus large possible autour de deux thématiques, les migrations et les conflits, avec une centaine d’ouvrages par thématique, puis d’essayer de les lier, de voir les types de récits développés depuis plus de quarante ans en bande dessinée sur ces thématiques. Ce sont des thématiques qui parlent encore au présent et qui me touchent ; politiquement, je crois que c’est important pour moi.
Pour ce travail, ce sont les bandes dessinées qui se calquent sur les problématiques méditerranéennes. Je ne fais pas d’histoire de la bande dessinée.
Du coup, que signifie pour toi de s’inscrire dans une démarche historique ?
Ça relève presque de l’engagement, c’est-à-dire essayer de porter l’objet bande dessinée vers l’université, et à l’inverse apporter une démarche universitaire dans la lecture de bande dessinée. C’est compliqué mais ça me semble important, c’est presque de l’engagement personnel.
Qu’espères-tu apporter de nouveau avec ce travail ?
C’est une démarche assez expérimentale. Le problème de la thèse d’histoire est la question des sources. Transformer en source un corpus de 250 bandes dessinées est compliqué. Est-ce que la bande dessinée se suffit à elle-même en temps que source, où faut-il récupérer des sources secondaires comme l’appareil médiatique et critique, des interviews d’auteurs et éditeurs ? Qu’est-ce que je considère comme source à part les bandes dessinées ? Est-il possible de faire une thèse d’histoire uniquement avec des bandes dessinées ?
Et as-tu déjà une réponse à cette question ?
Je pense avoir la réponse, qui est que non : dans un doctorat d’histoire, il faut croiser ses sources. Mais comparer mes sources de bande dessinée fait aussi partie de mon travail : qu’est-ce que les approches de Guy Delisle et Joe Sacco apportent et disent respectivement sur la question des conflits en Méditerranée ? Avec deux auteurs, sur une thématique, on peut déjà en faire énormément.
Dans ton corpus, tu mêles des types de bande dessinée variés, de l’alternatif et du mainstream, par exemple ?
Oui, c’est le but : dans le fond ou dans la forme. J’inclus aussi des blogs bd.
C’est important d’avoir un corpus qui s’apparente à la bande dessinée indépendante, avec des récits engagés. Des éditeurs comme Futuropolis continuent d’avoir une ligne éditoriale « engagée » : ils publient du reportage, des récits sur la migration…
Ça, je le compare à de la bande dessinée plus classique qui dit des choses radicalement différentes.
Par exemple pour conflits et bande dessinée, concernant les Balkans j’ai Joe Sacco, Jakupi, Dabitch, Ducoudray ; pour le Maghreb et Moyen-Orient, j’ai Ferrandez, Filiu, Baru, Farid Boudjellal, les derniers livres de David B., Guy Delisle, Asaf Hanuka, Kamel Khelif pour La jeune fille et la mort… C’est un corpus très large.
Quel est l’apport spécifique de ta directrice de thèse ?
Maryline Crivello est spécialiste des images, des représentations, et notamment de la télévision.
Elle est dans cette dynamique d’étudier de nouveaux objets et sources de recherche en histoire. Elle a fait son HDR sur les reconstitutions historiques, le re-acting. Elle dirige en ce moment une thèse qui se base entièrement sur des sources web. Elle réfléchit sur les réappropriations de l’histoire, sur la façon dont l’histoire peut être réutilisée dans le présent, y compris par des hommes qui ne font pas partie des institutions. Comment les récits recréent un passé parfois fantasmé ?
D’un point de vue professionnel, comme elle est directrice du labo, je l’espère satisfaite que de nouveaux objets puissent émerger dans le labo TELEMME. Elle s’est dit que la bande dessinée est quelque chose qui allait être de plus en plus étudiée par les historiens.
Elle m’apporte aussi une rigueur indispensable, et que je n’ai pas toujours, notamment sur le plan de la méthode.
Justement, quelle est ta méthodologie ?
D’un point de vue pratique le plus complexe est de trouver les oeuvres, comme je n’habite pas Paris et loin d’Angoulême. Pour l’instant, je n’en suis pas encore au travail d’analyse : je lis les albums et je le résume. Le premier point a été de les identifier, et je ne suis pas sûr d’avoir terminé ce travail.
Mais il ne suffit pas de lire des bandes dessinées. Je vais faire une base de données complexe, en lien avec l’informaticien du laboratoire, Éric Carroll, pour avoir un traitement plus systématique, plus juste, du corpus de bande dessinée. Cela me permettrait de les identifier clairement : non pas seulement par auteur, éditeur, année, genre, mais en allant plus loin dans la description thématique. Si je prends Gaza de Joe Sacco : j’ai d’abord des cases auteurs, édition, type de récit, et sous-type de récit ; par exemple « bande dessinée documentaire » en type et « mise en scène de soi » en sous-type. Après, j’essaye de voir la période et la zone qui est traitée, et le type de thématique sur les conflits : décolonisation, conflits religieux, guerre civile ; puis je vais plus loin : quelle type de décolonisation ? quelle type de guerre civile ? etc…
En tant qu’historien, il faut une technique d’identification des sources. Cette méthodologie me permet de transformer l’ouvrage en source, et de faire des statistiques. Si ma base de données marche bien, je peux identifier tous les ouvrages qui traitent de Beyrouth avant 1970 par exemple.
Parmi les chercheurs et théoriciens, lesquels t’inspirent particulièrement ?
Un auteur m’a toujours fasciné : c’est Deleuze. Je ne peux pas m’empêcher de rattacher ses boîtes à outils à la bande dessinée. J’ai l’impression que ça a de l’influence sur moi, notamment ses deux bouquins sur le cinéma, et j’espère faire des liens avec ma propre recherche.
Toujours en philosophie il y a Michel Foucault. Sur la mémoire, j’aimerais bien aller du côté de Paul Ricoeur. Mais Foucault et Ricoeur, je ne sais pas vraiment comment les utiliser : j’ai tout le temps à l’idée que je fais une thèse d’histoire et pas une thèse de philosophie.
Chez les historiens, il y a Pascal Ory pour la BD, Marc Ferro pour le cinéma, Georges Vigarello pour l’histoire du corps, et Gérard Noiriel pour la politique. Leurs livres m’ont encouragé à faire de la recherche sur de nouveaux objets.
En revanche, les ouvrages d’analyse d’images sur la bande dessinée ne m’intéressent pas. Je n’arrive pas à m’en servir.
Est-ce que tu rencontres des auteurs pour ton travail ?
C’est trop tôt, mais je vais devoir faire un travail important d’interview, comme avec Philippe Squarzoni en master. J’aimerais interroger des personnes très différentes : Farid Boudjellal et Kamel Khelif par exemple… ça me semble important.
Avec Philippe Squarzoni, ça a été très compliqué : j’aimais bien son travail, j’étais apprenti historien, et je n’arrivais pas à avoir la posture de l’historien. On a très vite l’impression d’être journaliste. Heureusement qu’il était très disponible. Mais ça m’avait semblé fondamental.
Tu lisais de la bande dessinée avant la thèse ?
Oui, mais ça ne m’a pas suivi toute ma vie. Je l’ai découverte en même temps que la littérature, après 20 ans. Après, la lecture de bande dessinée a clairement orienté mon désir de recherche.
Mes goûts s’orientent plus vers la bande dessinée indépendante que la bande dessinée classique, dans laquelle je ne trouverais plus de plaisir maintenant. Après avoir lu Charles Burns, je ne peux presque plus lire Tintin. La BD classique à un côté « récréatif » avec lequel j’ai un peu de mal aujourd’hui, en tant que lecteur.
Dans mon corpus, il y a des livres que je connaissais bien : Philippe Squarzoni, Joe Sacco, Baru, Zeina Abirached, Marjane Satrapi. Mais la recherche m’a permis de découvrir des oeuvres vers lesquelles je ne serais pas allé de moi-même. Par exemple Békame chez Futuropolis, De Ducoudray et Pourquié, que je n’aurais pas lu sans travailler sur les migrations et qui est un très bel ouvrage.
Tu as publié dans des revues scientifiques ?
J’ai surtout participé à des colloques ; je n’ai pas encore de publications, sauf sur le carnet de recherches des jeunes chercheurs de mon laboratoire, TELEMME. Ce carnet relaie notre activité. On essaie de travailler sur des thèmes théoriques, par exemple cette année l’espace.
Je vois ça de manière très positive. Le carnet de recherche est vraiment indispensable pour la recherche, comme ce que fait Comicalités, ou le labo Sciences Dessinées. C’est quelque chose qui rassure : on a la sensation d’être moins seul.
As-tu un avis sur la place de la bande dessinée à l’université ?
Certains actent que la bande dessinée est entrée à l’université, qu’elle est reconnue par les acteurs de la culture et les médias. Mais je n’en suis pas persuadé, ce n’est pas vraiment ce qui se passe à l’université. Je n’ai pas encore l’impression que la bande dessinée soit traitée comme les autres sujets de recherche. La bande dessinée n’est pas complètement institutionnalisée.
Ce que j’attends, ce sont de réelles avancées de recherche, pour ce qui me concerne en géographie et en histoire. J’espère qu’avec ma recherche purement historique, je pourrai contribuer à institutionnaliser la bande dessinée à l’université. Est-ce que la bande dessinée propose d’autres images pour les problématiques concrètes de l’histoire méditerranéenne ? Est-ce que la bande dessinée propose quelque chose de différent, par rapport à d’autres médias ? Je sais qu’elle propose une conception du temps radicalement différente, mais reste à le démontrer.
Bibliographie indicative (communications lors de colloques) :
LLAURENS Sébastien, « Quelques pistes pour « Espace et bande dessinée », Jeunes chercheurs TELEMME, 4 février 2015, [en ligne] ; URL : http://jjctelemme.hypotheses.org/765
LLAURENS Sébastien, « Football et immigration dans la bande dessinée. Entre médiation et engagement politique », colloque Entre Algérie et France. Migrations football et médias, Oran, décembre 2014.