Entretien avec Isabelle Delorme mené par Julien Baudry le 19 décembre 2014 par Skype
Peux-tu présenter ton parcours jusqu’à la thèse ?
J’ai une formation classique : hypokhâgne, une licence et une maîtrise de géographie, et parallèlement à mes études de géographie, j’ai obtenu un DEUG et une licence d’histoire. Ensuite j’ai passé le CAPES et j’ai arrêté mes études. C’était en 1990-1991.
J’ai passé et obtenu l’agrégation d’histoire-géographie en 2004. Puis j’ai repris mes études en 2011. Je voulais faire une thèse sur la bande dessinée en histoire contemporaine et pour s’inscrire en thèse il fallait un master 2. Du coup, j’ai fait un master recherche en bande dessinée à l’Ecole Européenne Supérieur de l’Image, une formation que j’ai trouvée géniale.
Je voulais faire ma thèse à Sciences-Po Paris. J’ai été prise à l’issue d’une sélection, en 2012, et j’ai commencé une thèse d’histoire contemporaine au Centre d’Histoire de Sciences Po. Je suis dans ma troisième année.
Pourquoi Sciences-Po ?
Sciences-po m’a toujours intéressée. Travailler sur la bande dessinée, sur bande dessinée et histoire, est quelque chose de pointu et innovant et Sciences Po était pour moi un symbole d’innovation dans l’enseignement supérieur : je pensais qu’ils pouvaient être intéressés par un sujet qui sortait de la norme, même si ce n’est pas du tout exploré chez eux.
Jusqu’à maintenant, dans les rapports que je peux avoir avec les profs de Sciences Po, ils semblent vraiment intéressés. Ils étaient même étonnés de la richesse du médium, de ce que ça peut apporter.
Je vois bien pour autant que je reste marginale : à ma connaissance, il n’y a pas d’autre doctorant qui travaille sur la bande dessinée.
Pour moi Sciences Po est un excellent cadre pour faire cette thèse. La mobilité internationale est très encouragée, il y a un système de veille académique extraordinaire, des séminaires intéressants…
Qui dirige ta thèse, et comment s’est passé le contact ?
Ma directrice est la titulaire de la chaire d’histoire de l’art à Sciences Po, Laurence Bertrand-Dorléac. J’ai regardé qui parmi les professeurs était susceptible de diriger ma thèse, il y a notamment une vidéo sur elle sur le site de Sciences Po, et j’ai beaucoup aimé son approche. Elle est en histoire contemporaine, spécialisée sur l’image. Je lui ai écrit et elle m’a répondu tout de suite. Après un rendez-vous très sympathique, elle a accepté d’être ma directrice de thèse, sous réserve que mon dossier soit accepté par le comité de sélection de l’école doctorale d’histoire de Sciences Po. Cela m’a pris un mois de travail pour le faire, la concurrence était rude mais j’étais très motivée.
En quoi consiste la problématique principale de ton travail ?
Je travaille sur les récits mémoriels historiques en bande dessinée, ce qui est mon expression. Je pense que c’est un genre à part entière, et le but de ma thèse est de voir en quoi consiste ce genre, quels en sont les différents aspects, comment ces récits sont construits, les différents auteurs. J’aimerais les définir à la fois sur le plan narratif et sur le plan graphique et voir les grands thèmes qui les traversent, par exemple les migrations, la violence, en liaison avec les grands conflits des XXe et XXIe siècles.
Ces albums sont fondés sur le récit fait par l’auteur lui-même de ce qui lui est arrivé, ou de la mémoire d’un de ses proches. Exceptionnellement c’est une mémoire amicale. Les auteurs tiennent beaucoup à ce que le récit soit véridique ; tout ce qui est du domaine de la fiction disparaît du corpus. Ce qui différencie, entre autres, ce genre de la biographie et de l’autobiographie, c’est que ces albums s’inscrivent dans un fait historique précis qui est relaté, ce n’est pas toute la vie de la personne qui est relatée.
Peux-tu donner quelques exemples tirés de ton corpus ?
Pour moi, le fondateur du genre des récits mémoriels historiques en bande dessinée est Maus d’Art Spiegelman.
Il y a une quinzaine d’albums, essentiellement francophones et anglophones, sortis dans les années 2000, avec une explosion dans les années 2010. Il y a Maus, La fantaisie des dieux de Parick de Saint-Exupéry et Hippolyte sur le génocide du Rwanda, La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, Retour à Saint-Laurent-des-Arabes de Daniel Blancou, Une si jolie petite guerre de Marcelino Truong, Vietnamerica de GB Tran, Les mauvaises gens d’Etienne Davodeau… Ma difficulté est d’arrêter de prendre des albums.
C’est un corpus qui est en train d’exploser : plus ça va, plus des albums sortent et répondent à une tendance de fond.
Finalement, le genre se constitue au moment même où tu travailles…
Tout à fait. Il s’est constitué avant et il est en train de s’épanouir. Le genre n’a pas encore été identifié, alors que pour moi il est évident. Pour l’instant, je n’ai pas vu d’articles ou de thèses sur ce sujet-là, à part des articles spécifiques sur Maus.
Pour toi, est-ce que ce sont des objets littéraires ?
L’ambiguïté du rapport à la littérature fait partie du sujet, tout comme le rapport entre l’histoire et la littérature. Il y a un ouvrage d’Ivan Jablonka qui vient de sortir, L’histoire est une littérature contemporaine, qui concerne mon sujet.
Est-ce que tu lisais déjà ces bandes dessinées avant de travailler dessus ?
Oui, sinon ça ne me serait jamais venu à l’esprit. Je ne me suis pas glissée dans l’air du temps, c’est vraiment parce que ça m’intéressait. Les romans graphiques m’intéressent vraiment beaucoup. Mon corpus correspond à des lectures que j’aime, et qui étaient déjà de ma pratique avant la thèse. Mais mon sujet a été élargi par ma lecture d’Emmanuel Guibert et mes rencontres avec lui alors qu’avant de commencer mon Master, mon travail était centré sur la bande dessinée et la Shoah. J’ai écrit mon mémoire de Master dans l’optique de continuer ensuite sur ce sujet dans ma thèse.
Donc tu avais réfléchi à ce sujet avant la thèse ?
J’ai publié des articles avant ma thèse et j’ai trois spécialités : histoire, mémoire et génocide. J’ai fait mon mémoire de maîtrise sur la mémoire de la Shoah dans la bande dessinée en France. Il était co-dirigé par Dominique Hérody avec qui je suis toujours en contact, qui est d’une aide très précieuse, et m’a donné des pistes d’approfondissement.
J’ai publié sur la bande dessinée et la Shoah et sur la bande dessinée et le génocide arménien, dès 2010. En 2013, j’ai publié dans la collection « Enseigner autrement », dirigée par Vincent Marie, sur l’utilisation de la bande dessinée pour enseigner le traumatisme du génocide arménien.
Sur les récits mémoriels, j’ai fait des interventions dans des colloques, comme à l’Université Columbia en avril 2014.
Quelle est ta méthodologie ?
C’est plutôt de l’analyse d’oeuvres, je ne travaille pas sur des archives, ce qui est très différent des autres doctorants en histoire. J’ai un certain nombre d’albums que j’analyse à la loupe. Une bonne partie de mon travail consiste à décrire, à faire des analogies visuelles.
J’ai un ensemble de critères de reconnaissance pour pouvoir identifier si un album rentre dans mes critères ou pas, mais je l’ai élaboré toute seule.
La bande dessinée est-il l’objet unique de ton travail ou vas-tu voir à côté ?
Je peux faire appel à la littérature, au cinéma, mais tout en restant centrée sur la bande dessinée.
Ça m’est arrivé de faire des comparaisons, par exemple avec Les Disparus de Daniel Mendelsohn. La parenté est très proche avec Maus.
Un professeur de Sciences Po, Paul-André Rosental, a publié dans Pour une microhistoire de la Shoah, un livre collectif paru au Seuil en 2012, un article intitulé « Généalogies mentales à l’épreuve de la Shoah. La distribution du silence comme source de l’histoire familiale ». Il a essayé de retracer une généalogie de sa famille juive, ayant traversé la période de l’Occupation en France et il a utilisé des photographies, reproduites dans l’article. Ce qui est curieux, c’est que dans l’album de Jérémie Dres, Nous n’irons pas voir Auschwitz, il y a aussi des portraits photographiques et dans ma thèse, je juxtapose des clichés issus de ces deux ouvrages, et on ne voit pas la différence entre eux sur la forme : pour moi, ces deux démarches s’apparentent à de la micro-histoire.
Sur quelles références t’appuies-tu ?
Le sujet est un peu hors norme. Je navigue entre trois corpus de références : l’histoire, la littérature, et ce qui s’est écrit sur la mémoire.
En bande dessinée, évidemment, Groensteen. J’étais très impressionnée par les cours qu’il faisait à l’EESI. Pour moi, c’est un penseur majeur de la bande dessinée. Il y a un bouquin dont je me sers beaucoup : La bande dessinée, son histoire et ses maîtres.
En histoire il y a le livre Pierre-Alban Delannoy sur Maus et Art Spiegelman.
Je travaille sur le concept de post-mémoire de Marianne Hirsch, une professeur de littérature comparée de l’Université Columbia qui dit que la deuxième génération vit avec les souvenirs de la première génération confrontée à la Shoah. Je m’intéresse aussi aux écrits de Paul Ricoeur, Denis Pechanski, certains écrits de Boris Cyrulnik sur la mémoire traumatique.
Ce sont des auteurs qui travaillent hors du champ de la bande dessinée, mais ils sont quand même pertinents pour ton étude ?
Ce qu’ils disent est lumineux et il me semble évident que ça peut s’adapter à la bande dessinée. Quant à Marianne Hirsch, elle-même a travaillé sur Maus. Son approche de la post-mémoire lui est venue en lisant Maus et en voyant Shoah de Lanzmann. Elle travaille aussi sur la photographie de famille, ce qui est passionnant pour moi puisque ce type de clichés est très utilisé dans ces récits.
J’ai pu la rencontrer quand elle était à Paris en octobre 2014 et elle me disait que mon travail s’inscrivait dans les memory studies, dans l’histoire visuelle et mémorielle.
Es-tu en lien avec d’autres chercheurs de ta discipline ?
C’est arrivé qu’on constitue une équipe avec Vincent Marie, Pierre-Laurent Daures, et d’autres très engagés dans le monde de la BD, pour une expo sur la Grande Guerre en bande dessinée qui circule depuis septembre 2014.
Mais finalement, en histoire je me retrouve un peu isolée. Dans les historiens de la Shoah, je n’en connais pas qui travaillent exclusivement sur la bande dessinée. Jablonka a sorti le mois dernier un article sur histoire et bande dessinée pour dire qu’il fallait faire des ponts. En général quand je montre à des historiens ce sur quoi je travaille, ça intéresse beaucoup, mais c’est perçu comme inattendu. Par exemple, à Sciences-Po, Elissa Mailänder est spécialiste du nazisme et de la violence. Elle m’a parlé d’un workshop sur amour, genre et sexualité pendant la Seconde Guerre mondiale et je lui ai dit que j’avais un album qui correspond à ça, Seule contre tous de Miriam Katin, et ça l’a intéressée.
Qu’est-ce qui t’a poussée vers la bande dessinée ?
C’est venu de ma pratique d’enseignante. Je suis professeur au lycée et j’utilise de plus en plus la bande dessinée parce que j’ai vu combien c’était intéressant pour donner aux élèves une vision graphique et visuelle de l’histoire, pour mieux imprégner leurs esprits. Lorsque je lis in extenso avec les élèves Medz Yeghern le grand mal, de Paolo Cossi et Maus, je sais qu’ils vont véritablement garder mémoire du génocide arménien et de la Shoah.
J’ai commencé à écrire des articles sur le sujet et ils ont été tout de suite acceptés, j’ai vu qu’il y avait un intérêt réel pour le sujet. J’aimerais enseigner l’histoire avec la bande dessinée de façon plus officielle, dans le cadre d’une école ou de la fac.
Quel regard portes-tu sur la place de la bande dessinée dans l’enseignement secondaire ?
Elle est très limitée, elle dépend du bon vouloir des profs. Il se trouve que j’ai eu de la chance d’avoir une hiérarchie très compréhensive et très intéressée par ce que je faisais, qui me laisse une grande liberté. Il y a un enseignement au lycée en classe de Seconde qui s’appelle « Littérature et société » et pendant au moins quatre ans, j’ai travaillé sur la bande dessinée avec mes élèves dans ce cadre.
J’ai un principe qui est que quand je lis une bande dessinée qui m’intéresse, je l’amène en cours, je la montre, et je laisse la bande dessinée en classe le temps du cours. Les élèves peuvent la lire autant qu’ils veulent et me l’emprunter. Ils apprécient et découvrent des choses. J’ai fait acheter dans mon lycée des bandes dessinées en série. Dans les séances dédiées à l’étude de l’histoire par la bande dessinée, chaque élève a un album sous les yeux et je le lis. Ils aiment cette lecture à haute voix parce qu’ils ont plus le temps de voir le dessin. Cela me permet aussi de faire en quelque sorte des arrêts sur image, de commenter telle ou telle vignette, expliquer une situation dont ils n’ont pas forcément tous les codes. J’ai aussi fait des études d’albums : ils lisaient la bande dessinée chez eux et en cours on étudiait l’auteur, le style, chacun sélectionnait une planche et la présentait aux autres, et on revisitait l’album. Les élèves adhérent beaucoup à cette pratique de la bande dessinée.
Toi qui écris sur cette question de l’enseignement par la bande dessinée, est-ce que tu as l’impression qu’il intéresse le milieu de l’enseignement ?
Oui, par exemple, on m’a demandé récemment de faire une intervention sur Bande dessinée et Shoah pour les profs d’histoire-géo de mon académie. Ça s’inscrit dans une sorte de renouvellement de la pratique d’enseignant.
Bibliographie indicative :
DELORME Isabelle, « La bande dessinée, un outil pédagogique innovant et motivant dans l’enseignement de l’histoire en lycée », Historiens et Géographes, n°410, mai 2010.
DELORME Isabelle, « La Shoah : de l’étude à la mémoire, une présence en progression dans les manuels et les programmes d’histoire du lycée général ? », Revue d’Histoire de la Shoah, n°193, juillet-décembre 2010, p 21 à 31.
DELORME Isabelle, – « Shoah » dans Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, janvier 2013, [en ligne] ; url : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article520