Bande dessinée et SF pré-1945 : G.Ri et la fantaisie scientifique

Mes articles précédents sur la bande dessinée de science-fiction pré-1945 s’étaient concentrés sur les décennies 1930-1940. Le but était de comprendre comment la science-fiction graphique se structurait comme genre en s’appuyant sur les modèles éditoriaux et les thèmatiques du roman d’aventures populaire. N’oublions pas non plus la science-fiction des premiers Spirou par Rob-Vel, exemple d’une tradition de la « fantaisie scientifique » qui s’avère être quant à elle, typiquement européenne. C’est pour mieux la comprendre que je vais aujourd’hui remonter encore dans le temps, au tout début du XXe siècle, avec G.Ri.

[Mise à jour décembre 2017 : depuis ce premier article de 2015 est paru en co-édition éditions 2024/BnF une réédition de trois des récits de science-fiction de G.Ri sous le titre Dans l’Infini. Sur une sollicitation des éditeurs (que je remercie), j’y ai rédigé un texte qui est, en quelque sorte, l’actualisation du présent texte. J’espère que l’article de blog de 2015 pourra vous donner envie d’acquérir l’album de 2017 !]

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G.Ri : auteur méconnu et oeuvres étonnantes

Et tout d’abord, qui est G.Ri ? Cet auteur est très peu connu. La très complète Comiclopedia du site lambiek.net permet d’avoir un premier aperçu de sa carrière : actif au moins entre 1894 et 1920 (ses dates de naissance et de mort sont inconnues), G. Ri, de son vrai nom Victor Mousselet, est un des nombreux dessinateurs de la presse hebdomadaire française de la Belle Epoque, présent aussi bien dans des revues satiriques (La Caricature, Le Rire, Le Pêle-Mêle) que dans des revues pour la jeunesse (Les Belles Images et La Jeunesse Illustrée). Mentionné dans un numéro du Collectionneur de bandes dessinées (n°19, décembre 1979) il n’a, à ma connaissance, jamais fait l’objet de réelles études (en réalité comme la grande majorité des auteurs de bande dessinée des années 1900-1910, exception faite des « têtes d’affiches » comme Forton et Pinchon).

C’est finalement Jean-Marc Lofficier qui a été parmi les premiers à identifier G.Ri comme un des pionniers de la science-fiction graphique française. Sur son site coolfrenchcomics.com (comme dans son ouvrage French Science Fiction, Fantasy, Horror & Pulp Fiction), Lofficier consacre ainsi quelques lignes au dessinateur et liste celles de ses oeuvres qui relèvent de la science-fiction. Il s’agit d’histoires à suivre en une dizaine d’épisodes, à raison de deux pages par semaine. Leurs titres sont suffisamment évocateurs du contenu, et je les reprends ici :

« La pilule hilarante », 15 juin 1905 – 13 juillet 1905

« Dans l’infini », 20 décembre 1906 – mars 1907

« Dans les entrailles de la Terre », 12 septembre 1907 – 21 novembre 1907

« Le savant Diplodocus à travers les siècles », 25 juillet 1912 – 3 octobre 1912 (10 épisodes)

« Le Tour du monde en hydroaéroplane », – septembre 1913 – ?

« Dans la planète Mars », 7 janvier 1915 – 18 mars 1915

Il est fort heureusement possible de lire ces histoires grâce aux numérisations des Belles Images par la BnF, mises en ligne sur Gallica. J’invite donc les plus curieux parmi mes lecteurs à aller consulter les volumes en question pour avoir une idée de ce à quoi ressemble la science-fiction graphique de la Belle Epoque.

Pour terminer sur G.Ri et son travail dans Les Belles Images, deux remarques s’imposent :

1. De toute évidence, ce dessinateur est un des plus singuliers de la revue. Il est en effet un des rares à proposer des histoires à suivre (la norme étant plutôt à l’historiette courte, en une ou deux pages, mais ne s’étendant pas au-delà de la livraison hebdomadaire) et, pour le sujet qui nous intéresse, il est un des seuls à investir réellement le genre de la science-fiction. En réalité, un rapide tour d’horizon des Belles Images permet de comprendre que certains dessinateurs réguliers se spécialisent dans des genres issus de la production littéraire du temps, comme Valvérane qui se spécialise dans les histoires du far-west. Nous sommes au tout début de la distinction par genre de la bande dessinée par mimétisme avec le roman d’aventures, que nous verrons s’épanouir dans les années 1940.

2. La spécialisation de G.Ri est double : la science-fiction d’une part, les contes de fées d’autre part. Cette association n’est pas anodine, j’aurais l’occasion d’y revenir.

Les récits de science-fiction proposés par G.Ri fonctionnent tous sur le mode du voyage humoristique. On sait que ce genre littéraire est l’un de ceux dont la bande dessinée du XIXe siècle s’est le mieux emparé. G.Ri poursuit donc ici une tradition qui remonte à Töpffer : en un sens, il est un dessinateur d’histoires en images avant d’être un auteur de science-fiction. Dans l’article en lien ci-dessus, Camille Filliot mentionne quelques unes des premières bandes dessinées de voyage reprenant des thématiques de science-fiction, dont Le Voyage d’un âne dans la planète Mars de Gabriel Liquier (1867). Le récit graphique de science-fiction s’inscrit bien dans le cadre normé du voyage humoristique et de son exotisme fantasmatique.

On aurait bien tort d’écarter les oeuvres de G.Ri sous pretexte qu’elles s’adressent aux enfants et sont un peu vieillotes, encore enserrées dans le carcan dix-neuvièmiste d’une bande dessinée qui n’arrive pas à s’autonomiser du dessin de presse et de l’imagerie populaire. Certes, on est encore loin de la bulle, pourtant utilisée dès cette époque dans Les Pieds Nickelés ; certes le gaufrier à douze cases rappelle les plus simplistes des planches de colportage ; certes l’impression n’est pas de très bonne qualité et ne met guère le dessin en valeur ; mais pourtant il y a dans ces récits de vraies réussites graphiques qui démontrent comment le choix d’un genre novateur peut amener un dessinateur à se surpasser.

On peut par exemple s’attarder sur la façon dont G.Ri alterne les traditionnelles représentations en pied des héros avec des plans d’ensemble grandiose, ou sur son imagination fertile dès qu’il s’agit de représenter de vastes cavernes, des cieux étoilés, des planètes exotiques. Pour comprendre cette inspiration, il nous faut plonger dans la science-fiction de l’époque…

L’imaginaire scientifique au début du XXe siècle

Les plus tatillons d’entre vous auront sûrement en tête, à me lire, l’idée que « ce n’est pas de la science-fiction ». Effectivement, à cette époque, le terme science-fiction n’existe pas, et je l’emploie ici dans une définition « large » qui comprend aussi ce que certains désigneraient, à raison, comme une proto-science-fiction… Sans doute me faut-il évoquer en quelques mots comment certaines oeuvres de la Belle Epoque s’inscrivent dans la généalogie de la science-fiction.

Dans les deux premières décennies du XXe siècle, la littérature de science-fiction est à l’heure du « merveilleux scientifique », du « roman scientifique » et de « l’anticipation ». Des récits qui se basent sur les progrès considérable d’une science triomphante pour imaginer le futur des hommes. Ce qui importe est la « spéculation ». Après une seconde moitié du XIXe siècle très marquée par Jules Verne et son optimisme technologique, mais qui a rendu populaire certains thèmes de la spéculation scientifique (le voyage spatial, les mondes perdus), le début du XXe se montre plus nuancés et métaphysiques, avec des auteurs comme Rosny aîné et Camille Flammarion, ou encore Maurice Renard pour le versant plus populaire. Sous l’influence du Britannique Herbert George Wells, ils introduisent des thèmes nouveaux comme celui de l’altérité extraterrestre, de la survie de l’espèce humaine et du savant fou.

Du côté de l’image ? En un sens, l’image demeure plus proche de Verne, dont le succès populaire, notamment auprès des enfants, s’est accompagné d’une réelle production visuelle à travers les gravures des romans publiés chez Hetzel puis Hachette. Par ailleurs, l’influence de Robida, qui réalise de nombreux récits illustrés d’anticipation, dont une trilogie autour du Vingtième siècle (1883-1890), comme « parodiste graphique » de Verne est forte chez les dessinateurs. Ses images servent de fondement à ce genre graphique que l’on peut qualifier de « fantaisie scientifique », variation technologique d’une tendance graphique générale à la fantaisie que l’on retrouve aussi chez un Grandville. Et puis dans le panorama de la fantaisie scientifique visuelle, il ne faudrait pas oublier Meliès et son Voyage dans la Lune qui, en 1902, a pu marquer les esprits de nouvelles formes de fantasmagories scientifiques.

Où se situe G.Ri, là-dedans ? L’influence de Robida est évidente dans l’introduction de « Dans la planète Mars » où la représentation de la ville martienne reprend les archétypes robidesques de villes futuristes aériennes aux cieux peuplés de véhicules aériens individuels. Le plaisir du dessinateur est dans cette élaboration de machines fantaisistes et improbables.

Albert Robida - Le vingtième siècle - 1882

… des villes futuristes d’Albert Robida (Le vingtième siècle – 1882

 

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Une ville martienne de G.Ri (« Dans la planète Mars », janvier 1915) qui semble directement inspirée…

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a aussi chez lui le souvenir des illustrations des romans de Verne dans les champignons géants des « entrailles de la Terre » qui copient, jusqu’au cadrage et aux attitudes personnages, les gravures d’Edouard Riou pour Voyage au centre de la Terre.

... les illustrations d'Edouard Riou pour Jules Verne ("Voyage au centre de la Terre", 1864)

… les illustrations d’Edouard Riou pour Jules Verne (« Voyage au centre de la Terre », 1864)

Les champignons géants souterrains chez G.Ri ("Dans les entrailles de la terre", octobre 1907) qui rappellent...

Les champignons géants souterrains chez G.Ri (« Dans les entrailles de la terre », octobre 1907) qui rappellent…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’imaginaire visuel de G.Ri est bien encore celui de cette anticipation du XIXe siècle, qu’elle soit sérieuse (Verne) ou parodique (Robida).

Par ailleurs, il faut gratifier G.Ri d’une véritable précision dans ses représentations de la science en marche, derrière le trait grotesque. Précision zoologique d’abord, où la représentation des espèces n’a rien d’aléatoire : dans « Le savant Diplodocus à travers les âges », où un groupe de savants visitent les premiers âges de la Terre, le combat entre l’Iguanodon et le Mégalosaure est tiré d’un ouvrage de Louis Figuier (La Terre avant le déluge, 1863).

Le savant Diplodocus au milieu d'un combat de sauriens (août 1912)...

Le savant Diplodocus au milieu d’un combat de sauriens (août 1912)…

 

 

 

 

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… directement inspiré d’un ouvrage de Louis Figuier (1863)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Même chose avec l’évocation des « canaux de Mars » de « Dans la planète Mars » qui illustre les débats scientifiques du temps sur l’existence de canaux (et donc d’habitants) à la surface de notre planète voisine.

Les canaux martiens, souvenir d'une controverse scientifique du siècle passé ("Dans la planète Mars, février 1915)

Les canaux martiens, souvenir d’une controverse scientifique du siècle passé (« Dans la planète Mars, février 1915)

La planète Mars est alors à la mode dans la littérature populaire avec la publication, à quelques années d’intervalle, du Docteur Oméga d’Arnould Galopin (1906), du Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge (1908) et du Mystère des XV de Jean de la Hire (1911), trois récits d’exploration martienne. De toute évidence, G.Ri est un amateur de science-fiction, au fait des dernières controverses scientifiques et des modes du genre. Il nourrit son imaginaire des romans scientifiques ou des ouvrages de vulgarisation.

 

 

Du merveilleux féérique au merveilleux scientifique

Mais, à côté de ces liens incontestables entre fantaisie graphique et science-fiction littéraire, il me semble qu’une des caractéristiques que le genre possède à l’époque est davantage marquée dans le versant graphique : l’intrication entre merveilleux scientifique et merveilleux féérique. La tradition de la science-fiction française écrite a plutôt mis de côté cet aspect, davantage présent dans le monde anglo-saxon. Mais dans les oeuvres graphiques, la représentation de l’anticipation scientifique possède souvent une dimension féérique : il est souvent question de royaumes perdus, de magie, de sorcière.

La visite « Dans les entrailles de la Terre » se transforme ainsi en une visite à une peuplade préhistorique, bien loin d’une aventure qui semblait au départ imiter le récit de Verne. L’escapade « préhistorique » est l’occasion d’évoquer un monde de sorcières, de statues animales, de bêtes monstrueuses. On saisit tout le potentiel graphique de ces représentations. Et on observera la case centrale de cette bande où les statues d’animaux sortent du cadre, rompant avec les codes de mise en page des histoires en images comme avec ceux du roman scientifique.

Quand l'imaginaire merveilleux prend le dessus : des statues géantes d'animaux sur le chemin de la sorcière

Quand l’imaginaire merveilleux prend le dessus : des statues géantes d’animaux sur le chemin de la sorcière

Or, sur ce point, G.Ri se détache nettement de l’anticipation graphique dix-neuvièmiste d’un Robida, où le féérique n’est pas réellement présent. La dimension « fantaisiste », qui consiste plutôt, chez Robida, à imaginer les effets les plus insensés du machinisme, prend chez G.Ri le sens d’un retour à un univers magique. Cet univers est celui de l’imagerie populaire qui, au siècle passé, à largement puisé dans le répertoire des contes de fées. Sans doute n’est-il pas le premier à faire ce lien entre merveilleux féérique et merveilleux scientifique, et ici ce sont les fantasmagories de Méliès qui viennent à l’esprit. Certains sélénites de G.Ri dans « Dans l’infini » ressemblent, avec leurs collerettes en étoile, à ceux de Méliès, à à peine quatre ans d’intervalle.

Les sélénites de G.Ri, quatre ans après ceux de Mélies (décembre 1906)

Les sélénites de G.Ri, quatre ans après ceux de Mélies (décembre 1906)

A bien la regarder, la science-fiction graphique de G.Ri est extrêmement riche, bien plus savante et cultivée que ne le laisse supposer sa publication dans des illustrés à bas prix et l’emploi d’un style graphique caricatural (certains personnages, comme les hommes préhistoriques, sont d’ailleurs dessinés dans un style réaliste). Elle brasse une grande quantité d’influence : le roman scientifique, la vulgarisation savante du XIXe et ses illustrations, le merveilleux féérique traditionnnel issu de l’imagerie populaire, le récent cinématographe, la tradition de la fantaisie graphique par Robida… Il n’est pas surprenant que G.Ri ait une influence sur des auteurs comme Saint-Ogan, qui le cite explicitement. Il semble être parmi les fondateurs de cette fantaisie graphique du XXe siècle, à la croisée de la science-fiction populaire et de l’imagerie du merveilleux.

Pour compléter mes observations, malheureusement limitées à un seul auteur et une partie de sa production, il serait intéressant de poursuivre le parallèle entre deux passages de relais : d’un côté celui entre Verne et les auteurs du début du XXe (Rosny, Flammarion, Renard, Galopin, Le Rouge…), de l’autre côté entre Robida et les dessinateurs de la même période. Je n’ai pu identifier que G.Ri comme héritier de Robida, mais sans doute en existe-t-il beaucoup d’autres qui contribuent à introduire le merveilleux scientifique littéraire dans la tradition graphique, avec une insistance marquée pour sa dimension, justement, « merveilleuse ».

Bibliographie :

Les références suivantes m’auront été bien utiles :

Le site de Jean-Marc Lofficier : coolfrenchcomics.com

Un article de Camille Filliot sur le voyage humoristique sur Neuvième art 2.0 : L’invitation au voyage dans les premières bandes dessinées françaises

Et pour en savoir plus sur le merveilleux scientifique, Sur l’autre face du monde, le site passionnant de Jean-Luc Boutel.

Enfin, ma connaissance de la SF littéraire pré-1945 est largement dûe à l’ouvrage un peu ancien (1994) de Jean-Marc Gouanvic, La Science-fiction française au XXe siècle (1900 – 1968)

4 réflexions au sujet de « Bande dessinée et SF pré-1945 : G.Ri et la fantaisie scientifique »

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  2. Szenes Domonkos

    C’est à la suite de la découverte du premier ouvrage de G. Ri publié en novembre 2017 par Editions 2024-BNF que j’ai recherché des renseignements sur l’auteur et suis tombé sur le présent article, vieux maintenant de deux années. Article que je trouve fort intéressant, pertinent et documenté. Grâce à la publication mentionnée ci-dessus (sélectionnée dans la section Patrimoine à Angoulême 2018) de nouvelles informations deviennent disponibles et cet article pourrait être actualité.
    Derrière G. Ri (dont je n’avais jamais entendu parler il y a 8 jours encore ; j’en été resté à Robida et, bien sûr, Verne, Le Rouge et quelques autres auteurs de romans), c’est tout un univers qui se laisse entrevoir et émerge des brouillard de l’oubli dans lequel étrangement il était tombé.

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    1. mrpetch Auteur de l’article

      Bonjour,
      Merci de votre message, et je suis ravi que vous ayez découvert G.Ri !
      J’ai rédigé un des deux articles de la réédition 2024/BnF, et j’ai tendance à considérer que l’article en question est l’actualisation en 2017 de mon premier travail sur ce blog, même si les deux se complètent.
      Mais votre message est pertinent est j’en ai profité pour mentionner la réédition en intro en guise de mise à jour…

      Cordialement,
      Julien Baudry

      Répondre

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