Entretien avec Damien Boone mené par Julien Baudry le 19 décembre 2014 par Skype
Peux-tu présenter ton parcours en quelques étapes ?
J’ai commencé à la fac dans une filière Administration Economique et Sociale, une licence de droit, un master de science politique en 2005, puis une thèse de 2007 à 2013, toujours en science politique.
J’ai fait ma thèse à Lille 2 au CERAPS, et mon directeur était Jean-Gabriel Contamin. Elle portait sur la socialisation politique des enfants, mais pas sur la bande dessinée.
Dans quel cadre t’es-tu intéressé à la bande dessinée ?
Dans le cadre du master 2. L’idée est venue lors de mon master 1 qui portait sur le traitement de la politique dans La Voix du Nord : le jour de la soutenance, un des membres du jury avait tiqué sur une référence bibliographique au Schtroumpf reporter. Je l’avais cité parce qu’il y avait dans cet album de quoi alimenter mon propos. J’avais expliqué que, bien que les exemples tirés de l’album n’ont pas la prétention d’exister comme tels, ils font partager avec le lecteur des expériences que le sociologue ne pourra jamais observer dans la réalité : des pensées, des scènes de vie privée… On pouvait aussi comparer les auteurs de bande dessinée à des sociologues pas très honnêtes qui inventeraient eux-mêmes le matériau de leur théorie sociologique. Les Schtroumpfs développe une sociologie latente de chaque thème abordé. En dépit de la caricature et du côté humoristique, ça m’avait aidé à penser certaines évolutions du journalisme. On a continué à parler des Schtroumpfs pendant la soutenance, j’ai évoqué des interprétations politiques que j’avais lues sur les forums…
Quand mon directeur de mémoire m’a demandé ce que je voulais faire l’année suivante pour le master recherche, j’ai lancé comme une boutade que je pouvais le faire sur Les Schtroumpfs, et mon directeur m’a pris au sérieux, à condition que je trouve assez de matériau. Je me suis documenté sur Peyo, j’ai trouvé des forums internet, et finalement j’ai pris ça comme une forme de défi. La problématique n’était pas encore définie.
Comment s’est construite la problématique ?
Au début, j’étais parti sur des questionnements sur le régime politique des Schtroumpfs. Mais ça n’aurait pas eu de valeur scientifique.
La question de départ était de savoir comment une bande dessinée a priori naïve, innocente, associée aux enfants et au divertissement, peut donner lieu à une profusion d’interprétations politiques. Comment traiter sociologiquement le décalage entre le discours des auteurs, qui revendiquent l’apolitisme, et les lectures politiques ? Il n’était plus question d’aller chercher une vérité sur l’oeuvre, mais d’analyser les interprétations. Quelles ont été les conditions économiques et sociologiques de production ? Quelles sont les conceptions du monde de Peyo et son fils ? Quelles sont les conditions sociales de réception des interprétateurs qui expliquent qu’ils peuvent avoir des lectures divergentes ?
Je suis parti de cette sociologie de l’oeuvre pour ensuite me raccrocher à des thèmes de recherche en sciences politiques : étudier ce que ça pouvait susciter en terme de socialisation politique des enfants, les premiers lecteurs des Schtroumpfs. Le postulat était que, si la bande dessinée met en scène des occurrences politiques, au sens large (organisation du village, hiérarchie, conflits avec Gargamel…), est-ce que ça ne pourrait pas offrir des premiers repères politiques aux enfants ? On est au croisement d’une sociologie de la socialisation politique et d’une sociologie de l’art.
Par la suite, quelle a été la place de la bande dessinée dans la thèse ?
Il fallait que le mémoire de M2 soit la base du travail de thèse, c’était pensé stratégiquement. Mais dans la thèse, il y a très peu de bande dessinée. Tel que mon projet de thèse a été présenté, il était censé porter sur la socialisation politique des enfants par des biais culturels : qu’est-ce qui, dans la littérature enfantine, offre des repères ? Finalement, concrètement, ça n’a pas porté là-dessus. Je n’ai pas étudié la bande dessinée dans ma thèse, ça a vraiment une place très marginale.
Qu’est-ce que ton travail a apporté de nouveau, sur la bande dessinée ou au-delà ?
Quand j’ai commencé en 2006, les questions de socialisation politique étaient assez délaissées. Elles avaient été traitées dans les années 1960-1970 par Annick Percheron en France mais tournaient un peu en rond. On évaluait la socialisation politique des enfants à l’aune d’outils peu adaptés à eux, avec des références qui ne leur parlaient pas. Ma thèse s’inscrivait dans un mouvement récent qui consistait à parler aux enfants avec leurs propres univers. La bande dessinée est un bon moyen d’aborder ces questions. Quand il est question d’enfants, on ne va pas leur demander leur avis sur la réforme des retraites ou l’UMP.
Sur Les Schtroumpfs, j’ai utilisé un modèle proposé par Pierre Bourdieu pour expliquer comment des productions intellectuelles étaient exportées dans d’autres domaines sans emmener avec elles leur contexte de production (« les textes circulent sans leur contexte »). C’est typiquement ce qui s’est passé. Dans les années 1980 Les Schtroumpfs ont changé d’aire culturelle en étant adaptés aux États-Unis et ont été considérés de façon différente. Il y avait toute une relecture de la série et Peyo a délaissé la bande dessinée : les albums des années 1980 sont des adaptations du dessin animé. Avoir étudié ça m’a permis de modéliser comment une oeuvre a en partie échappé à son auteur.
Ce qui était intéressant avec Les Schtroumpfs, c’est que ça complexifiait le modèle de Bourdieu puisqu’il y avait non seulement changement de pays et transfert d’un média à l’autre, et qu’en plus, cette double réception américaine produit des effets rétroactifs sur la bande dessinée en Belgique, par exemple des différences entre les Schtroumpfs introduites avec le dessin animé (le rôle croissant de la Schtroumpfette dans la mesure où elle est arrivée dans un contexte féministe aux États-Unis, l’ajout de la salopette du Schtroumpf bricoleur ou de la toque du Schtroumpf patissier…).
Du coup, mon mémoire donne aussi des clés pour comprendre les adaptations des Schtroumpfs au cinéma en 2011 et 2013 ; la réception en a été très critique en Europe, avec l’impression qu’on avait affaire à un univers qu’on ne connaissait pas : c’est parce que les logiques de ces grosses productions américaines sont très éloignées de la vision qu’on a des personnages ici en Europe, principalement connus à travers la bande dessinée.
Quelles ont été tes sources pour cette étude ?
C’était principalement basé sur des forums de discussion sur Internet que j’ai analysés. Puis j’ai contacté les participants du forum, pour savoir quelles étaient leurs références, leurs préférences politiques, ou le niveau de diplôme, qui est un facteur discriminant important pour situer socialement les individus.
J’ai rencontré Thierry Culliford, le fils de Peyo, qui détient l’entreprise qui s’occupe de la licence des Schtroumpfs.
Enfin, pour le travail plus spécifique avec des enfants, j’ai rencontré des classes d’école primaire.
Pourrais-tu préciser cette méthodologie de travail avec des enfants ?
Le travail du chercheur avec des enfants est difficile. On est en position de domination en tant qu’adulte, et c’est troublant, car on est davantage formés en science politique à préparer des entrevues avec des « dominants ». Mais c’est tout aussi perturbant avec des enfants. Il fallait mettre en place un protocole de recherche pour réduire la distance entre le chercheur et les enfants.
J’ai fait une espèce d’animation en classe avec l’aide des instituteurs pour faire réagir collectivement les enfants à des planches que je leur présentais. Je leur demandais ce qu’ils voyaient, ce que ça leur évoquait sur le plan personnel ou avec l’actualité. L’enquête s’est faite en pleine période de campagne présidentielle : quand je leur ai montré des planches du Schtroumpfissime, certains ont fait le lien avec Sarkozy, sur la théâtralisation du pouvoir, sur les promesses…
Pour toi, la bande dessinée était sans contexte un objet légitime à étudier ?
On intègre soi-même inconsciemment des formes de hiérarchie implicite des objets d’étude. Certains sont plus considérés que d’autres. Il y a beaucoup de travaux sur les partis politiques, les mouvements sociaux… qui s’arrogent le prestige supposé de leur objet, en mettant parfois de côté le côté novateur des réflexions qu’ils peuvent susciter. Au début j’étais réticent parce que je considérais que ce n’était pas un sujet légitime. Je suis convaincu que ce qui est institutionnel politiquement n’est qu’en partie le réceptacle de dynamiques plus profondes qu’on trouve dans les objets du quotidien. Je préfère étudier des objets qui sont à la marge, innocents, apolitiques…
Les objets de recherche de mon directeur sont dans la norme, mais il est ouvert à tout objet d’étude, tant que la rigueur scientifique est présente. Avec la question des Schtroumpfs, il a dû se dire que c’était une bonne manière de « subvertir » la discipline ; il part du principe que des objets comme ça sont plus démonstratifs que des objets institutionnels traités maintes fois, qui disent toujours les mêmes choses.
En-dehors de ton directeur, quel a été l’accueil de ton travail dans la discipline ?
Globalement l’accueil a été très favorable ; il y avait au moins un intérêt de curiosité, positif quant à la petite notoriété que ça procure ; négatif si on considère que cette curiosité est motivée par le caractère « farfelu » du sujet.
Au début de l’année de M2, j’ai eu droit à des remarques ironiques au sein du laboratoire, qui délégitimaient l’objet de ma recherche, qui portait prétendument atteinte au prestige de la discipline. C’était très marginal, mais je l’ai vécu.
À plus long terme, je me rends compte que ce mémoire a eu un écho important : je rencontre encore de nouvelles personnes qui m’identifient comme la personne qui a fait « le mémoire sur les Schtroumpfs ». à tel point que je m’en suis senti un peu prisonnier à une époque, quand j’avais déjà 2 ou 3 ans de travail sur ma thèse et qu’on ne me parlait que des Schtroumpfs… J’ignore si c’est le symptôme du manque de légitimité de la BD dans le champ universitaire, ou, à l’inverse, le révélateur d’une volonté de l’intégrer davantage.
Quels sont les ouvrages de base que tu as utilisé ?
Sur la bande dessinée, il y a les livres de Hugues Dayez, journaliste à la RTBF, qui a écrit une biographie de Peyo qui restituait bien les logiques de production, notamment économiques, des Schtroumpfs.
Il y a beaucoup d’ouvrages sur la sociologie de la lecture, comme Roger Chartier, de sociologie de la réception, pour expliquer comment un même objet peut être lu de façon différente. Les livres de Nathalie Heinich sur la sociologie de l’art m’ont bien servi. Puis des ouvrages de socialisation politique.
Dans mon introduction, j’avais donné tout un ensemble de références pour légitimer mon objet, en présentant des études en science politique qui s’intéressaient à des objets périphériques, comme Eric Neveu qui a fait sa thèse sur l’idéologie dans le roman d’espionnage.
Est-ce que tu fais partie de groupes ou réseaux de recherche ?
Oui, j’ai co-constitué un groupe de recherche sur l’enfance avec des doctorants et jeunes chercheurs parisiens issus de disciplines différentes. On a un site internet que je co-administre, http://sciences-enfances.org/, qui informe de l’actualité de la recherche avec des enfants. On essaye d’appliquer dans l’espace francophone les childhood studies.
Tu publies sur la bande dessinée, dans des revues scientifiques ou non-scientifiques ?
Je n’ai pas fait de publications scientifiques sur Les Schtroumpfs mais des publications dans la presse : Rue89 et actuabd, pour une tribune sur Le petit livre bleu qui m’avait mis en colère et sur lequel je voulais réagir. Après ça, j’ai été recruté sur actuabd pour faire des chroniques : je suis cinq, six éditeurs qui m’envoient leurs bandes dessinées.
La chronique bd, c’est un exercice assez compliqué. Au début, je ne me sentais pas légitime pour écrire sur la bande dessinée, donner un avis artistique sur le graphisme… Je compense en intellectualisant l’objet. Je suis des éditeurs qui font des bandes dessinées historiques et mémorielles, et j’en profite pour donner des éléments historiques sur l’événement, faire quelques recherches… Ça me paraît intéressant de dire comment la bande dessinée participe à des entreprises de réhabilitation de certains faits qui sont occultés dans la mémoire officielle. Parfois, c’est presque un questionnement de chercheur.
Tu as eu des retours de Thierry Culliford ?
Non, je n’ai pas eu de retours, mais ceux que j’ai eu indirectement par voie de presse m’ont donné l’impression que mon travail n’avait pas été bien perçu par les auteurs. Mon travail a pu être pris comme une surenchère dans les interprétations politisées des Schtroumpfs, ce qu’il n’est pas.
Je comprends qu’on y voit un côté démystificateur, désenchanteur des études universitaires quand on est artiste. J’explique des processus qui échappent à l’auteur : Peyo a mis des stéréotypes dans la bande dessinée sans forcément en être conscient, et les lecteurs le lisent avec leurs propres stéréotypes. Je ne fais qu’énoncer et essayer de comprendre ce phénomène. Il y a toujours une sorte de malentendu entre ce qu’est un travail de recherche sur la bande dessinée et la façon dont les auteurs vont le percevoir.
Tu lisais de la bande dessinée avant de t’y intéresser à l’université ?
C’est toute mon enfance : hormis les obligations scolaires, je ne lisais que de la bande dessinée, surtout franco-belge. Ensuite j’ai découvert Philémon de Fred. J’ai toujours lu des bandes dessinées.
Je suis le produit de changements structurels de la société, qui voit arriver dans l’université des gens qui ont des pratiques nouvelles comme la lecture de bande dessinée. C’est comme ça que j’ai construit mon rapport à la lecture étant enfant. J’ai appliqué à un objet qu’on peut qualifier de « populaire » un savoir proprement universitaire.
Bibliographie indicative :
Mémoire en ligne :
http://mastersciencepo.univ-lille2.fr/master-2-recherche/memoires-recherche.html (en 3 parties)
BOONE Damien, « Le livre d’Antoine Buéno sur les Schtroumpfs n’est pas un travail scientifique. », actuabd.com, 13 juillet 2011 ; url : http://www.actuabd.com/DAMIEN-BOONE-chercheur-a-l
BOONE Damien, « Des conséquences d’un double transfert : l’influence de la réception états-unienne sur la production des Schtroumpfs », Colloque « Les séries télévisées dans le monde : échanges, déplacements et transpositions », Université du Havre, 17 juin 2011.
BOONE Damien, La politique racontée aux enfants : des apprentissages pris dans des dispositifs entre consensus et conflit. Une étude des sentiers de la (dé)politisation des enfants, sous la direction de CONTAMIN Jean-Gabriel, (CERAPS/Lille II), thèse soutenue le 2 décembre 2013 ; [en ligne], URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00944406/document
BOONE Damien, avec BELLOTTA Giuseppe, COLLOMB Natacha et SARCINELLI Sophie Alice, À quelle discipline appartiennent les enfants ? Croisements, échanges et reconfigurations de la recherche autour de l’enfance, La discussion, à paraître, 2015.